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Voyage à Cayenne (édition de Élisabeth Hausser)/Cinquième partie

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Depuis vingt mois la France a disparu à nos yeux, et chaque minute d’exil allume en nos cœurs l’impatience de la revoir. Pour peindre les tourments d’un déporté, il faut l’avoir été soi-même. Oh ! la peine du dam n’est point une chimère à ses yeux…

Nous sommes au 13 décembre 1799. M. Franconie est reconnu vice-agent à la tête du bataillon, au milieu des cris d’allégresse. « Mes amis, dit-il, vous me chargez d’un emploi bien lourd à mon âge ; la crise est forte, mes lumières sont faibles. Le citoyen Burnel nous a laissé bien des dettes ; pour moi, je n’en ferai pas ; je fais don à la République des honoraires de la place que vous me confiez ; c’est peu de chose, mais les secrets du gouvernement seront les vôtres, les personnes et les propriétés seront respectées, chacun pourra visiter les magasins et les caisses. Je ne veux que votre estime et votre amitié, et je serai trop heureux de mériter votre reconnaissance. »

1er janvier 1800. – Une proclamation des plus sinistres paraît avec l’année 1800. Les soldats vont manquer de vivres et de vêtements, les magasins et les caisses sont entièrement à sec. Le sixième du revenu et un emprunt forcé ne suffiront pas pour les frais de l’année. Franconie termine par inviter tous les colons à venir se convaincre par eux-mêmes de la vérité, en visitant les caisses, les magasins et les registres du contrôle et des administrations. Il les prie de se réunir à lui dans le courant de la décade, pour lui communiquer leurs lumières.

7 janvier 1800… 17 nivose… Grandes nouvelles. Ce matin, à neuf heures, une longue salve d’artillerie a retenti dans les airs, nous avons compté vingt et un coups de canon. À 11 heures, le même salut recommence… Nous sommes quatre déportés voisins les uns des autres. Éloignés de quatorze lieues de la capitale, chaque matin au lever du soleil, nous nous réunissons sur les bords de la mer pour nourrir l’espoir de notre retour… L’écho des ondes et des forêts a retenti dans nos cœurs… Desvieux, que Burnel avait déporté, revient revêtu du grade de général de la colonie ; il amène un agent de France, Victor Hugues1, qui était à la Guadeloupe. Nous recevons les nouvelles suivantes : tout est changé en France depuis le 18 brumaire, 9 novembre 1799. Le Directoire ne savait plus que faire ; la guerre civile ravageait la République ; personne ne couchait en sûreté dans son lit. Tous les partis étaient en présence, tous les hommes étaient mécontents, tous étaient las de révolution. Le peuple n’était pas plus tranquille que les gouvernants, l’anarchie et le despotisme s’entreculbutaient chaque jour. Bonaparte est parti d’Alexandrie, a débarqué incognito, s’est rendu à Paris, a médité son coup, s’est présenté aux deux Conseils… Celui des Cinq-Cents a crié sur lui hors la loi ; il s’est retourné vers les grenadiers qui l’avaient suivi en Italie. Ces braves l’ont entouré. L’entrée subite des soldats a mis les Conseils en fuite. Un nouvel ordre de choses a été organisé et ce grand mouvement s’est opéré sans secousse, le dieu de la victoire et de la fortune couvrant de ses ailes le pacificateur du Tibre et du Rhin. La renommée, qui grandit en marchant, nous amplifia ces détails et chaque habitant, effrayé de l’arrivée du nouvel agent, se plut à les commenter à son tour pour lui montrer et se convaincre soi-même qu’il n’avait plus que le pouvoir impératif de faire le bien.

Hugues profita des transports de joie auxquels on se livrait pour mettre pied à terre. Il était si connu et si décrié que son entrée fut celle d’une bête fauve se glissant dans une bergerie. Les transports d’allégresse firent place à l’effroi : il eut besoin de confirmer lui-même ces nouvelles pour gagner quelques habitants ; il était si convaincu de tout l’odieux qui l’entourait qu’il prit une lettre de recommandation de Jeannet qui lui succédait à la Guadeloupe. Voici la teneur de cette pièce qu’il fit circuler dans les cantons pour calmer les esprits :

« Bons habitants de Cayenne, calmez vos frayeurs ; je sais que le citoyen Hugues paraît à vos yeux sous un aspect terrible. Il fera le bonheur de votre colonie, il n’a plus rien à demander à la fortune ; il vous fera oublier par sa clémence les catastrophes qui ont eu lieu à la Guadeloupe pendant qu’il la gouvernait. Croyez-en celui qui emporta vos regrets, et qui s’honorera toujours d’avoir mérité votre confiance et vos suffrages. »

Quelques-uns prirent cette lettre pour une ironie amère, très-peu de monde y ajouta foi. Voici le début, l’administration et le caractère de ce troisième agent.

Il rend visite à Billaud, il l’appelle à Cayenne. Les autres déportés y pourront venir également avec des permis limités ; ils entreront même à l’hôpital. Le gouvernement lui a ordonné, dit-il, de les traiter avec égard ; il donne des éloges aux habitants qui les ont retirés. Il demande l’ordre et la paix, ne change rien au dernier réglement de police de Burnel parce qu’il n’est que provisoire comme le gouvernement consulaire qui l’a délégué. Il acquitte les dettes de la colonie, rédime les fautes de son prédécesseur dont il plaint déjà l’embarras ; il se répand en bals et en repas somptueux. La troupe qui a débarqué avec lui est un amalgame de déserteurs de toutes les nations, gens propres à tous les coups de main si le thermomètre redescendait à l’anarchie. En promettant de rembourser l’emprunt forcé fait par Burnel, il le fait acquitter provisoirement par ceux qui sont en arrière. Des prises lui arrivent, il les répartit justement ; il acquitte une partie des dettes de la colonie qui se montaient à huit ou neuf cent mille francs. Il traite les soldats noirs comme les blancs, réforme la discipline ; il moleste et punit les fonctionnaires publics, les habitants et les officiers qui ont démasqué Burnel. Il paraît affectionner Franconie parce que ce vieillard qu’il remplace réunit à juste titre les suffrages de ses concitoyens. Voilà sa conduite durant les six premiers mois qu’il s’est attendu à son rappel. Malgré ce début, il n’avait encore captivé personne ; il a eu soin de se faire préconiser à Paris dans quelques journaux qui n’ont pas de lunettes de 1 800 lieues. La suite nous l’a mieux fait connaître, et le voici au physique et au moral.

Victor Hugues, originaire de Marseille, est entre deux âges, d’une taille ordinaire et trapue ; tout son ensemble est si expressif que le meilleur de ses amis n’ose l’aborder sans effroi : sa figure laide et plombée exprime son âme, sa tête ronde est couverte de cheveux noirs et plats qui se hérissent comme les serpents des Euménides dans la colère qui est sa fièvre habituelle, ses grosses lèvres, siège de la mauvaise humeur, le dispensent de parler ; son front sillonné de rides, élève ou abaisse ses sourcils bronzés sur ses yeux noirs, creux et tourbillonnants comme deux gouffres… Son caractère est un mélange incompréhensible de bien et de mal : il est brave et menteur à l’excès, cruel et sensible, politique, inconséquent et indiscret, téméraire et pusillanime, despote et rampant, ambitieux et fourbe, parfois loyal et simple. Son cœur ne mûrit aucune affection ; il porte tout à l’excès : quoique les impressions passent dans son âme avec la rapidité de la foudre, elles y laissent toutes une empreinte marquée et terrible. Il reconnaît le mérite lors même qu’il l’opprime ; il dévore un ennemi faible ; il respecte et craint un adversaire courageux dont il triomphe. L’ambition, l’avarice, la soif du pouvoir, ternissent ses vertus, dirigent ses penchants, s’identifient à son âme ; il n’aime que l’or, veut de l’or, travaille pour et par l’or. Il se fait un si grand besoin de ce métal, quoiqu’il en ait déjà assez, qu’il voudrait que l’air qu’il respire, les aliments qu’il prend, les amis qui l’approchent, fussent de l’or. Ces grandes passions sont soutenues par une ardeur infatigable, une activité sans relâche, par des vues éclairées, par des moyens toujours sûrs, quels qu’ils soient. Le crime et la vertu ne lui répugnent pas plus à employer l’un que l’autre quoiqu’il en sache bien faire la différence. Crainte de lenteur, il prend toujours avec connaissance de cause le premier moyen sûr que lui présente la fortune. Il s’honore de l’athéisme qu’il ne professe qu’extérieurement.

Au reste, il a un jugement sain, une mémoire sûre, un tact affiné par l’expérience ; il est bon marin routinier, administrateur sévère, juge équitable et éclairé quand il n’écoute que sa conscience et ses lumières. C’est un excellent homme dans des crises difficiles où il n’y a rien à ménager. Autant les Guadeloupéens et les Rochefortains lui reprochent d’abus de pouvoir et d’excès révolutionnaires que la bienséance et l’humanité répugnent à retracer, autant les Anglais (j’en suis témoin) donnent d’éloges à sa tactique et à sa bravoure.

De mousse, Hugues est devenu pilotin puis boulanger à Saint-Domingue ; a repassé en France à la première insurrection de cette colonie, a été membre de la Société populaire et du Tribunal révolutionnaire de Rochefort, s’est fait nommer agent de la Guadeloupe par le Comité de Salut public, a repris cette colonie aux Anglais et s’est acquis dans les Antilles et l’estime des Anglais et l’exécration de tous les colons. Le tourbillon au milieu duquel il a vécu a révolutionné son esprit, et la vie paisible et douce est pour lui une mort anticipée.

Il visita la colonie jusqu’à la rivière de Maroni qui nous sépare d’avec les Hollandais ; en route, il reçut des dépêches et des nouvelles. À son allée et à son retour, il mouilla à Sinnamary et rendit visite aux déportés. La première fois, ce fut pour insulter à leurs malheurs. « Vous vous flattez, leur disait-il, d’un rappel qui ne viendra jamais. » Il assaisonna ces paroles accablantes de sarcasmes indécents et orduriers. Deux jours après, ce n’était plus le même homme. Il les plaignait, leur assurait un prompt retour, il donnerait même, disait-il, 200 louis pour les voir partir. Pour leur faire oublier sa première visite, il envoie à chacun deux chemises et une paire de souliers de magasin.

Au bout de six mois la famine se fit sentir, parce que l’agent avait donné une égale ration de pain aux soldats noirs comme aux blancs ; les déportés furent réduits, les premiers, à la racine de manioc, et au poisson salé. Hugues ne leur a jamais rien restitué de ce que Burnel leur avait soustrait. Plus il a fait de prises, moins il a adouci leur sort. Il nous a fait pleurer ses prédécesseurs. Quelques mois après, à la mort de M. Colin, me trouvant sans asile, je lui demandai la permission d’aller au dépôt de Sinnamary. Il me fit répondre par le citoyen Franconie : « Le citoyen agent est instruit que ceux d’entre vous qui se sont soustraits d’aller à Konanama, ont renoncé à la ration ; je vous conseille de ne pas le tourmenter, vous feriez peut-être votre mal et celui des autres. Je vous engage à prendre patience. » La misère ne me permit pas de patienter longtemps. Je demandai un permis pour aller à Cayenne solliciter cette justice. Je vis Hugues qui après m’avoir dit mille injures pour ce que j’avais répondu jadis à Burnel, termina ainsi : « Je ne vous aurais pas menacé comme lui de la fusillade, mais je vous aurais attaché à quatre piquets, et coupé de 500 coups de fouet. » (Il ne voulait venger ni l’individu Burnel qu’il méprisait, ni les droits de l’agence, mais il dévorait une victime de l’ostracisme du 18 fructidor.) « Nous ne resterons pas éternellement à Cayenne, lui dis-je. – Sur quoi fondez-vous votre retour ? – Sur celui de nos prédécesseurs : notre exil est pour la même cause, nous attendons les mêmes effets de la justice du premier consul. – Ne vous honorez pas du titre d’exilés ; vous êtes proscrits et non exilés. Si quelqu’un peut attendre son rappel, c’est Billaud. » Je lui peignis ma détresse : les habits qui me couvraient ne m’appartenaient pas. Il insulta longtemps à ma misère et me renvoya sans rien m’accorder. À Cayenne, je logeais chez un ami charitable qui était marchand ; il lui dit mille invectives parce qu’il m’avait donné des habits, le força à me faire partir, entrava son commerce, et le réduisit à abandonner la colonie.

Il appesantissait chaque jour sur nous une main si terrible que nous pâlissions d’effroi en entendant tirer le canon, ou en voyant un bâtiment au large, de peur qu’il ne nous annonçât l’assassinat du premier consul. Ceux qui sont encore dans la Guyane, vivent depuis trois ans dans ces transes. Il paraît difficile de concilier tant de rigueur avec le bien que Hugues a fait à la colonie, encore moins avec les éloges qu’il se fait donner dans certains journaux. Il a ravivé le commerce en faisant lui-même la hausse et la baisse, en ouvrant en son nom une maison de commerce où il figure tantôt comme un marchand pour vendre, tantôt comme agent pour se faire adjuger les denrées au prix qu’il veut y mettre. Malgré son activité, il a essuyé des pertes et la famine s’est fait sentir trois fois sous son agence. Il ne s’est jamais déconcerté, il a tenu la police avec sévérité, a contenu les nègres dans la crainte, plus par la terreur de son nom que par ses proclamations car il n’a rien dit pour défendre ou ordonner le travail ; il a affermé à ses amis les habitations des colons absents.

L’année 1800 s’avançait, et nous étions toujours dans l’attente. Depuis six mois MM. Barbé-Marbois et Lafond-Ladebat étaient en France ; nous les invoquions comme nos Dieux tutélaires. La dureté de Hugues donnait plus de ferveur à nos prières. La crainte d’une réaction en France nous inspirait presque à tous des projets d’évasion dont l’agent s’inquiétait fort peu. Je m’ouvris à Margarita et à Rubline sur les moyens de passer à Surinam dans un canot indien. Nous fûmes quelques jours à mûrir ce projet ; je voulus en informer Pavy, notre camarade : il nous dénonça au maire du canton qui nous surveilla de plus près. Je ne le croyais pas capable d’un trait aussi noir contre un ancien ami.

Le 28 juillet, nous reçûmes enfin des nouvelles de France qui nous annonçaient notre prochain retour. Le 1er août (13 thermidor), un bâtiment marchand apporte le rappel individuel de plusieurs déportés. Hugues reçoit en même temps la loi du 13 frimaire an VIII, que le ministre de la Marine lui ordonne d’appliquer aux déportés de la Guyane. Le ministre lui enjoignit implicitement de nous renvoyer en France s’il en avait les moyens ; ceux-ci ne lui manquaient pas car le port regorgeait alors de munitions et de bâtiments de prise. Mais il nous laissa dans le désert errer comme des squelettes affamés, et le séjour de Konanama devint un paradis que Hugues fit pleurer à mes compagnons. Les mémoires de MM. Ramel et Aimé, où Jeannet et Burnel sont peints d’après nature, rendaient Hugues ombrageux et vindicatif ; il nous reléguait dans le désert pour n’avoir pas d’argus, pour nous faire désespérer, pour nous y faire mourir, car la guerre mettait pour cela une assez forte barrière entre lui et la France !

Le 24 décembre 1800 (4 nivose an VIII), la frégate la Dédaigneuse mouilla à 2 lieues de Cayenne et apporta notre rappel. Le capitaine, M. de la Croix, écrivit laconiquement à Hugues de lui envoyer promptement les déportés, ajoutant qu’il avait ordre de remettre à la voile sur-le-champ. Cette nouvelle pétrifia l’agent et toute sa cour. L’officier porteur des dépêches fut surpris de ne voir aucun déporté à Cayenne. Hugues fit parvenir promptement l’arrêté dans les cantons et invita le capitaine à descendre à terre ; celui-ci le refusa en lui reprochant, dit-on, la mort de ses proches. Hugues entra en fureur ; au bout de cinq jours il embarqua seulement dix-huit déportés après des instances réitérées. Cependant nous arrivions tous à Cayenne, couverts de haillons et ivres de joie ; nous fixions le bâtiment libérateur qui nous attendait avec impatience. Nos parents, nos amis nous exprimaient le désir qu’ils avaient de nous embrasser, nos chaînes étaient tombées ; M. Barbé, notre illustre compagnon d’exil, nous en convainquait par cette lettre :


Paris, 2 fructidor an VIII de la République française.

« Vous voilà prêts à revoir votre patrie, mes chers amis, puissiez-vous tous recevoir en bonne santé la nouvelle qui vous en est portée ! Ma joie est plus grande que je ne puis vous l’exprimer de savoir que vos peines vont finir. Vos amis, vos parents vous attendent avec la plus grande impatience ; vous jugerez des dispositions humaines et justes du gouvernement, en apprenant qu’il envoie une frégate qui aura tous les aménagements nécessaires pour faciliter et rendre moins pénible votre traversée.

» Le premier consul s’est porté à cet acte de justice avec un empressement qui renouvelle l’attachement que lui ont voué tous les gens de bien.

» Que le lieu où vous devez être débarqués (l’île d’Oléron provisoirement), ne vous effraye point ; partout où vous aborderez sur nos côtes, vous trouverez des Français et des amis ; après un aussi cruel bannissement, on ne vous en fera pas éprouver un nouveau.

» Puisse votre retour être aussi prompt et aussi heureux que l’a été celui de Lafond et le mien !

» Adieu, donnez ces bonnes nouvelles à nos amis ; je crois pouvoir donner ce nom à tous les déportés du 18 fructidor.

Barbé-Marbois. »


Une goélette est préparée pour nous et demain 1er janvier 1801, nous devons mettre à la voile pour revoir notre patrie… Quelle année ! Nous soupirons après le jour… Ce matin la frégate lève l’ancre au moment où nous allons sortir du port : elle est chassée par des croiseurs anglais ; et doit éviter toute rencontre… nous lui tendons les bras… est-ce un songe ? elle disparaît… Nous avons quitté nos habitations, nos malles sont là, nos fonds sont épuisés, l’agent déconcerté ne prend encore aucun parti ; qu’allons-nous devenir ? Il nous fera partir dans un mois, dit-il, si elle ne reparaît point… Plus le temps s’éloigne moins il tient sa parole.

La corvette la Bergère, qui croisait depuis un an, reparut et apporta 70 mille piastres. Hugues la croyant trop endommagée pour repartir en croisière, résolut d’abord de la renvoyer en France chargée des déportés, il les en informa. Cinq jours après, il n’en fut plus question. Il nous a leurrés ainsi tous les mois.

Le consul n’a reçu nulle part de vœux plus sincères pour sa conservation qu’à Cayenne, dans les carbets. des déportés, sous la férule d’un pareil agent. La nouvelle de l’explosion de la machine infernale, en nous glaçant d’effroi, nous fit redoubler de ferveur. Chacun se sauvait à quelque prix que ce fût. Un bâtiment allait à vide à New York, je me concertai avec certains amis, leur fis part de mes craintes et me mis en mesure de partir. Ce n’était pas une petite affaire ; jadis j’étais débarqué à Cayenne avec quarante sols, je n’avais pas eu trois louis en ma possession depuis trente mois, j’étais tout nu, et je voulais partir pour New York, c’est-à-dire pour un pays où je ne connaissais personne, où je ne pouvais pas demander mes besoins. Ces ancres de misère ne purent me retenir à Cayenne. Nous étions à la moitié de l’année, je séchais d’impatience. Sept de mes camarades étaient déjà sur la feuille du départ, je fis le huitième. Hugues nous délivra des passeports où il inséra une clause qui nous dénuait de tout secours auprès des consuls français dans les États-Unis. La voici : « Laissez passer les citoyens déportés rappelés, retournant volontairement en France, par les États-Unis où il ne leur sera rien dû pour frais de séjour et de passage, etc. » Plus il semait d’épines devant nous, plus nous franchissions les obstacles.

Nous mîmes à la voile trois jours de suite, sans pouvoir sortir du port ; le quatrième, en voulant gagner le large, nous échouâmes six pieds dans la vase à l’embouchure de la rivière de Cayenne. C’était le temps de l’hivernage, nous fûmes assaillis d’une tempête et d’un raz de marée si fort que nous pensâmes être moulus sur ces côtes que nous avions tant de désir de quitter. Le bâtiment avait éprouvé de si violentes secousses que deux passagers se débarquèrent ; quatre autres, pour assurer leur vie, voulaient faire de même le sacrifice de leur passage qui nous revenait à près de 500 francs. Enfin le 26 mai 1801 (7 prairial an IX), le capitaine Prachet nous remit à flot à cinq heures du soir ; nous mouillâmes en face de Makouria, et le lendemain à midi, nous mîmes à la voile… Nous ne restions plus que sept déportés, un habitant de Cayenne et un rochefortain, bijoutier venu sur la Dédaigneuse pour s’établir dans la Guyane.

Tendimus in Latium… nous voilà en route pour France. Une brume épaisse nous dérobe déjà Cayenne, il vente bon frais, nous rangeons la côte ; l’embouchure des rivières de Kourou, Sinnamary et Konanama nous laissent un sombre dans l’âme. Les mânes des martyrs pour la religion disent à nos cœurs : « Vous quittez donc ces climats où nos cendres reposent en paix ! Dites à nos famille de pardonner à nos ennemis ; nous vînmes ici 329, la moitié a été moissonnée en un clin d’ œil ; portez nos noms en France, et n’oubliez pas que vous laissez dans ces déserts des compagnons d’infortune… »


Le brick que nous montions, nommé l’Assistance, était une ancienne prise qui avait changé de nom, et que l’agent avait revendue et envoyait à vide avec des déportés indigents pour qu’elle ne fît pas envie aux Anglais. Les premiers huit jours de cette traversée s’écoulèrent comme un songe. À défaut de pouvoir converser avec notre équipage qui ne nous entendait pas, nous nous concertions pour savoir comment et quand nous nous embarquerions de là pour France. La passe était neuve et critique. Aller à la grâce de Dieu, sans fortune, sans moyens, dans un pays où on ne connaît personne et dont on n’entend pas la langue, c’est errer comme des fantômes au milieu des vivants. Cette pénible solitude, jointe au motivé de nos passeports, en redoublant l’ardeur que nous avions de revoir notre patrie, comprimait dans nos cœurs le plaisir du départ. Quoique nous fussions tous également bornés à des moyens pécuniaires insuffisants pour parer aux moindres retards et aux plus petites chances, les moins à l’aise étaient les moins inquiets ici comme à notre arrivée à Cayenne.

Nous ne songions qu’au bonheur de toucher le sol des zones tempérées. New York était tout ce que nous désirions. Au bout de douze jours, le capitaine nous fit entendre que nous relâcherions à Newport pour ne pas faire quarantaine à New York, parce que c’était le temps de la fièvre jaune ou de la peste et que nous venions des pays chauds. Cette nouvelle nous consterna ; nous pouvions rester un mois dans ce petit port, faire encore quarantaine à New York, manger nos fonds, manquer l’occasion du départ et nous voir réduits à une condition pire que celle dont nous sortions. Nous ne présumions pas que les étrangers pussent s’intéresser à nos malheurs et à nos personnes qui leur étaient inconnues. L’univers depuis longtemps était concentré pour nous sur les fronts rébarbatifs, dédaigneux ou indifférents des affidés de Hugues, et malgré que l’expérience et la raison réclamassent contre cette misanthropie locale, l’habitude du malheur nous enveloppait sans cesse d’un nuage d’effroi. Nos haillons et nos mines déconcertées servaient de jouet au capitaine et à l’équipage, qui nous molestaient grossièrement parce que nous ne nous entendions pas.

Le 18e jour de notre départ, nous nous trouvâmes par le travers des Bermudes assaillis d’une violente tempête. Le pont était couvert d’eau ; les secousses que le bâtiment éprouva pendant deux jours au passage du Stream furent si violentes que nous nous attachâmes par la ceinture et par les bras ; nos liens cassaient par le choc. Un vieillard de 64 ans, M. Deluen, qui s’était amarré dans l’entrepont avec plus de précaution que nous, fut libéré malgré lui et jeté sur des caisses et des bouteilles cassées. Au milieu de la route, nos provisions furent consommées ou gaspillées par la négligence du capitaine et l’insubordination de l’équipage qui jetait chaque jour une trentaine de livres de viande à la mer et autant de biscuit. Quoique nous eussions payé séparément notre passage et nos vivres, il faisait main basse sur ce qui nous appartenait, le mangeait en cachette ou en notre présence, et souvent sans nous permettre d’en goûter.

Le 19 juin, nous fûmes arrêtés par un calme et une brume si épaisse que nous nous touchions sans nous voir ; nous étions près de terre ; le brouillard venait des grands lacs de l’Amérique septentrionale qui ne finissent de dégeler qu’au milieu de juillet. Les 20 et 21 il gela sur le pont ; le 23, le temps se leva ; la plus excessive chaleur succéda tout à coup au froid le plus cuisant. À midi nous vîmes la terre, à sept heures nous mouillâmes à Newport.

Cette jolie petite ville est bâtie sur les bords d’un bras de mer qui s’avance en tournant à plusieurs milles dans les terres. Elle est défendue par des forts, de distance en distance ; on ne la voit qu’en y abordant et le premier aspect de cette place n’offre que des montagnes incultes ou des écueils indiqués par des phares. Le pavillon flotte toujours au haut des forts. De jolies maisons de campagne bien peintes et galamment bâties, sont entourées d’arbres et de jardins lucratifs et enchanteurs ; c’est un sol neuf, des hommes nouveaux, des lois et des habitudes nouvelles. Les Américains ont leurs jardins à côté de leurs demeures, leurs champs derrière leurs maisons, et leur comptoir en face, sur le tillac de leurs vaisseaux qui sont tous à quai sous leurs fenêtres. Le capitaine descend à terre, nous laisse en rade et veut nous consigner. Un officier de santé nous visite, nous obtenons la permission d’aller à terre pour faire des vivres… Nos cœurs étaient bourrelés de nous voir esclaves sur un sol où tout ce qui respire jouit de la plus grande liberté. Quoique Newport ne fût pas notre patrie, nos cœurs tressaillirent de joie en y abordant, parce que ce n’était plus le sol de Cayenne. Il faudrait pouvoir peindre la contenance d’étrangers comme nous, errant dans les rues et fixant les habitants de la ville, pour qui nous ne sommes que des machines ambulantes, et qui ne nous paraissent que des automates vivants. En gesticulant au lieu de parler, nous fîmes bientôt comprendre que nous demandions à dîner et un interprète. Un marchand nous conduisit chez M. William Eins qui parle toutes les langues. Il nous questionna beaucoup sur Cayenne, sur nos malheurs, et nous fit rafraîchir. Quand nous voulûmes trinquer avec lui, il nous dit eu riant que nous étions chez un quaker, que cette cérémonie puérile leur était interdite par leur loi, qu’ils étaient tous frères, et que l’amitié ne croissait ni ne diminuait par ces choquements de verres. Ces moralistes méditants ne sont exagérés que dans la simplicité de leurs mœurs, de leurs habits et de leur conduite. Leur vie s’écoule dans une contemplation du bien qu’ils font avec un flegme imposant, sans austérité ; ils mettent leur orgueil à n’en point avoir. Plus on les approfondit, plus on les révère, sans vouloir les imiter, non parce qu’ils dissimulent leur conduite car personne n’est plus loyal qu’un quaker, mais parce qu’ils n’entourent le palais de la vertu que de cyprès et de saules pleureurs, qu’ils ne la couvrent que d’habits funèbres, et qu’ils la croient défigurée quand elle se montre parée de fleurs et entourée de grâces. Ils ne rient, ne chantent, ne dansent jamais, ne saluent personne ; ils ont toujours la tête couverte aux temples comme aux assemblées et aux palais. Ils ne prêtent aucun serment en justice, on ne leur en demande point ; ils disent oui ou non, ils exécutent à la lettre le précepte du plus sage des législateurs, qui ordonne de n’affirmer une chose que par oui ou non ; ils tutoient tout le monde, mais cette régularité grammaticale ne diminue rien du respect qu’ils portent aux dignités et aux personnes.

Ils sont eux-mêmes leurs prêtres et leurs interprètes des dogmes ; leurs temples sont des salles simples, sans ornement, peu éclairées, ouvertes à tout le monde, où chacun se rend le dimanche, pour méditer dans le recueillement et dans le silence, sur la Bible et le Nouveau Testament. Quelquefois ils se retirent comme ils sont venus, sans avoir rien dit, parce que l’esprit n’a illuminé aucun fidèle de la société. Un autre jour, une jeune fille ou un enfant aura médité sur certain passage, il monte en chaire, pérore plus ou moins longtemps, et voilà l’office et le culte. Ce prédicant se nomme quaker ou trembleur inspiré ; mais cet inspiré n’est agréable à Dieu qu’autant qu’il n’a pas préparé d’avance ce qu’il va dire : il doit être, comme les apôtres, rempli subitement du Saint-Esprit.

L’habit des quakers est sans boutons, de couleur sombre ; ils ont les cheveux plats, des chapeaux ronds ou relevés sans agrafes et sans boutons. Les quakeresses sont mises comme nos veuves, en demi-deuil ; leurs bonnets sont de petites toques garnies de linon sans plis, simples, à pattes attachées sous le menton. Les quakers ne descendent pas à l’auberge, ils ont tous des asiles chez les quakers des villes. Comme ces religionnaires sont les plus nombreux et les premiers colons de l’Amérique septentrionale, connue aujourd’hui sous le nom d’États-Unis, ils ont fait des règlements de police, qui sont lois coercitives. Ainsi le dimanche est consacré tout entier à méditer, à s’enivrer sans bruit, ou à rouler en voiture dans les rues ou dans la campagne.

Les quakers ont horreur du sang, ne font point la guerre, paient des remplaçants, et ne marchent jamais sans contrainte. Cette dernière clause les a rendus impeccables quand il se sont bandés en 1777 contre leur souverain le roi d’Angleterre pour se soustraire à son obéissance et se déclarer indépendants. Au reste, toutes les religions et tous les sectes sont tolérées et protégées. Chacun peut adorer Dieu à sa manière, dire, publier et afficher tout ce qu’il pense du gouvernement et des gouvernants.

Ce peuple semble né dans l’eau ; les enfants de six ans ne font que des bateaux, ne connaissent que les rames et les avirons. Les petites filles, au lieu de faire des poupées, bordent les quais, descendent dans des canots, et sont en même temps pilotes et rameurs. En été, les élégants des deux sexes montent seuls dans un batelet, se promènent à la voile sur l’eau, en lisant avec autant de sécurité que s’ils étaient à l’ombre dans un bosquet. Ici tous les enfants savent lire et écrire ; les écoles sont assez multipliées pour que personne ne manque d’instruction. Les pères et mères en mourant s’inquiètent peu de la modicité de la fortune qu’ils laissent à leurs enfants ; quelque nombreux qu’ils soient, l’État se charge des orphelins qui sont adoptés par les autres citoyens chez qui ils restent forcément jusqu’à l’âge de vingt et un ans, et souvent le reste de leur vie par reconnaissance. Cette bonne coutume dont l’habitude fait une douce loi, sert l’État et ses membres en augmentant la population qui se trouve décimée tous les ans par la peste et la mortalité. La marine et la culture manquant toujours de bras, la certitude d’être à l’abri de l’indigence, jointe à la liberté que tout homme y respire, sont des amorces enchanteresses pour y faire affluer l’étranger. L’État qui en a besoin leur assure une existence : par cette loi d’adoption, ils se font naturaliser américains. Les mœurs moitié simples et moitié dépravées, servent également les projets du premier auteur de la révolution de ce pays. Le législateur Franklin enjoint de faire marier les filles jeunes. Pour y parvenir, on leur donne la plus grande liberté de courir seules nuit et jour avec les jeunes gens et de s’absenter des semaines entières de la maison pour aller s’amuser ; s’il en arrive quelque accident naturel, la fille somme le garçon de l’épouser ; l’État s’en mêle, et voilà le mariage forcé. Cette même personne devenue femme est un modèle de chasteté et de décence ; elle est bonne mère, bonne épouse ; elle est femme ce qu’elle aurait dû être fille. Quand elle est enceinte, elle se dérobe à tous les yeux, ne mange point à table avec son mari, et rougit par préjugé du plus glorieux de ses titres, celui de mère. Toutes les filles sont passionnées pour les romans ; les peintures et les situations lascives des personnages ne les effarouchent pas à la lecture. Qu’un cavalier en leur faisant la cour, nomme quelques ajustements qui voilent les parties sensuelles du corps, elles rougissent et boudent ; s’il parle innocemment de jarretière, de jambe, de taille, elles lui tournent le dos, se mettent sérieusement en colère, par simplicité ou par pruderie, tandis qu’elles oublient de se défendre d’un agresseur ingénu qui, en allant à son but par degré, parle de morale et de continence.

Le gouvernement est républicain, représentatif et oligarchique. Chaque état, autrefois canton ou province d’Angleterre, se gouverne intérieurement suivant ses lois particulières, consenties par lui, et se fait représenter par un mandataire qui se rend au Congrès, centre commun où toutes les volontés se réunissent tous les six mois sur le bureau du président qui tient les états aujourd’hui à Washington. Le chef suprême ne reste en place que trois ans, et est ensuite remplacé ou continué en fonctions par chaque section du peuple qui se réunit pour donner son vote. Les élections y sont très-tumultueuses, car on compte presque autant de sectes politiques que de religieuses. Ceux qui ont fait la Révolution et qui se voient ruinés, veulent rétablir l’ancien système ; ceux qui ont fait leur fortune ou qui sont en place, tiennent pour le gouvernement actuel ; ceux qui aiment le changement parce qu’ils y gagnent, veulent des innovations.

Nous séjournâmes cinq jours à Newport, et nous en mîmes autant pour nous rendre à New York, par le bras de mer nommé le Sound. La distance de Newport dans l’état du Connecticut à New York, ville capitale du New York, est de 60 lieues ou 180 milles. Les environs de cette ville offrent le coup d’œil le plus ravissant. Plus les rives s’approchent, plus l’art et la nature s’entendent pour embellir le site, distribuer les arbres, semer les jardins, émailler les prés, jeter de petits rochers, des cavernes, des collines, des déserts, de jolis hermitages et des maisons de plaisance toutes voisines, toutes régulières et toutes d’un goût différent. Là, ce sont de petits boudoirs au milieu de peupliers, de sapins et de saules pleureurs ; à côté, des hôtels, des palais où Psyché attend l’amour ; la pointe de la roche, battue par les flots, menace ruine et soutient un joli pavillon que l’architecte a bâti à moitié renversé, pour faire crier à l’écroulement. Tout près une eau claire jaillit et forme une fontaine et une petite cataracte.

Nous arrivâmes devant New York le 3 juillet et nous passâmes à la visite le 4 ; nous fûmes heureusement quittes de la quarantaine pour la peur : c’était le jour de l’anniversaire de la liberté américaine, époque également heureuse et beaucoup plus récente pour nous. À midi nous mouillâmes en rade. Nous étions presque honteux de paraître sur un mauvais coffre qui déparait trois cents bâtiments, tous peints et pavoisés. Le port est un des plus beaux des États-Unis ; il est baigné d’un côté par la mer, de l’autre, par les rivières de l’Est et du Nord ou d’Hudson ; toutes deux portent bateau. À toutes les heures du jour, des convois montent et descendent, partent et arrivent de tous les ports du monde. On peut juger de la magnificence de cette nouvelle Tyr par son accroissement de population depuis vingt ans. En 1782, elle ne comptait que douze mille âmes ; en 1801, elle en compte soixante-douze mille.

J’allai à terre le premier pour chercher de quoi manger à mes deux commensaux, MM. Doru et Deluen. Après avoir fait quelques tours dans les rues, j’entrai chez M. Michel, tailleur, dont l’enseigne est en français et en anglais. « Vous êtes français, je le suis aussi ; je viens de Cayenne ; je ne puis me faire entendre, soyez mon interprète pour me faire avoir des vivres pour moi et mes compagnons, qui sont des vieillards de 70 ans. » Ces mots lui arrachèrent des larmes ; il me fit asseoir à sa table, m’envoya chercher ce que je demandais, me retint longtemps, et me fit reconduire à notre bord que j’eus beaucoup de peine à reconnaître et à rejoindre, parce que nous n’étions pas à quai et que c’était un jour de fête où les passeurs ne travaillaient pas. Nous ne pouvions pas débarquer nos effets avant la visite de la douane qui ne fait rien le dimanche ni les jours de fête nationale.

Le cinq juillet se trouvait un dimanche. Nous allâmes à terre de bon matin ; la régularité, l’élégance des maisons, la propreté et la grandeur des rues où plusieurs voitures passent de front sans incommoder les gens de pied, qui marchent sans se coudoyer sur deux grands trottoirs parallèles, pavés de grandes dalles, nous donnèrent une idée avantageuse de la police, du commerce, de l’industrie et de l’activité des habitants. Toutes les boutiques étaient fermées et les rues étaient pleines de personnes qui allaient au prêche dans les églises de leur culte. Les temples y sont presque aussi multipliés que les magasins, et l’on élève toujours autel contre autel : si cette manie religieuse dure, il y aura bientôt plus de temples que de sectaires. Une vingtaine de flèches de clochers en bois peint et autant de tours, dominent sur toute la ville. Chaque temple est d’une simplicité et d’une propreté admirables. Les morts sont plus gênants que les vivants ; on a la pieuse ferveur de les inhumer dans la ville. Chaque religion a besoin d’une église et d’un cimetière ; chaque famille achète cinq pieds de terrain et fait tailler une grande dalle de marbre ou de grès, où le nom des morts est inscrit. Cette pierre est debout au chevet des défunts. Ces champs de mort, encombrés chaque année par l’agrandissement de la ville, et en été par la fièvre jaune, exhalent des miasmes pestilentiels.

Nous traversâmes New York pour aller à l’église des Irlandais : un déporté de la Bayonnaise, M. Reyphyns, qui s’était sauvé de Konanama, achevait la messe au moment où nous entrâmes. Nous le reconnûmes, il nous mena déjeuner chez des dames religieuses, dont le directeur est un prêtre du diocèse de Blois, exilé volontaire. Il nous accueillit comme un ami, comme un père ; nous versâmes quelques larmes… Notre misère devint un porte-respect ; il semblait que nous étions attendus depuis longtemps : on nous trouva un logement, une pension. Notre mise, qui contrastait avec l’élégance des habitants, dont le luxe et la somptuosité sont portés à l’excès, semblait dire à tout le monde : ces respectables exilés viennent de Cayenne. Nous étions bien, mais nous n’étions pas en France.

Le peu de temps que nous avons passé à New York ne nous a montré les Américains que sous des jours favorables : s’ils ont des défauts, ils les rachètent par de grandes qualités. Les Français qui les connaissent sont partagés sur leur compte : ils leur reprochent leur ambition, leur témérité dans les entreprises, leur mauvaise foi dans les engagements, leur déloyauté dans le commerce ; ils en donnent pour preuve et les grosses et fréquentes banqueroutes frauduleuses qui s’opèrent tous les ans, et le silence, la faiblesse et la complication des lois qui semblent tolérer ce brigandage. Cela peut être, mais ces fautes sont-elles personnelles aux Américains ou bien aux Européens dépaysés ? Je crois que les uns et les autres n’ont rien à se reprocher à ce sujet. Les uns viennent avec peu de moyens pour faire fortune en peu de temps ; les autres s’en aperçoivent et les devancent. Ceux qui vont aux États-Unis les mains vides, avec de l’industrie et l’amour du travail, réussissent presque toujours, tandis que les autres s’y ruinent en n’y apportant qu’un petit avoir. Qu’un malheureux arrive, la scène change ; on vole à son secours, on lui donne les moyens de gagner sa vie et de se suffire à lui-même ; rien n’est épargné pour le tirer d’embarras : commence-t-il à faire fortune et à spéculer ? Il joue à la hausse et à la baisse, il est ruiné en voulant faire des dupes ; alors il crie au brigandage tandis qu’il devrait se taire pour son honneur.

Les Français ont autant lieu de se louer que de se plaindre des Américains ; les émigrés qui s’y sont réfugiés avec de la fortune, en voulant éclabousser les autres, ont promptement dissipé leur avoir, sont tombés dans la misère, ont éprouvé des revers, n’ont point retrouvé d’amis et ont maudit le pays. Les colons qui se sont sauvés tout nus du Cap et des autres possessions françaises, ont trouvé dans les Américains et surtout dans les Quakers, des amis généreux qui ont partagé gratuitement avec eux leurs fortunes, leur table et leurs maisons. Plus de soixante-dix mille Français rendront témoignage de ceci ; le mal est donc compensé par le bien. Je crois ces mutations de fortune presque inévitables dans un pays aussi commerçant que celui-ci, où les naturalisés sont vingt fois plus nombreux que les originaires du pays. La bonne foi et la probité ont rarement des balances justes pour celui qui va sous un autre climat que le sien, dans le dessein de faire une fortune rapide et de reparaître chez lui avec éclat : il débarque avec lui les vices qu’il croit retrouver dans le pays où il arrive.

Les ventes simulées, les emprunts, les faillites, les banqueroutes scandaleuses ne sont pas déshonorantes, mais qu’un homme fausse son serment, manque à sa parole, mente en témoignage, fraude les droits de la douane, c’est un infâme qui a perdu la confiance de tout le monde. On le montre au doigt, on le fuit comme un pestiféré ; ainsi l’antique bonne foi dort à côté de la friponnerie moderne. Les lois ruinent ou emprisonnent à perpétuité celui qui avec le meilleur droit possible provoque son ennemi par des voies de fait. C’est un moyen sûr de contenir les mécontents et de maintenir la police sans beaucoup de dépense ; aussi la tranquillité et la sûreté ne sont plus grandes nulle part qu’à New York, à toute heure de jour et de nuit. La ville est bien éclairée et gardée par des soldats armés seulement de bâtons, dont vous êtes le prisonnier aussitôt qu’ils vous ont touché du bout du doigt, la résistance étant un crime de lèse-nation. Quoique le duel soit sévèrement puni, on s’y bat souvent à l’épée et au pistolet ; les champions éludent la loi en passant sur les terres d’un état voisin pour vider leur différend ; ils sont braves d’homme à homme et timides dans les rangs. Quoique libres depuis vingt ans de la domination anglaise, ils tremblent encore devant leurs premiers maîtres, comme un affranchi devant son ancien possesseur. Leur pays, devenu l’entrepôt du monde pendant la révolution de l’Europe, ne songe qu’au commerce et à la culture et les révolutions dans les états du Vieux Continent ont acquitté les Américains à bon marché des capitaux et des arriérés qu’ils devaient à la France. Les richesses immenses dont ils sont dépositaires depuis quelques années ont prodigieusement fait augmenter le prix de la main-d’œuvre ; un journalier gagne douze francs et ils ne trouvent pas encore à ce prix tous les bras dont ils ont besoin pour satisfaire leurs besoins et leurs caprices. Il ne leur manque pour être heureux que de savoir borner leurs désirs, mais l’ambition et la cupidité imprègnent l’air qu’ils respirent, et le bonheur qu’il veulent saisir fait toujours un pas devant eux.

Les Anglais se sont rédimés de la perte de ce beau pays en y étouffant les manufactures par le rabais des marchandises qu’ils y ont portées. Le prix de la main-d’œuvre devenu excessif d’un côté, de l’autre le rabais des marchandises données à perte aux Américains, les ont dégoûtés de l’industrie ; et la Grande-Bretagne, plus nécessaire que jamais aux États-Unis, fait et fabrique tout pour ces nouveaux consommateurs qui lui portent leur or sans aucun retrait depuis qu’elle n’a plus de gouverneurs ni de troupes chez eux.

J’ai dit que la fraude des droits de douane est un crime national. En voici la raison : ce droit est le seul revenu de l’État, il ne se perçoit que sur les marchandises étrangères qui doivent être vendues sur les lieux. Si le possesseur n’en trouve pas l’entier débit dans le courant de l’année, on lui rend ce qu’il a payé de droits pour ce qui reste invendu. Les denrées du pays ne payent rien, à moins qu’on ne les exporte d’un état dans un autre. Cette assiette d’impôt serait très-fragile, si la bonne foi n’y tenait la main ; elle serait même souvent onéreuse par le nombre d’employés qu’il faudrait avoir dans la rade où les bâtiments arrivent à toute heure et de tous côtés.

La vente et la culture des terres sont encore des spéculations de banqueroute et de grande fortune. Les Indiens, de qui William Penn acheta autrefois une portion de terrain près la Delaware pour former la colonie en 1681, sont aujourd’hui repoussés dans le derrière des terres. Les états empiètent, s’approprient les déserts, les vendent aux particuliers qui les revendent ou les louent à d’autres à si bas prix que les nouveaux fermiers deviennent propriétaires à leur tour, en reculant toujours les limites du pays qu’ils rendent de plus en plus habitable dans la partie de l’Ouest. Par ce moyen les États-Unis peuvent se passer de toutes les nations. Qu’ils se peuplent, que la main-d’œuvre devienne moins chère et que le commerce continue d’être aussi florissant, ils nous donneront des lois sans que nous puissions les aller inquiéter chez eux où la nature les défend sans le secours de l’art, et où ils recueillent tout ce que nous avons en France. j’avoue que cette idée m’a fait verser quelques larmes pour l’Europe contre la liberté. Le souvenir des malheurs, des sacrifices et des crimes que l’Ancien Continent a commis pour conquérir le Nouveau, devait-il se borner à en perdre la plus belle partie ?


La beauté de ce pays ne servait qu’à nous faire soupirer plus ardemment après la France où nous voulions retourner.

Nous partîmes tous en même temps, le 22 juillet, sur différents bâtiments. Nous étions entassés en allant à Cayenne, nous le fûmes aussi en retournant en France, mais l’équipage et les compagnons de retour étaient bien différents, nous sanglotions en sortant de Rochefort, nous tressaillions de joie en dépassant Sandy Hook.

Nous étions 23 passagers. L’union, les prévenances, le plaisir et l’affabilité nous ont fait oublier les fatigues du voyage. Des amis qui se seraient choisis, n’auraient pas formé de société plus agréable, plus douce, et qui fût plus d’accord que la nôtre. Nous fûmes visités trois fois par les Anglais, et trois fois nous dûmes notre laissez-passer à nos aimables compagnes.

Trois événements troublèrent la traversée. Le dix août, à quatre heures du soir, M. Duportail, ancien ministre de la Guerre, fut attaqué d’un vomissement de bile et mourut subitement à deux heures du matin, lorsque nous croyions qu’il s’endormait ; nous venions de passer sur la queue du banc de Terre-Neuve. Le onze, nous eûmes un très-gros temps. Enfin, nous restâmes huit jours à l’entrée de la Manche où nous fûmes visités par la frégate anglaise la Galatée.

Le 29 août (12 fructidor), un pêcheur des Sorlingues vint à notre bord nous vendre du poisson ; à onze heures du soir, on crie terre… C’était le cap Lézard ; enfin nous voilà en Europe. Le 30, à midi, nous voyons les côtes de France… La voilà donc cette France ; la voilà ! nous lui tendons les bras avec un serrement de cœur inexprimable ; nous embrassons les haubans, en nous lançant vers elle comme l’oiseau impatient de voler. Chaque pointe de rocher, chaque maison, chaque arbre, chaque feuille du sol français sont autant de points de contact, de fils qui s’ancrent dans nos cœurs, les agitent, les électrisent et les attirent : Cherbourg, Granville, le cap la Hague, les îles de Jersey et de Guernesey, ont déjà fui devant nous.

À cinq heures, nous cinglons vers la baie du Havre ; nous voyons les feux des deux caps qui sont à l’embouchure de la Seine… Encore une demi-heure et nous sommes au port… Il est bloqué par deux frégates anglaises, la Tartare et la Concorde. Nous sommes leurs prisonniers pour avoir voulu entrer dans un port bloqué. La frégate commandante nous fait amener à son bord avec notre capitaine et notre équipage, qui sont remplacés par des Anglais. Nos dames et nos vieillards restent sur notre bâtiment où ils passent une cruelle nuit dans la crainte et dans les alarmes. Un gros temps ayant rendu la mer houleuse, nous fûmes plus inquiets pour elles que pour nous, car le capitaine nous traita avec tant d’égards que nous regrettions de n’être pas tous réunis.

Le lendemain 31 août (13 fructidor), il fut décidé que notre bâtiment irait en Angleterre et nous au Havre. Le capitaine nous fit rendre nos malles, appela un pêcheur français avec qui nous fîmes marché à raison de cent écus pour les charger dans sa barque ; ce dénouement qui comblait de joie la majorité, coûtait cher à quelques-uns qui étaient très intéressés dans la cargaison. Le malheur nous suivit à la piste jusqu’à ce que nous eussions mis pied à terre. La mer continuait d’être agitée ; au moment où nous descendions de la frégate dans les canots, sa proue avança sur notre bâtiment qu’elle faillit traverser. À trois heures nous partîmes pour le Havre ; nous fîmes quelques questions aux pêcheurs, en nous tenant toujours sur la réserve car nous nagions entre la crainte et la joie.

Nous voilà au port… La force armée nous entoure pour nous conduire à la municipalité, et de là à l’amirauté. Nous fûmes libres sur parole et remis au lendemain ; au bout de deux jours, nous fûmes renvoyés tous les trois au préfet de Rouen qui nous donna aussitôt des passes pour nos départements. Ce n’est que là que nous fûmes dégagés de toutes les entraves. Là, nous respirâmes librement ; là, nous nous dîmes en nous embrassant : nous voilà donc dans notre patrie ! Nous nous séparâmes.

Je pris la route de Poissy et arrivai à Paris à dix heures. Je trouvai beaucoup d’amis absents, quelques-uns de morts ; il m’en reste encore de sincères et c’est toute ma fortune…


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