Voyage à la Guadeloupe/01

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Monnoyer (p. 1-19).

VOYAGE

À LA GUADELOUPE.


Traversée du Havre à Saint-Pierre de la Martinique.

Tout ce que j’avais lu dans divers ouvrages sur les pays équatoriaux m’avait donné l’envie d’y voyager un jour. Je demandai et j’obtins des lettres de recommandation près les autorités de la Martinique et de la Guadeloupe et je m’embarquai au Havre de Grâce, le 5 octobre 1816, sur le navire l’Auguste de Honfleur, capitaine Le Roi, qui faisait voile pour la Martinique.

Je n’avais jamais navigué que sur des rivières, des fleuves ou des lacs ; j’ignorais ce que c’était que le mal de mer, et quoique la mer fût très-peu agitée, j’en fus atteint pendant les huit premiers jours de notre navigation. C’était un dégoût prononcé pour les aliments, de fréquentes nausées, un violent mal de tête, un malaise général qui m’eût fait souhaiter ne m’être pas embarqué, si le vif désir de parcourir une petite partie du nouveau monde n’eût relevé mon courage. Ce mal, sans doute, a sa cause éloignée dans les mouvements extraordinaires que le bâtiment imprime au physique ; mouvements qui troublent les fonctions animales et dérangent plus ou moins la nature dans ses diverses opérations ; mais ne pourrait-il point avoir sa cause prochaine et immédiate dans l’abondance des humeurs plus ou moins altérées qui, n’étant plus soumises à l’action de la vie, produiraient ces espèces de désordres ? et de là ne pourrait-on point conclure qu’on se mettrait à l’abri de ces souffrances, ou que du moins elles seraient moins intenses si, avant de s’embarquer, on avait soin de se faire évaquer ? car pourquoi de vieux marins, accoutumés aux gros temps, en sont-ils parfois atteints ? pourquoi n’est-on bien soulagé que quand on peut vomir ? Au reste, cette question est étrangère à mon plan : je l’abandonne aux médecins.

Nous n’éprouvâmes aucun gros temps sur la Manche : une brise légère nous en sortit en peu de jours ; mais, dans le golfe de Gascogne, nous essuyâmes un coup de vent qui, heureusement, nous inspira plus de craintes qu’il ne causa d’avaries.

Il était à peu près sept heures du matin, de gros nuages gris noirâtre dérobaient à nos yeux toute l’étendue du ciel, un jour sombre nous éclairait à peine ; les vents déchaînés de la partie du sud-est luttaient avec effort contre les flots ; le perfide élément, jusque dans ses abîmes, horriblement agité, offrait de tous côtés l’épouvantable image de la mort. Tantôt le navire, avec une rapidité extrême, semblait glisser sur la pente des vagues, et nous nous trouvions tout à coup comme ensevelis dans le creux d’un profond vallon, environnés de montagnes énormes, dont les sommets, se touchant pour ainsi dire, semblaient sonner notre dernière heure ; et tantôt, au contraire, élevés sur le dos des flots pleins d’écume, nos tristes regards ne tombaient que sur des précipices sans fond.

Un des passagers, qui comme moi était resté sur le pont pour voir cette belle horreur, avait trouvé bon de s’attacher avec une corde à l’un des mâts ; moi, je trouvai plus de sûreté à me cramponner aux sabords.

Que de pensées sublimes cette scène d’horreurs présentait en foule à l’esprit ! quel homme, sans une émotion profonde, pourrait en soutenir la vue ? C’est alors que les passions se taisent, que la raison recouvre tous ses droits, que le cœur, tout pénétré de remords, s’élève en tremblant jusqu’aux pieds de la divinité et forme des vœux sincères ; c’est alors qu’on élève, à leur vraie valeur, les grandeurs et la pompe du monde, que le voile des préjugés tombe et que l’homme se dit à lui-même : de tous les biens d’ici-bas, le plus précieux, celui dont la jouissance ne donne aucun regret, c’est la vertu.

Après avoir doublé le cap Finistero et atteint la région des vents alizés, nous eûmes constamment beau ciel et belle mer. Nous ne fûmes contrariés que par des calmes qui retardèrent l’époque heureuse de notre arrivée.

Ces vents alizés sont de légers vents d’est qui soufflent presque constamment et avec une vitesse à peu près uniforme. C’est entre les tropiques et à quelques degrés au delà vers les deux pôles qu’ils exercent leur empire. Quand on a atteint ces régions paisibles, on n’a plus à redouter ni ces noires tempêtes qui poussent au loin les vaisseaux en route contraire, ni ces fureurs de l’Océan qui menace à chaque instant de les engloutir. Tantôt la mer, légèrement hérissée à sa surface, offre l’image d’une vaste plaine où bondissent de nombreux troupeaux ; tantôt, unie comme une glace, elle réfléchit l’azur des cieux ou les nuages diversement contournés qui parcourent l’atmosphère.

N’ayant à bord aucune fonction à remplir, mon unique occupation était de contempler l’immensité du ciel et celle de l’Océan. Mes yeux avides y cherchaient des merveilles. Ils eussent voulu en sonder les profondeurs, en parcourir les abîmes, y voir ces plaines de sable différemment inclinées ; ces fleuves tortueux, ces montagnes, ces noires cavernes, ces précipices épouvantables qui causent les courants plus ou moins forts qui se manifestent à la surface de l’eau même ; ces vastes et sombres laboratoires de la nature d’où s’élancent au travers de l’onde des torrents de matières embrasées. Ils eussent voulu s’y promener entre ces végétaux divers, ces polypiers, ces groupes énormes de madrépores qui en revêtent les vallées, les montagnes et les rochers. Ils eussent voulu voir ces nombreux habitants dont la plupart sont encore inconnus et le seront toujours ; ces poissons de toute espèce, ces testacés sans nombre qui ne s’élèvent jamais au niveau des mers ; mais, ô nature, tu ne donnas pas à l’homme des sens assez parfaits ! que dis-je ? assez parfaits ! serait-ce une perfection ?… Si l’œil humain pouvait franchir ces distances infinies, sous quel aspect verrait-il les êtres qui l’environnent et qui lui semblent si charmants ? combien d’autres, qu’il n’aperçoit pas dans sa manière d’être actuelle, lui sembleraient des monstres hideux ?

Cependant, sur la surface des eaux, on voyait marcher en troupes les avides marsouins ; chaque cohorte semblait obéir à un chef qui la précédait. La pesante baleine se promenait gravement en poussant devant elle un flot d’écume. Le vorace requin, dans sa course vagabonde et solitaire, courait après des victimes ; la fine dorade fendait en tous sens la vague et semblait se plaire à faire admirer les belles couleurs de son dos ; la rapide frégate, poussé par les zéphirs, venait nous réfléchir les couleurs de l’arc-on-ciel.

Comme les habitants des déserts et des forêts immenses qui couvrent une partie des continents, ceux des mers se font une guerre continuelle et cherchent, dans de plus faibles qu’eux, l’aliment et la vie. Ainsi l’a voulu la nature pour empêcher les funestes inconvénients qui auraient résulté, pour notre sphéroïde, de leur prodigieuse multiplication. Chercher leur proie n’est cependant pas leur seul instinct ; ils possèdent aussi celui d’éviter les poursuites de leurs ennemis ; et la nature, en leur donnant à tous le sentiment de leur existence, leur donna les moyens de veiller à leur conservation ; ainsi, on voit le poisson ailé prendre dans les airs un vol incertain pour donner le change à l’ennemi qui l’allait dévorer ; ainsi, pour la même cause, on voit le joli petit pilote nager constamment sur le dos des requins.

Arrivés au tropique du Cancer, il fallut se soumettre à une cérémonie en usage sur tous les bâtiments : c’est le baptême du tropique. Tout étranger qui n’a point encore vu le ciel de la zone torride, n’en peut être dispensé. C’est une petite ruse à laquelle les matelots ont recours pour mettre les passagers à contribution. Ce sont eux qui sont acteurs dans cette scène comique.

La veille du passage, un courrier du bonhomme Tropique s’arrête sur le haut du grand mât, appelle le capitaine, lui demande d’où vient le navire, où il va ; l’avertit qu’il entre dans l’empire du tropique, et que le bonhomme descendra pour présider au baptême des passagers et des matelots qui n’auraient pas encore parcouru ces parages. Aussitôt tombe sur le pont une grêle de pois : ce sont les bonbons du baptême, Le lendemain matin, on voit descendre des mâts le bonhomme Tropique, entouré de ses esclaves enchaînés deux à deux. C’est un vénérable vieillard courbé sous le poids des années. Il s’assied avec peine, sur un trône qui lui était préparé, et son chapelain fait la cérémonie. Le nouveau catéchumène est placé sur une planche légère, posée sur un grand baquet plein d’eau. Le prêtre, d’une main, prend gravement le bras du catéchumène, et de l’autre lui verse de l’eau dans la manche, en prononçant la formule. S’il est docile, la cérémonie est finie pour lui, pourvu, toutefois, qu’il mette son offrande dans un plat qu’on lui présente ; s’il ne l’est pas, on ôte subitement la planche sur laquelle il est forcé de s’asseoir, et il tombe dans le baquet : il est alors baptisé par immersion.

De tous les phénomènes que l’Océan puisse offrir, sa phosphorescence est, sans contredit, le plus beau et le plus frappant. C’est principalement entre les tropiques qu’il se montre dans toute sa magnificence. C’est une lumière éclatante qui, pendant la nuit, s’allume et s’éteint à la surface ou près de la surface des eaux. Le vaisseau, en sillonnant les flots, laisse après lui une longue trace superbement lumineuse, le poisson, dans sa course, le choc même de la rame produisent le même effet. Différente de toute autre lumière, celle-ci n’est formée que de points plus ou moins brillants. De la masse d’eau que le navire pousse devant lui, jaillissent mille et mille étincelles plus éclatantes les unes que les autres ; au loin, ce sont, çà et là, des points brillants, mobiles comme les vagues et dont l’existence n’est qu’éphémère. Tantôt toute la surface en est couverte, et tantôt à ce beau spectacle succède une sombre obscurité.

Ce phénomène superbe, qui a donné lieu à tant d’hypothèses, semble être bien connu aujourd’hui. Il paraît, d’après les recherches des savants modernes, qu’il est occasionné par des mollusques et des zoophytes naturellement phosphorescents comme quelques espèces d’insectes qu’on rencontre sur la terre dans les deux hémisphères.

Nous éprouvâmes deux orages dans la zone torride ; mais le bruit de la foudre n’a rien d’effrayant comme sur terre. La décharge électrique ne produit qu’un son assez faible sur la mer, tandis que sur la terre, ce son, mille fois répété par les échos des vallons, des bois et des montagnes, va porter dans le cœur des mortels l’épouvante et l’effroi.

Le ciel de la zone torride est parfois magnifique. Rien n’égale la vive beauté des nuages qui parent l’horizon, le matin et au soir d’un beau jour, quand le soleil vient à commencer ou à terminer sa carrière. On les voit prendre, dans un instant, toutes les formes possibles. Tantôt c’est un paysage qui représente des vallées, des montagnes et des bois ; tantôt ce sont des animaux de mille espèces différentes dont l’attitude varie sans cesse. Mais ce qui rend cette scène plus charmante encore, c’est la diversité et l’éclat des nuances qui s’y font remarquer, jeux admirables des rayons primitifs qui s’y combinent à l’infini, l’azur du ciel y est plus prononcé, les étoiles plus brillantes que dans les zones tempérées. La lumière que réfléchit la lune est quelquefois si vive qu’on y lit presque aussi facilement qu’à celle du jour.

Il était à peu près neuf heures du soir quand, après trente-cinq jours d’une assez belle navigation, nous nous trouvâmes en vue de la Martinique. Dès le matin, des matelots l’ayant aperçue du haut des mâts, avaient crié : terre ! terre ! mais de gros nuages bleuâtres nous en avaient dérobé la vue pendant tout le jour. Épuisé de fatigue, j’étais resté tout l’après-midi dans ma cabane. On me réveilla alors : je montai précipitamment sur le pont, et de là je vis ce tableau si nouveau pour moi, d’une île dont le contour se dessinait sur un ciel sans nuages et semé des plus brillantes étoiles. On voyait briller çà et là, à des hauteurs différentes, mille petites lumières qui éclairaient autant d’habitations, mais sans distinguer autre chose. La mer était calme, un léger zéphir enflait doucement les voiles. Nous ne faisions que petite route et nous ne pûmes aborder que le lendemain.

Qui pourrait se peindre, sans l’avoir éprouvé, le sentiment de bonheur dont on se sent rempli quand, pendant plus d’un mois, suspendu sur l’abîme, n’ayant sans cesse sous les yeux que le ciel et l’eau, exposé à mille dangers divers, on vient à apercevoir tout à coup la terre, objet de ses désirs ? Non, je n’oublierai jamais la vive et profonde impression que j’éprouvai à cette époque de ma vie ! Je me proposai de passer le reste de la nuit sur le pont pour contempler, à loisir, ce beau spectacle. Mais bientôt les lumières s’éteignirent, et le sombre prospectus de l’île resta tout seul devant mes yeux. Heureux habitants d’une terre étrangère, vous allez, me disais-je, vous livrer au repos ; vous allez, au sein d’un paisible sommeil et sous un toit protecteur, réparer les fatigues du jour, certains de vous retrouver encore sur un terrain solide, quand l’aurore prochaine viendra ouvrir vos paupières et vous appeler de nouveau à vos travaux accoutumés ; tandis que la fougue des vents pourrait encore soulever les flots et nous précipiter dans les noirs abîmes de l’Océan, ou nous briser contre les affreux rochers qui défendent votre séjour !

Ce fut dans de semblables réflexions que je passai le reste de la nuit assis sur un des bancs de quart. L’espérance et la crainte agitaient, tour à tour, diversement mon âme ; ou bien, je me figurais le navire à l’ancre et je formais des projets ; ou bien, la distance que nous avions encore à parcourir remplissait mon imagination de lugubres images.

Enfin, le jour parut : c’était le 11 novembre ; nous nous trouvâmes devant la rade de Saint-Pierre. Nouveau spectacle ! cette rade, si fertile en naufrages, présente à l’œil un arc assez ouvert sur lequel est bâtie la ville qui, de toutes parts, est dominée par de hauts mornes au-dessus desquels s’élève avec majesté la montagne Pelée qu’on dit être un volcan éteint. Nous louvoyâmes pendant quatre heures environ avant de pouvoir aborder. Pendant ce temps, mes regards se promenèrent sur les montagnes et dans les vallées qui s’offraient à eux de tous côtés. Ils erraient d’habitation en habitation, et toutes ces demeures sont situées agréablement sur des hauteurs et représentent des hameaux plus ou moins ombragés et toujours pittoresques.

Les officiers s’amusèrent à pêcher un gros requin qui suivait le navire. Ils suspendirent, pour cela, un morceau de viande à un pesant crochet ; le vorace poisson avala tout. On le hala à bord et les pauvres petits pilotes qui l’accompagnaient, se voyant sans abri et sans défense, s’enfuyaient éperdus. Cet animal se débattit longtemps avant de mourir : il paraissait furieux ; je lui enfonçai bien avant dans le corps, et à plusieurs reprises, un levier qu’il mordit de manière à y laisser de profondes empreintes de ses dents ; il fit, une fois, un si grand effort contre le levier, qu’il me poussa rudement sur des mâts de rechange qui me firent tomber. Les matelots l’achevèrent et en firent cuire une partie. J’eus la curiosité d’en goûter : la chair est huileuse et un peu coriace ; sans cela, elle offrirait un mets assez délicat.

Comme ma barbe était un peu longue, je voulus me raser avant de mettre pied à terre. Je descendis donc dans la chambre pour cet effet. J’étais à moitié de mon opération, quand une horrible secousse se fit ressentir dans le bâtiment, en même temps que les cris de tout l’équipage se firent entendre. Ma frayeur fut extrême ; je crus que nous nous brisions sur un rocher. Je ne fis qu’un saut et je fus sur le pont, tant il est vrai que la peur donne des ailes. Mes alarmes disparurent lorsque je connus la cause et de la secousse et des cris. Une petite goëlette louvoyait en sens contraire et s’avançait sur notre ligne. Le capitaine lui avait fait signe de dévier, et, soit qu’elle n’eût point compris, soit qu’elle n’ait pas voulu, elle continua sa route. Notre navire pouvait la couler bas ; mais le capitaine, extrêmement prudent, quitta la ligne ; et comme on était presque au contact, le beaupré de la goëlette s’engagea dans les sabords du navire et fit des dégâts sur le pont ; entièrement rassuré, je redescendis pour achever de me raser et faire un peu de toilette.

Nous approchions de l’endroit où l’on allait mouiller ; des nègres et des négresses vinrent alors en foule, dans leurs pirogues légères, nous offrir des provisions. Les uns apportaient des légumes, les autres du poisson ; d’autres, enfin, des fruits de toute sorte, parmi lesquels se distinguaient la figue banane et la douce orange. Le directeur de la poste vint à son tour chercher le paquet de lettres et nous apprit que la fièvre jaune faisait des ravages affreux dans la colonie ; triste nouvelle pour nous, puisqu’il n’y a guère que les étrangers qui en soient atteints, comme je le ferai remarquer ailleurs. Toute retraite était impossible, il fallait s’armer de courage ; et c’est ce que je fis. On jette enfin l’ancre sur le rivage, car la rade est si profonde qu’on ne peut la jeter un peu au large. Nous descendons. J’allai, le cœur plein de joie et d’espérance, malgré la fâcheuse nouvelle, me choisir un logement ; je traversai le cours, situé sur le bord de la mer, et j’arrivai dans la rue du Petit-Versailles où je me mis dans une pension bourgeoise qu’on m’avait indiquée. Je chancelais en marchant, à peu près comme un homme ivre, effet ordinaire des mouvements que le bâtiment communique. Après un bon dîner qui me remit un peu de mes fatigues, j’allai à bord pour faire enlever mes effets. De retour à la pension, comme le soir s’approchait et qu’à cause des serpents, très-communs dans cette île, je ne voulais pas sortir, je restai dans la chambre qu’on m’avait préparée. Je me déshabillai, et me vêtis le plus légèrement que je le pus, à raison de la vive chaleur qu’on éprouve dans ces climats brûlants, et je passai le reste du jour à la fenêtre pour pouvoir respirer plus facilement.

Le soleil était couché, je ne jouissais plus que de la faible lumière de ses derniers rayons réfractés, et les étoiles commençaient déjà à briller au firmament. La tête appuyée sur une de mes mains, je réfléchissais aux vicissitudes de la vie, quand, soudain, dans une chambre dont les fenêtres, tout ouvertes, se trouvaient vis-à-vis les miennes, parut une mulâtresse bien vêtue, tenant à la main une lumière qu’elle vint en hâto déposer entre les deux croisées. Une dame très-richement parée entra aussitôt. Cette dame, du milieu de la chambre, fixant ses regards du côté de la lumière, me fit croire, par ses gestes, qu’il y avait là une glace où se réfléchissait sa beauté. Naturellement un peu curieux, mais pourtant discret, je voulus voir la suite d’une scène qui commençait si bien ; je suspendis mes réflexions sérieuses pour y porter un moment mon attention. Cette dame, d’un air gracieux, ôte son chapeau, orné d’une couronne de roses qui, par leur éclat et leur fraîcheur, rivalisaient avec celles que fait naître le printemps. La mulâtresse s’en saisit et le dépose sur une chaise. Le léger fichu de gaze qui posait négligemment sur ses épaules, la ceinture élégante qui faisait si bien ressortir et la finesse de sa taille et ce qui fait ordinairement la gloire et l’orgueil des jeunes personnes du sexe, la robe aux riches garnitures, le corset à large baleine, tout cela suit bientôt le chapeau. Il ne restait plus que le léger tissu qui couvrait le satin de sa peau ; l’esclave favorite en agite un moment les plis, comme si quelque insecte importun s’y fût logé. Enfin, ce dernier voile tombe !… Cet attentat à la pudeur me fit frissonner d’indignation. Le bruit que je fis en me retirant de ma fenêtre, les avertit, sans doute, qu’elles étaient aperçues. La mulâtresse pousse les jalousies y la Vénus s’enveloppe dans une robe de chambre et se couche mollement sur un canapet, et toutes deux firent entendre de longs éclats de rire. On conçoit que cette scène, toute nouvelle pour moi, me donna une idée assez défavorable de la moralité des créoles.

Comme ce n’était point à la Martinique que j’avais résolu de me fixer, je sortis le lendemain de grand matin pour aller arrêter mon passage sur le premier bâtiment qui se dirigerait vers la Guadeloupe. Il n’y avait alors qu’un petit bateau qui fût en chargement pour cette colonie. Il me répugnait singulièrement, je l’avoue, de m’embarquer sur un aussi frêle bâtiment. Pourtant, la crainte d’être atteint de la fièvre jaune, leva ma répugnance : il devait partir le lendemain ; je me décidai à en profiter. Cette affairé terminée, j’allai distribuer quelques lettres dont je m’étais chargé en France, ce qui me donna l’occasion de voir la ville.

Le plan sur lequel pose cette métropole des Antilles françaises, est loin d’être horizontal. Il présente de grandes inégalités. C’est le creux d’un vallon ouvert du côté de la mer ; en sorte qu’une partie de la ville est en amphithéâtre. Au milieu de la Grande-Rue, parallèle à la rade, est un canal où coule rapidement une eau douce et limpide. Les maisons sont basses, à cause des tremblements de terre, très-fréquents dans cette colonie, construites, pour la plupart, en bois et couvertes en essentes. J’indiquerai ailleurs la manière générale dont on construit dans les îles de l’archipel Américain.

Il n’y a dans Saint-Pierre aucun édifice bien remarquable, si ce n’est pourtant la salle de spectacle, finie en 1817 sous le gouvernement de M. le comte de Vaugiraud ; l’architecture en est simple, mais assez élégante. Ce monument est agréablement situé sur un morne qui domine la ville. On remarque dans les magasins une grande activité ; dans la rade un grand nombre de bâtiments ; dans les rues beaucoup de mouvement ; c’est le centre du commerce français dans les Indes occidentales.

On avait établi un collége dans cette ville : il était dirigé par un homme qui, certes, avait des talents et qui avait su s’associer des professeurs de mérite ; mais ce collége n’a duré que trois ans. J’aurai occasion, dans la suite, de faire connaître les causes qui s’opposent à la prospérité de semblables établissements dans les colonies, et pourquoi, chez eux, les créoles ne sont point susceptibles d’une éducation solide.

Hors de la ville était un assez beau jardin des plantes, bien soigné et dirigé par un naturaliste dont j’ai perdu le nom.