Voyage à Cayenne (édition de Élisabeth Hausser)/Première partie

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Les causes de mon exil sont connues ; je le suis moi-même par mes malheurs ; ils ne m’ont pas été infructueux ; j’écris librement ce que je pense, non de mes ennemis, car je n’en connais plus, mais des pays que j’ai vus, des compagnons d’exil dont j’ai partagé la destinée pendant trois ans, des déserts brûlants qui les ont dévorés. Je parlerai aussi des différentes classes d’hommes et de quelques animaux de la zone torride. J’ai obtenu la liberté de voyager dans ce vaste pays ; j’ai resté à Sinnamary et à Konanama ; j’en ai tracé le plan sur les lieux, et il n’y a pas une famille de déportés à qui je ne puisse donner des nouvelles certaines du genre de vie ou de mort des personnes qui les intéressent. J’ai commencé ce manuscrit sur la Décade, il appartient plus à mes compagnons qu’à moi. J’ai été assez heureux pour découvrir dans la Guyane une excellente bibliothèque, un peu rongée de vers, mais bien meublée de manuscrits de voyageurs et d’historiens. MM. Gourgue (notaire), Jacquard, Colin, Gauron (médecin) et Terasson ne m’ont rien laissé désirer à cet égard ; je leur dois aussi la meilleure partie de mes recherches sur les mœurs des Indiens, des noirs, des blancs, sur la culture du pays, sur les reptiles et autres animaux curieux dont je dirai un mot. Ce préambule est déjà trop long, nous avons du chemin à faire, mettons-nous en route.

Je fus arrêté le 13 fructidor an V (30 août 1797), pour avoir fait quelques couplets où les Jacobins et le Directoire crurent se reconnaître : traîné à la Force, condamné le 9 brumaire an VI (31 octobre) à la mort, puis à la déportation, j’en rappelai pour gagner du temps. Je me persuadais, comme plusieurs, que la déportation serait une noyade sous un autre nom.

Le 2 novembre, on me conduit à Bicêtre, où me voyant seul dans une cellule de huit pieds carrés, j’esquisse quelques notes sur mes malheurs ; j’avais le pressentiment d’une future inquisition. Chaque cahier était à peine fini que je le remettais aux personnes qui faisaient tous les jours une lieue pour venir me voir au travers d’une grille de fil d’archal, aux deux bouts de laquelle étaient des gardes qui coupaient jusqu’au pain qu’on m’apportait ; heureusement que j’avais un porte-clefs qui m’était affidé.

Le 6 janvier 1798, je venais d’envoyer mon dernier cahier, je remonte à ma chambre sur les quatre heures après midi pour me remettre à l’ouvrage ; à six heures, la porte de la galerie s’ouvre avec grand bruit ; deux porte-clefs entrent dans mon cabanon avec deux flambeaux et deux dogues ; j’étais sur mon lit, ils m’en font descendre, me fouillent, mettent le scellé sur la porte de ma chambre et m’annoncent qu’un gendarme à cheval vient d’apporter un ordre du commissaire de visiter mes papiers et de me mettre provisoirement au cachot, au pain et à l’eau, sur une botte de paille. J’y descends ; aussitôt me voilà à côté de deux condamnés à mort, l’un pour assassinat sur la route de Pantin, l’autre pour avoir coupé les deux seins à sa maîtresse, par jalousie.

Le 12 janvier, on m’extrait de cette fosse pour lever le scellé de mon cabanon, toujours avec un ordre du commissaire.

Il ne se trouve que des pièces insignifiantes, que je paraphe toutes par numéros et qui sont envoyées de suite à Paris.

Le 13 janvier, on me fit remonter dans mon cher cabanon qui devint un palais pour moi, depuis que j’étais descendu à quelques pieds sous terre ; la porte en était fermée sur moi mais je pouvais respirer l’air. Ma fenêtre donnait sur la cour voisine ; ce jour-là même je vis mes amis à qui je ne pouvais parler que par signes, leur étendant la main au travers des barreaux. Je leur avais appris un langage muet que j’avais invente en 1793, pour converser avec une voisine qui demeurait en face de la maison d’arrêt de la section de Marat. L’inflexion de mes doigts formait toutes mes lettres. Ils avaient un mouchoir à la main ; j’appris par leurs signes que mon jugement était confirmé.

J’attendais cette confirmation, que je n’ai jamais reçue.

Le 26 janvier à dix heures du matin, deux gendarmes à cheval viennent me prendre, et pour que je sois absolument sans ressources, ils ont ordre de me dire que je suis mandé à Versailles pour déposer dans une affaire. La ruse est trop grossière pour que je ne m’en méfie pas ; ils me mettent les menottes ; me voilà en route pour Rochefort ou pour la déportation.

Je marchais à pied au milieu de mes deux archers à cheval, ayant les deux mains enferrées et cachées dans mon mouchoir ; je ne me souciais pas de traverser Paris dans cet accoutrement. Mes guides y consentirent et nous prîmes par le boulevard d’Enfer. C’était l’hiver ; que ces lieux étaient déserts ! ils me rappelaient le plaisir que j’y avais goûté dans la belle saison dernière.

À dix heures, j’arrive à Vaugirard, guinguette fameuse autrefois, et qui ressemblait à un désert : c’était le point de ralliement des babouvistes au 23 fructidor an IV (4 septembre 1796). Le brigadier me fit traverser le village sans autres menottes que ma parole, me remit à ceux qui devaient me conduire à Versailles et me força d’accepter du tabac pour ma route. Je lui remis deux lettres que j’adressais à MM. Bausset et Bévécerot, les invitant à ne pas m’abandonner dans le moment où je partais sans argent et sans linge. Plusieurs voisins et voisines se rendirent chez mon nouveau guide pour me voir : un scélérat, un proscripteur, un proscrit, deviennent toujours des objets de curiosité. On me plaint, on me fait cent questions pour m’engager à répondre : j’attends le moment de mon départ en silence. J’étais encore à jeun ; l’épouse de mon nouveau guide me fait déjeuner ; l’officier me met sur ma route avec un seul guide à cheval, en exigeant ma parole d’honneur que je ne chercherai pas à m’évader. Je la donnai, mais à regret, car je trouvai plus d’une occasion de prouver aux inconséquents que les honnêtes gens mettent l’honneur et le serment au-dessus de la vie.

Le brouillard venait de se dissiper ; le soleil perçait les nuages, je marchais tête baissée, rêvant à la sensibilité de cette jeune femme que je n’avais jamais vue. Je foule une pelouse qui commence à poindre, des rigoles d’une eau argentine traversent par mille sinuosités une prairie déjà tapissée de verdure. À ma gauche, une montagne escarpée n’offre encore que les désastres de l’hiver ; les côteaux de vignes qui la couvrent sont nus ; les vieux pampres d’un noir grisâtre, amoncelés dans les ruisseaux, en arrêtent le cours et tamisent les eaux. Nous voilà à Issy ; j’y cherche en vain les ruines du fameux temple d’Isis ou Cérès. C’est à ce petit village que Paris doit son nom. Issy vient d’Isis et Paris de paratum ysi ou par isi, temple dédié à Isis ou égal à celui d’Isis. Le temps qui ronge les monuments et l’histoire, effacera de même ce moment de tristesse. Avec le temps, je me souviendrai d’avoir passé à Issy pour être déporté ; avec le temps, je reviendrai dans ce village avec autant de plaisir que j’ai de peine à le quitter. Le superbe parc qui l’embellit, appartenait à Mme de Rohan-Guéménée ; il fit envie à Robespierre ; il se l’appropria en faisant guillotiner la propriétaire. Quinze jours avant sa mort, ce tyran rêveur cherchait à dissiper son chagrin par une promenade dans le genre du Promeneur solitaire. Sa vue inspirait tant d’effroi que personne n’osait l’approcher, si ce n’est Collot-d’Herbois et Billaud-Varennes, associés de ses proscriptions. Les hommages de la multitude étaient un poids qui l’accablait. Pour venir à Issy, il se déroba à tous les témoins, excepté aux remords. Après avoir fait une promenade en bateau sur l’étang de ce parc, il dit à ses chers collègues : « Rien ne me plaît ici ; tout m’ennuie à la ville comme à la campagne ; je voudrais m’en retourner… » – Tout me plairait ici ; j’ai le trésor qui lui manquait, la paix d’une bonne conscience. Sans elle, le bonheur est du fiel, et l’adversité un enfer.

Nous voilà au pied de la montagne de Bellevue : Ah ! mon cher conducteur, de grâce arrêtons-nous un moment, je suis fatigué. Je me repose sur une pointe de rocher et me retourne vers Paris, je découvre cette ville, le nuage de fumée qui s’élève au-dessus me sert à désigner les quartiers, je les nomme à mon guide, voilà la place Louis XV, le boulevard, le faubourg Saint-Germain ; maintenant mon ami songe à m’apporter à dîner, il ne sait pas que je suis en route pour un autre monde.

En traversant Viroflay, je reconnais l’auberge où je descendis le 19 octobre 1789, en arrivant à Paris pour la première fois. Nous nous mettions à table, lorsqu’un courrier entra en s’arrachant les cheveux : « Ils sont des scélérats ! criait-il, ils sont des scélérats ! – Eh ! qui donc ? est-il fou ? – Eh ! non, je ne suis pas fou : ce sont ces brigands qui viennent d’assassiner un boulanger, un des plus honnêtes hommes de la terre, et qui vont promener sa tête sur une pique. »

Ces lieux me fournissent un conflit d’idées qui s’effacent l’une par l’autre, comme les ondulations d’une mer orageuse. Ici tout parle à ma mémoire, là, tout parle à mon cœur : je vois dans la plaine de jeunes garçons avec de petites filles, abrités par une haie, auprès de laquelle ils font du feu en gardant leurs vaches et leurs chèvres. J’ai eu le même bonheur qu’eux, ayant été élevé à la campagne jusqu’à neuf ans. On dit que cet âge est celui de l’innocence, soit, mais on passe bien son temps : nous faisions du feu, Mathurine et Nanette nous proposaient de danser autour. Le jupon de toile tombait au milieu du bal, on s’asseyait, une jambe en l’air. – Mais cache-toi donc, Nanette ! Pourquoi me cacher ? – Maman t’a grondée, l’autre jour, pour avoir ôté ton cotillon. … Oh ! elle n’est pas là. Voilà l’instinct de la nature, qu’une lueur de raison éclaire quand l’enfant cherche à se cacher. Un beau jour la maman les surprend, leur donne le fouet, ils rougissent, se taisent, se cherchent, et veulent deviner un mystère qui ne devrait se développer qu’avec l’âge. Fait-on bien de les fouetter ? je ne le crois pas, il vaudrait mieux leur faire honte ou les changer de village.

Nous voilà à Versailles : on me met en prison dans les Petites-Écuries de la reine ; le concierge Bizet est là gardien de son épouse, prévenue d’émigration ; ils voient les déportés d’un bon œil. On me loge dans un grand chauffoir où sont douze ou quinze villageois, arrêtés pour avoir voulu soustraire leur curé à la déportation. À neuf heures on ouvre la porte de la grille, on m’appelle, ce sont mes amis à qui j’avais écrit le matin ; le lendemain, ils m’accompagnent jusqu’à Rambouillet ; nous descendons au Grand-Monarque, puis on me conduit en prison tandis que mes amis sont descendus payer le dîner ; malheureux stratagème pour ménager leur sensibilité ! La prison est un cabaret ; le concierge me prie de faire mon signalement sur son registre et de donner décharge de ma personne aux deux gendarmes qui m’ont amené. Je prends la plume en riant. Le soir, je faillis en montant dans ma chambre enfermer le concierge qui avait passé devant moi et m’enfuir avec les clefs de la prison, qu’il laissait aux portes ; je n’avais qu’un pas à faire pour gagner la rue, mais je ne voulus pas tromper sa confiance.

28 janvier. Je devais faire route avec une jeune femme ; au mot « déporté », elle a reculé d’effroi : c’était la sœur du dernier président de la société populaire. Un soldat qui vient d’obtenir sa retraite n’est pas si scrupuleux. À sept heures, nous avons traversé le parc ; on parle du 18 Fructidor ; il n’a pas connaissance des causes de cette journée mais Pichegru est un conspirateur ainsi que tous ceux qui pensent comme lui. Je lui demande, en riant, la preuve de ce qu’il vient d’avancer. « On l’a imprimé dans tous les journaux par ordre du Directoire ; donc cela est vrai. – Vous avez servi sous Pichegru ; était-il royaliste ? – Non, mais il l’est devenu depuis. – Pour quels motifs ? – Je n’en sais rien, mais les bons journaux le disaient bien avant le 18 Fructidor. – Quels sont les bons journaux ? – L’Ami du Peuple, l’Ami des Lois, les Hommes Libres, le Batave, le Révélateur, l’Ami de la Patrie, le Pacificateur. – Pourquoi ceux-là valent-ils mieux que les autres ? – Parce que le Directoire les achetait pour nous en recommander la lecture ; ceux-là sont ennemis jurés des rois, des richards et des propriétaires insolents ; ils veulent l’égalité parfaite dans toutes les fortunes. – Marat la demandait aussi. – C’est bien comme lui que nous la voulons ; puis je n’entends rien à toutes vos raisons ; tout le monde est pour le Directoire ; il me paie bien et je n’ai qu’à m’en louer. » Nous descendîmes à Epernon pour dîner ; il fit bande à part, crainte, dit-il, d’être empoisonné par un royaliste. Nous le plaisantâmes ; il se mit en grande colère et nous donna la comédie jusqu’à une lieue avant d’arriver à Chartres.

Voilà le Bois-de-la-Chambre, maison de campagne où nous allions promener souvent, quand je faisais mon séminaire dans cette ville. Je ne m’en rapportais pas à ceux qui me disaient alors que ce temps était le plus heureux de ma vie… Voilà le parc, la petite montagne du Permesse où Phébus a entendu tant de sottises, la cabane de la jolie vigneronne qui faisait mordre à la grappe, la charmille où nous nous enfoncions tandis que le supérieur faisait une partie de trictrac. Voilà les prés de Reculée, ainsi nommés par Henri IV qui en fit reculer les ligueurs le 12 avril 1591. En face, sur la rive gauche de l’Eure, est le jardin du fameux Nicole… Je ne vois plus que les ruines de l’église de Saint-Maurice. Voilà la maison de M. l’abbé Chasles à côté de celle de la belle marchande de modes aux pâles couleurs. M. le professeur de rhétorique, si riche en vermillon, ne put jamais lui donner des roses pour des rubans. Plus haut est le collège de Poquet qui sert aujourd’hui de caserne. On fait la soupe dans le cabinet de physique ; des fusils sont rangés à la place de l’électricité ; cependant les anciens hôtes de la rue sont encore tranquilles propriétaires. Notre petit séminaire n’est pas démoli !… Il sert de corps de garde et de tribunal de police correctionnelle. Voilà ma chambre en 1784. Quel sentiment de plaisir et de peine j’éprouve à l’aspect de ces lieux que je regarde comme mon berceau ! Nous traversons la cathédrale ; on chante vêpres ; je reconnais la Vierge noire debout sur son pilier usé par les lèvres des pèlerins et pèlerines de toute la Beauce. À ma droite, est la chaire où l’abbé Chasles avait prêché avec tant de succès en 1783 le triomphe de la religion, où il monta en 1793 pour apostasier cette même religion. Il était professeur de rhétorique et puriste en 1783, il était montagnard en 1792.

Le brigadier me recommande au concierge, parfait honnête homme : j’aurai deux compagnons de voyage et de malheur, un jeune officier nommé Givry, et un ancien bénédictin de Vendôme, nommé Cormier.

31 janvier. Nous voilà en route pour Châteaudun, mon pays ; je vais embrasser ma tante, ma mère nourrice, ma meilleure amie, celle à qui je dois mon éducation ! Nous avons dépassé Thivart ; que ne puis-je allonger ma route ! Je serai isolé quand j’aurai laissé mon pays derrière moi. Nous arrêtons à Bonneval ; le capitaine de gendarmerie de cette petite ville a épousé une dunoise qui me reconnaît ; nous avons soupé ensemble il y a dix ans chez une dame Hazard… Souvenir délicieux ! Heureux temps ! Si vous lisez ce passage, aimables convives, vous regretterez comme moi ces beaux jours. Si les roses tombent de nos joues, que l’amour ramène l’amitié ; nous nous en contenterons peut-être.

Nous voilà à Marboué ; le Loir reçoit ici le tribut d’une petite rivière où j’ai failli me noyer à l’âge de six ans. Cette rivière, nommée la Cony, ou la Resserrée, coule de l’est à l’ouest, et ne tarit jamais. Au milieu de la canicule, tandis que les autres fleuves se dessèchent, son lit est souvent trop étroit pour la contenir. Elle disparaît à deux lieues au-dessus de la paroisse à qui elle donne son nom. Si les habitants se hasardent d’ensemencer le vallon qu’elle semble abandonner, au milieu du printemps, elle se gonfle, emporte les moissons et recule sa source d’une lieue. Ses bords sont couverts d’aunes qui cintrent d’un berceau l’eau tranquille et noire. Les bestiaux qui pacagent à deux portées de fusil de son lit, disparaissent souvent dans les gouffres innombrables qui sont dans la prairie.

Je me transportais en idée dans la chaumière de mon père à Cony ou à Valainville où je suis né ; nous expliquions alors la Descente d’Énée aux Enfers ; du grenier de notre cabane, je croyais voir dans les sinuosités de la Cony le Styx ou l’Achéron se replier sept fois sur lui-même. Heureux temps que celui-là ! Je n’avais vu que notre hameau, le clocher de notre paroisse et la prairie où nos vaches pâturaient. Le château de Prunelay et le comté de Dunois me tenaient lieu des quatre parties du monde. À neuf ans, ma mère me mena à la ville pour y rester chez ma tante : je me tenais des heures entières sur le seuil de la porte, fixant la campagne avec le même serrement de cœur que j’éprouve aujourd’hui ; Valainville, Cony me semblaient à deux mille lieues.

De nouveaux obstacles m’empêchent de remonter à la source de cette rivière. Hélas ! qu’y trouverais-je ? La chaumière où je suis né est passée à d’autres maîtres ; depuis vingt-cinq ans mon père repose dans le tombeau ; il y a dix ans que j’ai versé des larmes sur sa fosse ; j’étais fixé à Paris depuis la Révolution et je passe dans mon pays, déporté vers un autre monde.

Nous approchons de la montagne dont la cime me montre Châteaudun ; voilà mon pays, voilà mon cher pays ; depuis si longtemps que j’en suis sorti, reconnaîtrai-je encore mes amis ? Les Dunois ne sont pas changeants, on les accuse même de trop de probité en révolution, car en 1793 on eut toutes les peines du monde à trouver douze membres de comité révolutionnaire. En 1400, avant la naissance de Thibault comte de Dunois, surnommé le Beau Bâtard du premier duc d’Orléans, Châteaudun était nommé la Ville-Blanche ; elle fut brûlée en 1736 par de petits enfants qui faisaient du feu auprès d’une meule de chaume ; Louis XV en fit relever les premières façades et exempta les habitants de taille pendant vingt ans. Châteaudun, par cet incendie, est devenue une des villes les plus régulières : ses rues tirées au cordeau aboutissent à une grande place parfaitement carrée du milieu de laquelle on voit toute la ville.

Entrons à Châteaudun… Je ne désirerais qu’une de ces huttes sous le rocher d’où s’élève un nuage de fumée. Autrefois je dédaignais le sort de ces malheureux blottis dans les fentes de la montagne comme les Lapons dans leurs souterrains. Nous voilà sur la route de la prison. Au Point-du-Jour restait un de mes amis, qui a tant aboli de préjugés depuis la liberté qu’il ne croit plus à rien. Non loin de la maison du notaire, dont le fils m’apprit à décliner musa, je vois celle qui me fit décliner amor… Voilà le collège où j’ai commencé mes études ; un savetier remplace M. Bucher, proscrit avec son frère pour avoir été fidèles à Dieu ; leur père est mort de chagrin de l’exil de ses deux enfants si chers à toute la jeunesse dunoise pour laquelle ils se sont sacrifiés. M. Doru, qui les avait précédés dans la place de principal du collège, quoiqu’il ait soixante-sept ans, nous suivra dans le Nouveau Monde, pour avoir voulu remettre dans la voie de l’honneur un prêtre qui avait abjuré sa religion et son Dieu pour sauver sa vie.

La prison de Châteaudun, aussi affreuse que la Bastille, sera bien moins désagréable pour nous. Le commissaire du pouvoir exécutif, Dazard, est mon ami ; nous avons étudié et vécu ensemble à Paris pendant deux ans ; il descend derrière nous ; la place qu’il occupe me le rend suspect. Il m’échappe quelques vérités sur nos persécuteurs dont il prend la défense ; le tout se dit en riant du bout des lèvres.

« Trève de révolution, dit-il, je ne veux voir en toi qu’un ancien ami, et ta prison sera ouverte à toutes tes connaissances. » Mes amis entrent un moment et nous laissent bientôt la liberté de souper. Dazard m’amène mon cousin avec une de nos voisines et un jeune homme que j’aurais bien dû reconnaître ; c’était le frère de celle que je n’ai jamais oubliée ; en ce moment, il me faisait fête pour sa sœur. Mon cousin, en me remettant une petite somme de la part de ma tante que la Révolution a ruinée, me dit, avec sa gravité ordinaire, qu’elle ne viendra pas me voir, parce que ma position la désole ; il veut ensuite me moraliser ; je réplique par un grand salut qu’il comprend fort bien. Nous étions seuls, livrés à nos réflexions, transis de froid auprès d’un grand feu. Les planchers ont vingt ou trente pieds de haut et la grandeur de la chambre répond à son élévation. Mes compagnons se couchèrent tristement ; pour moi, je renouvelai connaissance avec MM. Desbordes, Courgibet, Thierry, qui étaient nos gardiens pendant cette nuit. Que de nouvelles à apprendre ! Voilà la plus marquante : ma première amie est mariée avec un ancien abbé qui avait été mon écolier ; il est plus heureux que son maître.

Il était trois heures du matin avant que le sommeil me fit quitter la société. Au point du jour, une foule d’amis nous réveillèrent ; je revis ce jeune homme d’hier avec Feulard que j’avais quitté à l’âge de huit ans. Tous deux ont gagné en grandissant, et du côté des traits et du côté du cœur. Pour nous voir, des sexagénaires descendent en prison, pour la première fois de leur vie. Des dames viennent aussi nous consoler ; et qui peut mieux y réussir que les Grâces ? C’est ma première amie avec sa mère et sa belle-sœur ; ses traits sont charmants, mais un autre la possède ; elle fait son bonheur et moi, je suis déporté… « Voilà, dit-elle en me présentant un jeune enfant que sa belle-sœur tenait, voilà le gage de notre hymen. » Je l’embrassai en fixant la mère qui se mit à sourire en baissant les yeux. Voilà le gage de notre hymen ! Un sentiment involontaire le repoussait de mes bras, le souvenir de sa mère le concentrait dans mon cœur… Voilà le gage de notre hymen !… Tu ne m’appartiendras donc jamais.

Un autre Dunois, M. Drouin, que je n’attendais guère, me tire à l’écart (je puis l’appeler mauvaise tête et bon cœur) pour m’offrir des moyens d’évasion. « Je vous remercie, lui dis-je, on inquiéterait ma tante ; je ne veux pas causer sa mort ; je violerais ma parole. Je suivrai ma destinée… » Des amis en crédit m’avaient peut-être fait faire cette proposition. Nous dînons avec de nouveaux hôtes ; la prison qui était si grande hier est trop petite maintenant ; enfin je revois ma tante, j’essuie par des baisers les pleurs qu’elle répand. Ô ma bonne tante, vous méritez un article bien long dans cet écrit ! Que je vous ai donné de chagrins ! J’étais ingrat en partant de chez vous ; l’expérience et le malheur me font rentrer reconnaissant. Elle me serre les mains, me donne des leçons pour l’avenir en blâmant mon étourderie.

Mes camarades de collège reviennent passer l’après-midi à la prison ; on récapitule les fredaines d’école. Le soir nous surprend à table ; on boit, on rit, on chante, on épuise tous les sentiments ; en une heure, on vit pour vingt ans.

Le 2 février, à six heures, nous sommes sur la route de Vendôme. Je dis adieu en pleurant à Châteaudun. Quand le reverrai-je ?.. Mlle Lebrun, belle-sœur du capitaine des gendarmes, fait route avec nous jusqu’à Tours. Le concierge de Vendôme, espèce de Vulcain, qui ne sait ni lire ni écrire, nous fouille comme des forçats et nous conduit en grondant à l’abbaye, dans les chambres de Babœuf et Buanorotti. Cormier, notre troisième compagnon de voyage, bénédictin de cette maison, est prisonnier dans son ancienne cellule changée en cachot.

La société populaire nous fait escorter par un bon nombre de chasseurs à nos gages ; et pour ne pas effaroucher la sensibilité des habitants, le brigadier ne nous met les menottes qu’au sortir de la ville. (Nous ne les eûmes que deux lieues, grâce aux sollicitations de Mlle Lebrun. À cela près, nous n’avons point fait une route aussi désagréable que plusieurs de nos confrères, qui ont été enchaînés et confondus avec les voleurs et les assassins qui allaient subir leur jugement.) Nous fûmes donc libres à deux lieues de Vendôme, à condition que nous irions loger chez la cousine du brigadier, que nous paierions sa dépense et celle de toute sa garde.

La nouvelle brigade de Châteaurenault fut plus honnête ; le capitaine, nous dit le lieutenant de Vendôme, devait être destitué parce qu’il traitait les déportés avec trop de ménagement : il était de l’opinion de tous les châteaurenaudins. Nous passons au pied d’une tour antique à moitié démolie ; c’était l’ancien château de la famille du comte d’Estaing. Nous voilà à Tours.

Les environs de cette ville sont enchanteurs : si l’amour n’était pas éternel, il serait né à Tours. Je ne recherche point les antiquités de cette ville si attrayante par son site et l’amabilité de ses habitants que tous les voyageurs sont tentés de s’y fixer. Quel beau coup d’œil présentent ces quais et cette Loire qui coupe la ville en deux !… La Seine n’offre rien qui approche du majestueux de ce pont entouré çà et là d’îlots et de monceaux de pierres, de parapets et de promenades superbes. À droite et à gauche, une forêt de mâts s’élève d’une infinité de bateaux semblables à une flottille prête à appareiller. Mais le lieutenant nous invite au silence. Les jacobins plus fouettés ici qu’ailleurs, sont plus vindicatifs et plus furieux depuis le 18 Fructidor.

Je n’ai pas trouvé de guides plus disposés à nous laisser évader que ceux qui nous ont accompagnés de Tours à Sainte-Maure. Le capitaine de la brigade, homme fort instruit, est venu le soir nous faire un long sermon sur la grandeur et la solennité du 18 Fructidor. Il a bu et parlé à son aise tandis que nous dormions.

Nous coucherons ce soir à Châtellerault ; nous sommes en route de bonne heure pour ne pas nous trouver à la fête patriotique qu’on chôme aux Ormes : on y plante l’arbre de la liberté. Nous en voyons seulement les apprêts ; des tonnes de vin sont aux pieds de longues tables rangées autour de ce grand peuplier cintré d’épines. Le hasard nous dédommage de cette privation ; nous avons derrière notre voiture un petit cheval qui appartient à l’entrepreneur de Châtellerault ; il a trois pieds de haut, on compte ses côtes, il ne mange qu’une fois dans vingt-quatre heures. Mes deux compagnons m’affourchent dessus ; j’étends les bras comme un oiseau qui a les ailes cassées, je représente Sancho au naturel. On pique la rossinante, nous arrivons à Dangé ; les enfants nous suivent avec leur musique ordinaire ; enfin, il s’agit de sauter un fossé ; ils viennent à bout de me faire passer par-dessus les oreilles du cheval, les enfants sont au comble de la joie ; je ne sais s’ils riaient de meilleur cœur que moi. Plus loin, nous trouvions des bourbiers, car c’est une route d’enfer ; mes deux compagnons portaient le cheval et le cavalier, et nous figurions presque comme le meunier, l’âne et son fils allant au marché. À Châtellerault, nous descendons au Faisan-Couronné.

Nous ne sommes pas assis que trois jeunes demoiselles viennent civilement nous présenter leur magasin de couteaux. Il faut en acheter malgré soi ; elles nous suivent partout, nous promettent leurs faveurs pour un couteau. Tout se vend, se troque et s’achète ici pour un couteau ; l’amour s’y trafique pour un rasoir ou pour un couteau. Ne croyez pas qu’on y voie plus d’Abélard que dans nos cloîtres ; on n’y voit même pas de Fulbert. Ce commerce est du goût des petites filles ; les parents les envoient à tous les étrangers. Sont-elles jolies, le père y trouve son compte, l’étranger le sien, et la vendeuse est la mieux servie. C’est à la galanterie des jolies châtelleraudaines que nous devons ce proverbe d’amour, « je te donnerai de petits couteaux pour les perdre. » Les châtelleraudains sont actifs, polis, spirituels et industrieux ; ils ne devraient pas borner leur commerce à la coutellerie qu’ils ne perfectionnent point et qu’ils livrent à très bon compte : les marchands ne s’y portent point envie comme dans les autres villes. Notre aubergiste, qui est coutelier, laisse monter les autres voisines. Jusqu’à huit heures, les marchandes sont à la queue les unes des autres. En passant ici, le général Dutertre, qui escortait les seize premiers déportés, s’est donné la comédie de s’acheter à bon compte, car il est économe, et il avait carte blanche, pour mille écus de couteaux.

Le 13 février, une mauvaise charrette, un voiturier éclopé sont à la porte à six heures du matin, pour nous mener à Poitiers. Nous sommes à quatre-vingts lieues de Paris. Notre abbé prend le fouet du charretier, jure comme un diable dans un seau d’eau bénite ; sans cette précaution, nous serions encore en route.

À Poitiers nous montons en prison dans le couvent des Visitandines. Le concierge nous traite avec tant d’égards que nous ne croyons pas être détenus. Une jolie prisonnière vient faire nos lits pour se délasser de l’oisiveté ; elle a l’air d’une Agnès, mais c’est une Agnès Sorel, ou une princesse Jeanne, accusée d’avoir étranglé son mari parce qu’il n’était pas vigoureux. L’idée de ce crime nous la fait envisager avec cette attention qu’on donne aux traits des grands personnages et des grands coupables. Le « oh ! qu’elle est jolie ! quel dommage qu’elle soit aussi méchante ! » est dans notre cœur bien avant de venir à nos lèvres.

Jusqu’ici nous avions ouvert nos chaînes avec la clef d’or. Ce soir nous sommes tout tristes de voir le fond de la bourse. On s’en prend aux bijoux. Il me reste une montre d’or à répétition avec sa chaîne. Je l’engage à regret ; mais un exilé doit-il encore songer aux biens de ce monde ? Où allons-nous ?.. Ne nous noiera-t-on point ? La montre est engagée pour quatre louis.

À quatre heures, nous arrivons à Lusignan, petite ville bâtie sur les ruines d’une ancienne forteresse des comtes de Lusignan. Les greniers de certaines maisons sont au niveau des forteresses ; les ruisseaux de l’ancienne ville s’écoulent par le faîte de la nouvelle. Nous soupons avec un professeur de mathématiques de Niort, et la conversation tombe sur l’éducation actuelle ; elle est presque nulle, et infiniment plus vicieuse que l’ancienne ; les enfants font ce qu’ils veulent depuis que la liberté n’a laissé aux instituteurs d’autre férule que les tendres réprimandes du langage de la raison.

Jusqu’ici les gendarmes nous avaient supportés pour notre argent ; ceux qui vont nous conduire nous chérissent pour nos principes. Pendant que nous traversions la ville, une aubergiste, à l’enseigne de la Montagne, rassemble ses amis pour nous voir passer. Cette bande, parée de bonnets rouges, forme des ronds de danse en chantant la Marseillaise. Nos guides nous expliquent cette pantomime : « Ils insultent à votre malheur. Vous n’iriez pas si loin, si vous étiez à leur discrétion. Cette femme qui vous faisait signe en riant, est une des commères du général Dutertre. » En passant à Orléans, Dutertre y recruta une femme sans pudeur qu’il traînait avec lui dans un char découvert. À Châtellerault, il fit une bruyante orgie ; le bal se prolongea bien avant dans la nuit ; les jacobins dansèrent autour des charrettes, en flairant la prison des déportés. Plusieurs toasts furent portés aux cendres de la société-mère : la même fête était commandée à Lusignan et à Saint-Maixant. Arrive un courrier extraordinaire, porteur d’ordres très pressés… Devinez quels ordres… ? D’arrêter et de faire conduire sur-le-champ à Paris, sous bonne et sûre garde, le général Dutertre… Notre brigadier, à la tête d’un détachement, monte lui signifier l’ordre. Ses compagnons confus s’échappent en baissant l’oreille ; le général se dégrise et sa maîtresse se jette à nos genoux pour faire les comptes de son amant. Il partit sur-le-champ, en jurant après ses victimes, qui étaient cause, disait-il, de son rappel. Quoique son compte fût chargé, il en fut quitte pour une légère réprimande, car il avait de puissants protecteurs. »

Nous voilà à Saint-Maixant ; nous dînons en ville et n’arrivons que le soir en prison. Le concierge est un cardeur de laine qui ne sait ni lire ni écrire ; nous le dérangeons d’une commande de bonnets rouges ; il est de très mauvaise humeur et prend les clefs pour nous mener au cachot. D’une joie bruyante nous passons à un morne silence.

Il se déride un peu en trinquant avec nous ; il était fâché que nous eussions mangé notre argent ailleurs. On nous avait assuré que nous ne trouverions rien chez lui. (À l’intérêt près, les trois quarts des hommes sont les plus honnêtes gens du monde.) Il avait des provisions pour des centaines de déportés attendus depuis six mois. Tous les concierges nous ont tenu le même langage jusqu’à Rochefort. Nous couchons sur la rue, dans une grande chambre sans serrure, sans gardes et sans clef : ainsi tout s’apaise par une fraternité pécuniaire.

17 février. Nous voilà en chemin pour Surgères ; nous avons engagé le reste de nos bijoux et il ne nous reste pas deux louis entre trois. Ne comptons plus avec nous-mêmes, la prodigalité dans ce moment-ci est la plus sage économie ; trop heureux de ressembler au cygne, chantons encore sur le bord de notre fosse. Nous avons dépassé Niort ; pendant la journée nous sommes assez occupés à nous tirer des bourbiers, car c’est une route d’enfer ; la nuit nous surprend, nous n’aurons pas le bonheur d’être accostés par les voleurs qui rôdent toujours ici ; nous n’avons plus d’argent, il faut aller en prison. Nous passons le pont-levis du château de La Rochefoucault, nous voilà rendus. Le concierge est le boulanger de la petite ville, il aime à boire et le vin est pour rien, il nous cède son lit et nous donne pleine liberté d’aller où nous voudrons avec promesse de ne pas nous évader.

18 février. Ce matin on nous annonce que nous ne partirons que dans cinq jours. Le père Robin nous laisse seuls ; nous visitons l’église qui ressemble plus à une écurie qu’à la maison de Dieu ; comme la richesse du pays consiste en vin, des vignerons ont fait une cuverie du sanctuaire ; nous apercevons sous l’autel un caveau qui servait de dépôt aux cendres des comtes de La Rochefoucault. En 1794, le comité révolutionnaire força le père Robin et d’autres ouvriers à enlever ces tombes pour en dérober le plomb ; les corps étaient scellés si hermétiquement que la dent du temps n’avait pas encore pu les morceler, ils exhalaient une odeur si méphitique que les ouvriers tombèrent à la renverse. Les membres du comité mirent la main à l’œuvre, éprouvèrent la même syncope, firent une libation à Bacchus et reprirent l’ouvrage ; les cercueils, arrachés à force de bras, n’étaient encore qu’entr’ouverts ; un Mucius Scœvola saisit un ciseau, les fendit et les foula aux pieds. Alors la putréfaction les força tous d’abandonner l’entreprise pour ce jour-là ; ils y revinrent le lendemain, parachevèrent l’ouvrage au risque de leur vie, après avoir jeté çà et là dans des coins les membres encore charnus des morts dont ils violaient l’asile en triomphateurs. Ils abandonnèrent ce lieu à la hâte, sans se donner le temps d’effacer les inscriptions et les armoiries. Cette chapelle ressemblait à un antre de bêtes féroces, dont les ronces et les morceaux de rochers défendent l’accès aux voyageurs ; plus elle était horrible plus elle piquait notre curiosité : nous prîmes une torche… nous voilà au milieu des tombeaux dont nous lisons les inscriptions : Cy git très-haut et très-puissant seigneur, etc. Toute grandeur disparaît ici, nos persécuteurs y viendront comme nous… ceux-ci ont été riches, fameux dans l’histoire, chéris de leurs rois, nous nous occupons d’eux, nous touchons leurs ossements ; en fixant ces restes, nos cœurs émus sentent qu’il existe un autre être en nous. La réalité d’une autre vie est un contrat que l’Éternel signe dans nos cœurs, en nous en donnant la pensée ; la certitude s’en suit pour moi quand je suis proscrit et honnête homme.

Nous ne pouvions nous arracher de ce lieu infect, où la vapeur ne laissait presque pas d’air atmosphérique à notre torche. On y voyait des cheveux, des crânes encore couverts de chair, des bras dégoûtants de sanie, noirs et brisés, des cadavres à demi réduits en terre. Les chauves-souris et les autres animaux nocturnes en faisaient leur nourriture depuis trois ans, d’où nous jugeâmes que les comités révolutionnaires avaient trouvé des cadavres entiers, qu’ils avaient laissés sans sépulture, afin que la putréfaction scellât l’entrée du temple aux fidèles qui voudraient s’y réunir dans des temps plus heureux.

Un bon déjeuner nous attendait, nous suivîmes la messagère et connûmes la bienfaitrice ; c’était une aimable veuve. À peine fûmes-nous assis qu’après les compliments d’usage, nous vîmes se former un cercle nombreux d’honnêtes gens, ravis de nous voir libres et sans gardes, et surpris de notre constance à courir notre sort. – Vous êtes libres, messieurs, et vous ne songez pas à en profiter. – Notre parole est plus sûre que la garde du prétoire. – Vous serez dupes d’une générosité aussi gratuite, nous dit-on, sauvez-vous. MM. de Crainé et de Craisse nous donnèrent le même conseil, nous offrirent de l’argent ; les dames du lieu voulurent nous mettre sur la route ; le concierge, à qui M. de Crainé avait remis une dette pour qu’il fermât les yeux, s’était enivré et dormait profondément quand nous revînmes à minuit le faire lever en lui apportant un verre de liqueur pour avoir droit d’être détenus.

Le jeudi, 24 février, un seul gendarme nous accompagna, en nous disant que nous ne devions pas songer à nous évader, que nos camarades étaient libres à Rochefort, qu’ils avaient la ville pour prison. Malgré ces belles promesses, nos cœurs étaient comprimés en quittant ce paradis terrestre : c’était le déclin d’un beau jour qui ne luira pas demain pour nous. La brigade nombreuse qui vient nous prendre au milieu de la route, est armée jusqu’aux dents, peu s’en faut qu’elle ne nous mette les menottes.


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