Voyage à Vénus/4

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IV

ACCUEIL FAIT PAR LES INDIGÈNES. — VÉNUSIA.


Ma joie fut grande de retrouver enfin l’air, la lumière et la vie. Je tombai au milieu d’une vaste plaine, dans une prairie dont l’herbe était beaucoup plus haute que celle de nos campagnes, et ce qui me frappa tout d’abord ce fut la vive lumière dont le paysage était inondé ; car Vénus est deux fois plus éclairée que notre planète, et le soleil y paraît deux fois plus gros.

— Il doit aussi y faire bien chaud, dit Muller.

— La température ne s’accroît pas dans ces proportions. Vénus étant plus petite que la Terre se trouve par là-même plus refroidie ; puis vous savez que le soleil échauffe moins par sa proximité qu’en raison de la direction plus ou moins verticale de ses rayons : nous sommes plus près du soleil en hiver qu’en été, mais ses rayons sont alors plus obliques, et de là vient l’énorme différence de température dans les deux saisons. Vénus est, sans doute, plus échauffée à son équateur que notre planète, mais sa population se porte surtout dans les régions hyperboréennes que l’intensité du froid rend chez nous inhabitables. En outre, son atmosphère est beaucoup plus nébuleuse que la nôtre, comme une simple observation télescopique suffira pour vous en convaincre, et ce voile épais de blanches vapeurs, qui renvoie dans l’espace les rayons solaires, préserve ainsi fréquemment le sol de leurs brûlantes atteintes, en même temps qu’il est une cause de pluies abondantes.

À peine avais-je abordé le territoire vénusien, que je vis accourir, des champs voisins, une douzaine de paysans qui avaient été spectateurs de ma descente aérienne. Me rappelant alors que bien des aéronautes descendant ainsi dans les campagnes avaient reçu de leurs habitants un accueil inhospitalier et même un peu contondant, j’eus quelque appréhension de subir un sort pareil, et d’avoir été bien loin chercher une bastonnade.

Mais l’abord des indigènes me rassura bientôt : ils ne manifestèrent à ma vue qu’un étonnement profond, et, pendant quelques instants, nous nous observâmes avec une curiosité réciproque. Puis, l’un d’eux me dit, d’un air affable, quelques mots d’une langue qui me parut très-douce à l’oreille, je lui fis signe que je ne le comprenais pas, ce qui redoubla sa surprise, attendu qu’on ne parle qu’un seul idiome sur toute la planète. Ayant alors recours à la pantomime, la langue universellement intelligible de la création, il me fit signe de le suivre, et m’aida, avec ses compagnons, à porter mon esquif. À cet accueil si obligeant et si dévoué, je reconnus avec plaisir que j’étais dans un pays plus civilisé que la terre.

Chemin faisant, j’examinai mes guides avec une attention bien naturelle. C’étaient des hommes grands et forts, à la peau dorée par le soleil.

La providence divine a conformé chaque créature suivant le climat sous lequel elle l’a placée. Elle a donné une peau brune aux hommes du midi afin de rendre plus facile l’émission du calorique qu’ils dégagent, et une fourrure blanche aux animaux du nord dans un but tout contraire. Elle a également doté les yeux des animaux nocturnes d’un iris gris ou jaune, divisé par de larges pupilles qui leur permettent d’y voir pendant la nuit. Par une raison inverse, les yeux des Vénusiens sont noirs et n’ont qu’une pupille très-petite. Je regrettai beaucoup, pour mon compte, de n’avoir pas le même avantage, car le soleil, qui brillait à ce moment de tout son éclat, répandait une lumière éblouissante.

Plus j’avançais dans les campagnes, plus j’admirais cette végétation luxuriante qui m’avait surpris à mon débarquement, et qu’on doit sans doute attribuer à l’influence des pluies fréquentes que verse une atmosphère chargée de vapeurs, et à celle de la lumière solaire qui facilite, comme on sait, l’absorption de l’acide carbonique par les végétaux. Les fleurs et les oiseaux avaient aussi, à un plus haut degré que dans nos climats les plus favorisés du soleil, cette coloration brillante qu’ils reçoivent de ses rayons.

On travaillait aux champs, ou plutôt on employait au travail ces infatigables animaux de fer et d’acier qui feront bientôt toute la besogne de l’humanité. La plupart de ces machines agricoles avaient pour moteur l’air dilaté par la chaleur, et lorsque le ciel était pur, des lentilles, d’une dimension inconnue ici, suffisaient pour procurer le calorique nécessaire.

Quant au transport des récoltes, il se faisait au moyen de chemins de fer qui sillonnaient toute la campagne, et qui, étant construits avec des rails et des traverses inoxidables, n’étaient pas d’un entretien coûteux.

Au bout de quelques instants, nous arrivâmes près d’une ferme où l’un des gens qui m’accompagnaient me fit signe d’entrer. On remisa mon appareil sous un hangard ; puis mon hôte me fit asseoir auprès d’une table, à l’ombre d’un arbre gigantesque, aux rameaux duquel pendaient de longues grappes de fleurs irisées dont les senteurs singulièrement pénétrantes embaumaient l’air à une grande distance. Avec quelques mets substantiels, on nous servit un flacon d’un vin généreux, et des fruits d’une saveur inimaginable.

Malheureusement, et pour cause, le repas ne fut pas égayé le moins du monde par cette conversation animée qui, chez nous, se mêle à tout et peut suppléer à tout.

Le lendemain matin, mon cultivateur vénusien m’engagea à le suivre dans une excursion vers la ville voisine. Cet homme, ainsi que je l’ai su depuis, était fermier d’un savant du nom de Mélino, qui habitait la ville de Vénusia, située à cinq ou six lieues de là. Mon hôte avait dans sa cour une petite voiture placée sur des rails qui communiquaient au sentier voisin, il la chargea de quelques denrées destinées à son propriétaire, puis nous y montâmes, et, mise en mouvement par un appareil électro-magnétique d’une grande puissance, elle s’élança sur la voie ferrée.

Au bout d’un quart d’heure, la ville m’apparut avec ses tourelles, ses aiguilles et ses dômes, recouverts de métaux qui nous sont inconnus, et dont les larges reflets roses, verts ou rouges, se mêlaient au scintillement de grosses gemmes qui constellaient leur surface en y dessinant de rayonnantes arabesques.

Comme j’approchais de cette féerique cité une réflexion soudaine me remplit d’inquiétude : je songeai que, suivant les usages de la civilisation, on ne manquerait pas, sans doute, de me demander mes papiers. Or, je les avais laissés à Speinheim, et il faut convenir que j’en étais un peu loin pour songer à réparer cet oubli.

Cependant, à notre arrivée, bien que mon physique très-exotique dût éveiller les soupçons de la police, dont la méfiance est comme on sait la première vertu, j’eus l’agrément de ne subir aucune investigation ni pour mes papiers, ni pour mes bagages. La douane n’existe pas pour les heureux voyageurs de Vénus.

Ils sont également affranchis de l’octroi, — exemption qui me parut aussi libérale que sage. C’est, en effet, permettre l’usage habituel du vin aux classes laborieuses qui plus que les autres en ont besoin à leurs repas, et le paient, chez nous, plus cher que les gens riches, attendu qu’elles ne l’achètent qu’en détail. Ajoutons qu’elles n’ont encore le plus souvent qu’un liquide sans nom, d’une provenance beaucoup plus chimique que viticole. Supprimer l’octroi, c’est supprimer la sophistication.

Les maisons de Vénusia n’offraient pas l’aspect de ces amas de hautes constructions, de ces pâtés d’édifices, où s’entasse et grouille une population aussi nombreuse et aussi serrée qu’un essaim d’abeilles dans une ruche. Chaque habitation était peu élevée, et possédait un jardin à l’entour.

Je fus frappé du grand nombre des hôpitaux, et surtout de la rareté des casernes. Malgré la quantité considérable des usines, aucune fumée noirâtre ne dégorgeait à gros bouillons de leurs hautes cheminées pour s’étendre ensuite sur la ville et y retomber en une fine pluie de poussière huileuse. Les fourneaux brûlaient leur fumée.

Les rues étaient fort larges et composées de plusieurs voies : une chaussée pour les voitures à gros chargement ; de chaque côté, une autre voie pour les véhicules de moindre dimension ; enfin, pour les simples piétons, deux larges trottoirs abrités, en temps de pluie, par des marquises mobiles, dont chaque maison était garnie et qu’on abaissait à volonté.

Les véhicules de la seconde voie attirèrent particulièrement mon attention. La plupart consistaient en une sorte de selle portée sur deux larges roues, l’une devant, l’autre derrière. Assis à califourchon sur ce siège, le voyageur imprimait au véhicule un mouvement rapide, tantôt en frappant le sol avec ses pieds, tantôt au moyen d’un mécanisme mu par la vapeur ou l’électricité.

Les voies réservées aux voitures étaient recouvertes d’une matière aussi consistante que le métal, de sorte qu’elles présentaient les avantages de traction de nos chemins de fer, et qu’elles ne se transformaient jamais en un fleuve bourbeux de macadam.

Pour obvier aux lenteurs et aux accidents qui proviennent du croisement des rues, les voitures allant de l’est à l’ouest traversaient un passage souterrain situé au point de rencontre d’une rue avec une autre, et servant aussi aux piétons.

J’observai encore que les courses des voitures publiques se payaient avec des jetons métalliques achetés d’avance, et que les cochers ou conducteurs rapportaient ensuite à leur administration ; — système qui avait le double avantage d’empêcher les fraudes si fréquentes de nos automédons mercenaires, et d’éviter les ennuis et les discussions qui accompagnent plus d’une fois les règlements de compte avec ces serviteurs à l’heure, dont une exquise urbanité ne constitue pas précisément le principal mérite.

Les costumes des Vénusiens offraient beaucoup plus de variété que les nôtres. Chez nous, vous le savez, règne sans partage le vêtement sombre : pantalon noir, habit noir, chapeau noir, robe noire, constituent la fleur de l’élégance et du bon ton, ce qui malheureusement donne à nos rues et à nos boulevards une physionomie particulièrement triste et monotone. Dans Vénus, au contraire, le pays aux vives lumières et aux vives couleurs, tout le monde n’accepte pas aveuglément l’uniforme décrété par le tailleur ou la couturière, et la fantaisie a une grande part dans le costume. Chacun choisit la forme et la couleur du vêtement qui lui sied le mieux, si bien que tous les costumes de notre planète sont à peu près représentés sur le trottoir d’une seule rue, et cette variété produit un coup-d’œil autrement pittoresque et gai que la funèbre procession de nos noirs habillements. Les Vénusiens aiment les vêtements amples, leur cou se dégage libre des étreintes de la cravate et du faux-col, et leur coiffure, quelque diverse qu’elle soit, n’affecte jamais la forme disgracieuse du cylindre de soie qui pèse sur notre tête sans la protéger contre les ardeurs du soleil.

J’ajouterai que pas un seul n’était décoré.

Quant aux femmes, elles ne s’infligent pas cet odieux et malfaisant corset qui, brisant le bas de leur poitrine, les divise en deux, et leur donne l’apparence d’un buste sur un dôme de crinoline. Revêtues d’une longue tunique, surmontée d’éclatantes draperies qui laissent couler autour du corps les flots de leurs plis harmonieux, elles laissent vaguement transparaître, sous ces voiles pudiques, toute la souplesse et la grâce des formes admirables dont les dota le Créateur pour en faire son chef-d’œuvre.