Voyage à Vénus/13

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XIII

PALAIS DE JUSTICE. — CHAMBRE REPRÉSENTATIVE. — ASSEMBLÉES CIVIQUES. — ASSOCIATIONS.


Nous passâmes ensuite devant un immense palais que dominait une magnifique statue. Mélino me dit que c’était celle de la Justice. Je ne l’eusse certes jamais reconnue, attendu qu’elle ne ressemblait pas du tout à notre dame Justice que nous représentons assez étrangement une balance à la main, et un bandeau sur les yeux, ce qui doit compromettre gravement l’usage de la balance.

Comme nous entrions dans l’édifice, je manifestai à Mélino mon étonnement de ne voir personne en costume professionnel,

— Comment ! me dit-il, chez vous, les gens de justice ont un costume ?

— Très-complet et très-lugubre, je vous assure. Dès qu’ils entrent au palais, ils se glissent dans un long fourreau d’étoffe noire ne laissant voir que leur tête couronnée d’une toque, qui s’épanouit comme une fleur noire sur un calice jaune. Une vaste salle, appelée la salle des Pas-Perdus, mais où il se perd encore plus de paroles que de pas, est réservée à leurs promenades et à leurs causeries. C’est l’immense ruche où s’agite et bourdonne ce noir essaim. Plusieurs se montrent affaissés sous le poids de nombreux dossiers, mais, le plus souvent, ils sont moins chargés d’affaires que de papier, la plupart des dossiers qui gonflent leurs serviettes appartenant à des procès jugés depuis longtemps. Entre tous, les avocats se distinguent par la turbulence de leurs allures et l’activité fébrile de leur démarche : ils vont, viennent, courent, s’agitent et surtout pérorent. On dirait qu’ils sont piqués de la tarentule oratoire, ou que la vilaine robe qui les couvre a le magique pouvoir de leur communiquer l’ivresse du bavardage. Ceux qui sont privés de plaider devant un tribunal, et particulièrement les plus jeunes, qui ont toute l’ardeur du noviciat mais généralement plus de prétention que de clientèle, causent et discutent dans la grande salle, à la bibliothèque, dans les couloirs, partout, en un mot où ils peuvent former un groupe de deux ou trois… ils ne sauraient être davantage : lorsqu’ils sont trois, il y en a déjà deux qui parlent à la fois.

« Quant à ceux qui ont la chance de plaider, ils s’en donnent à cœur joie, et trouvent moyen de parler pendant deux heures dans une affaire qu’on pourrait expliquer en vingt minutes. Les causes qu’ils défendent sont souvent contradictoires, seule l’ardeur de leur conviction ne varie jamais. Je les appellerais volontiers des condensateurs d’éloquence, qui, sur une question en litige, s’électrisent positivement ou négativement, selon qu’ils ont été mis en communication avec le demandeur ou avec le défendeur ; et, comme il arrive à l’égard de la bouteille de Leyde, cet autre condensateur, l’or joue un grand rôle pour accroître leur énergie.

« Fréquemment, ils croient devoir s’irriter, s’indigner, et alors il faut les voir crier et tempêter ! c’est une véritable éruption oratoire : tantôt leur poing crispé frappe la barre, tantôt leurs deux bras s’élèvent et déploient la large envergure de leurs manches comme des ailes de chauve-souris ; puis, après toutes ces véhémences, l’orateur tombe sur son siège comme une fusée éteinte… et perd son procès, car c’est surtout quand la cause est mauvaise qu’il fait de plus violents efforts d’éloquence.

Les avocats de Vénusia sont exempts cette faconde énervante. Tout est simple et sommaire dans les contestations judiciaires. Les procès n’y subissent jamais, comme en nos tribunaux, les lenteurs de renvois indéfinis et les ruineuses formalités d’une procédure interminable. Ils sont aussi bien moins nombreux, attendu que, tous les vingt ans, les codes sont révisés et complétés sur les points que n’avaient pas prévus les premiers législateurs, et à l’égard desquels la jurisprudence a eu sujet de se prononcer. Par là, le cercle des questions litigieuses se rétrécit incessamment et les chances de procès sont d’autant diminuées.


Nous pénétrâmes dans la salle où se jugeaient les affaires criminelles. Je croyais qu’en franchissant le seuil, j’allais avoir cette perspective d’un président tout flamboyant de rouge escorté de deux juges noirs, qui forme l’immuable décor de fond de nos cours d’assises ; mais président et juges n’étaient pas plus costumés qu’avoués et avocats.

On ne voyait pas non plus au milieu du prétoire ces groupes élégants de dames du monde qui viennent à nos cours d’assises montrer des toilettes, croquer des pastilles, respirer des sels, et lorgner accusés, témoins et avocats, — notamment les plus jeunes.

Le président interrogea l’accusé avec simplicité et bienveillance, se gardant bien de proférer aucune de ces boutades ironiques ou de ces invectives qu’on doit toujours épargner à un homme qui ne peut se venger, et qui, jusqu’à l’issue du procès, doit être présumé innocent.

Les témoins furent ensuite entendus. Au lieu de les presser de questions, on leur laissait pleinement le soin et le loisir de raconter ce qu’ils savaient de l’affaire. De cette façon, le jury pouvait juger pleinement du degré de passion apporté par chacun d’eux dans sa déposition, et les détails de ces récits tout spontanés lui donnaient du procès une physionomie bien plus vraie que ces réponses par oui et par non que nécessitent des questions trop multipliées.

J’admirai surtout la parfaite impartialité du président qui, dans tout le cours du procès, ne montra ni condescendance pour l’accusation ni faiblesse pour les intérêts de la défense.

Le réquisitoire et la plaidoirie, que d’une part cette sage façon de conduire l’instruction et de l’autre, l’esprit éclairé des témoins et du jury, rendaient presque inutiles, furent remarquablement simples et brefs.

— Nos orateurs de cours d’assises sont autrement prolixes, dis-je à mon hôte, et la discussion leur sert de thème complaisant à une foule de digressions ingénieuses, de mots à effet et de périodes retentissantes, qui visent bien moins à convaincre le jury qu’à émerveiller la foule. C’est une sorte de tournoi oratoire, dans lequel les champions paradent avec éclat, mais non toutefois sans échanger force compliments, et quitter tour à tour la lance pour prendre l’encensoir, dont ils se partagent libéralement les parfums.

— Je vois, observa Mélino, d’après ce que vous m’avez conté de vos palais de justice et de toutes vos institutions, que les Terriens aiment démesurément à pérorer et à déployer toutes les pompes de la rhétorique. Nous avons bien aussi à Vénusia de nombreuses assemblées, mais nous détestons les grandes phrases, les grands gestes et les longs discours. Pour que vous en jugiez vous-même, je vous conduirai, si vous voulez bien, à la séance de notre assemblée représentative.

L’enceinte du Palais Législatif était fort vaste, chaque nuance d’opinion, chaque intérêt, s’y trouvant représentés. Les membres de cette assemblée avaient été nommés par le suffrage universel des Vénusiens et des Vénusiennes, et sans présentation de candidats par aucun parti, par aucun comité — intervention dont le premier résultat est de changer l’élection directe en élection à deux degrés, sans offrir les garanties de celle-ci, car alors l’élu du premier degré n’émane plus du suffrage universel.

Au centre de l’hémicycle s’élevait la tribune, et, au-dessus d’elle, comme ses collègues de la Terre — le président trônait dans son fauteuil,

 
Et faisait sonner sa sonnette.
 

Dès que la discussion fut ouverte, je reconnus l’exactitude de ce que m’avait annoncé Mélino. Rien de moins prétentieux que l’éloquence vénusienne : pas de hors-d’œuvre, pas de déclamations irritées, pas de ces ardentes mais inutiles récriminations qui ne prouvent que les animosités personnelles de l’orateur : les discours étaient calmes, clairs, substantiels. J’ajouterai qu’en cette assemblée, chacun parlait à son tour, — ce qui la distinguait éminemment des assemblées de notre planète. — Jamais non plus, la discussion n’était troublée par ces exclamations d’enthousiasme ou d’indignation plus ou moins factices, ces explosions d’interruptions passionnées, ce bruyant cliquetis de couteaux à papier, poignardant avec rage un innocent pupitre, bref, tous ces tumultes orageux qui affligent si souvent nos séances parlementaires, et, pendant lesquels, la sonnette du président s’agite éperdue, avec des tintements d’alarme, comme la cloche monastique du Saint-Bernard quand gronde une tourmente. On écoutait avec le désir sincère de s’éclairer, et sans résolution arrêtée d’avance.

Ce n’est guère, il est vrai, l’esprit de nos assemblées soi-disant délibérantes, et qui seraient mieux nommées assemblées belligérantes, car leur premier caractère est moins la méditation que la lutte, chacun des soldats parlementaires qui la composent ne s’inquiétant généralement que d’une seule chose : savoir si la proposition discutée émane ou non du camp de son parti, afin de voter pour ou contre, suivant cette origine, et cela sans vouloir, comme Thomas Diafoirus, « rien écouter ni comprendre » en faveur de la proposition contraire. On ne pèse pas les arguments pour se décider d’après leur valeur, on se borne à faire éclater des applaudissements ou des interruptions selon qu’on est ou qu’on n’est pas de la coterie représentée par l’orateur, et c’est ainsi qu’il n’y a rien d’inutile comme ces flots d’éloquence qui grondent et glissent sans entraîner aucune conviction, comme ces longs et chaleureux discours qui ont la prétention de convaincre des gens qui ne veulent pas être persuadés.

L’assemblée vénusienne était exempte de tous ces partis pris des ambitions satisfaites et des ambitions à satisfaire. L’auditoire écoutait avec une attention calme et consciencieuse. Je n’ai pas besoin d’ajouter qu’il examinait les propositions en elles-mêmes sans s’inquiéter le moins du monde si l’initiative en était due à tel ou tel personnage. Est-ce que le fruit qui mûrit au soleil s’inquiète de savoir si les rayons dont il reçoit la bienfaisante influence viennent de l’est ou du couchant ? il profite de tous, et se développe plus vite et bien mieux.

Quoique dans la séance à laquelle j’assistai on ne s’occupât que d’une discussion d’affaires, j’observai que tous les représentants s’y étaient rendus avec cette exactitude qui est la politesse des rois et la probité des mandataires. Chez nous, hélas ! on n’est guère assidu et attentif qu’aux séances où les coryphées des partis tiennent la scène, et se mettent réciproquement en cause. Hors de là, point d’intérêt : l’hémicycle zébré de banquettes offre partout des vides affligeants, et les quelques députés présents vont, viennent, causent et rient, comme des écoliers dans une salle de récréation. C’est ainsi que chaque session ressemble assez au feu d’artifice de nos fêtes nationales, où l’on n’admire généralement que deux pièces : le palais de feu et le bouquet. La discussion de l’adresse représente la première et la discussion du budget le bouquet de la fin. Et ne peut-on ajouter que, dans les deux cas, ce ne sont le plus souvent que des feux qui brillent d’un vif éclat sans communiquer leur chaleur, des pétards qui détonnent sans rien détruire, et que le tout se dissipe en vaine fumée ?


L’assemblée représentative de Vénusia n’était pas la seule où l’on s’occupât de politique, et Mélino me conduisit à d’autres réunions où l’on étudiait aussi les questions d’intérêt général, et où l’on discutait des propositions pour les présenter, en cas d’adoption, à l’Assemblée représentative ; mais, loin de ressembler à certains clubs de république trop jeune, où nous avons vu chaque assistant ne considérer la liberté de discussion que comme le privilège d’acclamer les hommes de son parti et d’invectiver les autres, ces conférences étaient, comme les séances législatives, remarquables par le sentiment d’admirable impartialité qu’y apportaient tous les membres, écoutant chaque orateur avec une égale bienveillance, ne demandant que la lumière et la vérité, plus heureux enfin et plus reconnaissants d’entendre une argumentation qui rectifiait une erreur ou dissipait une illusion de leur esprit, que d’applaudir l’éclat et la véhémence de quelques déclamations flattant leurs passions ou leurs intérêts.

Ces réunions civiques sont considérées comme sans péril, et le gouvernement n’y voit aucun sujet d’inquiétude et d’alarme, car il n’a à lutter contre l’hostilité patente ou secrète d’aucun parti.


Au bout de quelques pas, nous aperçûmes un vaste établissement d’où nous vîmes sortir quelques Vénusiennes portant à la main, les unes des coiffures et des vêtements d’hommes, les autres des tableaux, des sculptures, etc.

Mélino me dit que c’était des coiffeuses, des tailleuses, des artistes.

— Dans nos contrées, lui fis-je observer, les femmes se renferment en général dans les travaux d’aiguille.

— Pourquoi donc les exclure d’une foule de professions qui n’exigent pas une force virile et qu’elles rempliraient à merveille ? Nous avons des tailleuses, des chapelières, des employées de bureau, de magasin ; des femmes qui pratiquent le droit, la médecine… Vous riez, mais demandez-vous plutôt pour quelle raison il n’en serait pas ainsi. Restreindre les occupations honnêtes qu’elles peuvent aborder à de simples travaux de couture, qui sont si peu lucratifs et que l’invention des machines à coudre achève de déprécier, n’est-ce pas les obliger à demander au vice le pain que le travail ne peut leur donner ? Pour celles-mêmes qui sont à l’abri du besoin, la longue oisiveté dans laquelle on les relègue n’a-t-elle pas ses périls, et ne laisse-t-on pas ainsi leur esprit prendre trop souvent la volée vers les tièdes et fiévreuses régions de la rêverie sentimentale ? Sous un autre point de vue, n’est-il pas un peu blessant pour leur dignité de déclarer presque toutes les professions inaccessibles à leur capacité, comme si leur aptitude manuelle ne pouvait s’élever au-dessus de quelques travaux de tapisserie, et leur intelligence au-dessus d’un caquetage futile sur les ridicules de leurs amies et les prescriptions de la mode nouvelle ?


Comme il me parlait ainsi, je vis un certain nombre d’ouvriers sortir du même établissement. — Ah ça ! lui dis-je, c’est donc une ruche de travailleurs et de travailleuses ?

— Précisément.

— Nous avons aussi, dans notre nation, des manufactures où se rendent de nombreux ouvriers pour le compte d’un patron, mais les sexes y sont rarement confondus.

— Ici, ils ne le sont jamais dans un même atelier. Il n’y a pas non plus de patron : chacun travaille pour son compte, et travaille ainsi avec plus de plaisir, d’ardeur et de profit. L’association fournit les capitaux nécessaires, et la vie en commun économise bien des dépenses.

— Sur notre globe, si les ouvriers travaillent en commun, ils demeurent dans leurs familles.

— C’est-à-dire qu’ils y rentrent le soir, et qu’ils passent la journée entière à l’atelier. Or, avouez que là, ces agglomérations de jeunes gens ou de jeunes femmes, quelquefois des deux sexes ensemble, ont pour inévitable effet d’affaiblir en eux l’esprit de famille, et de les corrompre par la contagion du plaisir et du vice, qui se communique hélas ! beaucoup plus facilement que celle du travail et de la vertu. Ici, chaque famille a son logement dans l’établissement même, et, sauf pour quelques occupations exceptionnelles, chacun travaille dans sa famille. C’est là du moins que se prennent les récréations et les repas. Seulement, la cuisine est faite en commun, et l’on a ainsi une nourriture bien plus économique et plus saine que lorsqu’on est obligé de tout acheter en détail.

Je remarquai l’allure robuste et dégagée des ouvriers. Aucun d’eux n’avait ce teint hâve et plombé, ces yeux caves, ces mains calleuses, ce dos voûté, tristes résultats de travaux pénibles ou délétères.

Mélino me conta que ces graves inconvénients subsistaient jadis, mais qu’ils avaient disparu par suite de nombreuses inventions qui ont épargné à l’homme ce que les travaux matériels présentent de plus fatigant et de plus dangereux.

— Pour la plupart de ces travaux, ajouta-t-il, le Vénusien les fait exécuter par les muscles d’acier des machines, et se contente de les diriger, comme il convient à un être avant tout intelligent. Cet heureux progrès a été rapidement atteint, grâce aux magnifiques encouragements que nous avons prodigués aux inventeurs.

— Chez nous, répondis-je, loin d’aider les inventeurs, qui n’ont pas toujours assez de fortune pour faire les frais d’un essai, nous commençons par les punir d’une amende, déguisée sous le nom de droit de brevet, amende qui se renouvelle chaque année, à moins qu’ils ne renoncent à leur idée. C’est notre façon de les encourager. Aussi meurent-ils le plus souvent à la peine, et ne jouit-on de leurs inventions que longtemps après eux.