Voyage à Aix-Savoie, Turin, Milan, retour par la Suisse, en 1859/18

La bibliothèque libre.


CHAPITRE XVIII.


Neufchâtel. — Yverdun. — Lausanne.

Nous sommes au 27 septembre. À quatre heures, on vient m’éveiller, et je prends l’omnibus qui doit me conduire au vapeur. Je retrouve les points de vue que j’avais admirés la veille, mais qui, cachés en partie par un léger brouillard, ont tout autre aspect. Le lever du soleil est magnifique. Je revois les pilotis des cités lacustes, ne m’expliquant pas comment on n’a pas senti plus tôt qu’ils avaient été mis là pour quelque chose, ni pourquoi l’on ne s’était pas assuré de ce que pouvait être cette chose : un pont, une jetée, un port, un bassin, un établissement quelconque, fondé nécessairement dans un intérêt public ou privé. Combien n’est-il pas encore de ces débris mystérieux dont tous les jours on se demande : à quoi cela servait-il ? Question que se sont également faite nos pères, et que feront probablement nos fils sans prendre, plus que nous, la peine de faire un trou pour résoudre la question.

La quantité et la diversité des objets qu’on produits les maisons lacustes de Bienne prouvent sans doute qu’elles ont été habitées pendant un grand nombre de générations ; mais un ruisseau qui se jette dans le lac, près de ces pilotis, doit aussi en avoir amené beaucoup. Lors des grandes excavations qu’on faisait autour d’Abbeville, en 1834, pour creuser le canal de transit et étendre les fortifications de la place, j’ai recueilli une foule de petits objets travaillés en os, en bronze, en pierre même, que ramenait une énorme pompe servant à épuiser l’eau des tourbières. J’en avertis les ouvriers qui n’y avaient jamais regardé, et ils ont fait depuis, dans ces épuisements d’eau, de fructueuses récoltes que la pompe leur apportait.

À mesure que le soleil monte et que le brouillard se dissipe, le lac s’embellit encore. Devant nous sont un promontoire et une île sur la même ligne. Nous avons le Jura à droite en allant vers Neufchâtel, et les Alpes à gauche. Nous revoyons à distance le village de Gleresse que j’avais traversé la veille.

Plus loin, à droite, sur la colline et à mi-côte, est un vieux château presqu’en ruine. Des sapins sont au-dessus.

À sept heures, nous traversons le lac sous une brume froide nous cachant le soleil qui s’était un instant montré en nous promettant une belle journée ; mais ce voisinage des montagnes est plus sujet qu’un autre aux caprices du temps, et les lacs aussi ont leurs quintes.

Après avoir dépassé le promontoire, nous trouvons une rivière canalisée, la Thiele, qui unit le lac de Bienne avec celui de Neufchâtel.

Nous arrivons à une station où notre bateau manque de se briser. Un peu plus loin, nous touchons deux fois de suite. Nous sommes toujours dans la Thiele. En approchant du lac de Neufchâtel, on baisse la cheminée de notre vapeur et nous passons sous un pont. Le brouillard est revenu ; il coupe les montagnes de façon qu’à distance les rochers semblent être des édifices, et leur ensemble fait de loin l’effet de grandes villes. On voit les arbres au-dessus des nuages, et ayant l’air d’en sortir. La brume commence à se dissiper.

Des prairies et des marais s’étendent au loin de chaque côté du canal. On n’y voit pas de maisons. Une partie en paraît inondée : quelqu’un nous dit que le lac monte de huit pieds et qu’il couvre tous les terrains plats environnants. La Thiele n’a guère, sur certains points, que la largeur de notre vapeur, et si deux bateaux s’y rencontraient, il faudrait que l’un des deux reculât.

Nous passons un pont de pierre et nous allons entrer dans le lac de Neufchâtel, mais nous nous ensablons de nouveau. Nous ne sortirons donc pas de ce maudit détroit ! On fait passer tout le monde à l’arrière, et nous recommençons à flotter.

Enfin nous voilà quittes de la Thiele. Nous entrons dans le lac, mais à peine dedans, nous touchons derechef. Nous nous relevons bientôt, à la grande joie de nos dames qui commençaient à s’effrayer.

Le lac de Neufchâtel ou d’Yverdun a un mauvais renom : il passe pour perfide et sujet aux orages. Long de trente-six kilomètres, il en a huit dans sa plus grande largeur. Son extrême profondeur est de cent trente mètres, et son élévation au-dessus du niveau de la mer de quatre cent trente-six. On vante la taille et la qualité de ses poissons : on y pêche, dit-on, des silures pesant jusqu’à cinquante kilos. Ses bords ne sont pas aussi habités que ceux des lacs de la Suisse, et son aspect général est moins riant. Il était jadis beaucoup plus boisé qu’aujourd’hui, car on découvre souvent dans le lac, ou enfouis sur ses bords, des troncs de chênes énormes.

Je ne sais si c’est le plaisir d’être hors de cette insupportable rivière de Thiele, mais l’entrée du lac, nonobstant le mal qu’on en dit, me parut belle.

M’étant levé de bonne heure, la faim commençait à se faire sentir ; mais il n’y avait rien de préparé à bord, et je déjeûne avec du fromage et du vin blanc qui me paraissent excellents.

À huit heures et demie, nous sommes à Neufchâtel ou plutôt Neuenburg, capitale du canton de ce nom. C’est une ville de sept à huit mille âmes, qui a eu ses révolutions, son 1814, son 1848 et, en 1856, ses trois journées, et qui enfin a recouvré son indépendance.

Ce que je remarque d’abord en entrant est un vaste faubourg assis sur une pente : quelques beaux hôtels et des montagnes vertes dominant le tout. Le bateau s’y arrêtant une heure et demie, nous avons le temps de voir la ville.

Sa plus grande curiosité est sans contredit la bibliothèque où sont presque tous les manuscrits de J.-J. Rousseau. Pressés comme nous le sommes, il faut nous borner à y jeter les yeux. Les autographes m’intéressent toujours ; il semble que j’y vois une partie de l’homme : ce sont des reliques vivantes. J’aimerais mieux une phrase, un mot, une signature, même un simple paraphe fait de la main d’un saint, que la collection de ses os, y joignît-on sa peau.

On nous montre, en passant, le vieux château. Nous voyons l’église de Notre-Dame, qui intéresse parce qu’elle n’est pas faite comme les autres. D’origine fort ancienne, ainsi qu’est la ville, elle a eu, comme elle, ses révolutions : elle a été brûlée, rebâtie, puis modifiée et augmentée. Malgré tout cela, ou peut-être à cause de cela, elle plaît et mérite d’être vue. Les fontaines ne sont pas non plus à dédaigner.

L’hôtel-de-ville est un édifice moderne arrangé à la grecque, et qui paraît bien dépaysé ici. Les pays de montagnes ne sont pas propres à tous les genres d’architecture : un temple, quelque grand qu’il soit, placé sur le Mont-Blanc, aurait l’air d’une cage à lapin.

Au musée d’histoire naturelle, que nous n’avons pu qu’entrevoir, on nous parle de M. Agassiz, le célèbre auteur de l’Étude sur les glaciers (Neufchâtel, 1840) et de tant d’autres ouvrages sur la géologie et l’histoire naturelle. C’est à M. Agassiz que ce musée doit une partie de ses richesses.

L’hôpital de la bourgeoisie, la maison des orphelins, l’asile des aliénés, beaux et surtout utiles établissements, ont tous été fondés par des particuliers et à leurs frais : le premier par M. Joseph Pury, banquier, qui, à cet effet, légua quatre millions à la ville ; le second par M. Lallemand ; le troisième, situé à une lieue de Neufchâtel, et que nous ne voyons point, est un don de M. Meuron, et a coûté cent cinquante mille francs. Tous ces fondateurs sont nés à Neufchâtel. Les Suisses, comme d’ailleurs tous les montagnards, se sont toujours fait remarquer par l’amour qu’ils portent à leur pays.

L’heure du départ arrivée, nous nous empressons de rentrer à bord. Du lac, nous admirons des maisons bâties sur la colline et séparées par des jardins en terrasse, formant ainsi trois étages que couronne une montagne verdoyante. Malheureusement la brume revient encore : ce lac y paraît terriblement enclin. Cependant, comme elle ne s’élève qu’à une certaine hauteur, nous n’en voyons pas moins de très-beaux sites de montagnes dont les cimes paraissent ainsi séparées de la terre. Bientôt elle entoure notre bâtiment de façon à inquiéter le capitaine qui craint de rencontrer quelqu’autre vapeur ou d’aller se briser contre la rive ; bref, nous jouons là à un assez triste Colin-Maillard. Aucune précaution n’est négligée : un homme est placé à l’avant, essayant de percer l’obscurité toujours croissante ; un autre sonde ; enfin un fanal est allumé, et l’on donne de temps en temps un coup de cloche. Je n’ai jamais vu, même à Londres, un brouillard si épais.

Les animaux partagent l’angoisse générale : deux chiens, qui jouaient sur le pont, sont devenus soucieux et restent immobiles, la queue entre les jambes. La pluie vaudrait dix fois mieux, fût-elle une pluie d’orage avec accompagnement de tonnerre.

Nous devons être à la hauteur d’une station, mais on ne voit pas la rive : aborder n’est pas facile. La cloche sonne à toute volée pour annoncer que nous sommes là. Si nous avions eu de l’artillerie, nous aurions tiré le canon d’alarme.

Le capitaine ne s’est pas trompé, nous voici bien en face de la station, car une cloche nous répond, et bientôt nous entendons un bruit de rames : c’est un canot qui approche. Quoique nous ne l’apercevions pas, on se prépare à le recevoir. Le voilà bord à bord : c’est une dame dont le visage est couvert d’un voile bleu, et qui a bravé le danger. Nous l’embarquons avec ses malles et sa femme de chambre.

Notre bateau rentre dans la nuée comme une divinité dans sa gloire, car à mesure qu’il gagne le large, la brume est plus intense.

La dame arrivée, comme une fée bienfaisante, semble nous avoir porté bonheur : le soleil s’efforce de percer la nue. Réussira-t-il ?

Nous avons à bord une étrange famille, le père, la mère, les enfants. Le père est un vieillard complètement imberbe. Ses deux fils, dont l’un paraît avoir trente ans et l’autre vingt-cinq, et qui lui ressemblent parfaitement, sont également sans barbe. Je crus d’abord que ceci venait de ce qu’ils avaient des rasoirs bien affilés et un bon barbier, mais vus de près, il était évident qu’ils n’avaient besoin ni de l’un ni de l’autre. Du reste, bien constitués, ils annonçaient, à leur mise et leur tenue, des gens aisés et bien élevés. La mère avait dû être belle, et une jeune fille, la sienne sans doute et la sœur cadette des deux jeunes hommes, était fort jolie.

Décidément le soleil est vainqueur ; le brouillard se dissipe, et nous voyons où nous sommes. À droite, nous avons un beau paysage. La côte plate commence à se relever et à s’étager vers la montagne.

Un village se montre à gauche ; au loin sont les montagnes. À droite, sont une église et une grande fabrique à côté. Derrière, un clocher qui semble sortir du lac ; peut-être est-ce un bateau à voile, car sur ce point éloigné la brume règne encore. Nous voyons un beau village. Un convoi du chemin de fer escalade la montagne. Plus bas, sur la rive, circule une voiture élégante attelée de deux chevaux. Un canot nous amène trois voyageurs, et non loin de nous louvoie un bâtiment à voile. Nos passagers, rassurés, se promènent sur le pont. J’ai ainsi sous les yeux cinq moyens locomoteurs ; je regardais en l’air pour y trouver le sixième, un ballon, mais je n’aperçus que deux mouettes. Nos premiers pères n’en connaissaient qu’un seul : leurs jambes, mais ils en usaient beaucoup.

Nous sommes ici au point où le lac a le plus de largeur : sept à huit kilomètres. Par toutes les allées et venues que nous faisons depuis le départ de Bienne pour aller de station en station d’une rive à une autre, nous devons avoir fait au moins de cent à cent vingt kilomètres : c’est charmant pour la promenade, mais ceux qui sont pressés feront bien de prendre la voie de terre.

Sur la gauche se montrent les Alpes ; à droite est une station. L’extrémité du lac est devant nous ; la rive y est plate.

Nous apercevons, dans le lointain, des maisons et des jardins : c’est Yverdun. Ici, sont une colline qu’on croirait être descendue de la montagne, et un clocher au bord du lac duquel il semble s’échapper.

Nous arrivons à Yverdun, situé au milieu d’une vallée qui termine de ce côté le lac de Neufchâtel, non loin de l’endroit où la Thiele vient se perdre. Dans la ville, ce qui frappe d’abord, c’est son château et ses quatre tours, construction du XIIe siècle ; puis une belle place et une promenade plantée de beaux arbres. Yverdun n’a pas quatre mille âmes, et, comme beaucoup de petites villes de la Suisse, présente plus de ressources que bien des cités qui, dans d’autres États, ont une population quadruple : c’est qu’en Suisse tout le monde s’occupe, et que la misère est rare.

Yverdun a un collége, un hôpital, un asile pour les vieillards, une école pour les sourds-muets, un musée et une bibliothèque.

Je prends la voie ferrée de Lausanne. Nous suivons une jolie vallée, partout bien cultivée.

Ici encore, les stations sont très-rapprochées. J’entends nommer celles d’Orny, d’Eclepers, de la Sarraz, etc. À midi, nous sommes à Lausanne. Je descends à l’hôtel du Grand-Pont.

Je voulais aller coucher à Genève, et dès-lors il fallait partir par le bateau de cinq heures : je n’avais donc pas de temps à perdre. J’avais vu Lausanne, mais il y avait longtemps, et je n’étais pas fâché de la revoir.

Ce que cette ville a certainement de plus magnifique, c’est sa position et ses points de vue. On les a si souvent décrits que je crois inutile d’en parler, mais j’engage les voyageurs à ne pas oublier d’aller à l’esplanade de Monthenon, d’où l’œil embrasse à la fois le lac de Genève et une partie des Alpes.

La cathédrale de Lausanne mérite sa réputation. Elle date de l’an 1000, mais elle a été depuis restaurée, puis reconstruite au XIIIe siècle. C’est un mélange de bizantin et de gothique, unique dans son genre. Ces grosses colonnes s’entremêlant à de plus longues et de plus minces font le plus bizarre effet.

L’histoire des tombeaux du chœur ou de ce qu’ils contiennent remplirait plus d’un volume, et les poètes tragiques y trouveraient de beaux sujets. Dans les sculptures en bois, certaines figures grotesques en fourniraient à nos caricaturistes et au Journal pour rire. Mais c’était le goût de nos pères, et ils croyaient qu’un tantet de facéties dans le temple n’avait rien de répréhensible, que c’était même un moyen de plaire à Dieu en l’égayant un peu.

Les fenêtres y méritent aussi attention ; il en est une ronde imitant une fleur gigantesque qui est d’un fort bel effet.

Lausanne est renommée pour ses établissements scientifiques et le bon parti qu’on en tire. Son académie est célèbre. La bibliothèque cantonale a plus de quarante mille volumes. Le musée est très-riche en minéraux, don du général Laharpe. La collection de médailles suisses a un grand intérêt local, et elle serait précieuse partout en raison de la rareté d’une partie des pièces qui la composent.

Quant à la régularité de ses rues, ce n’est pas par-là que Lausanne brille ; elles sont fort laides sans être plus commodes. C’est une ville comme la nature les produit, ou selon le goût et le caprice de quiconque y a fait son nid. La ligne droite y est inconnue ; il y faut sans cesse monter et descendre, et ne marcher qu’en zigzag ; mais, comme je l’ai dit, la magnificence de son site fait oublier ses défauts. Sa population est de dix-sept mille âmes. L’instruction y est fort répandue, et Lausanne a fourni et possède encore beaucoup d’hommes distingués. — Est-ce un avantage pour un pays d’avoir un centre où tout se porte : une capitale ? La France profite-t-elle matériellement de l’existence de Paris ? y gagne-t-elle-même intellectuellement ? — Si je pose cette question, c’est que je doute que la Suisse capitalisée, ayant aussi son Paris ou sa centralisation scientifique, artistique et politique, eût produit, autant qu’elle l’a fait, d’hommes utiles et d’illustrations.

On me fait voir une maison où Napoléon III a demeuré en 1833 et 1834, avec le prince Jérôme.