Voyage à Cayenne (édition de Élisabeth Hausser)/Troisième partie

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La goélette est à l’ancre : une foule de monde accourt au rivage, un fort détachement de blancs et de noirs borde les deux parapets du pont de charpente où nous montons par une échelle de meunier ; les soldats serrent les rangs. Les haillons qui nous couvrent, la misère empreinte sur nos fronts, notre air déconcerté et inquiet, réveillent l’attention des spectateurs. Au bout de quelques minutes, la joie d’avoir enfin touché la terre nous rend à nous-mêmes, nos pieds incertains cherchent l’équilibre, comme si nous étions ballottés par un roulis ; nos nerfs, continuellement tendus, se dilatent ; enfin nous étendons nos membres. Des yeux avides nous toisent… Quels êtres, grand Dieu !… sont-ce des hommes ou des bêtes fauves ? Parmi cette race nuancée de toutes couleurs, quelques européennes nous fixent avec cet intérêt que les âmes sensibles prennent aux malheureux. La milice noire, les pieds nus, plats et épatés comme un éléphant, revêtue d’un mauvais justaucorps blanc et d’un large pantalon de même couleur, qui contrastent avec les traits des figures gaufrées, nous traite plus impitoyablement que les grenadiers d’Alsace ; à peine nous est-il permis de lever les yeux… Nous dépassons les remparts, la foule qui nous suit obstrue le passage ; nous entrons dans une grande maison au milieu de la principale rue, la populace noire est sous nos fenêtres, assise et entassée comme les gouvernantes et les batteurs de pavés en Europe auprès des marionnettes ou des loges d’animaux curieux. Je reviendrai sur ces objets. Villeneau, sur le balcon d’une grande maison, au milieu des élégantes de cette ville, nous fixait à notre passage avec une pitié orgueilleuse… On nous distribue des hamacs ; nous logeons au grenier, des nègres nous commandent, nous gardent et nous servent ; on prend nos noms. Les seize premiers ont été conduits chez l’Agent ; les municipaux se transportent dans notre prison avec une toise pour nous mesurer comme si nous devions tirer à la milice.

Maintenant que nous sommes toisés et signalés, montons sur la galerie pour passer en revue le peuple de Cayenne. J’ai déjà crayonné en gros l’accoutrement des sauvages qui sont venus à notre bord le lendemain que nous mouillâmes, ceux-là étaient confus en notre présence ; nous sommes donnés en spectacle à ceux-ci. L’odeur de ces boucs nous infecte, chacun de nous peu accoutumé au fumet d’un gibier si semblable au corbeau du pays, jure sa parole d’honneur que la virginité ne sera jamais un fardeau pour lui auprès de pareils objets ; pour nous guérir du mal d’amour, l’une couvre la laine noire de sa tête d’un vieux mouchoir tout déchiré ; celle-ci laisse pendre jusqu’au bas de sa ceinture deux flasques vessies toutes plissées et rembrunies de quelques gouttes de sirop de tabac ; loin de relever ses pendeloques elle les écrase tant qu’elle peut pour les faire descendre jusqu’à ses genoux. La coquetterie des négresses entre deux âges, consiste à porter de longues mamelles ; cet abandon prouve qu’elles ont eu beaucoup d’enfants, qu’elles ont beaucoup de compères et qu’elles ne sont pas encore stériles ; c’est un porte-respect pour les marmots qu’on appelle ici petit monde.

Ces individus à figure humaine portent un profond respect à la vieillesse, et nos européens policés auraient besoin de prendre ici des leçons. Chez nous on craint l’âge avancé parce qu’on craint l’abandon ; ici on l’attend, ou plutôt on l’espère : c’est l’époque des prévenances, du repos, du respect et d’une paisible jouissance. Le vieux nègre dans sa case, au sein d’une très-nombreuse famille d’enfants et de petits-enfants, commande en roi ; aussi les hommes décrépits, loin de vouloir se rajeunir comme nos grisons de France, portent à cinquante ans une jarretière blanche à leur genou, pour avertir qu’ils sont parvenus au terme de leur carrière. Alors ils se font appeler grandpapa, et à soixante ans apa, qui dans leur jargon signifie patriarche.

Ces squelettes ambulants sont couverts de lèpre et d’infirmités, et entourés d’enfants de toutes couleurs ; les uns d’un noir bronzé, les autres d’un cuivre rouge tirant sur le gris ; ceux-ci d’un jaune citron, ceux-là d’un blanc pâle et livide ; d’autres ne sont distinctibles des européens que par la couleur de leurs grosses lèvres blanches ; tous sont presque dans l’état de nature. Quelques négresses, moins par pudeur que par coquetterie, ont une petite chemise nommée verreuse qui leur descend jusqu’au nombril ; à un doigt et demi de cette brassière de marmot elles entortillent en bourrelet une toile plus ou moins fine, d’une aune et demie de tour sur trois quarts de haut. Elles nomment ce bas de chemise dioco ou transparent. Elles le couvrent d’un camisa, morceau d’étoffe de couleur de même mesure, seulement ourlé à la coupe. Cette seconde robe de luxe, ainsi que la verreuse, ne sortent du panier que pour faire quelques conquêtes. Plus les négresses sont hideuses, plus elles se croient belles : leurs compères ou maris sont presque tout nus ; ils ne couvrent la nature, comme je l’ai dit, que d’une lisière d’étoffe large de trois doigts, qu’ils appellent kalymbé. Ce soir, les colons nous envoient des fruits, du vin et du poisson bouilli au sel et au poivre. Nous savons déjà que nous ne resterons point à Cayenne ; nous serons relégués dans les cantons et dans les déserts comme les seize premiers déportés. Mais pendant un mois nous allons promener matin et soir sur le bord de la mer, escortés par un détachement qui nous serre de près.

Avant de peindre l’agent Jeannet et les colons, donnons quelques notions de la terre que nous foulons, et du pays qui nous attend. Le Maroni et l’Oyapock qui bornent la Guyane française du côté du nord et du sud, sont les seuls fleuves qui sortent d’une grande chaîne de montagnes. Les rivières de Mana, de Sinnamary, d’Oyac et d’Approuague naissent dans des montagnes de second ordre. Toutes ont plusieurs branches, plus ou moins fortes, grossies par nombre de petits ruisseaux.

Le poste de Sinnamary, qui a pris son nom de la rivière, est à l’extrémité nord-ouest d’une savane. Il est composé de 15 ou 16 cases, restes de débris malheureux de la colonie de 1763. C’était le lieu d’exil des 16 premiers déportés, ce sera aussi le nôtre. Mais nous irons premièrement à six lieues plus loin sur les bords malheureux de Konanama. Voici l’origine de ce séjour d’horreur. Des marchands rouennais y débarquèrent en 1626. La plage d’où la mer s’est retirée à deux lieues et demie, était sous l’eau jusqu’aux montagnes. Konanama leur parut propre à faire une colonie, Cayenne et ses environs n’étant alors peuplés que de sauvages. Ils s’établirent sur la cime des rochers, pour faire la guerre aux indiens. Au bout de trois semaines, les trois quarts moururent de peste, et les autres firent promptement voile pour la France.

Le chef-lieu de la Guyane est assez généralement connu sous le nom d’île de Cayenne ; mais lorsque le navigateur aborde ce terrain, il lui paraît faire partie de la terre ferme. Peut-être même cela était-il vrai autrefois ; maintenant il n’en est séparé que par des rivières, dans lesquelles la mer monte et descend à chaque marée, mais où l’on ne peut naviguer qu’avec des barques ou des pirogues.

La ville de Cayenne située à l’extrémité nord-ouest de cette île, à l’embouchure de la rivière du même nom, est fortifiée, et pourrait être défendue assez avantageusement par un petit morne (montagne) qui se trouve dans son enceinte.

À cinq heures et demie, le crépuscule paraît ; à six heures moins un quart, le petit jour, à six heures, le soleil s’élance du sein des mers, entouré d’un nuage de pourpre. L’ombre de la terre ne s’efface presque ici qu’à l’instant où cet astre est à l’horizon.

Nous sommes amphisciens, c’est-à-dire que notre ombre va de côté et d’autre. Depuis le 20 avril jusqu’au 20 août, elle est du côté du midi, et, pendant les six autres mois, elle tourne du côté du nord. Nous avons tous les jours égaux aux nuits, à une demi-heure près. Nous avons deux étés, deux équinoxes, deux hivers et deux solstices. La chaleur est tempérée par des pluies très abondantes, qui tombent depuis le solstice d’hiver, jusqu’en mars, et reprennent en mai jusqu’à la fin de juillet, où commence le grand été, jusqu’en décembre. Le soleil passe deux fois à pic sur nos têtes, le 20 avril et le 20 août ; il est peu sensible la première fois, par les pluies dont la terre est arrosée. Son retour nous donne pourtant un mois et demi de beau temps, qui sèche un peu les étangs ; mais l’inconstance de ces climats boisés et montueux trompe souvent l’attente des colons, qui feraient toujours deux riches récoltes si les étés et les hivernages étaient réglés. On rit quand je parle d’hiver et d’été sous la zone torride. L’été pour nous est un soleil brûlant qui, pendant plusieurs mois, n’est rafraîchi que par l’haleine d’une brise ou vent violent, qui souffle toujours de l’est au nord-est. Pendant la journée, le vent vient de mer et étouffe celui de terre. Ce dernier ne se fait sentir aux côtes que dans certains temps, pendant quelques heures, et presque toujours le matin et le soir après le coucher du soleil.

L’hiver est la chute continuelle des pluies ; elles sont si abondantes que souvent les cases sont inondées, et les plantages sous l’eau. La pluie tombe quelquefois pendant quinze jours, sans interruption ; durant l’hivernage, l’eau n’est pas à plus de trois pouces du niveau de la terre. Ces grandes pluies forment des torrents qui grossissent les fleuves ; on les appelle « avalasses ». Tandis que nos rivières de France laissent leurs lits à sec, celles de la zone torride sont gonflées de doucins, aussi rapides que la fonte des neiges dans les montagnes.

Les hivers sont quelquefois secs et chauds, alors les plantages meurent ; le vent du nord, qu’on appelle bise en France, brûle et gèle de son souffle nitreux sec et froid, les fleurs, les fruits et les tendres bourgeons.

Voilà la température du pays. Voyons les cases, les habitants, l’agent et les autorités de Cayenne.

Les cases sont de vilaines cabanes où l’on ne voit que des châssis sans vitres, un amas de maisons sans art et sans goût, des rues en pente, sales et étroites, pavées de pointes de baïonnettes ; au lieu de phaétons, de vieilles rosses plus étiques que nos mazettes de fiacre, attelées sept à huit à un diable ou cabrouet, traînent quelques mauvaises futailles, quelques barils de bœuf ou de morue salée ; voilà ce qui compose l’ancienne ville, où les maisons à deux étages sont des palais et des boutiques de commerce qu’on loue huit à dix mille francs par an pour servir d’entrepôt ou de magasin de déchargement des denrées coloniales ou européennes. La nouvelle ville, que nous nommerions chez nous queue de bourgade, est plus régulière, plus gaie, quoique bâtie dans le même genre sur une savane ou prairie desséchée depuis quinze ou vingt ans. Le tout est moins considérable qu’un beau village de France : les cases paraissent vides ou occupées en grande partie par des gens de couleur qui n’ont rien, qui ne font rien, qui ne s’inquiètent de rien, et qui vivent plus à l’aise que nos respectables artisans de France que l’aurore ne trouve jamais dans leurs lits, et qui portent tout le poids du jour. Ici tout le monde vend, troque, achète et revend la même chose, tout est au poids de l’or, et chacun en trouve, presque sans savoir comment. Ce paradoxe est facile à entendre quand on connaît les colonies ; ceux qui les habitent dépensent avec profusion l’argent qu’ils gagnent sans peine ; pour peu qu’ils en aient, ils ne se passent de rien, leur indolence est si grande que, pour ne pas se déranger, ils paieront un domestique pour cueillir les fruits qui sont sous leurs mains, et un autre pour les leur porter à la bouche ; n’ont-ils rien, ils empruntent ; ils trouvent facilement du crédit, car tous les insulaires sont confiants pour des bagatelles ; ne trouvent-ils pas à emprunter, ils mangent un morceau de pâte de racine, se promènent, dorment et ne s’inquiètent de leur existence que quand ils n’ont absolument plus rien. Cette classe d’oisifs est alimentée par les riches marchands qui troquent les négresses comme les denrées, lesquelles négresses troquent à leur tour tout ce qu’elles ont reçu pour les faveurs des nègres. Les arrivants d’Europe paient tout, et quand les bâtiments sont longtemps à venir, la famine est générale sans épouvanter personne. Dans ce moment, le pain vaut dix sols la livre, la viande seize ; mais la monnaie de cette colonie perd un quart sur celle de France ; la plus commune est la piastre forte d’Espagne frappée au Mexique ; le prix de toutes les autres monnaies est réglé sur la valeur de la piastre, et ce qui coûte un liard en France se paie deux sols à Cayenne.

On compte ici autant de races d’hommes que de distinctions sous la monarchie. Les blancs ou colons, qui diffèrent des européens par leurs cheveux blonds, leur teint pâle et quelquefois plombé ; les nègres par les nuances plus ou moins foncées de leur peau bronzée, ou couleur d’ébène ou de cuivre rouge tirant sur le gris. Le mélange de toutes ces couleurs donne une progéniture semblable à l’habit d’Arlequin : un indien et une blanche ont un enfant dont la peau est d’un blanc roussâtre ; un nègre et une indienne, un rejeton cuivre rouge bronzé ; une négresse et un blanc, un mulâtre dont la couleur en naissant n’est reconnaissable qu’aux ongles et aux grosses lèvres ; un mulâtre et une blanche, un métis ; une métisse et un blanc, un quarteron qui est plus blanc que les européens. Chaque espèce a des nuances de singularité. Les indiens, comme vous le verrez quand nous traiterons leur article, l’adresse, la jalousie, la férocité des peuples nomades des trois Arabies ; les nègres, le génie destructeur, paresseux et borné des sauvages de l’Afrique ; les autres avortons nés du croisement des races joignent aux vices du climat l’insipidité de leurs pères ; on ne peut décider s’il ne serait pas à souhaiter qu’ils fussent plutôt noirs qu’à moitié blancs. Les créoles, enfants nés d’européens résidant dans les colonies, sont pétris d’infirmités, souvent de défauts, et assaillis de maladies. Élevés avec les nègres qu’ils détestent et dont ils ne peuvent se passer, ils en contractent les habitudes et les goûts ; commencent-ils à marcher seuls, ils mangent d’une terre blanche qui les rend livides, les fait enfler et mourir ; on cherche en vain à les corriger de ce goût ; s’ils y sont bien enclins, les autres aliments les dégoûtent ; on ne les en détourne qu’en les dépaysant. Si ce n’est pas de cette dépravation de goût que vient leur insouciance dans un âge plus avancé, c’est toujours du même fonds que naissent leur inertie et leur mollesse, ce qui fait dire à un voyageur qu’ils sont ennuyés, ennuyants et ennuyeux ; tantôt ils regardent les nègres comme des bêtes de somme et les croient communément d’une autre origine qu’eux ; tantôt ils les idolâtrent comme leurs plus chers enfants ; les belles négresses surtout, vengent et leur nation et elles-mêmes des mépris qu’elles ont essuyés : d’esclaves, devenues plus impérieuses que les Aspasie et les Phryné, elles rendent leur maître plus petit qu’un ciron, plus rampant qu’une chenille, plus sale qu’un pourceau. Non contentes de dissiper son bien et de donner sous ses yeux et ses joyaux et leurs faveurs à d’autres amants, elles le font soupirer, courir, passer les nuits, et faire plusieurs lieues pour les trouver ; elles n’ont nulle amabilité, nulle grâce ; nul entretien, nulle douceur ; leur lubricité animale fait tout leur charme auprès des maîtres qui, fidèles aux cyniques principes qu’ils ont sucés avec le lait, les préfèrent toujours et leur sacrifient souvent les plus aimables européennes. On voit ici de vieux célibataires corrompus et entourés de bâtards et de mères de toutes couleurs, et des maris impudents qui du lit conjugal passent, sous les yeux de leur épouse, dans les bras et dans les sales réduits de leurs esclaves ; les cases sont pleines de servantes inutiles, de négrillons, de mulâtres et d’enfants naturels dix fois plus nombreux que les légitimes ; la légitime épouse doit tout souffrir sans se plaindre et sans trébucher, les maris épuisés n’étant pas moins jaloux que médisants. On ne peut pas dire qu’ils sont méchants, on ne peut pas dire qu’ils sont bons, ils n’ont point de caractère, et pourtant ils sont tous généreux, hospitaliers par inclination, par plaisir, par jouissance ; ils ne peuvent pas voir de malheureux et ils portent envie aux heureux ; mais quand ils sont bons, et le climat, vu la facilité de se procurer sans gêne les moyens de vivre, leur donne souvent cette qualité ; ils le sont à l’excès.

Peignons maintenant le sexe créole. Mesdames, vous crieriez peut-être à l’invraisemblance, si je vous peignais avec les grâces de Junon prenant la foudre en main pour endormir entre ses bras le maître des Dieux ; vous avez l’indolence, les caprices, les ruses, la coquetterie, l’expression et plus souvent la molle langueur de Vénus. Quelques-unes d’entre vous ont le superficiel du beau, d’autres la tyrannie des despotes et la bassesse des esclaves ; quelques-unes le charme de l’éducation du sentiment, presque toutes celui de l’affabilité ; mais beaucoup la mignardise et la rusticité des vétilles et des caprices ; quelques-unes la galanterie, toutes l’orgueil et la coquetterie, mais toutes aussi la sensibilité et beaucoup plus de sagesse que vos maris.

De pareils enfants ont besoin de bons mentors, et la mère-patrie a toutes les peines du monde à les contenter sur ce point. Les gouverneurs ou les agents qu’elle leur envoie, sont-ils trop doux, ils en font comme les grenouilles du soliveau ; sont-ils trop sévères, ils les maudissent et se taisent. Leur souplesse ou leur mépris changent souvent le caractère du chef qui les gouverne ; de là les contradictions fréquentes dans leurs rapports sur l’administration de tel ou tel gouverneur ou ordonnateur. Mais je reviens pour un moment à la maison où nous sommes détenus.

Nous allons promener, comme je vous l’ai dit, depuis six heures du matin jusqu’à huit, et depuis quatre jusqu’à six du soir. Les habitants nous comblent de présents et de promesses. Quoiqu’ils arrangent la religion à leurs mœurs, nos prêtres excitent pourtant leur plus vive sollicitude ; presque tous les blancs font par enthousiasme choix de ceux qui n’ont point prêté serment, et les noirs de ceux qui l’ont prêté, car le schisme de France a passé dans les Indes. Le moment de quitter Cayenne approche. Jeannet, chef suprême, prend une décision que voici :

Article premier. Aucun déporté ne pourra rester à Cayenne ni dans l’île.

II. Tout déporté qui désirera former un établissement de commerce et de culture dans une des parties non exceptées par l’article précédent, sera tenu de s’adresser par écrit au commandant en chef, qui fera part de la demande à l’administration départementale.

III. La pétition sera appuyée d’un certificat d’un citoyen domicilié et bien connu, qui prouve que l’exposant est en mesure d’acheter ou de louer, soit une habitation, soit une maison, et qu’il a les moyens suffisants, soit pour faire valoir l’habitation, soit pour entreprendre le commerce.

IV. L’administration départementale s’assurera des faits contenus dans le certificat à l’appui de la demande qu’elle fera passer de suite avec son avis motivé à l’agent du Directoire, pour être par lui pris sur le tout telle détermination qu’il appartiendra.

À Cayenne, le 30 prairial an VI (18 juin 1798).


Comment profiter du bénéfice d’une pareille loi ? Nous ne pouvons parler à personne. Qui viendra nous offrir son bien ? Tous les colons demandent un déporté pour mettre sur leur habitation ; ils s’informent de la moralité de chacun, et choisissent ainsi en tâtonnant : tous sont mus du saint désir d’arracher un malheureux au gouffre dévorant de Konanama, où vont aller ceux qui ne trouveront point d’asile et qui n’auront pas les moyens de former des établissements à leurs frais en s’engageant à ne rien recevoir de l’administration pour tout le temps de leur existence dans la Guyane. Les habitants qui se chargent d’un déporté sont tenus de lui passer une partie de leur bien, et de répondre de son évasion. L’État ne leur fournit absolument rien ; ils le médicamenteront à leurs frais. Une fois rendu chez eux, il ne pourra pas même venir à l’hôpital, ni mettre le pied dans l’île de Cayenne. Ces dispositions rigoureuses sont faites pour prévenir le dégoût et la légèreté des contractants, dit Jeannet, ou pour le libérer lui-même d’une dette sacrée… car tous sont gardés à vue, tous sont prisonniers d’État ; et dans quel État le souverain privant un individu de sa liberté, l’exilant à deux mille lieues de sa patrie, lui séquestrant son bien, lui interdisant la communication avec les hommes, ne lui donne ou ne lui prête-t-il pas des moyens d’existence ? Jeannet outrepasse bien ici l’intention du gouvernement, mais les lois de la mère-patrie sont des fusils sans détente à une pareille distance.

Les vapeurs homicides de cette terre vierge tuent l’homme qui l’ouvre sans précaution. Les arbres qui l’ombragent, plantés par les siècles, sont quatre ou cinq fois plus gros que nos sapins ; il faut les échafauder pour les couper à certaine distance du tronc, car le pied est trop étendu pour qu’on songe à le déraciner. Un homme seul dans ces forêts ne trouverait pas le temps de nettoyer un coin de champ que l’autre extrémité serait déjà couverte de broussailles plus épaisses que nos bois taillis, tant la végétation a de force. Songer à brûler les forêts, sans les couper, est une pensée folle ; d’ailleurs, l’incendie découvrant le terrain, y ferait circuler l’air, et les arbustes naissant en foule au pied des troncs à demi enflammés, ne laisseraient que peu d’espace à la culture. Il faut donc travailler sans relâche à abattre d’abord le petit bois, et à le mettre en pile. Pour cela, il faut des bras et des hommes acclimatés ; mais les grands arbres restent encore ; si vous n’avez pas assez de monde pour les faire tomber promptement, les petits reviennent, et vous n’avez rien fait. Le sol qui n’est pas boisé est désert, stérile, ou étang ou savane (prairie que les avalasses d’hivernage couvrent pendant six mois de quatre ou cinq pieds d’eau). On pourrait quelquefois dessécher ces marais, mais il faudrait des avances d’argent et d’hommes. Nous sommes 193 ; la moitié sera répartie dans 130 lieues et abandonnée à elle-même, l’autre sera gardée à vue, et confinée dans un désert. Un tiers est sexagénaire, l’autre n’a rien, et tous sont moribonds. Nous passons à l’hôpital les uns après les autres, la maladie nous marque nos lits. Le pays nous fait végéter comme les plantes. Aujourd’hui mon voisin se porte bien, demain il a la fièvre chaude, après demain on le porte en terre. Il y a huit jours que Bourdon et Tronçon-Ducoudrai étaient à la chasse ; avant-hier ils buvaient du punch et projetaient une partie pour le lendemain, ils sont enterrés ce matin, et Brotier qui les a soignés dans leurs derniers moments, est mort hier au soir d’un coup de soleil. On croirait qu’ils sont empoisonnés. L’air et le soleil de la Guyane sont les venins les plus subtils ; aucun de nous n’est dangereusement malade, et au mois d’octobre, la moitié sera morte.

Noyer qui tient la lancette d’Esculape vous enseigne son art en peu de mots : « Otez-moi les cantharides, la lancette, l’opium, l’émétique et la seringue, je ne suis plus médecin. » Pendant l’été, les fièvres chaudes et pestilentielles sont plus communes que la migraine en France ; elles occasionnent souvent des obstructions au foie et vous emportent l’été suivant.

L’hiver est funeste aux vieillards et aux asthmatiques, les brumes et les fraîcheurs des nuits en dépêchent un bon nombre chez Pluton. La pulmonie n’est pas commune dans ce pays, mais le cathare et l’éthisie font très-bien la besogne de leur sœur.

Voici des maladies d’un autre genre : on conduit un vieux nègre aux îles du Malingre. Toute sa famille est éplorée, il est suivi d’un blanc que ses amis n’approchent que de loin. Ces malheureux se désespèrent, et crient à l’injustice.

Les îles du Malingre, que nous avons vues en abordant, sont une léprerie où l’on confie ceux qui sont atteints d’un mal honteux, connu ici sous le nom de mal rouge ou des arabes, en Guinée, sous celui d’épian rouge. Le principe de ce mal vient d’un libertinage honteux. Quand il se déclare au-dehors, il est presque sans remède, c’est une gangrène lente qui fait tomber les membres sans douleur. Un lépreux se brûle sans s’en apercevoir, on lui enfonce des épingles dans les bras, dans les jambes, sans qu’il se réveille s’il dort ; et sans qu’il crie s’il est éveillé. La honte est attachée à cet exil, et la Faculté y regarde à deux fois pour y condamner un homme. Tout ce qui approche de lui occasionne une juste répugnance, car cette peste est communicative. Les anciennes lépreries n’étaient pas plus effrayantes que celle-ci. Ces malades sont relégués sur une île à trois lieues au sud-est de Cayenne, d’où ils ne communiquent avec qui que ce soit au monde. Leur île est presque inabordable, d’où lui vient le nom de Malingre, ou mal aisé à ancrer. Quelques curieux y vont par faveur, mais les malades se retirent et n’osent les toucher. C’est un spectacle digne de compassion de voir ces cadavres vivants, en lambeaux, dont l’un a perdu les deux bras, un autre les doigts des pieds ; celui-ci est couvert d’ulcères purulents, cet autre a la figure rongée de chancres. Enfin, tous savent que l’enceinte qu’ils foulent est leur tombeau. Ils n’ont souvent pas la force d’inhumer leurs confrères qui viennent de mourir.

Aujourd’hui la pluie nous force au milieu de la promenade à nous abriter chez un menuisier ; une mère jette les hauts cris, son enfant nouveau-né vient de mourir du tétanos, coqueluche qui moissonne les trois quarts des enfants jusqu’au septième jour après leur naissance. Ils tombent en syncope, se brisent les reins, et meurent subitement. Quand un nouveau-né passe sept jours, on ne craint plus rien jusqu’à sept ans. Tous les grands maux occasionnent un gonflement de muscles qui fait mourir ceux qui en sont atteints, dans un état affreux. Presque tout le monde est sujet au mal de jambe, qui devient incurable, si on le néglige. La gangrène et les vers s’y mettent, il faut mourir ou s’accoutumer à l’opium et à la pierre infernale.

Nous allons bientôt évacuer Cayenne, et nous connaissons déjà assez l’agent, pour le peindre avant de partir.

Jeannet, chef suprême de la colonie sous le nom d’agent, commande en sultan aux noirs, aux habitants comme aux soldats ; sa volonté fait la loi, rien ne contre-balance son autorité, il ne doit compte qu’au Directoire qu’il représente ; il ne reste en place que pendant 18 mois, et peut être réélu ; il nomme toutes les autorités, les influence toutes, les renouvelle toutes, les fait mourir toutes ; enfin, quand il sourcille, tout doit trembler devant lui. Voilà sa puissance ; quel usage en fait-il ?

Jeannet, d’un physique avantageux, dans sa trente-sixième année, fils d’un fermier de la Beauce, est manchot du bras gauche qu’un cochon lui a mangé quand il était au berceau. Il doit son avancement à ses talents, à son oncle Danton, et un peu à ses maîtresses qui ont payé sa complaisance et sa vigueur. Son abord est prévenant, la gaieté siège plus sur son front que la franchise, ses manières sont aisées, il débite avec une égale effusion tout ce qu’il pense comme tout ce qu’il ne pense pas ; son grand plaisir est d’être impénétrable en paraissant ouvert, il se pendrait si on pouvait lire dans son cœur, et je ne sais pas s’il en connaît lui-même tous les replis. Il fait autant de bien que de mal, et toujours avec la même indifférence. Il met chacun à son aise, il pardonne de dures vérités et même des injures ; il manie le sarcasme et la répartie avec esprit ; il écoute volontiers les reproches, les remontrances, les plaintes, et ne les apostille jamais que de grandes promesses. Il est brave et prévoyant dans le danger, peu sensible à l’amitié, encore moins à la constance, blasé sur l’amour, très-facile au pardon et peu enclin à la vengeance. La vertu pour lui est la jouissance et le plaisir ; il ne fait jamais de mal sans besoin, mais un léger intérêt lui en fait naître la nécessité. C’est un homme de plaisir et de circonstance, qui aime l’argent et puis l’honneur, les hommes pour ses intérêts, ses amis pour la société, et qu’on a regretté par ses successeurs.

Il vint ici en 1793, après la mort du roi, mettre la colonie « à la hauteur des circonstances », fit ouvrir les clubs, en fut président, et s’allia aux hommes de toutes les couleurs. Son cœur répugnait à ces bassesses, mais c’était le marchepied de son crédit, et il s’y prêtait avec autant d’aisance que s’il n’eût jamais eu d’autres inclinations. Plus la crise était difficile, plus il déposait et même avilissait son autorité. Le décret de la liberté des noirs, annoncé depuis longtemps, plus redouté que la foudre, faisait émigrer les riches habitants qui craignaient à juste titre d’être égorgés par leurs esclaves. Jeannet se trouvait entre l’enclume et le marteau : d’un côté, les anarchistes qu’il détestait dans son âme, et avec qui il s’était trop popularisé, dissipateurs ici comme en France, soupirant après le décret dans l’espoir du pillage, l’assiégeaient sans cesse pour savoir quand et comment il le proclamerait. Il avait lui-même désorganisé le bataillon d’Alsace, en substituant un nouvel état-major à l’ancien qu’il avait fait déporter comme aristocrate. D’un autre côté, les vrais habitants le sollicitaient de ne pas recevoir le décret, et lui offraient des fonds. Il leur en avait fait la promesse, aussi bien qu’au gouverneur de Surinam dont il ménageait l’alliance. Il avait reçu avis que des bâtiments hollandais stationneraient devant Cayenne pour capturer l’aviso porteur de la liberté des nègres. En les voyant paraître, il annonce une grande conspiration pour jeter l’alarme dans les cantons. Quelques riches propriétaires prennent la fuite, sont déclarés émigrés ; il confisque leurs habitations. Pour faire sa bourse, il avait créé, le 5 septembre 1793, pour trois millions de billets qui ont achevé de ruiner la colonie en 1795. Du même coup, fait rentrer une partie de la dette arriérée, ferme les portes de l’assemblée coloniale, retourne les caisses, change les tribunaux. Enfin il allait achever sa riche moisson au moment où vint le fameux décret. Copions ce qu’il en rapporte lui-même, dans son compte rendu :

« Ce fut le 25 prairial an II, à six heures du soir, qu’Apolline, capitaine de la corvette l’Oiseau, me remit le décret de la liberté des nègres, sans aucune instruction, et avec ordre de le faire aussi-tôt promulguer. Le 26, à six heures du matin, le bataillon étant sous les armes, je proclamai moi-même le décret de liberté, en déclarant traître et infâme à la patrie quiconque tenterait un instant de s’opposer à son exécution. » La proclamation se répéta de suite dans tous les cantons. Alors la colonie fut à la débandade ; quelques commissaires, porteurs de ce décret dans la grande terre, loin de préparer les nègres à ce passage subit et redoutable de la dépendance à la liberté, les enlevaient des ateliers, les indisposaient contre leurs maîtres, leur criaient avec emphase : « Vous êtes libres, faites maintenant ce que vous voudrez. » Jeannet admettait à sa table, à ses côtés, dans son conseil, les noirs de préférence aux blancs. Les nègres étaient si bien pliés au joug qu’ils crurent pendant deux mois que ce qu’ils voyaient n’était qu’un songe. Personne n’osant leur parler d’ouvrage, ils commencèrent à vouloir se débarrasser de tous les blancs de peur de rentrer dans l’esclavage. On vit les cantons fermenter, les habitants s’enfuir dans les bois, les esclaves armés courir d’un bout à l’autre de la colonie pour faire, disaient-ils, la chasse à leurs maîtres, qui se réfugiaient à Cayenne où ils n’étaient pas plus en sûreté. Jeannet écoutait les plaintes des blancs, leur faisait de belles promesses, et donnait de légères réprimandes aux noirs. Le capitaine Apolline lui avait apporté aussi la nouvelle de la mort de son oncle Danton à qui il devait sa place : « Ils font bien de se défaire de tous les conspirateurs, » dit-il. Cette réponse n’était que sur ses lèvres, car il lui donna longtemps des larmes en secret, et résolut dès ce moment de mettre ordre à ses affaires pour s’enfuir dans les États-Unis. Son dessein transpira, il n’en fit point mystère, et se concilia de plus en plus les nègres et la Société populaire dont il était l’âme, écoutant sérieusement les folies que les noirs y vociféraient dans leur jargon. L’un y demandait que les femmes blanches qui se reposaient depuis si longtemps, fissent à leur tour la cuisine aux nègres ; un autre sollicitait un arrêté pour le partage des habitations ; un troisième trouvait mauvais que son ancien maître mangeât encore dans des plats d’argent, et lui dans une gamelle. L’agent se contentait de rire, mais un dernier orateur lui poussa trop vivement la botte : – Je suis libre, citoyen agent. – Oui. – Je puis me faire servir aujourd’hui. – Oui, en payant, et je serai moi-même à tes ordres pour de l’argent. – Citoyen Jeannet, ce n’est pas toi que je veux, s’il arrive des nègres, je pourrai en acheter à mon tour ? – À ces mots Jeannet s’élance à la tribune, pérore longtemps sur le prix de la liberté et termine par cette sentence : « Je crains bien que la mère-patrie n’ait versé son sang pour briser les fers d’une classe d’hommes qui ne mérite que l’esclavage et qui ne connaît que le bâton. »

Les cultures étaient abandonnées, l’orage grossissait, la terreur grondait dans le lointain, la troupe n’était point payée, l’argent des prises avait été dissipé, la récolte était serrée. Jeannet avait des fonds, il termina sa session par une fuite, et fit légitimer ses rapines par un prétendu compte rendu que j’ai sous les yeux. Cette manière de s’y prendre est originale ; le bataillon qui était presque nu s’opposait à son départ ; il assemble le département, lui dit qu’il va en France pour solliciter des fonds pour la colonie, que les caisses sont vides pour le moment, mais qu’il y a plusieurs recettes sûres (en parlant du produit des récoltes) dont quelques-unes sont prochaines (il touchait à ses coffres en parlant), d’autres éventuelles sur lesquelles il est raisonnable de compter (les prises que les corsaires devaient faire). Le département fait imprimer ce petit compte. Il pare à tout par un prompt départ, et fort de cette pièce auprès du Directoire, se fait renommer agent, revient en 1796, et fait ressentir sa colère à Collot-d’Herbois et à Billaud-Varenne qui avaient presque gouverné la colonie pendant son absence.

Le premier de ces deux exilés est péri à Kourou d’une mort violente, avant notre arrivée ; l’autre est resté longtemps à Sinnamary avec les seize premiers déportés.

Revenons à l’état actuel de la colonie. Les nègres, d’abord classés à vingt sous par jour, le sont aujourd’hui à six, à cinq et à trois ; ils ne peuvent sortir de chez les maîtres qu’ils ont choisis, que faute de paiement ou de gré à gré. Ils ne peuvent aller d’un canton dans l’autre sans permis. Le fouet est remplacé par la prison sur les habitations ou par la franchise, maison de correction où ils travaillent au desséchement des terres basses, et reçoivent en entrant et en sortant soixante et quatre-vingts coups de nerf de bœuf. Ces entraves leur font regretter les premiers jours de leur liberté ; ils travaillent peu et redoutent un nouvel esclavage qui les ferait rentrer chez leurs maîtres qu’ils n’ont pas ménagés. Les deux partis s’observent ; les noirs sont craintifs, méchants et dix fois plus nombreux que les blancs. Ces derniers désireraient que nous restassions dans l’île pour leur donner main-forte en cas de révolte, et notre vie n’est pas plus en sûreté que la leur.

On imprime nos noms, la liste en sera envoyée à chaque poste de la colonie française et hollandaise. Nous, nous associons sept, et MM. Trabaud et Bonnefoi nous louent leur case à Kourou, pour y faire le commerce : mes camarades se cotisent pour eux et pour moi, car on m’a volé mon argent et mes effets à Rochefort et dans le pillage de la frégate. Depuis mon départ sur la Décade, je n’ai eu qu’un louis en ma possession ; nous étions trois à le partager : au bout de deux jours il m’est resté quarante sous pour faire 1 800 lieues ; je vivrai pourtant dans la Guyane pendant trois ans sans l’assistance du gouvernement… Nos propriétaires envoient nos noms à l’administration départementale, et moi, je vais les donner au lecteur :

J. B. Cardine, curé de Vilaine, diocèse de Paris, âgé de 41 ans, natif de Coumion, département du Calvados.

Jean-Charles Juvénal, chevalier de Givry de Destournelles, natif de Laon, âgé de 27 ans.

Gaston-Marie-Cécile Margarita, âgé de 37 ans, né à Avenay, diocèse de Reims, département de la Marne, curé-de Saint-Laurent de Paris.

Jean-Hilaire Pavy, âgé de 32 ans, de Tours.

Hilaire-Augustin Noiron, âgé de 49 ans, natif de Martigny, curé de Mortier et Crécy, diocèse de Laon, département de l’Aisne.

Louis-Ange Pitou, âgé de 30 ans, né à Valainville, commune de Moléans en Dunois, district de Châteaudun, département d’Eure-et-Loir, homme de lettres et chanteur, résidant à Paris.

Louis Saint-Aubert, âgé de 55 ans, né à Rumaucourt, département du Pas-de-Calais, résidant à Paris.

Distribuons les emplois de notre futur établissement. Cardine aura les clefs du magasin avec Pavy, l’un et l’autre tiendront note de la recette et de la dépense ; chaque soir, avant de nous coucher, Margarita portera le tout sur un livre à double partie. La société se réunira tous les quinze jours pour apurer les comptes et prendre la balance de recette et de dépense.

Givry et Noiron iront à la chasse ; Saint-Aubert taillera les arbres et bêchera le jardin, ou se délassera à la chasse quand l’un ou l’autre veneur sera fatigué ; Pavy fera la cuisine avec Cardine ; Margarita et Pitou iront chercher de l’eau, balaieront la case, compteront le linge pour le blanchissage et laveront la vaisselle tour à tour. Margarita sera attaché à la case, pour aider les deux premiers à tenir les livres. Pitou portera des marchandises à deux et trois lieues dans les habitations, ira dans les sucreries faire emplette de liqueurs et de sirops pour la vente et la consommation.

Il s’agit maintenant de faire enregistrer nos baux de location et d’obtenir préalablement l’aveu de l’agent qui a remis ces détails au commandant de place ; un soldat nous y conduit après midi. « Ne voyez-vous pas qu’il n’est point ici ? nous dit sa négresse. Écoutez-le chanter dans la maison du gouvernement ; il n’est visible que depuis huit jusqu’à neuf heures du matin, ne manquez pas l’heure. »

Le lendemain nous fûmes ponctuels ; le commandant de place donnait un grand déjeuner : nous étions tout confus. La négresse prit sur elle de nous annoncer ; la maison retentissait déjà du cliquetis des verres et des bouteilles cassées.

Nous sommes expédiés en cinq minutes. « Par ma foi c’est un drôle d’homme que ce Jeannet, nous dit en revenant la sentinelle qui nous avait accompagnés : le capitaine du corsaire la Chevrette amène une prise dans le port ; on met le scellé à bord du bateau : l’argent disparaît ; Jeannet mande ce capitaine : il y a de grands fripons à votre bord, monsieur, lui dit-il ; ce sont les petits, citoyen agent, les grands sont à terre. Il l’envoie au fort pendant deux heures, puis il le rappelle et lui répète sa réponse : les grands sont à terre ; ce n’est pas moi, puisque je n’ai qu’une main ; elle en vaut dix, citoyen agent, reprit le capitaine ; Jeannet se mit à rire et ce matin ils déjeunent ensemble. »

27 juillet. Le petit jour ne nous surprend pas au lit, nous faisons plus d’apprêts que si nous allions à la noce, la joie de recouvrer la liberté et un noir pressentiment d’un avenir malheureux gonflent notre cœur. Six heures sonnent ; après l’appel, l’on nous enjoint de remettre la vaisselle et le hamac que la nation nous a prêtés ; les serpillières de la Décade nous serviront de couchettes. À trois heures après midi, nous nous embarquons pour Kourou ; nous sommes treize personnes avec notre bagage dans un canot aussi petit qu’une barque de meunier, on pousse au large et Cayenne s’éloigne.

Notre mauvaise coque est si chargée que l’eau n’est pas à un pouce du bord ; nous sommes à l’embouchure d’une rivière très-rapide, agitée par un vent violent ; il y a douze lieues de mer jusqu’à Kourou. La grande terre forme une pointe à une lieue au nord-ouest. La route par terre est plus courte, mais il faut passer sur un sable mouvant ; nous entrons dans la crique Méthéro, petite saignée faite par le reflux de la mer. Cette crique est entourée d’îlets. On respire la fraîcheur et la paix sur ces bords couverts de palétuviers rouges dont les racines sans fin s’entrecroisent et descendent de la cime jusqu’au fond de l’eau vaseuse ; nous y débarquerons ; chacun frappe de son pied la terre et casse une branche de bois vert en s’écriant : « Nous ne mourrons pas sans avoir mis le pied dans l’Amérique. » Margarita revient avec moi dans le canot pour escorter le bagage. Nous rentrons en mer, et nous voguons à pleines voiles, au bruit du canon du neuf Thermidor. Nous sommes à deux lieues et demie de Cayenne. « Mon ami, dit Margarita, il y a quatre ans à pareil jour et à pareille heure, le tocsin sonnait à la Commune et à la Convention, nous étions entre deux écueils ; aujourd’hui nous sommes dans une frêle nacelle, exposés aux vagues d’une mer écumante… » Le vent souffle, nous sommes inondés et bientôt arrêtés par le calme. Nos rameurs sont en nage sans pouvoir avancer… Cependant nous avons encore six lieues jusqu’à notre destination. Après mille efforts nous entrons enfin dans l’embouchure de la rivière de Kourou, ce passage est extrêmement dangereux ; à deux heures du matin nous approchons du dégrat. Où est notre case ? Qui va nous l’indiquer ? Que faire le reste de la nuit ? Quelle consigne va nous donner la sentinelle ? Nous voilà à Kourou… Mais je ne vois que des bois ; serons-nous libres ou assujettis aux caprices des soldats… ?

Nous mourons de soif, Margarita reste dans le canot. Comme la marée est basse, le rivage est couvert de vase, deux nègres me chargent sur leurs épaules et me conduisent au poste ; je regarde avec étonnement ce Kourou si fameux dans l’histoire de la colonie de 1763. Des herbes de la hauteur de 2 et 3 pieds obstruent un petit sentier qui est la grande route. Quel désert, mon Dieu ! À la distance de deux portées de fusil, je n’ai trouvé que huit mauvaises loges de sabotiers… Nous passons à côté de l’église ; la bâtisse en paraît jolie, elle est fermée… Plus loin un grand bâtiment long comme un boyau sert de magasin, de corps-de-garde et de caserne ; un nègre à moitié endormi auprès d’un feu couvert de cendre me crie « Qui vive ? », je demande l’officier. Il se lève et me conduit à notre case ; un troupeau de bétail parque dans notre jardin ; le vacher occupe la maison, il dort d’un profond sommeil, ce spectacle me navre d’effroi. Comment vivre sept dans un pareil désert ? Je vais retrouver Margarita, le passager nous ouvre sa case, fait débarquer notre bagage, nous invite à nous reposer jusqu’au jour.

Que sont devenus nos camarades ? Ne se sont-ils point égarés dans les forêts ? Au bout d’une heure nous retournons voir le village ; la lune éclaire toute la solitude des huttes… Une seule case est entourée de fleurs et d’arbres de luxe. C’est sans doute la maison du seigneur du canton. L’avenue de la nôtre est plantée de deux rangs de cocotiers, palmiers dont le corps droit comme une flèche et gros comme un tilleul de vingt ans, s’élève à cent vingts pieds en l’air ; ses branches confondues avec ses feuilles, longues de vingt pieds, coupées en lance à trois tranchants, forment un bouquet à sa cime, qui se termine en aigrette. Sa fleur qui ressemble à un épi en maturité, est couverte d’une enveloppe faite comme un parasol qui la garantit de la tempête ; son fruit, rond dans l’intérieur, est couvert d’une enveloppe triangulaire, filandreuse et extrêmement tenace ; il ressemble à une grappe de raisin du poids de trente livres. Au bout de douze ans, il est dans son adolescence ; alors son tronc se dégage des branches ou feuilles gourmandes ; les grappes les plus près de la terre pèsent sur le dernier rang de feuilles, qui sèchent et tombent à mesure que la cime enveloppée d’une toile comme nos canevas, brise sa natte deux fois par mois, pour éjaculer une nouvelle sève. Le cocotier n’est point hérissé de piquants comme les autres palmistes, à qui il ressemble pour la feuille, et dont il diffère pour le fruit. Il donne, comme le Maripa et le Tourlouri, le fameux vin de palme, dont les Africains sont si gourmets.

La fatigue nous invite au sommeil ; la curiosité, le chagrin, le plaisir de marcher sans gardes, nous font braver les insectes et oublier les douceurs du repos ; nous nous enfonçons dans un bois touffu… la route est pleine de sable, les oiseaux de nuit marient leurs voix lugubres à notre sort ; nous retournons chez le passager après avoir fait mille et un projets comme la laitière au pot cassé. Le jour tarde trop à luire, nous dormons sur une chaise ; les coqs nous réveillent, ils sont les seules horloges du pays ; ils ont chanté trois fois ; le pierrier du poste annonce le jour, nous secouons l’oreille pour aller nous montrer au maire.

Le maire est le premier officier civil, il inspecte les habitations et les travaux, reçoit les plaintes pour les griefs ou crimes civils, veille à la police des cantons de la colonie. La force armée est à sa disposition. Le juge de paix prononce en dernier ressort sur les affaires de police correctionnelle ; quand un blanc est aux prises avec un nègre, il appelle des assesseurs qui sont nommés par le canton. Ces deux officiers seuls sont payés par le gouvernement. Le maire de Kourou se nomme Gourgue ; son habitation est au milieu du bois, au nord du poste dont il est éloigné de trois portées de fusil, et entouré d’une crique hérissée d’une forêt de palmistes. Le boulanger des militaires nous conduit à sa case qui tombe en ruine. Il revient de son jardin le dos voûté, un long bâton à la main, comme un semeur de ses champs ; il nous fait déjeuner, s’excuse de la frugalité de son repas sur la misère des colons, et se résume par cette prophétie : « Vous n’avez pas les vivres !… malheureux ! vous végéterez ici pendant l’été… mais l’hiver… nous vous aiderons… nous sommes ruinés. »

Nous retournons prendre possession de notre case. Sur notre passage à droite à vingt pas, deux blanches qui ont quelque chose des européennes, sont sur le seuil de leur porte, les jambes et les pieds nus ; elles nous regardent, se parlent tout bas et rentrent annoncer au mari renfermé dans la case qu’elles ont vu deux étrangers… C’est une merveille dans ce pays où l’on reconnaît au bout de trois jours la marque des souliers qu’un européen imprime sur le sable. Ces dames sont l’épouse et la fille d’un vieillard de soixante ans, aveugle, infirme et extrêmement aimable… Bonne nouvelle… nous leur devons une visite… ce sera pour demain.

Voyons notre logis et apportons notre mobilier. Une haie de très-grands citronniers cintre notre jardin, dont le sol sablonneux est engraissé par le bétail à qui il sert d’étable, car les troupeaux couchent toujours en plein air. Les arbres fruitiers qui faisaient l’ornement du jardin, ont été coupés par un homme de couleur qui habitait la case avant nous. Les oranges et les citrons couvrent la terre. Des lianes et des brousses étouffent l’air, tout est en désordre ; l’extérieur ressemble à l’approche d’une grotte. La case est propre, spacieuse, composée d’un petit magasin de trois chambres, d’un grenier assez grand ; elle est couverte en bardeaux.

Au bout de deux heures notre bagage est en place ; un seul nègre a tout apporté. Un pain d’une livre et demie, deux fromages tête-de-moine, six flacons de genièvre, six flacons de tafia, cinquante livres de cassonnade, quelques chaudières, douze bouteilles d’huile d’olive, deux jambons, une caisse d’huile à brûler et 100 livres de riz sont nos provisions de bouche. Une partie de ces denrées est destinée au commerce. Quatre pièces d’indienne, quatre de toile, deux de coton bleu, trois poignées de fil mélangé, sont notre fonds de boutique ; voilà nos provisions de sept pour 3 ans. Notre case est vide ; heureusement que nous avons trouvé un vaissellier, un buffet, des bancs et des tables, qui sont attachés à la maison, sans cela nous siégerions à terre. Que vont dire nos compagnons ? Sur quoi allons-nous coucher ? Nos serpillières de la Décade sont toutes mouillées des vagues qui sont entrées cette nuit dans le canot. Quelle perspective ! Nous refermons la case, nous promenant pour nous promener.

Bourg, le passeur, nous retient à dîner, il n’a qu’un morceau de poisson boucané et de la cassave (pain de racine, plat comme du pain d’épice, sec comme du bran de scie, qu’on mouille pour qu’il n’étrangle pas). Margarita, en me regardant a les larmes aux yeux ; il ne peut manger de cette cuisine ; je parais m’y conformer sans répugnance, quoique mon cœur bondisse : ces pauvres gens s’en aperçoivent, nous apportent un morceau de pain frais, de l’huile et du vinaigre pour assaisonner le poisson ; après dîner, ils nous enferment pour nous laisser reposer.

À cinq heures, nos camarades hèlent à l’autre bord ; nous nous levons pour les recevoir, la rivière en cet endroit est trois fois large comme la Seine ; au bout d’un quart d’heure, ils sont à notre dégrat ; nous nous embrassons en nous racontant nos dangers ; ils ont failli périr de fatigue au milieu des sables ; les habitants les ont bien accueillis, ils sont exténués ; ils ont bien dîné chez une négresse libre nommée Dauphine. Bourg nous donne à souper, une indienne nous prête deux hamacs, chacun se blottit comme il peut ; la fatigue nous accable, le plaisir de la réunion attire le sommeil : demain nous examinerons le local.

29 juillet. Au point du jour, chacun prend son emploi ; nous buvons un petit verre de tafia pour la dernière fois. Givry et Noiron partent pour la chasse. Saint-Aubert s’arme d’une serpe et d’une bêche ; Margarita et moi allons au puits de Préfontaine, ensuite à la provision chez le pêcheur qui a pris un machoiron jaune de 40 livres, à 4 sols la livre, suivant la taxe ordinaire. Nos voisins nous apportent une douzaine de cassaves ; des habitants, à deux lieues sur l’anse, nous envoient du sirop, du riz, de la vaisselle. L’ancien chirurgien de ce poste, M. Gauron, nous fait apporter trois matelas et un hamac. Nous voilà pourvus de lits et de vivres pour quelques jours. Les brêches du jardin sont bouchées, les citronniers tombent sous la serpe ; dans peu on soupçonnera enfin qu’il y a des vivants à la case Saint-Jean, dont les limites touchent au cimetière. Nous visitons les alentours de notre domaine : à l’ouest nous sommes bornés par un bois épais et marécageux ; à l’est les palétuviers nous dérobent les bords de la mer ; au midi la rivière coupe notre passage ; au nord une forêt de palmiers s’étend jusqu’à l’anse. On n’y découvre aucun vestige de la splendeur de ce séjour, où quinze mille hommes débarquèrent autrefois. Nous n’avons qu’un pas à faire pour voir la grandeur des tombeaux qu’on leur creusa. Rendons visite aux morts. Au milieu de l’asile du silence est une chapelle très-solidement bâtie des débris de l’hôpital de la colonie de 1763, et couverte de palmistes ; l’obscurité que le hasard y ménage, imprime le respect et fixe l’attention. Nous y entrons, après avoir lu sur les deux battants de la porte : « Temple dédié à la bonne mort ». Un autel fait face ; à droite un vieux guerrier grossièrement modelé en terre, laisse tomber son casque et paraît s’ensevelir, en disant aux curieux : « Vous viendrez ici avec moi ». À gauche une femme modelée de même joint les mains, et bénit le moment qui la délivre de la vie. Le jugement dernier est grotesquement barbouillé sur les murs ; Dieu y descend au milieu d’un nuage de lumière, précédé de l’ange qui sonne de la trompette : « Morts levez-vous ». L’enfer à la gauche de Dieu est représenté par un feu ardent où la justice divine précipite des prêtres, des cardinaux, des papes, quelques rois, et très peu de militaires. Ainsi chacun se fait une idée de Dieu suivant son intérêt. Qui repose ici ?.. C’est M. de Préfontaine et son épouse… L’admirateur de Voltaire, le bel esprit de Cayenne, l’auteur du plan de la colonie de 1763.

Nous allons dîner chez M. Colin qui nous en dira plus long. Ce vieillard est de Caen ; il a épousé en premières noces une demoiselle de Châteaudun ; il est privé de la vue, il me serre les mains en pleurant de joie de ce que je lui apprends de la famille de sa première femme. Comme il est contemporain de Préfontaine, nous parlons du cimetière et il nous met sur la colonie de 1763. « Quoique Préfontaine fût mon ennemi, dit-il, je lui rendrai justice, il n’est pas cause des malheurs de la colonie de 1763. Si le ministre Choiseul l’eût écouté, Cayenne et Kourou seraient florissants ; il avait demandé trois cents ouvriers et des nègres à proportion pour leur apprêter l’ouvrage ; chaque année en ayant fourni un pareil nombre, aurait fait affluer les étrangers ; la Guyane inculte et hérissée de piquants, se fût peuplée peu à peu ; le commerce et l’industrie auraient donné la main aux arts ; la grande terre serait devenue aussi habitable que Cayenne ; nous aurions remonté le haut des rivières sans nous borner aux côtes : pour cela, il fallait marcher pas à pas, c’était le moyen de trouver des mines d’or dans la fertilité inépuisable de ce sol. Le gouvernement français voulut agir plus en grand afin de recueillir tout de suite le fruit de son entreprise. Il ouvrit un champ vaste à l’ambition et à la cupidité. Le sol de la Guyane, renommé depuis un siècle, servit à faire revivre le système de Law sous une autre forme. Chaque particulier reçut une promesse de tant d’arpents de terre qu’il pourrait cultiver avec les avances de l’État, à qui il remettrait ou ses propriétés en France ou une somme remboursable à Cayenne. Si la colonie réussissait, cent mille particuliers venaient déposer leurs fortunes au trésor royal pour acheter des terres dans la Guyane ; ainsi le gouvernement vendait cher à gage un désert inculte ; d’ailleurs c’était un asile pour les Canadiens dont le pays venait de tomber au pouvoir des Anglais. Si la colonie ne réussissait pas, on s’en prenait au gouverneur qui ne manquait pas de fonds pour cette grande entreprise ; voilà les vues secrètes que la politique donne au cabinet de France.

« Les quinze mille hommes débarqués ici, et aux îles du Salut ou du Diable, à trois lieues en mer, ont été gardés dans l’intention de les acclimater, puis de les faire travailler quand ils auraient passé à l’épreuve des maladies du pays. Cette colonie de Kourou a coûté trente-trois millions ; tout a échoué par la mauvaise administration des chefs et par le brigandage des commis et des fournisseurs, et plus encore par la mésintelligence de Turgot et de Chanvalon. Le premier voulait commander au second qui se croyait maître absolu. Il avait donné pour limite aux débarqués tout le terrain de la rive gauche de la rivière Kourou jusqu’à l’anse. Cette forêt qui nous obstrue le jour était rasée jusqu’aux rochers. J’ai vu ces déserts aussi fréquentés que le jardin du Palais-Royal… Des dames en robe traînante, des messieurs à plumet, marchaient d’un pas léger jusqu’à l’anse ; et Kourou offrit pendant un mois le coup d’œil le plus galant et le plus magnifique ; on y avait amené jusqu’à des filles de joie. Mais comme on avait été pris au dépourvu, trois et quatre cents personnes logeaient ensemble. La peste commença son ravage, les fièvres du pays s’y joignirent, et la mort frappa indistinctement. Au bout de six mois, dix mille hommes périrent tant aux îlets qu’ici ; Turgot fit prendre Chanvalon la nuit de Noël, quand la mort était lasse de moissonner. La Guyane est toujours un pays malsain qui dévore dans l’année la moitié de ceux qu’on y envoie. Vos ennemis qui connaissent bien ce séjour, espèrent qu’il n’échappera aucun de vous ; ils se trompent sans doute, mais ils avaient sous les yeux le tableau de ceux qui ont survécu à cette déportation volontaire :

Jusqu’au 22 décembre 1763, époque de l’arrivée de Chanvalon, 15.560 personnes ; au 24 décembre 1764, 2.000 rembarqués même année. Établis à Sinnamary, 200. 100 morts dans la même année. 100 enrôlés dans les bataillons. 260 répartis à Cayenne et dans les autres cantons. En 1765, 300 vivants y compris les enfants nés depuis l’établissement de la colonie.

Total général des morts de 1763 à 1764, 13.060.

Rembarqués, 2.000.

Vivants jusqu’à ce jour 30… sur 15.560.

« Cayenne et les cantons de la Guyane ne contiennent pas plus de 800 blancs, y compris les enfants. Les quatre cinquièmes sont des Européens débarqués depuis cette époque ; ainsi ces quinze mille malheureux, tous à la fleur de leur âge, sont morts sans postérité. Les ravages de la peste étaient si effrayants qu’aucun registre de décès n’a été tenu, de par la mort subite du premier, du second, du troisième, du quatrième, du cinquième, du sixième commis à qui la cédule était remise. Celui qu’on dressa l’année suivante à Cayenne fut rédigé sur le témoignage de deux personnes prises au hasard parmi ceux qui restaient : de là les contestations qui ont divisé tant de familles en France et au Canada. » Ce tableau effrayant est peut-être l’image de la destinée des déportés à Konanama !

Pendant son récit, je me grattais les pieds de toutes mes forces ; Mme Colin et sa demoiselle se mirent à rire, appelèrent une négresse et lui dirent de m’arracher les « chatouilleuses de la colonie ». Elle s’arme d’une épingle bien pointue, m’assujettit le pied sur son genou, me coupe les ongles jusque dans la chair vive, y cerne une fosse ronde de la largeur d’une lentille, d’où elle tire un sac blanc. J’aperçois un insecte de la grosseur d’une pointe d’aiguille ; le sac est la maison que l’animal s’est bâtie entre cuir et chair ; il est plein d’œufs qui échappent à nos yeux. La démangeaison que j’éprouvais était occasionnée par la trompe incisive de ce petit animal. Son extraction me fit beaucoup de mal ; c’est l’amusette des créoles ; mon pied en était couvert ; la négresse fut plus d’une demi-heure à m’arracher ces piquants de cendre appelés chiques et niques. Elle frotta mes pieds sanglants avec de l’huile amère de Carapa. Cet incident nous remit sur la question de la colonie de 1763. « Nos créoles, reprit le vieillard, vous caresseront ainsi jusqu’à ce que vous soyez acclimaté ; ayez soin de visiter vos pieds tous les jours ; sans cette précaution, au bout d’un certain temps, ces insectes engendreraient des vers et la gangrène suivrait. Ce fléau a moissonné une grande partie des colons de 63. La malpropreté, le nombre des malades, la sensibilité de quelques-uns qui pleuraient pour une égratignure, firent pulluler cette vermine au-delà de ce qu’on imagine. Enfin elles s’attachèrent aux parties internes de la génération ; plusieurs femmes furent rongées de vers et finirent de la manière la plus déplorable. En peu de jours, une seule chique entreprend toute une partie du corps, elle ne meurt jamais sans avoir été extirpée et écrasée. Joignez à ce fléau la peste, les fièvres chaudes et putrides, les ravages de la mort vous étonneront moins ; ils ne vivaient que de salaisons ; le scorbut gagnait et la mortalité fut si grande que, soir et matin, un cabrouet ou tombereau, précédé d’une sonnette passait dans le village avec quatre chargeurs, qui criaient : « Mettez vos morts à la porte ».

« On rangeait les colons en deux classes : les pauvres, les ouvriers et les vagabonds étaient injustement confondus et engagés pour trois ans au service de ceux qui avaient laissé leurs biens ou leur argent en France ; on les avait relégués sur les îlets ou sur la côte, et leur liberté était beaucoup plus restreinte que celle des riches, des protégés et des bailleurs de fonds qui approchaient un peu Chanvalon et sa cour débordée. Ils étaient si affamés d’aliments frais qu’un cambusier de vaisseau s’étant avisé de faire la recherche aux rats, gagna 20.000 livres à ce genre de chasse, en vendant ce gibier jusqu’à vingt sols la pièce. Turgot fut instruit de ces horreurs. La cour lui avait donné carte blanche ; il fit entourer le gouvernement pendant qu’on chantait la messe de minuit ; deux compagnies de grenadiers se saisirent de Chanvalon et de tous ses commis, les conduisirent à Cayenne et prirent leurs registres. Préfontaine fut arrêté le même jour, et suivit Chanvalon. Le contrôleur seul, nommé Terdisien, si connu par ses talents dans la musique, ne fut pas mis en prison. Ce singulier personnage, reprit le bonhomme en riant, mérite une digression dans ce récit : il devait sa fortune à son archet ; les dames de France l’ayant appelé pour jouer, il brisa son violon, disant que le talent était fils de la liberté. Mme Chanvalon l’ayant prié un jour de jouer à sa considération, il se leva brusquement de table et ne reparut plus de huit jours. Après cette boutade, il vint à un grand repas où un célèbre musicien était invité. Des violons étaient suspendus çà et là dans le salon où il n’y avait encore personne ; il pince les cordes, en trouve un à sa fantaisie, s’enferme seul dans un cabinet, et joue jusqu’à la moitié du dîner. Il s’enfermait souvent dans les casernes pour divertir les ouvriers, et cessait à l’instant où un amateur s’arrêtait pour l’écouter.

« Turgot, qui le respectait, lui dit après l’apurement de ses comptes : « Je suis enchanté, Monsieur, de vous trouver aussi intact. » Il repassa librement en France tandis que Chanvalon fut trop heureux d’être relégué pour sa vie au mont Saint-Michel. Préfontaine en fut quitte pour quelques tonneaux de sucre qu’il donna à son rapporteur pour obtenir la justice qu’il méritait sans cela. »

Ce climat n’offre que l’aspect de l’intérieur d’un tombeau. Nous ne pouvons dormir ni jour ni nuit, des nuées d’insectes se reposant sur les cases au commencement et à la fin de l’hivernage. Les bords de la mer, des étangs, des rivières sont noirs de petits vers qui se retirent à l’écart, changent d’existence et de peau dans moins d’une heure, pour prendre des ailes, de très-longues pattes plus fines que la soie, un aiguillon ou couteau pointu et tranchant, et une trompe aspirante pour pomper le sang dont leur dard a brisé l’enveloppe ; ils occasionnent d’abord une crispation peu sensible, qui devient bientôt insupportable par l’avidité de l’animal qui enfonce la conque de sa trompe qu’il élargit encore pour se plonger tout entier dans le sang. Si vous le laissez boire jusqu’à la satiété, il se gonfle au point de ne pouvoir plus s’envoler. L’air pénètre dans la petite incision qu’il a faite ; le peu de sang extravasé occasionne une petite tumeur et une démangeaison cruelle, ou plutôt une brûlure par la multiplicité des plaies ; la saleté des ongles et la malignité de l’air font dégénérer l’égratignure en malingre. Si on veut y remédier en se frottant de jus de citron, l’acidité de ce fruit ne fait pas moins souffrir et éloigne le sommeil. Les prairies, les bois, les maisons sont pleins de mouches ignées ; ces essaims lumineux ressemblent à des gouttes de feu aussi nombreuses que les étangs de pluie que décharge une nuée d’orage. L’horizon embrasé offre un spectacle majestueux et redoutable ; les moustiques ou brûlots, les maringouins, dont la piqûre est celle des cousins en France, nous forcent à devenir naturalistes. Nous n’avions point éprouvé ces incommodités à Cayenne : la fumée de la ville met en fuite ce nuage assassin. Ici il faut mettre un voile épais sur ses yeux et allumer du feu avec du bois vert ou des filandres de coco, pour boucaner la chambre ; les maringouins enivrés se tapissent contre les murs. Le soleil nous brûle durant le jour, les insectes nous dévorent pendant la nuit : le chagrin est toujours à nos côtés.

Notre jardin est bien enclos ; les citronniers sont taillés, le commerce s’anime, mais Cardine tombe malade. La mauvaise nourriture et la chaleur excessive de cette plage couverte de sable altèrent notre santé. Nous ne pouvons rien semer que dans l’hiver ; notre petit enclos est peu productif, et les légumes y viennent difficilement comme à Cayenne ; l’été les tue, et les avalasses de l’hiver tiennent les graines sous l’eau, et souvent les entraînent car les torrents viennent jusque dans notre case ; d’ailleurs les légumes seront maigres et filandreux malgré les soins de notre jardinier qui a déjà les jambes perdues de chiques et qui crache le sang. Si nous quittons ce séjour, nous ne pourrons pas pleurer ses oignons et ses aulx, car il n’y croît que de mauvaises petites échalottes, des choux verts et petits, des carottes galeuses, d’excellents melons ; et en tout temps, des ignames rouges et blancs, gros comme nos topinambours, également farineux et d’un doux agréable, des ananas, fruit délicieux. La plante qui le produit talle et ne s’élève pas à plus de deux pieds de terre. L’ananas est si corrosif avant sa maturité qu’en trois jours il fond une lame de couteau qu’on y enfonce.

Nous manquons de tafia ; je vais en chercher à la sucrerie de Pariacabo, dont la case est sur une haute montagne entourée de superbes caféiers chargés de fleurs et de cerises vertes, et en maturité, qui sont très-bonnes à manger. Ces cerises ou enveloppes de café, sont douces et fournissent une fève enveloppée d’un parchemin ; on la partage en deux pour l’envoyer en Europe. On raconte que des soldats de la garnison de Cayenne ayant déserté et passé à Surinam, se repentirent ensuite de leur faute et que désirant rentrer sous leurs drapeaux, ils apportèrent au gouvernement français quelques graines de café que l’on commençait à cultiver dans la colonie hollandaise ; qu’ils obtinrent leur grâce en faveur du service qu’ils rendaient.

Le café de Cayenne est de fort bonne qualité ; il croît dans toutes les terres hautes mais dégénère bientôt dans celles qui sont médiocres, et ne vient bien que dans les meilleures. Comme ces dernières sont rares, il y a peu de grands plantages en caféiers dans la colonie.

Au haut de la montagne, le cacoyer étend ses branches éparses et cache sous ses grandes feuilles son fruit brun, entouré d’une sève baveuse et douce, enfermée dans une calotte sphéroïde cannelée. Il y a lieu de croire que le cacoyer est naturel à la Guyane : du moins est-il vrai que l’on en connaît ici une forêt assez étendue ; elle est située au-delà des sources de l’Oyapock sur les bords d’une branche du Yari qui se rend dans les fleuves des Amazones. Au bas de la montagne est l’arbre à pain qui végète entre deux gorges ; des plants d’indigo sauvage l’étouffent. Les naturalistes appellent anil cet indigo ; sa feuille d’un vert pâle, est sphéroïde, lisse ; sa fleur jaune est en petits bouquets et en grappes ; sa racine est très-utile dans les maladies bilieuses ; infusée dans de l’eau, elle charie l’humeur par les voies excrémentaires. Cette plante vient sans culture ici comme dans les autres parties de la colonie peu éloignées de la mer, dont le sol est mêlé de sable et de sel. Cette espèce d’herbe s’appelle indigo-bâtard, qui n’est pas moins estimé que l’indigo-franc ; ce dernier a la feuille comme notre trèfle, il est de la même verdure mais sa fleur est rouge-violet, sans odeur : la culture de cette denrée a été entreprise plusieurs fois dans cette colonie et suivie avec beaucoup d’ardeur. Pendant longtemps ceux qui s’y étaient livrés, séduits d’abord par de belles espérances, ont été obligés de l’abandonner après avoir fait d’assez grands sacrifices sans précaution et en pure perte. S’ils avaient voulu suivre les conseils de l’ingénieur Guisan et donner aux fossés la profondeur nécessaire et la surface aux chaussées, la mer n’eût pas englouti les plantages, et le roi n’eût pas perdu plus de 280.000 francs.

Il est vrai que l’herbe dont on tire l’indigo use beaucoup la terre, parce qu’on coupe cette herbe cinq à six fois l’année pour la manufacturer et que les terres de la Guyane sont très détériorées par les pluies prodigieuses qui y tombent pendant plusieurs mois de l’année et par le soleil brûlant de l’été, lorsqu’elles y sont exposées. On voit donc qu’il n’était pas étonnant qu’un plantage de cette nature commençât par donner d’abord des récoltes très-flatteuses, et qu’ensuite les plants venant à dégénérer, ses produits diminuassent très-rapidement. Cette observation conduisait naturellement à en faire une autre : c’est que les pluies qui entraînent avec elles les parties les plus végétales des terres élevées et les débris de leurs productions, doivent les déposer sur les terrains les plus bas, c’est-à-dire dans les marécages. Ces détriments accumulés doivent donc y déposer un sédiment très-propre à faire des cultures permanentes. Ces marécages sont ordinairement désignés dans la colonie sous le nom de terres-basses. On en distingue de deux sortes : les unes sont des espèces de bassins, presque tous entourés de terres hautes et dans lesquelles les eaux de la mer ne parviennent jamais ; les autres se trouvent à portée des côtes ou sur les bords des rivières. Les marées ont beaucoup contribué à la formation de ces dernières par les couches de vase qu’elles y ont déposées. C’est en faisant des desséchements dans ces deux sortes de marécages que l’on était parvenu, avant la Révolution, à cultiver l’indigo avec assez de succès, particulièrement sur les bords de l’Approuague. Il serait très-possible que malgré la bonté de ces terres, la plante qui donne cette denrée n’y crût pas toujours avec la même vigueur ; on ne doit pas même s’en flatter mais il doit suffire pour le cultivateur qu’elle s’y soutienne assez de temps pour lui donner les moyens d’entreprendre une culture plus riche. On sait que presque toutes les habitations à sucre de Saint-Domingue ont commencé par être indigoteries.

10 août. J’accompagne un de nos chasseurs dans le bois et sur les bords de la mer. Je ne puis pénétrer dans ces forêts : des ronces, des lianes grosses comme les jambes m’entrelacent ; des arbres touffus et serrés ne laissent pas percer la lumière. Je cherche des fruits ; et comme le poison est à côté de l’orange, je sais déjà que mes dégustateurs et mes guides sont les oiseaux et les singes. Quand je vois un arbre chargé de fruits, je n’y touche point s’ils n’en mangent eux-mêmes. Une grosse corde noire que je prends pour une liane, m’arrête au milieu de la vendange ; je l’agite pour passer ; un énorme animal noir, velu, s’élance à grand bruit du haut de sa guérite, le long de ce tramail… C’est une araignée-crabe. J’ai beaucoup de peine à rompre son pêne ; ce monstre avec ses horribles accessoires me paraît plus gros que ma tête. Nous nous sommes fait peur l’un à l’autre, il regagne son gîte. Nous visitons les alentours de son vaste épervier ; il enveloppe trois gros arbres et les petits cables sont artistement passés dans les branches pour arrêter les oiseaux qui s’approchent de ce redoutable labyrinthe.

En revenant, nous prêtâmes l’oreille au chant mélodieux et plaintif d’oiseaux qui étaient agglomérés et comme captifs sur un grand courbari ; ils descendaient en voltigeant de branche en branche ; un d’eux tomba par terre ; nous vîmes un mouvement dans l’herbe et deux yeux plus étincelants que des diamants. Une gueule béante les attendait pour les recevoir et les inhumer : c’était un serpent-grage, gros comme le bras, qui par son regard attracteur leur ordonnait impérieusement de venir se faire dévorer. – Nous courions pour délivrer ces pauvres victimes. « N’avancez pas, nous dit un nègre qui nous avait accompagnés ; ce monstre se jetterait sur vous. » Il nous en fit la description : il est noir, marqué en carreaux comme nos grages (rapes du pays) ; il fuit la société et porte l’effroi avec lui ; il ne se plaît que dans les sombres forêts et dans les terres humides. La femelle est ovovivipare ; elle met bas en se traînant par un chemin rocailleux, comme si elle voulait changer de peau ; ses petits courent aussitôt que leur œuf est brisé par le frottement ; la mère revient sur ses traces et dévore tous ceux qui sont trop faibles ou trop paresseux. Pendant qu’il parlait, une troupe de fourmis coureuses était à nos pieds ; nous nous sauvâmes à toutes jambes. Elles dévorèrent le grage, car leur nombre est tel qu’elles tiennent souvent dans leurs marches plusieurs journaux de terre. Si un homme épuisé de fatigue ou pris de boisson se trouvait sur leur passage sans pouvoir se sauver promptement, elles le dévoreraient. Cependant elles sont petites, brunes, mais leur piqûre forme des bouteilles sur la peau, et occasionne des démangeaisons âcres ; enfin, elles dévorent tout ce qu’elles rencontrent. Ceux qui ont vu le pays avoueront avec moi s’être plusieurs fois égarés dans les bois, en prenant des chemins de vieilles fourmillières pour des routes fréquentées.

L’araignée que nous avons vue est la tarentule du pays. Sa morsure endort et donne une fièvre apoplectique, nous dit M. Colin à qui nous contons notre rencontre. Le soir en nous déshabillant, nous nous grattions jusqu’au sang. La démangeaison augmentait à mesure que nous nous tourmentions ; notre peau était couverte de tiques et de poux d’agouti. Cette dernière vermine est rouge, se trouve par milliers à chaque brin d’herbe, s’insinue si profondément dans la peau qu’elle occasionne souvent des tumeurs, surtout aux parties velues ; c’est un des fléaux de l’été de la zone torride. Vous ne pouvez marcher dans aucune savane sans en être rongé, et forcé, à votre retour, de changer promptement de linge en arrachant chacun de ces insectes avec la même précaution que la chique. Sans cela point de sommeil, point de repos, point de santé.

Je veillais malgré moi. De la fenêtre de notre grenier, je vois une tigresse martelée, suivie de ses deux petits ; ses yeux brillent comme des diamants, elle regarde à ses côtés si sa progéniture la suit. Rien n’est plus beau que cet animal quand il marche sans crainte, agitant sa queue et guettant sa proie. L’ombre des feuilles l’inquiète : elle se couche et s’élance sur une génisse qui n’est pas rentrée au parc ; lui ouvrir le crâne, l’égorger, l’emporter, est pour elle le temps d’un clin d’œil. Le vacher se réveille ; elle est à cent pas dans les palmistes avant qu’il ait ouvert sa loge. Tout le village se réveille, prend des armes ; on suit la bête aux traces de ses pattes et du sang. Elle est à deux portées de fusil ; elle a mangé la ventrêche de sa proie et enterré le reste sous des branches pour y revenir demain, dans la matinée. Les chasseurs laissent la proie et se mettent à l’affût. Je reviens à la case ; Givry, contre son ordinaire, dormait d’un profond sommeil. Je l’appelle, il est sourd. La lampe n’était pas allumée ; j’approche et le touche ; son hamac était tout trempé. On apporte de la lumière, il nageait dans le sang. Deux chauves-souris grosses comme la tête lui avaient ouvert la veine. Nous l’agitons ; il ouvre les yeux comme un mourant qui renaît par degré. Quel pays… !

25 thermidor (12 août). Nos chasseurs reviennent de l’affût, ils ont manqué la tigresse : elle traverse la rivière. Un tamanoir était sur l’autre rive : cet animal amphibie ne pouvant se soustraire à sa rage, l’a attendue en étendant ses pattes armées de crocs ; au moment où la tigresse est venue se précipiter sur lui, il l’a étreinte fortement, ses ongles sont restés dans les entrailles de son bourreau et tous deux sont morts sur le rivage.

15 août 1798. Nous avions enfermé notre linge sale dans une malle qui était par terre ; ce matin, une négresse vient pour le blanchir, je m’apprête à compter… « Mirez, monsieur, mirez », dit-elle ; je regarde ; il est en lambeaux, des poux de bois en ont fait de la dentelle semblable à la malines de gaze estampée des marchands de camelote du Louvre ou du boulevard. Ces insectes sont des fourmis blanches qui ont la structure de l’animal dont elles portent le nom ; on les appelle poux de bois, parce qu’elles suspendent et maçonnent leur ruche sur les plus hautes branches ; leur nombre est si prodigieux qu’une seule ruche dans une case pleine d’étoffes met tout en pièces en trois jours. Elles changent souvent de demeure et leur vieille ville sert de résidence au perroquet pour ses petits. Les ruches sont si considérables que deux nègres en ont leur charge ; elles sont maçonnées avec tant d’art, de solidité et de vitesse qu’on ne les brise qu’avec un marteau. Pour activer le travail, les ouvrières se passent les matériaux de main en main et se postent comme les hommes occupés à éteindre un incendie ; quand la ville est bâtie, les plus jeunes vont à la découverte ; si elles trouvent aux environs un lieu plus riche que le premier, une case par exemple, le royaume se divise en deux ou trois villes, toutes dépendantes de la capitale à qui elles portent un tribut, en lui indiquant la découverte. Au fond de la malle, j’aperçois des centaines d’animaux qui ont un caparaçon de parchemin d’un brun clair et luisant et imprègnent ce qu’ils rongent d’une odeur fade et musquée ; je veux les prendre : ils déploient une double paire d’ailes et ils sont de la grosseur d’un hanneton ; cette peste se fourre partout, touche à tout, ronge tout, corrompt tout ; on la nomme ravets. La malle est tapissée de toiles d’araignées ; je m’arme d’un bâton pour les tuer ; la négresse me dit de n’en rien faire, je ne l’écoute pas et je décharge ma colère sur les innocents faute d’atteindre les coupables ; après avoir jeté dans le hallier le reste des lambeaux aux découpeuses, je rentre la malle, et trouve ma blanchisseuse qui faisait sauver les araignées à qui je n’avais cassé que les pattes : « D’où te vient cette affection pour un animal aussi hideux ? – Si vous en aviez eu une cinquantaine dans vos malles, vos effets auraient été à l’abri des poux de bois et des ravets ; cette utile ouvrière tend des filets à ces coquins qui dévorent tout, elle ne fait de mal à personne ; ses pièges sont pour vos ennemis qui se multiplient à l’infini. Elle vous débarrasse également des mouches de terre qui bourdonnent à vos oreilles pendant l’été, en creusant vos murs pour s’y loger. » Elle me fit examiner une cloison percée de trois ou quatre mille trous et couverte çà et là de ruches en forme de coquilles de limaçon ; le bousillage était criblé de lézardes par ces insectes ailés qui ne font pas de mal au propriétaire quand il les laisse dégrader sa case. « Les comités révolutionnaires n’étaient pas pires, dis-je à Margarita ; je ne me serais pas imaginé en France de comparer les honnêtes gens aux araignées dont les filets sont ou trop lâches ou trop mal tendus pour prendre tous les coquins. » Je gesticulais en parlant, je heurte une assez grosse mouche brune extrêmement mince par le milieu du corps et pourvue d’un gros ventre ; elle me pique le doigt avec la double scie qu’elle tire de son arrière-train écaillé et couvert d’hermine ; ma main enfle ; la négresse rit et me demande la permission de me guérir… « Oui, oui, volontiers. – Mais, mais. – Mets-y du poil de diable si tu veux. » Elle fourre sa main sous son camisa, frotte mon bras enflammé, le picotement cesse à l’instant : au bout de quelques minutes l’inflammation diminue. Ce remède risible est infaillible en Europe contre la guêpe, le bourdon, l’abeille. Quelques prudes en lisant ma recette mettront mon livre de côté ; d’autres, preux chevaliers, y trouveront une cajolerie ; pour moi, je n’y cherchai que ma guérison. L’eau-de-vie est une recette plus facile à trouver et qui m’a été aussi efficace. La mouche adrague qui m’avait piqué, alla dans la ruche suspendue au plancher, avertir ses compagnes qui nous entourèrent. La négresse leur tendit la main ; enivrées de cette odeur elles s’y fixèrent sans la piquer, soit sympathie soit ivresse, je ne sais.

Tandis que la négresse courre écraser une araignée-crabe semblable à celle que nous avons vue dans le bois, il me prend envie de visiter notre linge blanc ; elle accourt me l’ôter des mains, le secoue en me disant de ne toucher à rien sans précaution ; il en tombe un gros ver caparaçonné en anneaux velus, long comme le doigt, d’un gris jaune, armé de mille pattes ou mille dards. « Cette espèce de scorpion donne la fièvre, dit-elle ; s’il vous piquait à certains endroits, vous en mourriez ; nous en avons déjà vu des exemples dans la colonie. Une demoiselle eut le malheur d’en froisser un sur son sein, elle tomba en syncope et expira au bout de trois jours. » Jusqu’ici la Providence nous a préservés, car nous couchons sans moustiquaire, et ces fléaux tombent souvent pendant la nuit des faîtages couverts en feuilles de palmistes. Je jetai les yeux sur mon vieux chapeau suspendu dans un coin de la chambre, un petit rossignol de case y avait fait son nid. Ce volatile que les créoles nomment oiseau bondieu, ressemble à notre roitelet pour le plumage et le chant ; il aime les hommes et vient volontiers becqueter les miettes à un coin de la table pendant qu’ils sont assis à l’autre. La curiosité me porta à voir si la couvée de notre commensal était avancée : en haussant la tête, je sentis pendre sur mon front la peau d’un serpent qui venait de changer d’habit. Tandis que je réfléchissais sur cette trouvaille, un de nos camarades nous appelle au magasin.

De grosses fourmis rouges marchent en rang pressées comme une colonne de troupes. Givry se prépare à tout déloger pour éviter un second désastre. « N’ôtez rien, nous dit la négresse ; couvrez votre sucre, et soyez tranquilles. Si votre linge sale eût été ici, il ne serait pas rongé ; ces fourmis se nomment coureuses ou visiteuses ; elles vont parcourir les replis de vos étoffes et tout l’appartement pour faire la chasse aux ravets, aux mouches et aux araignées, enfin à tous les insectes qui vous chagrinent. Au bout de cinq ou six jours, elles iront ailleurs. » Disons donc avec l’Optimiste : « Tout est bien pour celui qui sait s’y conformer… » Nous avons perdu notre linge, et non pas notre matinée ; j’aime mieux une bonne leçon à mes dépens qu’à ceux des autres.

Notre bon voisin m’invite avec Givry à venir passer l’après-midi chez lui. Nous ne sommes pas à une portée de fusil de sa case ; Givry est frappé d’un coup de soleil pour y avoir été sans chapeau ; il est attaqué d’une fièvre brûlante et d’une migraine des plus insupportables. Nos voisines nous indiquent le remède : elles remplissent un verre d’eau fraîche, entourent ses bords d’un linge double et promènent le vase sur toute la tête. Quand elles ont touché le point où le soleil a frappé, l’eau bout à gros bouillons, la migraine et la fièvre diminuent sensiblement. Au bout de trois jours, il prendra du jalap et sera parfaitement guéri.

16 août. Aujourd’hui nous sommes en fête chez M. Gourgue, maire du canton, qui traite ses voisins. En attendant le dîner, nous visitons avec lui son abattis et son jardin ; l’un est planté de coton, de quelques pieds de rocou et de quelques épices ; l’autre d’arbres fruitiers, de pois de sept ans, de bons melons et de chétifs légumes du pays. L’abattis est en terres-basses ; quelques nègres, enfoncés dans la vase comme les crabes, relèvent les fossés et réparent les ravages de la dernière marée. Les plantages végètent faute de bras. Cependant ce propriétaire est un bon habitant, mais la liberté l’a ruiné comme les autres. Après avoir déploré son sort, il entre dans les détails de la culture, nous montre la différence entre le vrai coton de Cayenne et celui que les Guadeloupéens ont apporté en venant ici former une partie de la colonie de 1763. Le cotonnier est un arbre qu’on rend nain pour le faire taller et le rendre plus productif. On n’est pas sûr s’il est naturel au pays : il ne se trouve pas dans les bois de la Guyane ; cependant les Indiens avant notre découverte le cultivaient pour en faire des hamacs et d’autres choses pour leurs usages.

L’arbre qui produit le rocou ne s’est trouvé dans la Guyane que chez les Indiens qui le cultivent pour leur usage, c’est-à-dire pour se frotter le corps avec la couleur rouge qu’ils tirent de son fruit. Les grands arbres l’étouffent mais plusieurs personnes assurent en avoir trouvé quelques pieds çà et là dans les bois ; ce qui fait présumer ou que cet arbre est naturel au pays, ou que l’Amérique a été plantée et policée antérieurement à sa découverte et que des révolutions arrivées au sol ou aux habitants l’ont dévastée et abrutie à des époques qui nous sont inconnues. Le fruit du rocouier sert à faire une pâte d’un grand usage dans l’art de la teinture pour donner le premier apprêt aux étoffes.

M. Gourgue nous dit aussi un mot des épiceries et nous montre une plante brune sarmenteuse, rampante comme la vigne et le lierre. Cette plante est la vanille, dit-il ; elle est naturelle au pays et les Indiens qui la connaissent ne songent pas à en tirer parti pour leur plaisir ou pour le commerce, car ils laissent l’étude des besoins factices aux Européens.

C’est en 1773 que la cour a fait porter à Cayenne, pour la première fois, des plants d’arbres à épiceries, venant des Indes. Le giroflier et le cannelier ont bien réussi, les autres plants ont péri dans les voyages, par les avaries ou par les suites de ce qu’ils y avaient souffert.

Pendant longtemps la culture de ces arbres a été prohibée aux habitants de la colonie, c’est ce qui en a empêché la multiplication. Ce système ayant été abandonné, la cour en a fait passer dans les îles de Saint-Domingue et de la Martinique en 1787 et 1788. Maintenant le gouvernement de Cayenne s’occupe de les multiplier dans la colonie ; il a fait distribuer beaucoup de plants de girofliers à tous les cultivateurs qui en ont demandé : les jardins de la ville n’offrent plus que des allées de manguiers et de girofliers.

En regagnant la case, nous vîmes sortir d’un pripris (étang momentané) que nous passions, un caïman qui coupa en deux le chien qui nous suivait à la nage. Celui-là n’est qu’un petit marmot, dit notre conducteur ; ces grands lézards sont couverts d’écailles qui ne redoutent ni la balle, ni le boulet. Les plus communs ont de quinze à vingt pieds. Les nègres les mangent quand ils sont petits. Ce sont des amphibies qu’on trouve et dans les étangs et sur le bord des fleuves ; la femelle dépose ses œufs dans l’eau ; quand on les touche, elle accourt en glouglotant car elle ne les perd jamais de vue. Ils déclarent une guerre à mort aux chiens ; s’ils poursuivent un cerf qui traverse un étang, ils laisseront passer la proie pour s’en prendre aux quêteurs. Pour attirer une victime, ils gémissent souvent comme un enfant abandonné. Si un plaisant dans un canot, s’avise de contrefaire les aboiements du chien, le caïman s’élance et le saisit.

Et le maire nous fait un portrait des fléaux de la colonie qui me paraît exagéré. Chaque habitant va le confirmer par des récits plus ou moins frappants.

Un nommé Lahaye, qui vit encore, venu ici avec la colonie de 1763, s’était relégué sur les roches voisines de Kourou où il couchait en plein air dans un canot, ne voulant pas, disait-il, dépendre de personne. Il avait un cancer au nez qui resta un jour découvert pendant son sommeil. Des mouches y firent leur ponte, des vers suivirent ; la putréfaction était si grande que personne ne pouvait approcher du malade. On le fit porter à Cayenne dans la croyance qu’il mourrait en route. Le médecin Noyer fit mourir les vers. La plaie se cicatrisa et cet accident fit guérir le cancer que les vers avaient rongé. Ce même homme, dans son canot (comme Diogène, dit M. Colin), trouva un jour à ses côtés un serpent qui venait se réchauffer sur son cou. Lahaye se réveille à moitié, sent quelque chose de froid, le jette hors du canot, se rendort, l’animal revient, Lahaye le retrouve le matin enlacé autour de ses jambes, sans en avoir été piqué.

« Nous ne nous effrayons pas, ajouta M. Colin, d’en trouver quelquefois dans nos lits. Cet animal, froid comme glace, cherche la chaleur et ne fait de mal que quand il a peur, il est aussi prudent que craintif ; mais quand il vit éloigné des cases, l’aspect de l’homme l’effarouche, il fuit ou il entre en fureur et se jette sur lui. – C’est sûrement pour apprivoiser ces rossignols-là, que le Directoire m’a fait quitter Paris, dit Margarita. » Mais comment nos premiers devanciers Collot et Billaud-Varenne s’y sont-ils pris ?

« Ces deux déportés, membres du formidable Comité de Salut Public de 1793, arrivèrent ici en juillet 1795. Après avoir essuyé à leur bord le même traitement que vous sur la Décade, ils comptaient si bien sur un prompt rappel qu’ils demandaient en route au capitaine si un bâtiment parti après eux pour venir les chercher, pourrait les devancer à Cayenne.

Cointet avait succédé provisoirement à Jeannet. La colonie était en combustion ; ils s’attendrirent d’abord sur le sort des nègres que le gouverneur protégeait d’un côté et punissait de l’autre. Chaque jour voyait éclore des nouvelles conspirations ; Cointet ouvrit les yeux, sonda les deux déportés l’un après l’autre ; comme ils s’étaient divisés sur le bâtiment, il les avait séparés à Cayenne ; Collot fut mis d’abord au collège, et Billaud au fort. Celui-ci refusa de faire la cour au gouverneur ; l’autre plus insinuant, lui communiqua quelques projets de correction fraternelle pour les noirs. Les voies de douceur n’ayant fait qu’empirer le mal, Collot proposa l’établissement des maisons de correction où les nègres rebelles ou conspirateurs reçoivent des centaines de coups de nerf de bœuf.

Il tomba malade et son collègue aussi, et ils furent mis à l’hospice. Un soir Billaud vint se joindre à des colons qui faisaient l’office de gardes-malades auprès d’un habitant qui avait été tourmenté pendant la journée de crises très-violentes ; un léger sommeil l’ayant surpris avec la nuit, ses gardiens s’étaient retirés à l’embrasure d’une croisée voisine ; la conversation était peu animée, et Billaud, à chaque minute, allait sur la pointe du pied entrouvrir doucement les rideaux du malade, revenait sans bruit, la main sur ses lèvres, en disant : « Taisons-nous, il dort. » Un des colons le prend par la main, fait signe aux autres… Tous se réunissent au bout de la salle...

« Citoyen Billaud, comment montrez-vous tant de sensibilité pour un vieillard qui vous est inconnu, après avoir fait égorger de sang-froid tant de milliers de victimes, parmi les quelles vous deviez avoir quelques amis ? – Il le fallait d’après le système établi ; si vous en connaissiez les ressorts, vous ne verriez aucune contradiction dans ma conduite. – Ne nous parlez pas d’un système qui ne peut être cimenté que par le sang. – Faites le procès à la République, si vous voulez faire le mien. – Quel rapport, s’il vous plaît ? – Quand la moitié de l’État dispute ses droits à l’autre moitié, quand la guerre intestine communique ses flammèches à celle de l’extérieur, quel parti faut-il prendre ? – Il n’est plus temps de choisir à ce moment-là, mais il fallait le prévoir. – Nous ne l’avons pas fait, et la rage dans le cœur, nous nous sommes battus comme des lions : des mesures énergiques ont étouffé les séditieux de l’intérieur tandis que nous portions nos regards au-dehors. – Bien raisonné : mais qui vous a confié cette autorité suprême ? – Le peuple. – Mais le peuple qui vous l’a refusée a été emprisonné, égorgé, en proie à la guerre civile ; la majorité de vos collègues a été chassée et suppliciée par vous ; vous vous trompez donc en mettant le peuple de votre côté ? – S’il n’y était pas, pourquoi avons-nous été les plus forts pour décréter la république, fixer le sort de Capet et de sa famille, pour organiser le gouvernement révolutionnaire, enfin pour pousser nos opérations à un terme qui empêche tout le monde de rétrograder ? – Ce pourquoi fut votre droit tant que personne ne put vous faire rendre compte Vous avez visiblement abusé d’un pouvoir que vous pouviez mériter par un bon usage. Mais comment concilier votre innocence avec le trouble de votre collègue ; peut-il être coupable d’avoir exécuté vos ordres ? » À ces mots Billaud tournant fièrement la tête vers Collot qui dormait sur un lit voisin, s’écria : « C’est un lâche, il a fait son devoir comme moi, j’ai voulu être républicain et si c’était à recommencer, je n’aurais plus la folie de prodiguer la liberté à des hommes qui n’en connaissent pas le prix. Pour nos intérêts et pour le bonheur des deux mondes, je voudrais modifier à l’infini le fatal décret qui met la bride sur le col aux nègres ».

Jeannet, retourné en France auprès du Directoire, fut renvoyé à Cayenne avec le titre d’agent. Son retour fut un coup de foudre pour ces deux exilés. Jeannet les consigne chez eux ; au bout de cinq jours ils doivent quitter l’île. Au moment de leur départ, toute la ville accourut au rivage en élevant les mains au ciel avec des transports de joie. Collot couvrait sa figure de sa longue redingote liserée de rouge. Billaud tranquille marchait à pas comptés, la tête haute, un perroquet sur son doigt qu’il agaçait d’une main nonchalante, se tournant par degrés vers les flots de la multitude à qui il donnait un rire sardonique, ne répondant aux malédictions dont on le couvrait que par ces mots : « Pauvre peuple ! Jacquot !… Jacquot !… Viens-nous en, Jacquot ! »

Jeannet les relégua d’abord dans une sucrerie, séquestrée parce que sa propriétaire était en France. Collot mourut des fièvres le 7 juin 1796, invoquant ce Dieu et cette Vierge dont il se moquait quelques mois auparavant. Quand à Billaud, transféré à Sinnamary puis à Cayenne, il travaillait sans relâche à l’histoire de la Révolution.


Ces dîners et ces fêtes ne dureront pas longtemps. La maladie nous a déjà entamés. Nos vivres sont à moitié consommés ; nous ne vendons plus rien ; nous n’avons point de plantage, point de canot pour aller à la pêche, point de nègres chasseurs, point de cultivateurs. Givry et Noiron, qui sont très-malades, ont trouvé à se placer chez le maire du canton ; celui de Makouria se charge de Pavy, qui ne se porte pas mieux. Cardine, moribond, est porté chez M. Colin. Nous ne restons plus que trois à la case, et déjà nous pesons nos vivres… 70 livres de riz pour tout le temps que nous resterons dans la Guyane française… Quelle perspective !… « Pourquoi, dira-t-on, avez-vous formé un établissement, sans avoir les facultés suffisantes ? Il fallait suivre vos camarades dans les déserts de Konanama et de Sinnamary ou vous enfoncer dans les terres, y bâtir des cases et faire des abattis. »

Quand nous étions encore à Cayenne, tous les habitants et Jeannet lui-même nous engageaient à ne pas aller au désert… « Sauvez-vous du désert à quelque prix que ce soit », nous criait-on de toutes parts en versant des larmes. Avec des bras et des vivres, nous aurions peut-être formé des établissements dans les terres incultes qui étaient notre seul patrimoine, car les colons ont choisi les concessions les plus favorables et les plus près des bords de la mer ; nous n’avons point de noirs, les habitants n’en peuvent pas avoir assez ; quand le gouvernement nous en céderait, qu’en pourrions-nous faire depuis qu’ils sont libres et que Jeannet nous peint à leurs yeux comme des tyrans ? Il faudrait donc travailler nous-mêmes, et nous sommes moribonds. Enfin, nous ne sommes que trois ; donnez-nous donc à manger. « Travaillez, dites-vous » ; la chose est impossible, vous en convenez vous-même dans votre lettre au ministre des colonies, en date du 3 messidor an 6.

La culture ne peut être faite dans ces climats par les Européens ; le blanc qui travaille le moins et qui se soigne le plus, dégénère sensiblement sous la zone torride. Celui qui y brave le soleil, qui ose y travailler comme en Europe, paie de sa vie son ignorance et son courage.

10 septembre. Avant de partir de Cayenne, nous sommes convenus avec M. Trabaud qui nous loue sa case, d’en payer le loyer par l’éducation de son jeune garçon, âgé de douze ans. Il arrive ce matin, il sera nourri chez Bourg et ne fera que prendre des leçons à notre case. Ce jeune enfant est doué des plus heureuses dispositions ; la nature donne aux créoles de l’aptitude à tout, une intelligence précoce, une suavité physique. Par une fatalité attachée au climat, dont l’air est imprégné d’une rosée de paresse, ils sont tous au-dessous des plus maladroits ouvriers de France. Ce n’est pas sans raison que les Européens les appellent des enfants gâtés. Leur plus mortel ennemi est le maître qui exige d’eux un travail raisonnable. Les pères et mères, idolâtres de leur progéniture, prétendent que l’application les tue ; ils regardent la désobéissance de leurs bambins comme une charmante espièglerie. C’est un de ces terrains qu’on nous donne à défricher ; comment nous y prendrons-nous ? La méthode de France n’est pas de mise ici.

Aujourd’hui le vieux Raymond nous amène son petit-fils et nous prie de le corriger. – « Il est allé consulter le diable, nous dit-il, vous savez ce que c’est, mon père ; un certain Jérôme enseigne l’art de faire mourir le monde qui touche à ses oranges ou qui lui déplaît. À l’aide d’herbes entrelacées de certaine manière, et cachées aux yeux de son ennemi, ou de paroles qu’il prononce, vous tombez en langueur ou vous êtes couvert de lèpre. J’ai surpris ce matin mon enfant à qui il donnait de ses poisons pour en faire l’essai sur ses camarades, et peut-être sur nous. » Le passeur Bourg nous amenait en même temps le petit Trabaud. Étant près de la galerie, ils reculent et font un grand cri. « Qu’est-ce ? – Au pyaye, au pyaye ! (Un sort, un sort !) – Vous êtes perdus », dirent nos visiteurs, à la vue d’une liane qui barrait tout le vestibule. Notre case était cernée d’un cordon de racines, d’où pendaient çà et là de petits paquets de cheveux et des cailloux marqués de signes que nous ne connaissions pas. Bourg et notre élève, toujours à l’écart, nous dirent de prendre une torche pour brûler le sortilège. Le père Raymond jeta son justaucorps dans un seau d’eau et se joignit à Bourg pour courir au puits, afin de laver tous les lieux que l’ombre de la corde avait touchés. Ils passèrent ensuite une traînée de feu sur la terre. Le vieux Raymond et Bourg nous prédirent qu’il nous arriverait quelque chose de fâcheux. « Les vieux nègres, nous dit Bourg, sont extrêmement dangereux ; ils font des pactes avec le diable. Le pyaye que nous venons de brûler est mortel ; si vous l’avez touché, quelques-uns de votre société périront sous peu. » Trabaud, enchanté de cette occasion pour avoir congé, nous dit qu’il avait la fièvre. La leçon fut remise au lendemain. Nous fîmes sentinelle une partie de la nuit mais les semeurs de sortilège ne vinrent pas.

25 septembre. Sur le minuit, nous entendons du monde rôder autour de la case. Ils vont au cimetière exhumer le malheureux Leroux, déporté qui venait de mourir de chagrin. Son cadavre, noir comme du charbon, exhalait une odeur pestilentielle qui ne les dégoûtait pas ; nous descendons à pas de grue pour les surprendre. J’ai déjà dit que notre haie de citronniers servait de bornes au cimetière. La lune qui, dans son plein, versait l’ombre des branches sur nous, les éclairait à loisir. Ils lui arrachent la peau du crâne, les dents, les ongles, les cheveux, la plante des pieds et toutes les extrémités, les coupent en petits morceaux, et en font différents paquets. Nous étions hors de nous ; et courons dénoncer cette profanation à nos voisins ; on fait la visite, tous se trouvent dans leur case. L’uniformité de leur couleur et la crainte de faire tomber la plainte sur des innocents nous continrent dans les bornes d’une juste discrétion. Heureusement que nous étions peu affectés de cette nécromancie, mais ils pouvaient nous empoisonner s’ils ne parvenaient pas à nous ensorceler.

Septembre, octobre, mi-novembre I798. Nous tombons malades tous trois, sans pain, sans garde, sans voisin, ou plutôt sans autres amis que notre bon M. Colin. Je ne me souviens de rien depuis le premier octobre jusqu’au dix novembre ; une fièvre putride m’a absorbé et j’ai perdu connaissance presque jusqu’à cette époque.

Le 10 octobre, Jean-Baptiste Cardine meurt chez M. Colin où il était resté un mois malade ; on met le scellé chez ce brave militaire à qui il n’a laissé que des haillons. On en fait autant à la case Saint-Jean ; on reprend même jusqu’aux fonds que Cardine avait mis dans la société à l’époque de notre établissement.

Le moment de notre maladie fut celui de notre plus cruel abandon. Le jeune Trabaud, que nous avions mené trop sévèrement pour un créole, dit au passeur que nous avions tué des vaches et des poules et que nous ne vivions que de vols : la misère où nous étions plongés rendait ce compte vraisemblable. Bourg, homme simple, s’en rapporta au témoignage de l’enfant, le fit partir pour Cayenne comme il le demandait, nous abandonna et répandit cette calomnie dans le canton. Tout le monde nous fuit. Les vaches et les poules revinrent, et nous ne fûmes informés de ces détails dégoûtants qu’au moment où nous commençâmes à nous traîner.

Il ne nous reste plus de ressource que celle d’aller avec un bâton, de case en case, dire aux propriétaires qui n’ont plus rien : « De grâce, nourrissez-nous gratuitement ou tuez-nous ». Comme nous nous éloignions du poste, sans avoir la force d’y revenir quelquefois coucher, le sergent nous donna connaissance de l’ordre suivant :

« Vous surveillerez les déportés de très-près, vous épierez leurs démarches et leur conduite ; s’ils bronchent, mandez-le moi et faites-les partir sur-le-champ bien escortés ; ils seront très sévèrement punis, ils sont sous votre surveillance et responsabilité. »

Depuis quinze jours, nous errons comme des spectres : nous n’avons qu’un ami sur la terre, M. Colin qui est pauvre, aveugle, sexagénaire. Il a desservi sa table pour nous nourrir pendant notre maladie ; il a une demoiselle de 17 ans ; Givry lui plaît, obtient sa main ; nous en sommes instruits douze heures avant la noce ; notre confrère Noiron, curé de Crécy, leur donne en présence de témoins la bénédiction nuptiale dans la maison paternelle.

Le surlendemain, Noiron est conduit en prison à Cayenne pour avoir fait ce mariage. Comme il avait des fonds dans la société, il remit ses intérêts au maire et le peu qui nous restait fut vendu.

Saint-Aubert trouva le premier à se placer chez une veuve, à quatre lieues dans le fond du désert. Le 23 décembre, il revint à notre case pour chercher ses effets, la joie le suffoquait au point qu’il était près d’étouffer. Avant son départ, il avait les jambes enflées ; à son retour, elles étaient sèches comme des lattes. Il se rend chez son hôtesse. Le 20 janvier, par caprice car cette vieille fait tout par caprices, elle le renvoie et il revient à Kourou, à notre charge.

Par la suite, une négresse libre, nommée Dauphine, recueillit Saint-Aubert, le soigna comme son enfant, pansant pendant trois ans ses larges plaies qui ne se sont jamais fermées. (Aujourd’hui il est en France.) Margarita fut placé dans le même temps chez M. Molli, alors régisseur de Pariacabo. J’eus le meilleur lot, celui de rester chez M. Colin, où je fus placé par Givry son gendre. Je n’ai jamais été plus heureux de ma vie. Quoique ce vieillard fût dans la détresse, il répétait sans cesse à ceux qui venaient le voir : « Si ma table est frugale, je m’honore de la voir entourée de trois déportés. » Tant qu’il a vécu, j’ai partagé mon temps à la rédaction de cet ouvrage et à la lecture ; il m’a donné de grandes lumières sur la colonie où il était depuis trente-cinq ans. Son gendre Beccard, gardemagasin à Konanama, étant mort le 2 février 1799, j’ai fait un voyage à Sinnamary, pour viser la reddition des comptes de la veuve. Cet hasard m’a fourni des pièces authentiques. Désirant m’instruire sur les lieux, j’ai été moi-même à Konanama au milieu de l’hiver et des torrents. J’ai pris le plan du désert et celui du village à moitié embrasé ; enfin j’ai visité la partie de l’ouest de la colonie, accompagné du maire de Sinnamary, qui m’a donné un permis pour aller jusqu’aux carbets indiens ; ainsi, j’ai vu par mes yeux une grande partie de ce que je dirai des naturels du pays.