Voyage à la Guadeloupe/10

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Monnoyer (p. 57-67).

Aspect de la Guadeloupe proprement dite.

Si, de quelque point que ce soit du rivage, l’on porte ses regards sur la Guadeloupe, on n’aperçoit guère qu’une pente extrêmement rapide, qui semble ne se terminer qu’au pied des hautes montagnes qui occupent le milieu de cette île ; mais pour peu qu’on avance dans l’intérieur, la scène change bientôt. On ne voit plus que des montagnes, des escarpements, des précipices, des vallons, des gorges, des torrents, des cascades, des savanes et des bois.

Ce beau pays, par la diversité de ses sites, ressemble assez à la Suisse. On n’y trouve pas, il est vrai, comme dans celle-ci, ces masses énormes qui étonnent l’imagination ; les groupes sont moins isolés, les précipices moins profonds ; rien à la Guadeloupe ne peut représenter la chaîne majestueuse des Alpes dont les sommets, couverts de glace et de neige, vont se perdre dans l’immensité des cieux. On n’y voit nulle part un spectacle d’un aussi grand caractère que celui dont on jouit, par exemple, ou sur la plate-forme de Borne ou sur le haut du mont Blanc. En Suisse les tableaux sont plus vastes, e la Guadeloupe ils sont renfermés dans des cadres plus étroits. Là, la nature est plus variée, plus grande, plus hardie ; ici, elle est plus riche, plus animée, mais plus monotone.

L’effet que l’on remarque du rivage se reproduit, en sens contraire, aux yeux du voyageur placé sur le sommet des hautes montagnes : la plaine inclinée va se terminer à la mer.

Sur le point le plus élevé du volcan, on prendrait aisément l’île tout entière pour une seule montagne. Quel riche tableau s’offre là aux regards surpris de l’amant de la nature ! Si, comme sur les cimes imposantes et terribles du Cotopaxi, du Chimborazo, du mont Blanc et du Sulitelma, on ne voit pas, sous soi, se former les orages et les tempêtes, si l’on n’entend pas le tonnerre gronder sous les pieds, si l’on ne se trouve pas suspendu entre une mer de nuages, sillonnée par des éclairs, et cette voûte immense où roulent avec pompe des globes de feu, cette scène n’en a pas moins un caractère grand et sublime, bien propre aussi à remplir l’âme des plus nobles pensées et à la conduire aux plus profondes méditations. Essayons d’en donner une idée.

Tout ce qu’on m’en avait dit m’avait fait concevoir le projet d’aller moi-même en jouir ; pour cela, je choisis un des plus beaux jours du mois d’avril, époque de l’année la plus favorable pour voyager dans l’intérieur. J’étais accompagné d’un ami et d’un guide ; l’aurore commençait à peine à paraître, que déjà nous étions sur un des pitons de la Soufrière. Le ciel était sans nuages, les étoiles brillaient encore d’un vif éclat. L’air était frais et tranquille, tout reposait dans un morne silence que notre voix seule pouvait rompre. Pas une feuille qui pût exciter le plus léger murmure des zéphirs, dans cette retraite inconnue aux chantres des bois. Ce silence absolu produisait sur mon âme une impression que je ne puis rendre. Mes organes, accoutumés à mille bruits divers, goûtaient un repos délicieux. La nuit n’avait pas encore retiré ses voiles, on ne voyait bien qu’autour de soi. Enfin les astres pâlirent, l’orient se para d’un pourpre magnifique ; mes regards tombèrent sur l’immense empire des eaux, au sein desquelles l’île tout entière semble n’être qu’un point. Sur le plan de ce vaste horizon, se montraient, à diverses distances, les îles d’Antigoa, de Saint-Christophe, de Monserrat, de la Désirade, de Marie-Galante, des Saintes, de la Dominique et de la Martinique. Cependant, le père de la lumière sort du sein des mers, et semble nous lancer, de bas en haut, ses rayons naissants. Le tableau s’anime ; chaque objet apparaît plus distinctement. Armé d’une bonne lunette, l’œil découvre des habitations jusque sur les montagnes de la Dominique et voit blanchir l’onde sur les récifs de la Martinique. En abaissant tout à fait nos regards, et en les promenant autour de nous, ils posaient successivement sur les divers points de l’île où nous étions. Nous voyions alors sous nous, et à des profondeurs inégales, des montagnes et des précipices, des forêts et des terres diversement cultivées, des torrents qui fuyaient par mille détours ou se précipitaient en cascades ; cent fumerolles différentes par où s’exalait, du soin du volcan, une fumée plus ou moins abondante ; tantôt de légers nuages blancs qui flottaient dans l’atmosphère nous dérobaient une partie de cette scène magnifique, et tantôt, enveloppés nous-mêmes dans un de ces nuages, nous ne voyions plus que l’affreux désert où nous étions élevés, à la vue de tant et de si grandes beautés, toutes nouvelles pour moi, mon âme tout entière était comme abîmée dans une muette extase. Je ne pouvais m’arracher à la douce contemplation de ces objets sublimes.

Toi qui fus si sensible aux charmes de la nature, ô Virgile de la France, ô sage et immortel Delille ! que n’étais-tu là ; cette image était digne de ta muse éloquente ! Avec quel feu, quel coloris, quelle noblesse tu eusses rendu cette scène ravissante !

Il est une foule d’autres points, sur l’étendue de la Guadeloupe, qui, sans offrir autant de pompe et de magnificence, développent cependant de grandes beautés. Ces scènes ne sont ni aussi vastes ni aussi variées ; mais elles ont toutes un caractère qui agit bien puissamment sur l’âme, quoiqu’en général elles offrent un aspect plus sauvage.

Je pourrais citer ici le morne Belle-Vue, près la Basse-Terre, le groupe du Houëlmont, le plateau du Palmiste où l’on respire presque toujours un air frais et pur ; la montagne de la Madeleine, la Petite-Montagne, les hauteurs de la Cabes-Terre, la montagne Saint-Robert, les deux Mamelles, montagnes très-voisines l’une de l’autre et qui s’élèvent en pain de sucre, mais ces descriptions ne sauraient intéresser que les personnes qui connaissent les lieux.

À quatre kilomètres ou environ de la Basse-Terre, après avoir passé une gorge formée par une des extrémités du plateau du Palmiste et un des prolongements du Houëlmont, on descend dans une vaste et profonde vallée appelée le quartier du Dos-d’Âne. D’abord c’est un palétuvier qui occupe tout l’espace compris entre la base du Houëlmont et celle du morne Dragée, qui soutient de côté le plateau Palmiste. Ce palétuvier est un lieu marécageux, inculte, où croissent sans ordre des palétuviers qui lui ont fait donner ce nom ; à l’autre extrémité de ce palétuvier, s’élève une montagne isolée, ayant la forme d’un cône, dont le sommet est arrondi ; cette montagne, appelée Dos-d’Âne, a donné son nom au quartier, et c’est au pied de cette montagne qu’on commence à descendre dans cette belle vallée.

Le fond de cette vallée est on ne peut moins régulier. Ce ne sont que des mornes et des gorges ; les chemins et les ravins y font mille détours sur des plans plus ou moins inclinés. On n’y cultive guère que le cafier, en sorte qu’elle est fort ombragée et offre au peintre de beaux paysages. Vers le centre de sa profondeur, et près de l’habitation de Doley, se trouvent plusieurs fontaines minérales thermales fort renommées, dont je parlerai ailleurs. La vue est bornée de toutes parts par de hautes montagnes, excepté du côté de la mer où cette vallée s’ouvre dans un seul endroit et laisse apercevoir les Saintes et la Dominique. On ne s’y sent pas fortement ému comme sur les sites dont j’ai parlé ; mais on s’y trouve plongé, malgré soi, dans une rêverie douce et mélancolique.

Il est dans ce genre beaucoup d’autres lieux qui mériteraient bien être décrits ; mais ces détails, encore une fois, ne pouvant intéresser que les personnes qui les ont parcourus, je les supprime. Cependant, il en est un que je ne puis passer sous silence, tant à cause des souvenirs agréables qu’il me rappelle que pour sa réelle beauté. C’est la vallée du Tronchain, située à l’extrémité sud-est du quartier des Trois-Rivières, et beaucoup plus élevée au-dessus du niveau de la mer que celle dont je viens de parler.

Après avoir parcouru une étendue de terrain assez sauvage et peu cultivée, on arrive sur une éminence où l’on jouit d’une vue vraiment magnifique. En portant ses regards sur la mer, on découvre les Saintes, une partie de la Dominique, Marie-Galante et la Désirade. En les abaissant, ils planent sur la vallée.

Cette vallée est formée par la chaîne de la Madeleine. C’est de son sein que s’élève la Petite-Montagne, entièrement isolée et cultivée jusqu’au tiers de sa hauteur. Plantée en cafiers, elle offre des ombrages délicieux et des inégalités sans nombre. Tantôt les chemins se dirigent en ligne droite sur des surfaces inclinées, et tantôt ils serpentent dans des gorges profondes. La première, et sans doute la plus belle habitation qu’on y rencontre, est celle de madame Cutler. Elle est fort agréablement située au pied de la masse principale de la Madeleine ; près de la maison de maître est un beau bassin, ouvrage de la nature, rempli d’une eau limpide et fraîche, amenée de la montagne par de petits ruisseaux, qui, avant de s’y joindre, roulent en murmurant sur un sol pierreux. Cette habitation est assise sur un plateau qui domine le reste de la vallée. C’est un des plus agréables séjours de la colonie. Là vivent, au soin de la piété et de la vertu, madame Cutler et ses deux demoiselles, ce qui ne doit point surprendre, car ces dames ont reçu une excellente éducation à New York.

Les quartiers des Trois-Rivières, du Dos-d’Âne et du Palmiste, semblent avoir été plus particulièrement habités par les Caraïbes, ces hommes intéressants et malheureux, inhumainement immolés à l’avarice des Européens. Du moins est-ce dans ces lieux qu’on retrouve en plus grande abondance ces instruments de pierre dont on sait qu’ils se servaient soit pour abattre et creuser les arbres dont ils faisaient leurs pirogues, soit pour faire tout autre ouvrage, puisqu’ils n’avaient point l’usage du fer et ne connaissaient point l’art d’extraire les métaux du sein de la terre. Il est même aux Trois-Rivières un lieu qui semble avoir été célèbre, chez ses premiers habitants, par les monuments qu’il renferme, monuments auxquels les créoles n’ont jamais fait attention et qu’un heureux hasard m’a fait remarquer. Je vais donner une idée de ce lieu, que je nommerai le vallon Philippon.

Ce vallon présente un angle dont un des côtés est formé, dans la direction du sud au nord, par le morne Philippon ; l’autre, dans la direction du sud-ouest au nord-est, par le morne Roussel. Depuis le sommet de l’angle jusqu’à la moitié de la surface, on ne voit que des roches énormes posées sans ordre les unes sur les autres ; le reste est une belle savane qui va se terminer à la mer, où le rivage n’offre que des récifs peu élevés au-dessus de la surface de l’eau. La partie pierreuse de ce vallon est en pente, l’autre horizontale. Près du sommet est une source d’eau vive d’où part un ruisseau qui serpente dans le vallon et va porter à l’Océan le modeste tribut de ses ondes. Vers le milieu de ce vallon, et au pied du morne Philippon, se voient, dans un enfoncement, des roches grisâtres, d’une grosseur étonnante et d’une grande dureté, dont les unes sont isolées et les autres posées en tas. C’est là que sont les monuments dont j’ai parlé. Ce sont des figures plus ou moins bizarres, gravées dans ces roches à la profondeur de deux ou trois lignes et dont les traits, parfaitement conservés, et portant un cachet évident de la nullité de leur auteur dans l’art du dessin, n’ont pas moins d’un pouce de largeur. En voici quelques-unes que j’ai copiées ; elles pourront servir à l’antiquaire, ce déchiffreur de l’impossible ; peut-être fera-t-il luire quelque clarté sur la nuit qui les environne.

Le ruisseau franchi, la première pierre qu’on aperçoit porte cette figure sur une de ses faces :

(1)

À gauche s’en présente une autre beaucoup plus grosse, sur un des côtes de laquelle on voit ces signes :

(2)

Derrière celle-ci, et sur un sol resserré et à peu près circulaire, est une autre roche isolée, d’une grosseur énorme, portant ces autres signes :

(3)
(4)

Il est dans ce lieu une grande quantité d’autres roches sur lesquelles sont gravées les mêmes figures, ou d’autres qui n’en diffèrent que très-légèrement.

Une vieille tradition des propriétaires, atteste que ces figures sont antérieures à l’invasion des Européens ; d’ailleurs, elles portent un caractère de vétusté qui ne permet pas d’en douter. Elles sont donc bien certainement l’ouvrage des Caraïbes. On a trouvé dans ce Vallon, et principalement dans le voisinage de ces roches, une très-grande quantité de haches et autres ustensiles de pierre. Madame Philippon, propriétaire actuelle, m’a assuré que, de son temps, on y a trouvé une marmite de pierre que ses nègres, peu curieux des antiques, ont brisée. Il paraît donc incontestable que ce lieu a été fréquenté par les Caraïbes ; et, s’il était permis d’émettre une opinion, on pourrait dire qu’il a servi à la sépulture de leurs chefs : du moins, telle sera la mienne, jusqu’à ce que, par de bonnes raisons, on m’en ait démontré la fausseté.