Voyage à la Nouvelle-Grenade/03

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LA
NOUVELLE-GRENADE
PAYSAGES DE LA NATURE TROPICALE

III.
RIO-HACHA, LES INDIENS GOAJIRES ET LA SIERRA-NEGRA



I

À Sainte-Marthe, j’avais vu la vie grenadine sous son aspect le plus paisible et le plus gracieux. À Rio-Hacha m’attendaient de tout autres spectacles. Avant-poste de la civilisation grenadine, cette ville n’est séparée des tribus sauvages que par l’embouchure d’un fleuve. Là se heurtent sans se confondre plusieurs sociétés différentes : les paresseux descendans des conquérans espagnols, les Goajires nomades, les Aruaques industrieux et craintifs, çà et là quelques Européens, groupes épars qui représentent l’élément moderne du progrès.

Avant de me faire ses adieux, le capitaine de la Margarita, qui m’avait conduit à Rio-Hacha, m’engagea vivement à choisir pour gîte le Palacio-Verde. J’étais déjà fait aux exagérations de langage ; cependant le nom ambitieux de Palais-Vert me fit supposer des balcons élégans, de longues arcades mauresques, des groupes de palmiers, des jets d’eau bruissant au milieu des fleurs. Je hâtai le pas et j’arrivai bientôt à l’endroit désigné. J’avais beau regarder, je ne voyais qu’une simple maisonnette basse, percée de cinq ou six fenêtres à volets verts : c’était sans doute à ces volets que la maison avait dû le nom sonore dont l’avait gratifié le propriétaire. Le Palacio-Verde servait alternativement de collège et d’auberge ; lorsque je me présentai, il était occupé par une quinzaine de gamins qui, sous prétexte d’apprendre à lire, se pourchassaient autour des tables et montaient sur les bancs. Le directeur du collège s’avança gravement vers moi, sa grammaire espagnole à la main, et m’annonça que pour le moment il n’était plus aubergiste : « Ma maison et tout ce que je possède sont à votre disposition, comme moi-même ; cependant, si vous préférez demeurer à l’hôtel, je vous recommanderai la maison de votre compatriote don Antonio Rameau. »

Celui-ci, personnage gras et fleuri, simplement vêtu d’une chemise et d’un caleçon, était assis devant sa porte au milieu d’un groupe de personnes à peine habillées plus décemment que lui. Il déploya pour me recevoir des manières tout à fait parisiennes qui contrastaient singulièrement avec son costume, et me présenta l’un après l’autre les membres de la société, tous compatriotes ; c’était une véritable colonie de Français amenée par le hasard sur cette plage lointaine. On sait que notre nation est instinctivement plus attachée au sol natal qu’aucune autre nation d’Europe ; les émigrans français qui s’exilent volontairement laissent toujours leur cœur dans la patrie et nourrissent jusqu’à la mort l’espoir de revenir. Excepté dans les grandes villes, où ils forment des communautés nombreuses, ils se sentent complètement dépaysés ; ils ne parviennent jamais à comprendre comment ils ont pu quitter la terre chérie : aussi refusent-ils presque tous de se faire naturaliser. Le Français, séparé de la patrie par les flots de l’immense mer, semble croire que la civilisation n’a qu’une capitale, Paris, et le monde qu’une voix, celle qui part de la France. Dans tout compatriote, il voit un ami, quelle que soit son origine ou son passé, et le nom de Français lui fait pardonner fautes et crimes. Il n’en est pas de même pour l’Anglais : celui-ci est plus exclusif dans son patriotisme ; il est à lui-même son propre pays et peut se passer de frères. Quant aux Allemands émigrés, ils dépouillent leur nationalité comme un vêtement, et le plus souvent ils affectent à l’étranger de se mépriser les uns les autres.

Le cercle français de Rio-Hacha se réunissait tous les soirs devant la maison de l’ingénieur Rameau ou dans le patio du vice-consul. Ce dernier, excellent vieillard qui, pendant mon long séjour à Rio-Hacha, m’a rendu de nombreux et importans services, habitait la Nouvelle-Grenade depuis trente ans environ ; il n’était plus Français que par son patriotisme exalté : par son mariage, ses relations, son commerce, ses mœurs, il était devenu complètement néo-grenadin, et ne présentait aucun des traits saillans qui distinguaient ses compatriotes.

Mon hôte l’ingénieur, ou pour parler plus modestement le maréchal-ferrant Rameau, était encore un enfant de Paris, et son caractère n’avait en rien changé depuis son arrivée à Rio-Hacha.. Fils d’un huissier au ministère de l’intérieur, il avait fait ses études à l’école des arts et métiers d’Angers ; mais, comme il l’avouait lui-même, il n’avait jamais rien compris à la science et n’avait étudié que des recueils de chansonnettes. À sa sortie de l’école, il s’empressa de se marier, et depuis quelques mois déjà il était en ménage, lorsque, dans un café, il fit la rencontre d’un joyeux négociant du Havre que ses correspondans de Rio-Hacha avaient chargé d’expédier par le prochain courrier un ingénieur français qui sût forer un puits artésien. Le négociant propose l’affaire à Rameau. Le jeune marié hésite d’abord, mais la triple perspective de visiter le Nouveau-Monde aux frais d’une compagnie, de gagner une somme considérable et de mériter le titre d’ingénieur, le décide bientôt. Pour apprendre la théorie des puits artésiens, il achète un volume d’une encyclopédie populaire, fait pour le compte de la société grenadine l’acquisition des engins indispensables, embrasse sa femme et son vieux père, et le voilà déjà voguant sur l’Atlantique et s’efforçant, malgré le mal de mer, de parcourir son manuel. Arrivé à Rio-Hacha, il se met hardiment à l’ouvrage et fore au premier endroit qu’on lui désigne. Le travail marche bien pendant quelques semaines ; mais les outils se cassent sur un banc de rochers. Il les retire, les répare de son mieux et recommence le forage. Les machines se brisent de nouveau, et l’argent souscrit par les actionnaires se dépense en réparations et en achats. Des récriminations s’élèvent : on accuse l’ingénieur français de ne pas savoir son métier, et finalement on l’invite à donner sa démission ; quant aux outils, on les jette dans le trou de sonde, qu’on recouvre de quelques planches. Malgré l’évanouissement de tous ses rêves de gloire et de fortune, Rameau ne se décourage pas ; il se fait maréchal-ferrant, forgeron, armurier, brocanteur, maître d’hôtel ; il répare des arcs et des flèches, fabrique des étriers et des éperons pour les Indiens Goajires. La fortune lui sourit, et grâce à ses nombreux talens, il peut se permettre de faire tous les jours une sieste de plusieurs heures. Il a pris une comprometida pour gouverner sa maison et voit grandir autour de lui une demi-douzaine d’enfans de toutes les couleurs et complètement mis. C’était là mon amphitryon.

Le doyen des Français de Rio-Hacha était don Jaime Chastaing, menuisier-ébéniste de son état, mais rentier par nature. C’était un individu sec et parcheminé, toujours coiffé d’un bonnet de coton qu’il portait sur l’oreille d’un air délibéré. Habile ouvrier, il avait quitté la France sur la foi d’un capitaine de navire qui dépeignait Rio-Hacha comme un Eldorado ; mais, paresseux au-delà de toute expression, il avait dédaigné de travailler pour s’enrichir, et peu à peu il était tombé dans une misère relative. Aussi quelle amertume quand il était obligé de rester pendant deux ou trois jours devant son établi pour gagner de quoi faire face aux dépenses de tout un mois ! Il en prenait occasion pour maudire sa destinée et se croire le plus malheureux des hommes. Grand contradicteur, il ne sentait la joie renaître dans son âme que lorsqu’il avait pu triompher dans une petite escarmouche de paroles et de sophismes ; alors il caressait sa moustache blanche, inclinait d’un air provocateur son bonnet de coton et parlait avec complaisance des avantages de l’étude. Peu de jours après mon arrivée, il découvrit dans ma chambre quelques numéros dépareillés d’un recueil philosophique : ce fut pour lui la découverte d’un monde. Désormais il ne discuta plus que sur le moi et le non-moi, l’immortalité de l’âme, la personnalité de Dieu et autres questions transcendantales. Fort des armes qu’il prenait dans son arsenal de syllogismes, il triomphait de tous ses adversaires, et on n’osait qu’en tremblant aborder certains sujets dont il s’était réservé le monopole. Le seul sentiment qu’il se gardât de contredire était le patriotisme ; il parlait de la France avec le même respect que les autres membres du cercle.

Vers le commencement de mon séjour à Rio-Hacha, un nouveau-venu vint augmenter la colonie française : c’était un capitaine naufragé. Issu d’une famille de loups de mer bretons, il avait été envoyé de bonne heure au séminaire de Rennes, avait été reçu bachelier es-lettres et bachelier en théologie ; mais un beau jour l’amour de cette mer qui l’avait bercé tout enfant lui était revenu au cœur : il avait jeté le froc aux orties et s’était engagé comme matelot à bord d’un navire en partance pour Pondichéry. De mer en mer, de rivage en rivage, il avait parcouru le monde sous des pavillons de toutes couleurs, anglais, américain, chinois, hollandais. Il s’était fait nommer officier par l’iman de Mascate, il avait pris femme dans l’île de Madagascar ; puis, fuyant le mariage comme il avait fui le célibat, il avait mis dix-huit cents lieues entre son épouse et lui, et il avait été exercer le métier de pirate dans les îles de la Sonde. Sa témérité inouïe, son intelligence, son instruction réelle, fortifiée encore par ses voyages et ses aventures, lui avaient mis cent fois la fortune entre les mains, et cent fois il l’avait laissée s’envoler par amour de l’inconnu. Enfin, dans le port de Cumanà, il avait pu acquérir une goélette avec laquelle il faisait un commerce de contrebande très fructueux sur les côtes de la Colombie, entre La Guayra, Puerto-Cabello et Carthagène. Dans une nuit de tempête, sa goélette s’était perdue avec tout son chargement sur un des bancs de sable qui ferment l’entrée de la lagune de Maracaïbo, et lui-même n’avait pu s’échapper qu’à demi-nu. Recueilli le lendemain par un navire de Rio-Hacha, il était arrivé dans cette ville, sans ressources, presque sans habits, mais non pas sans courage. Le soir même de son arrivée, il avait recommencé à bâtir l’édifice de sa fortune : installé au coin d’une rue, sur un escabeau que lui avait prêté l’ingénieur Rameau, il offrait aux peones et aux gamins des bananes, des tasses de café, des plaques de sucre. Vrai charlatan, il accompagnait ses harangues de grimaces et de lazzis, au grand ébahissement des caballeros et au non moins grand scandale du vice-consul français, ancien capitaine lui-même, qui voyait dans cette conduite un double outrage à la dignité du Français et à celle du marin. Mais qu’importait la dignité au capitaine Delarroque ? Huit jours après son arrivée, il avait un petit pécule, ramassait le suif que les bouchers de Rio-Hacha jetaient dans la rue, fondait une modeste fabrique de chandelles, et réalisait des bénéfices qui lui permettaient de songer à un prochain départ pour la Californie, où il voulait se faire mineur. Le soir, il ne manquait jamais d’assister au conciliabule français, dont il était le plus bel ornement ; malheureusement sa langue était parfois beaucoup trop déliée par la chicha du pays, et il racontait alors avec une certaine complaisance sa vie de brigandage et de piraterie ; il se vanta même un jour avec un ricanement de satisfaction d’avoir été marchand de nègres et d’avoir aidé au massacre de l’équipage d’un croiseur anglais. Je n’ai jamais vu scélérat plus fier de ses prouesses : il ressemblait par l’égoïsme et l’amour du mal à un roudie américain ; mais, quand il était sobre, son esprit, son instruction, ses manières servaient de passeport à ses vices.

Un autre capitaine assistait régulièrement aux réunions du soir ; c’était un vieillard qui, de naufrage en naufrage, était venu échouer sur cette plage lointaine à deux mille lieues de sa patrie. Trop vieux et trop cassé pour entreprendre un dernier voyage, il avait pris le parti de rester où la fortune l’avait jeté et se considérait comme une épave abandonnée par les flots sur le sable du bord. Avec les débris de son avoir, il s’était fait bâtir une cabane en face de la mer, et passait les journées devant sa porte à contempler les navires se balançant au loin dans la rade. Tous les soirs, à la même heure, on apercevait le vieux capitaine, tournant le coin de la rue, appuyé sur sa canne à pomme d’ivoire ; sans force pour marcher, il faisait lentement glisser ses pieds à demi engloutis dans le sable : il avançait ainsi comme une ombre. Arrivé au milieu de ses compatriotes, il s’asseyait épuisé de fatigue, et faisait un signe de tête en guise de salut, car il était devenu presque muet à la suite d’un asthme. En entendant les sons de la douce langue maternelle, il se ranimait peu à peu, ses yeux brillaient, il se sentait revivre. C’était bien là le patriotisme dans toute sa force instinctive. Pour lui, nous étions la France avec ses joies, sa gloire et sa beauté ; en nous, il aimait tout son passé, sa jeunesse, ses souvenirs, son bonheur disparu. Excellent vieillard ! que d’années il a vécu ainsi, n’ayant que deux choses pour l’aider à vivre : pendant la journée, la vue de la mer, et le soir, l’ouïe du beau langage français !

Il serait injuste d’oublier deux membres très assidus du club en plein vent, les frères Bernier, mulâtres de Jacmel, exilés à la suite d’un soulèvement contre Soulouque. Ils se disaient Français comme tous les Haïtiens, à l’endroit desquels la France a pourtant de si graves reproches à se faire, et, pour bien constater leur origine, ils rappelaient souvent le nom de leur bisaïeul, le célèbre médecin du Grand-Mogol Akhbar. On n’apprécie pas d’ordinaire à sa juste valeur l’influence que les races latines et la France en particulier exerceront dans toute l’Amérique par l’intermédiaire des Haïtiens : essentiellement imitateurs, ils reçoivent avec enthousiasme ce qui leur vient de l’ancienne métropole, et, forts de l’autorité que leur donne leur existence en corps de nation, ils enseigneront facilement tout ce qu’ils ont appris aux dix ou douze millions de nègres qui habitent le Nouveau-Monde.

Je ne fréquentais pas le cercle français d’une manière très assidue, et le plus souvent je préférais jouir de la solitude sur quelque dune au bord de la mer. Peu de jours après mon arrivée, je remerciai de son hospitalité l’ingénieur Rameau, et je louai à l’autre extrémité de la ville une maison agréable, ombragée par un petit groupe de palmiers. Là j’eus quelques difficultés que j’étais loin de prévoir ; mon propriétaire, le señor Morales, ne voulait pas entendre parler de loyer, et j’eus de la peine à lui faire accepter la modique somme mensuelle qui lui revenait. C’est à ce propriétaire modèle que je dois une foule de renseignemens sur la société de Rio-Hacha, sur le mécanisme de l’administration locale, la géographie des environs, les Indiens Goajires et ceux de la montagne. Un Néo-Grenadin qui rend service ne sait pas mettre de bornes à sa complaisance.

La ville de Rio-Hacha, moins régulièrement bâtie que Sainte-Marthe, a l’immense avantage de ne pas être en ruines ; ses rues, bordées de trottoirs en briques, mais très poudreuses et assez mal alignées, pénètrent chaque année plus avant dans la campagne, et le nombre des habitans dépasse déjà 5,000, population considérable pour une ville de la côte. Presque toutes les maisons, recouvertes de feuilles de palmier, sont bâties en bois et en pisé ; aussi est-on obligé de les réparer très souvent, et les murailles, exposées à la violence des pluies, sont complètement percées dans l’espace de quelques saisons. Les seuls édifices en pierre sont la douane, la grange qui sert de palais au corps législatif de la province, deux ou trois maisons particulières, et l’église, assez vaste monument auquel on a travaillé pendant quarante ans ; elle est surmontée d’un phare érigé en 1856, le premier qui ait été élevé aux frais d’une ville néo’grenadine. Un seul des trois forts qui défendaient Rio-Hacha au temps des Espagnols subsiste encore, les flots ont depuis longtemps sapé les deux autres, dont les fondemens sont devenus de petits récifs couverts de polypiers. Les tremblemens de terre, si fréquens et parfois si terribles dans d’autres parties de la Colombie, semblent n’avoir été pour rien dans cette œuvre de destruction. En revanche, une lente dépression du sol a peut-être eu lieu, car on a remarqué en plusieurs endroits des envahissemens graduels de la mer, et la rue de la Plage (calle de la Marina), jadis la plus importante de Rio-Hacha, a cessé d’exister ; elle a été emportée par les flots. Autrefois un mouvement en sens inverse a dû se produire avec une grande intensité : la plaine entière, composée d’alluvions marines et de calcaires coquilliers, a l’apparence d’une baie récemment émergée ; les récifs perdus dans l’intérieur des terres ont des contours aussi nets qu’à l’époque où les anfractuosités enraient creusées par les brisans ; les sables paraissent avoir été déposés de la veille, et les marécages laissés dans les bas-fonds sont encore salés comme au jour où une levée de galets les sépara de la mer.

La plaine de Rio-Hacha peut avoir seize lieues grenadines dans tous les sens ; elle recouvre une superficie, d’environ 6,400 kilomètres carrés, limitée à l’ouest par la Sierra-Nevada, au sud par des montagnes de porphyre appelées sierra de Treinta ou de San-Pablo, à l’est par la rivière qui a donné son nom à la ville et qui la sépare des déserts et des marécages de la péninsule goajire. Au pied des hauteurs et sur les rives des cours d’eau, cette plaine est extrêmement fertile ; mais dans la zone la plus voisine de Rio-Hacha, le manque d’eau douce et la nature sablonneuse du terrain rendent toute tentative d’agriculture extrêmement précaire, si ce n’est sur le bord du fleuve, où l’on n’ose pas s’établir à cause du redoutable voisinage des Indiens. La campagne n’est qu’un fourré d’arbres épineux et de broussailles croissant sur des dunes, le long d’anciennes plages marines, autour de marais infects. Dans les conditions actuelles de l’agriculture grenadine, il serait absurde de faire des tentatives sérieuses de colonisation aux environs de RioHacha, puisqu’en s’éloignant d’une dizaine de lieues vers le sud ou vers l’ouest on peut trouver d’admirables terrains encore inoccupés et infiniment plus propres à toute espèce de culture.

En 1856, le vice-consul français fit planter cinq cent mille pieds de sésame dans un champ de vingt hectares environ qu’il avait fait défricher près du promontoire de Mariangola, à six kilomètres à l’ouest de Rio-Hacha. Il me détaillait complaisamment ses espérances. « En défalquant, disait-il, un quart du prix que peut me rapporter ma récolte vendue à Marseille, je puis compter sur 13,000 piastres par saison, soit 26,000 piastres par an. » Malheureusement les pluies furent peu abondantes, et les plantes, qui croissent assez bien au milieu des fourrés où elles sont protégées des rayons du soleil par le feuillage épais, se flétrirent dans ce vaste champ sans ombrage avant d’avoir produit leur semence. Le chimérique revenu net de 26,000 piastres se solda par une perte de quelques centaines de francs. On peut s’attendre à un résultat semblable dans la plus grande partie du territoire qui s’étend autour de la ville.

Des barrancos, larges ravines formées par les eaux de pluie dans le sous-sol d’argile rouge et s’élargissant à mesure qu’elles se rapprochent de la mer, coupent la plaine dans tous les sens et rendent la marche très pénible, même au chasseur le plus obstiné. Bien que la législature vote chaque année des subsides pour élargir les routes sablonneuses qui se dirigent vers les villages de l’intérieur, cependant on ne peut encore les parcourir qu’à pied ou à cheval ; on ne trouverait pas une seule charrette ou tel autre véhicule de même genre à trente lieues à la ronde. Le vice-consul anglais, el primer caballero de la ville, possède une voiture qui est pour ainsi dire le symbole de sa puissance, et que les jeunes élégans viennent lui emprunter parfois pour traverser à grandes guides les places et les rues de Rio-Hacha, et disparaître dans un tourbillon de poussière aux yeux des badauds effarés. Un autre caballero, señor Atensio, s’est fait construire une gondole dorée qui ne lui sert jamais, mais qu’il a le plaisir de montrer à ses visiteurs, exposée dans sa cour.

Ne pouvant guère pénétrer dans les fourrés environnans, ni suivre les sentiers où l’on enfonce jusqu’à mi-jambe dans le sable, les habitans de Rio-Hacha en sont réduits, pour leurs promenades, à longer le bord de la plage que chaque vague vient aplanir et parsemer de coquillages, ou bien à parcourir d’un bout à l’autre la jetée qui tremble sous le choc des flots. La rade de Rio-Hacha est extrêmement riche en vie animale. La mer est parfois toute jaune de méduses ; sous de vastes étendues d’herbes marines, qui changent la surface des eaux en une immense prairie, de nombreuses tortues franches naviguent de concert ; des cormorans, appelés busos dans le pays, plongent gauchement, tandis que des bandes de tangatangas voletant autour des oiseaux massifs, ou même se perchant sur leurs dos, attendent patiemment qu’ils aient saisi une proie pour la leur ravir. Le soir, des volées triangulaires d’oiseaux pêcheurs, semblables aux bataillons d’une armée, se dirigent vers les marais situés à l’ouest, au pied de la Sierra-Nevada ; le matin, elles reviennent dans le même ordre, sans jamais rien changer à la régularité de leurs voyages diurnes. Souvent on voit dans l’eau apparaître le requin, à la poursuite de dorades ou d’autres poissons ; mais les baigneurs n’en sont pas effarouchés et n’en continuent pas moins leurs ébats. « Regaleme Vmd una peseta et durei una patada al tiburon, » (donnez-moi dix sous, et je donnerai un coup de pied au requin). Ils nagent jusqu’auprès de l’animal, se glissent sous son ventre et lui appliquent un coup de pied : le monstre s’enfuit avec toute la rapidité de ses nageoires. Les requins de ces parages doivent sans doute la placidité de leur caractère à l’abondance de nourriture qu’ils trouvent le long des côtes. Je n’ai jamais entendu parler que d’un seul accident : un requin, rôdant autour de la jetée, happa un jour par mégarde le pied d’un petit garçon qui s’était couché sur le bord de la plage et que les vagues venaient recouvrir par intervalles. Quant aux terribles requins pantoufliers (tintoreras), on ne les voit jamais dans la rade de Rio-Hacha, dont les eaux ne sont pas sans doute assez profondes pour qu’ils puissent y chasser à leur aise.

À chaque extrémité, la ville est gardée par un lieu d’horreur et de sang : à l’ouest, l’abattoir public ; à l’est, les hangars aux tortues. L’abattoir se compose simplement de pieux plantés dans le sable du rivage ; bien qu’on ait eu soin de l’établir sous le vent, il s’en échappe toujours une odeur pestilentielle de sang figé mêlé aux herbes marines et aux débris de carcasses putréfiées ; des poils, des lambeaux de chair, des ossemens sont épars çà et là ; l’écume de la mer se rougit en glissant sur le sable. Des vautours gallinazos au long cou nu entouré d’un collier rouge, des aigles caricaris dressés fièrement sur des viandes corrompues, des bandes de chiens hurlans entourent l’abattoir, où de maigres bœufs achetés le matin aux Indiens Goajires flairent l’odeur des cadavres avec des beuglemens sourds. Le plus souvent les bouchers leur fendent le jarret pour les empêcher de briser la corde qui les retient, et ils les laissent toute la nuit baignés dans leur sang ; ils ne les achèvent que le lendemain matin, puis aussitôt après ils les coupent en morceaux et les vendent. Les hangars aux tortues ne sont guère moins horribles ; souvent on compte sous ces toits de branches et de feuilles plus de cent tortues franches pesant chacune plusieurs quintaux ; la tête pendante, le cou démesurément enflé, les yeux injectés de sang, ces animaux attendent souvent pendant des semaines entières le coup de hache qui doit fendre leur plastron et mettre un terme à leurs souffrances.

Pendant les XVIIe et XVIIIe siècles, Rio-Hacha, qu’on appelait alors Ciudad de la Hacha, était célèbre par son opulence : des joailliers, des monteurs en perles, des changeurs établis des deux côtés de la calle de la Marina, étalaient d’immenses richesses gagnées dans le commerce des perles,que les Indiens pêchaient à trois lieues au nord-est de la ville, près du cap de la Vela. Aussi la cité de la Hacha était-elle le point de mire des pirates des Antilles, et la tradition rapporte que pendant le cours de deux siècles elle a été onze fois mise au pillage et livrée à l’incendie ; mais elle contenait de tels élémens de prospérité qu’elle se releva onze fois de ses ruines. Enfin, lors de l’expédition de l’amiral Vernon contre Carthagène, celui-ci, voulant ruiner à tout jamais le commerce de Rio-Hacha, expédia vers le cap de la Vela plusieurs navires de guerre qui détruisirent tous les récifs perliers de ces parages en les draguant pendant des mois entiers. Depuis, les huîtres à perles seraient, dit-on, beaucoup moins nombreuses qu’autrefois, et cette diminution, coïncidant avec une grande baisse dans le prix des perles fines, a considérablement amoindri l’importance de Rio-Hacha. Aujourd’hui une quinzaine d’Indiens tout au plus s’occupent de la pêche des perles ; un seul bijoutier, vieillard qui trouve que tout va très mal dans le pire des mondes possibles, fait vibrer en maugréant la corde de l’instrument qui lui sert à monter les bijoux ; il vend d’assez jolies parures pour quelques pesetas.

Le commerce de la ville consiste surtout en bois du Brésil et de Nicaragua, que les Indiens et les paysans des provinces de l’intérieur apportent à dos de mulet, en graines de dividivi[1], en cuirs, et depuis quelques années en café et en tabac. Les principaux articles d’importation sont les denrées alimentaires ; les navires de New-York apportent le maïs et la farine ; les villages de la Sierra-Negra expédient du café et des fruits ; Dibulla, petit port situé à quinze lieues à l’ouest, fournit les bananes et le cacao ; les Indiens Goajires amènent les bœufs ; la mer donne ses innombrables poissons, ses tortues et ses coquillages. Ainsi les Rio-Hachères dépendent complètement d’autrui pour leur alimentation journalière ; néanmoins l’avenir de Rio-Hacha est magnifique, car cette ville, l’une des moins insalubres de toute la Côte-Ferme, est le débouché naturel d’une immense région qui se peuple rapidement. Toutes les productions de la Sierra-Nevada, de la Sierra-Negra, du fertile bassin de Valle-Dupar, de la péninsule goajire, ne peuvent s’exporter que par Rio-Hacha ; tôt ou tard les denrées du Haut-Magdalena et de la lagune de Maracaïbo, centuplées par l’agriculture, prendront en grande partie la même voie. Plusieurs riches commerçans juifs de l’île hollandaise de Curaçao ont, avec le flair de leur nation, deviné l’importance future de Rio-Hacha et y ont établi des succursales ; déjà la plus grande part du commerce de la province est entre leurs mains. Pendant les dix dernières années, le total des échanges a toujours été en grandissant, et aujourd’hui le mouvement des navires s’élève à plus de 30,000 tonneaux par an. Les armateurs rio-hachères possèdent à eux seuls près d’une vingtaine de bricks et de goélettes : c’est à peu près les deux tiers de toute la marine commerciale de la Nouvelle-Grenade. Malheureusement Rio-Hacha n’a pas de port, mais seulement une rade foraine où les trois-mâts ne peuvent ancrer qu’à un ou deux milles de la côte. Ce désavantage, joint au peu d’importance des marées, qui ne s’élèvent guère qu’à 50 centimètres de hauteur, empêche les bateaux à vapeur de visiter fréquemment les eaux de Rio-Hacha ; quand un de ces navires fait son apparition, la nouvelle s’en répand immédiatement dans tous les villages de la province, et des centaines de curieux se promènent constamment sur la jetée pour voir de loin l’étrange navire.

Excepté dans ces derniers temps, où la rivalité de Sainte-Marthe et de Rio-Hacha a produit quelques troubles regrettables, le gouvernement et l’administration de cette dernière ville ont toujours fonctionné sans obstacles sérieux. Comme dans toutes les autres cités grenadines, on jouit dans celle-ci d’une telle liberté que l’étranger paisible peut rester pendant des années dans le pays sans que rien lui rappelle le pouvoir : il n’y a ni soldats, ni agens de police, ni douaniers en uniforme, ni collecteurs d’impôts, ni employés se distinguant du reste des citoyens par quelque signe extérieur. Les dépenses de la cité sont défrayées uniquement par les droits de tonnage et de phare prélevés sur les navires de commerce. Tous les habitans de la ville sont de fait investis des fonctions de magistrat, et, comme tels, font exécuter la loi ; c’est à leur honneur que sont confiés la sécurité et l’ordre publics. Il en résulte que l’administration locale ne peut avoir de force réelle que par le concours de tous les citoyens, et si la commune n’entrait pas quelquefois en conflit avec les gouvernemens de Sainte-Marthe et de Bogota, dont les décisions, prises sans une parfaite connaissance de cause, ont plus d’une fois lésé les intérêts locaux, toute révolution, tout cahot politique, deviendraient impossibles.

Rio-Hacha, à l’exemple de toutes les autres communes de la Nouvelle-Grenade, a modelé sa constitution sur celle de la république. Le gouverneur (gobernador) ou président, qui, lors de mon séjour à Rio-Hacha, n’était qu’un simple épicier et marchand d’écaille de tortue, est chargé de veiller à l’exécution des lois, d’expédier des rapports au gouvernement central, de conserver les archives de la commune et de faire publier les actes officiels ; comme les juges et tous les autres fonctionnaires, il est nommé à la majorité des voix. La chambre des représentans, composée des mandataires des villes et bourgs de la province, se réunit dans une ancienne église à demi ruinée, dont le nom sonore est aujourd’hui palacio de la Libertad ; là, sous les yeux de leurs concitoyens admis à la barre de l’assemblée, ils discutent sur les voies et moyens, l’entretien des sentiers, l’achat de livres et de brochures pour la bibliothèque communale, les diverses questions d’intérêt local. Il va sans dire qu’à l’exemple de toutes les assemblées délibérantes du monde entier, celle-ci, qui ne se compose pourtant que de vingt-quatre membres, se divise en gauche, en centre et en droite. Cette dernière fraction, formée surtout de riches propriétaires, est en général satisfaite de la marche des choses, et cherche à prévenir toute discussion sérieuse en réclamant l’ordre du jour ; d’ordinaire la droite dispose de la majorité des voix. La gauche, moins nombreuse et moins bien disciplinée, finit cependant par faire passer tous les projets d’intérêt public, grâce à l’appui que lui donnent la jeunesse et le journal intermittent publié par les libéraux. Intermittent, ai-je dit : en effet, à l’époque de mon séjour à Rio-Hacha, ce journal paraissait à intervalles irréguliers, comme la plupart des publications périodiques de la Nouvelle-Grenade, et n’avait d’existence sérieuse qu’aux époques des élections ou d’une grande agitation politique. On ne se doute guère des difficultés que rencontre un rédacteur de journal à la Nouvelle-Grenade. Compositeurs, prote, imprimeurs, refusent de travailler quand ils n’y voient aucun intérêt patriotique pressant, et, s’érigeant eux-mêmes en comité de censure, débattent l’utilité de la publication ; selon les circonstances, ils donnent ou refusent leur imprimatur. Autant ils semblent redouter le travail lorsque des questions graves ne préoccupent pas l’esprit public, autant dans les grandes occasions ils mettent de feu au service de la cause ; ils passent alors le jour et la nuit à l’imprimerie, composent à la hâte le journal et des appels au peuple, puis se font afficheurs et distributeurs, parcourent la ville et annoncent les nouvelles comme des crieurs publics. Derrière eux se forment des attroupemens composés également de jeunes gens enthousiastes qui s’emparent des exemplaires, pénètrent dans la salle des délibérations de l’assemblée et déploient ostensiblement les feuilles encore humides et les gigantesques affiches comme pour protester d’avance contre toute décision peu libérale. On sait la terreur mystérieuse qu’éprouvent les nègres de l’intérieur de l’Afrique à la vue du papier parlé ; de même, en voyant le journal accusateur où ils lisent d’avance leur condamnation, les législateurs de Rio-Hacha se déjugent souvent et cèdent sur les questions en litige : force reste à la parole imprimée. Toute proportion gardée, la presse a une influence bien autrement puissante sur les masses encore ignorantes que sur les peuples déjà policés ; à Rio-Hacha, le journal libéral est bien certainement un troisième pouvoir.

L’administration, purement municipale, se compose d’un jefe politico (maire) et d’un conseil rarement convoqué. Le maire que j’ai connu était un jeune homme exerçant, selon les circonstances, l’état d’orfèvre ou celui de menuisier ; très timide et très doux, il semblait vouloir se faire pardonner son existence, et cherchait à se rendre invisible en glissant entre tous les partis. On l’avait choisi pour remplacer un jefe politico à peu près fou, qui, de son côté, péchait par trop d’arrogance, et sans prévenir personne, mettait à exécution les, plus étranges lubies. Un jour il ouvrit la prison, où étaient renfermés plusieurs voleurs et un meurtrier. « Donnez-vous la peine de sortir, messieurs. » Nos gens ne se le firent pas répéter deux fois.

Les fêtes nationales se célèbrent ordinairement par de grands bals donnés sur la place publique urbi et orbi. Le jefe politico se met alors sous les ordres du Français Chastaing, et, doux comme un mouton, élève les pieux, rabote les planches, attache les draperies, déroule les guirlandes, déploie les drapeaux. Rien de charmant comme ces bals éclairés obliquement par la lumière discrète de la lune : les danseurs bondissent autour des colonnes décorées de verdure ; les femmes ont leurs cheveux noirs tressés de fleurs et de feuilles, et quand les musiciens cessent leurs accords, la voix solennelle de la mer les reprend sur un mode plus grave. Cependant les fêtes les plus splendides sont les processions célébrées en l’honneur de la santisima Virgen de los Remedios, patronne qui, dans l’opinion des Rio-Hachères, est bien autrement puissante que la Vierge des Douleurs ou que celle des Vertus. Jadis elle était représentée dans l’église de Rio-Hacha par une statue d’argent vêtue de perles ; mais depuis longtemps cette statue a été mise en gage par un prêtre joueur chez un Juif de Curaçao, et probablement, à cette heure, elle est transformée en lingots ou en pièces de cinq francs. La nouvelle statue, tournée en bois de gaïac par don Jaime Chastaing et pourvue d’une tête en carton et en fil de fer, n’est, pendant trois cent soixante-quatre jours de l’année, l’objet d’aucune vénération ; mais au jour de la grande fête elle recouvre soudain pour vingt-quatre heures le pouvoir miraculeux de l’ancienne. Une foule tumultueuse, composée surtout de femmes et d’enfans, envahit l’église dès le matin pour faire la toilette de la Vierge et lui tresser des guirlandes de fleurs ; quand elle est revêtue de tous ses atours,.on l’emporte en triomphe, et la procession se forme ; les principaux personnages bibliques y figurent : Jésus-Christ avec une barbe postiche et des morceaux de clinquant autour de la tête, Lazare couvert d’une lèpre trop réelle, Judas, mannequin vêtu à la dernière mode, Simon de Cyrène ployant sous le faix de la croix et s’enivrant d’eau-de-vie, sans se préoccuper des probabilités historiques, puis des anges et surtout des diables sans nombre qui réjouissent le public par leurs grimaces et leurs contorsions. Au-dessus du groupe principal, on aperçoit la statue de la Vierge, qui agite ses bras, roule ses yeux dans leurs orbites, remue violemment les lèvres ; arrivée sur le bord de la mer, elle ne manque jamais de jeter dans les flots sa couronne de papier doré. Aussitôt des gamins, complètement nus ou vêtus seulement d’une chemise déchirée, se précipitent dans l’eau pour reconquérir la précieuse couronne ; on la replace sur la tête de la statue, qui s’empresse de la jeter de nouveau dans la mer, aux grands applaudissemens de la foule. C’est là ce qu’on appelle des miracles (milagros), et la fête n’est splendide que si la statue a daigné en faire au moins une centaine. Dès que la Vierge miraculeuse a été replacée dans sa niche, on se presse autour du mannequin qui représente Judas, on le charge de malédictions, on le couvre de boue, on le lacère de coups de sabre, puis on le suspend à un pieu devant la maison du Juif le plus généralement détesté, et on le crible de balles jusqu’à ce qu’il tombe en lambeaux. Le soir, grande réunion sur la place publique, combats de coqs devant les tavernes, danses improvisées dans les rues par les bogas[2] et les peones.

Cet amour des processions mimiques, qui, du reste, diminue graduellement, et ne peut, à Rio-Hacha, se comparer avec celui qui distingue les habitans de Quito et d’autres villes de la Colombie, n’implique nullement une grande foi, et c’est avec une certaine incrédulité railleuse que les Rio-Hachères réclament des miracles. Il leur en faut, parce qu’ils sont dans le programme de la fête : la tradition de la ville les exige ; c’est par eux qu’on se rattache au passé et que la chaîne des temps est renouée. On raconte que, lors de la dernière expédition des pirates contre Rio-Hacha, la foule effrayée accourut sur la plage, portant l’image vénérée de la Vierge, afin de conjurer le danger. La statue jeta sa couronne d’or bien loin dans la mer ; les flots respectueux s’écartèrent en frémissant devant cet objet sacré, et dans leur retraite précipitée engloutirent les embarcations des pirates ; c’est ainsi que la ville fut sauvée. Depuis la Vierge est tenue tous les ans de donner une répétition de son miracle, et les Rio-Hachères, comme jadis nos ancêtres assistant à la représentation de quelque mystère, se passionnent à la vue du prodige qu’ils font eux-mêmes. Quant au martyre qu’ils infligent au traître Judas, on ne peut s’en étonner dans un pays où les Juifs ont entre les mains la plus grande partie du commerce, où le taux de l’intérêt s’élève de 2 à 4 pour 100 par mois. Ces pratiques soi-disant religieuses, qui au fond n’indiquent autre chose qu’une poésie grossière et un grand amour du clinquant et du bruit, sont à peu près tout ce qui reste de l’antique foi parmi les populations mélangées des côtes néo-grenadines. Sur les hauts plateaux de l’intérieur et dans la république de l’Equateur, où les descendans des aborigènes forment encore la masse du peuple, la superstition est bien plus vivace ; elle a quelque chose d’austère et d’immuable. En se mélangeant, le fanatisme de l’Espagnol et la docilité de l’Indien ont disposé les esprits à la crédulité la plus absolue. Il est certaines provinces où les prêtres exercent encore une telle influence que les paroissiens paient volontairement la dîme malgré l’abolition officielle de cet impôt ; l’appel direct fait à l’intérêt pécuniaire des fidèles par le législateur n’a pas suffi pour les ébranler dans leur aveugle soumission.

Dans les districts de la côte, l’abolition des dîmes et la séparation complète de l’église et de l’état n’ont pas peu contribué à calmer le zèle des fidèles et à rendre les prêtres impopulaires. En effet, ceux-ci se sont crus obligés d’augmenter le tarif du casuel, de s’approprier les vases sacrés, d’instituer des collectes en leur faveur. Alors les paroissiens ont commencé à s’apercevoir de la grossière ignorance de leurs prêtres, et les histoires scandaleuses ont été colportées avec plus de gusto que jamais. Ici l’on s’est étonné que le prêtre demandât de l’argent pour parier aux combats de coqs ; ailleurs on lui a demandé pourquoi il ne choisissait les enfans de chœur que dans sa propre famille ; les récriminations ont parfois dégénéré en émeutes, et dans plusieurs localités de la province de Rio-Hacha on est allé jusqu’à raser les églises. À Camarones, village de plus de 1,200 habitans, on n’a pas célébré un seul service religieux depuis dix ans.

À Rio-Hacha, les choses n’en sont pas encore venues à ce point, grâce peut-être à la vanité des citadins, flattés de posséder une si magnifique église ; mais celle-ci devient de plus en plus déserte et les hommes n’y entrent plus que lors des enterremens, des baptêmes et autres cérémonies de même genre. La plupart des mariages ne sont pas bénis par le prêtre et se célèbrent sans aucune formalité religieuse ou civile. Aucun déshonneur ne s’attache à la comprometida ; elle est reçue dans toutes les sociétés avec les mêmes égards que la femme légitimement mariée, ses enfans jouissent des mêmes avantages sociaux que ceux de ses compagnes qui ont reçu officiellement le titre d’épouses, et lorsque son mari lui est infidèle, l’opinion publique la protège avec autant ou même plus d’énergie que si elle avait prononcé le oui sacramentel devant le curé de la paroisse et lefe politico. Rien de plus trompeur que les jugemens portés sur les mœurs d’un pays d’après des idées préconçues. Il est certain qu’au premier abord certains de nos moralistes seraient fort choqués à la vue de cette société où les frontières du mariage sont si mal limitées ; ils ne trouveraient pas assez de paroles de dégoût pour ces femmes succinctement vêtues qui font leurs ablutions à peu près en public et quelquefois avec un liquide que les duègnes de Séville jettent la nuit sur les joueurs de mandoline ; mais il est vrai pourtant que, malgré la violence des passions méridionales, cette société, si shocking en apparence, est pour le moins aussi pure que la nôtre : la corruption froide et convenable, cette affreuse plaie de nos sociétés modernes, y est complètement inconnue.


II

La ville de Rio-Hacha est à la merci des Indiens Goajires. Ceux-ci pourraient facilement la raser, mais ils la respectent parce que l’intérêt est chez eux plus puissant que l’esprit de vengeance : ils ne sauraient se passer des denrées et des marchandises qu’ils trouvent à Rio-Hacha, et qu’un long usage leur a rendues nécessaires. Si le commerce cessait par une cause quelconque, le lendemain la ville serait brûlée.

Pour contempler les Goajires dans toute leur pittoresque beauté, il faut se rendre le matin à l’embouchure du Rio-de-Hacha, située, selon les saisons, à un jet de pierre ou bien à un ou même deux kilomètres à l’est de la cité. C’est là, dans le bassin toujours changeant formé par le mélange des eaux douces et des eaux salées qu’une grande partie de la population rio-hachère prend chaque jour ses ébats ; cette agglomération des deux sexes dans le même bassin est à peu près inévitable, car en amont de l’embouchure les crocodiles infestent la rivière, et dans la mer, où le voisinage des requins, sans être dangereux, n’est cependant point agréable, les méduses ou orties de mer changeraient souvent le bain en un véritable martyre.

Le fleuve, parfaitement parallèle au rivage de l’Océan sur une longueur de plusieurs kilomètres, n’est séparé de la côte que par une étroite levée de sable et de coquillages, au-dessus de laquelle les vagues viennent à chaque instant épancher dans le courant un peu de leur écume. Cette levée, que les chocs successifs des flots affermissent comme une muraille, est le chemin que suivent les longues caravanes des Goajires qui viennent approvisionner la ville de bestiaux, de viande, de poissons, de tortues, de bois, de charbon, et apportent des marchandises diverses, bois de teinture, sel, graines de dividivi. De loin, cette interminable file d’hommes et d’animaux, composée souvent de plusieurs milliers d’individus et s’avançant sur une étroite langue de sable qui se renfle à peine au-dessus des vagues bondissantes, présente l’aspect le plus fantastique : on dirait un peuple en marche à la surface des eaux. C’est surtout à l’embouchure même, là où les flots de la mer et le courant du fleuve se brisent sur la barre et forment de rive à rive une reventacion[3], qu’il faut observer le passage des Goajires. Les chevaux s’arrêtent, l’œil hagard, la crinière en désordre, et flairent longuement l’eau écumeuse ; les femmes, drapées dans leurs manteaux bleus et coiffées d’un vaste chapeau de paille à glands de coton rouge, ramènent leurs pieds sur la selle de leur monture et s’assoient à la turque en élevant leurs enfans dans leurs bras ; les chefs de famille et les vieillards relèvent leurs vêtemens, et, tenant d’une main l’arc ou le fusil, de l’autre la bride du cheval effaré, l’entraînent au milieu du courant, dont les remous rapides tourbillonnent autour d’eux : les jeunes gens, plus décens que les Rio-Hachères soi-disant civilisés, se nouent une ceinture autour des reins, plongent d’un bond superbe dans le fleuve et nagent impassibles à travers la foule hurlante des négrillons ; d’autres luttent avec les taureaux effrayés ou les ânes rétifs qui ne veulent pas traverser la ligne des brisans. Au-delà de cette scène, éclairée par la lumière si éblouissante et si vive de la zone torride, s’étend la surface illimitée de la mer bleue ; dans le lointain apparaissent la vieille forteresse ruinée, les maisons de Rio-Hacha, ombragées çà et là par des bouquets de cocotiers, puis les montagnes bleues de la sierra et ses glaciers, qui se détachent sur le ciel comme une dentelle transparente. Le soir, les caravanes franchissent de nouveau le fleuve pour aller passer la nuit dans leurs ranchos épars.

Le territoire occupé par les Goajires est une péninsule de 14 ou 15,000 kilomètres carrés, longue de 220 kilomètres environ, et rattachée au continent par un isthme, en partie marécageux, large de 60 kilomètres. Au centre s’élève le massif montagneux de Macuira, qu’un petit chaînon de collines rattache aux dernières ramifications des Andes ; tout le reste de la péninsule se compose de savanes, de lagunes, de forêts de mancenilliers, de mangliers et d’arbres épineux. Quelques ruisseaux, descendus des flancs du Macuira, se perdent dans les sables de la plaine, excepté pendant la saison pluvieuse, où leur cours arrive jusqu’à la mer. Au nord-est, des pointes rocheuses et des îles de récifs, telles que les Monges, Punta-Chimare, Punta-Gallinas, Punta-Chichibacoa, frangent le rivage, et, par leur position transversale à la direction que suivent ordinairement les navires en route pour Carthagène ou Sainte-Marthe, causent un grand nombre de naufrages. Deux ports excellens et admirablement abrités, El Portete et Bahia-Honda, s’ouvrent sur la côte septentrionale de la péninsule, entre le cap la Vela et Punta-Gallinas. C’est à Bahia-Honda que Bolivar, dans ses rêves d’empire, plaçait le siège de la capitale des états hispano-américains ; malgré ses divers avantages, il est probable que la nouvelle cité n’aurait grandi que très lentement, non parce qu’elle est située dans une région plus infertile encore que la plaine de Rio-Hacha, mais parce qu’elle n’est le débouché naturel d’aucune des riches provinces de l’intérieur, et que sa position excentrique en fait une véritable impasse.

Quoi qu’il en soit, tous les établissemens espagnols qui existaient autrefois sur la péninsule ont été depuis longtemps détruits par les Goajires, et le dernier vestige du village de Bahia-Honda, consistant en un hangar appartenant à un négociant de Rio-Hacha, a été brûlé il y a environ dix ans. Il n’existe pas un seul pueblo dans toute la Goajire, et la vie nomade des Indiens nous fait présumer qu’on n’en construira pas de longtemps, si ce n’est dans les gorges de Macuira et sur la rive droite du Rio-de-Hacha. Les Goajires, dont on évalue diversement le nombre de dix-huit à trente mille, vivent surtout du commerce, de la pêche, de l’élève du bétail et des chevaux ; ils sont obligés de changer de demeure selon les saisons, tantôt parcourant les forêts pour recueillir la graine de dividivi, tantôt voguant de baie en baie à la poursuite des tortues ou des dorades, tantôt poussant leurs troupeaux devant eux vers des savanes plus fertiles ou des sources plus abondantes. Leurs cités temporaires sont bientôt bâties ; chaque rancho qui doit abriter une famille s’élève en quelques heures : les hommes plantent quatre pieux en terre, les femmes entrelacent au-dessus des branchages en guise de toit, les enfans renversent la pirogue sous laquelle la famille entière doit passer la nuit, étendue sur le sable blanc. Parfois dans la saison pluvieuse on suspend une toile sur le côté du rancho exposé au vent alizé ; les chefs se donnent aussi le luxe de faire tresser soigneusement des branches autour de leur cabane royale. Quand la tribu nomade a décidé son départ vers de nouveaux pâturages et de nouvelles pêcheries, il suffit de décrocher les toiles, de retourner les pirogues et de les lancer sur les flots : il ne reste plus du village provisoire que des branchages oscillant à la brise et les pierres noircies du foyer. Dans les saisons de très fortes sécheresses, il arrive même qu’un grand nombre de Goajires s’expatrient complètement et se construisent des ranchos sur les côtes de la province de Rio-Hacha. Ainsi la Punta-del-Diablo, village situé à 60 kilomètres à l’ouest de la ville, près de la base des Montagnes-Neigeuses, est parfois envahie par plusieurs centaines d’Indiens que la soif et la faim ont expulsés de leurs déserts.

Les Goajires sont admirablement beaux, et je ne crois pas que dans toute l’Amérique on puisse trouver des aborigènes ayant le regard plus fier, la démarche plus imposante et les formes plus sculpturales. Les hommes, toujours drapés à la manière des empereurs romains dans leur manteau multicolore attaché par une ceinture bariolée, ont en général la figure ronde comme le soleil, dont leurs frères, les Muyscas, se disaient les descendans ; ils regardent presque toujours en face d’un air de défi sauvage, et leur lèvre inférieure est relevée par un sourire sardonique. Ils sont forts et gracieux, très habiles à tous les exercices du corps. Leur teint dans la jeunesse est d’un rouge brique beaucoup plus clair que celui des Indiens de San-Blas et des côtes de l’Amérique centrale ; mais il noircit avec l’âge, et dans la vieillesse il ressemble à peu près à la belle couleur de l’acajou. Autour de leurs cheveux noirs tombant en larges boucles sur leurs épaules, ils enroulent gracieusement une liane de convolvulus[4], ou bien attachent des plumes d’aigle ou de toucan, retenues par un simple diadème en fibres de bois tressées ; leurs figures sont rarement tatouées, parfois quelques lignes arrondies sont gravées sur leurs bras et leurs jambes. Les femmes, moins ornées que leurs maris et vêtues de manteaux aux couleurs moins riches, ont sans exception et jusque dans la vieillesse la plus avancée des formes d’une admirable fermeté et d’une grande perfection de contours ; leur démarche est vraiment celle de la déesse, ou plutôt celle de la femme qui vit dans la libre nature et dont la beauté, caressée par le soleil, se développe sans entraves. Leurs traits, qui ressemblent à ceux des belles Irlandaises, sont malheureusement défigurés par des bariolages tracés sur les joues et le nez au moyen du roucou[5] et simulant assez bien les besicles de nos bisaïeules ; mais en dépit de ces grandes lâches rouges, les sauvages filles du désert n’en frappent pas moins par leur fière et rayonnante beauté, surtout quand elles lancent leurs chevaux rapides à travers la plaine et que le vent rejette en arrière leur longue chevelure.

Comme pour tant d’autres nations sauvages, barbares et civilisées, le mariage n’est le plus souvent chez les Goajires qu’un contrat de vente ; mais ce contrat né s’opère que si l’homme et la femme se conviennent par l’âge et sont également forts et bien faits : les avortons et les infirmes, très rares d’ailleurs, sont impitoyablement condamnés au célibat. Le prétendant cherche à plaire d’abord au père de famille, et quand il est convenu avec lui du nombre de bœufs ou de chevaux que coûte la jeune fille, il se dirige vers le rancho de la future, poussant devant lui son troupeau. Les animaux sont comptés, palpés, examinés par le père de la belle et les connaisseurs de la tribu ; puis, à grands coups de ciseaux, on fait une nouvelle marque sur leur robe, et lorsque la dernière tête de la manada[6] a changé de propriétaire, le jeune homme peut s’approcher de sa fiancée : le mariage est conclu et la fête commence. Cependant les parens qui tiennent beaucoup à la beauté de leur race se laissent aussi toucher par d’autres considérations que celle de la fortune ; si le prétendant se fait remarquer entre tous ses compagnons par sa force, sa haute taille et sa grâce, ils lui accordent gratuitement une ou même plusieurs femmes ; parfois ils vont jusqu’à lui faire un présent de bœufs, de chevaux, de perles ou de fusils, pour le remercier de l’insigne honneur qu’il leur fait d’entrer dans leur famille. Pour ces hommes, la véritable aristocratie est celle de la beauté ; la richesse et le pouvoir appartiennent à ceux que la nature a favorisés sous ce rapport. Lorsque le hasard des naufrages jette sur la côte goajire quelques matelots étrangers, les Indiens, qui n’ignorent pas l’importance callipédique des croisemens bien entendus, retiennent les hommes grands et vigoureux, et leur font payer par quelques années de mariage forcé avec deux ou trois, belles Goajires l’hospitalité qu’ils leur accordent. Quant aux infortunés matelots affligés par le destin d’une apparence chétive, ils sont dépouillés de leurs vêtemens et renvoyés de tribu en tribu jusqu’à Rio-Hacha, poursuivis par les huées et les rires.

Les Goajires ne sont hospitaliers que pour les hommes de leur race et les étrangers qui ont imploré leur protection. Ils haïssent cordialement les Espagnols, avec lesquels ils ont guerroyé pendant près de trois siècles ; les pères racontent à leurs enfans que les conquistadores Alfaguer et Benalcazar avaient réduit les Indiens en esclavage et nourrissaient des chiens de leur chair ; ils leur disent que parfois les soldats castillans poussaient devant eux des centaines de peaux-rouges attachés à une même chaîne, et se plaisaient à faire tomber d’un coup les têtes de ceux qui arrêtaient un instant le convoi. Aussi jamais un Espagnol n’ose s’aventurer de l’autre côté de l’embouchure du Rio-de-Hache, et les goélettes grenadines qui vont trafiquer sur la côte avec les Indiens braquent sur eux la gueule de leurs canons et tirent à la moindre alarme. Quand sur la mer un bongo de pêcheurs rio-hachères se croise avec une pirogue de Goajires, il se fait toujours un échange d’injures homériques entre les deux embarcations.

Parfois, malgré les intérêts du commerce qui réclament la paix entre les deux races, la guerre éclate, le plus souvent à la suite d’une échauffourée entre des traitans espagnols et les tribus de Bahia-Honda ; alors les Indiens se répandent dans les campagnes autour de Rio-Hacha et pillent les caravanes qui viennent de l’intérieur ; personne n’ose plus sortir de la ville, ni se hasarder sur les bords du fleuve ; même pour aller s’approvisionner d’eau douce à l’embouchure, les femmes se font escorter par des gens armés. Les Rio-Hachères que les Indiens surprennent hors de la ville sont impitoyablement massacrés. Il y a une dizaine d’années, peu de temps après une déclaration de guerre, deux traitans dont les Goajires avaient à se plaindre tombèrent entre leurs mains ; les Indiens les affamèrent pendant quelques jours, puis obligèrent celui qui avait encore un peu de force à creuser la fosse de son camarade et à l’enterrer vivant ; quand cette tâche atroce fut achevée, ils tuèrent le fossoyeur, et, sans doute obéissant à quelque monstrueuse superstition, en répandirent le sang sur la terre fraîchement remuée. Après quelques mois d’interruption dans leur commerce pacifique, les Goajires, suffisamment vengés par la mort de quelques-uns de leurs ennemis et ressentant d’ailleurs la nécessité de s’approvisionner de colette[7], de parures, de poudre, de pierres à fusil, revinrent au marché pour apporter leurs denrées et offrir en même temps la paix à leurs ennemis les blancs et les noirs. Ceux-ci, trop heureux de voir enfin cesser l’état de siège auquel ils étaient soumis, acceptèrent avec empressement, et le trafic journalier recommença dans les mêmes conditions qu’auparavant. Des ranchos s’élevèrent de nouveau dans le faubourg oriental de la ville, et les baigneurs rio-hachères reprirent leurs promenades matinales à l’embouchure du fleuve. En paix comme en guerre, les Goajires conservent dans la ville le droit de se gouverner eux-mêmes, et se rient des lois grenadines. Pendant mon séjour à Rio-Hacha, une femme fut assassinée par un Indien d’une tribu campée près de Bahia-Honda : le meurtrier s’enfuit aussitôt et parvint à se soustraire aux recherches de la famille irritée. Quelques mois après, le bruit se répandit parmi les Goajires que l’assassin était caché dans une maison de Rio-Hacha ; les frères de la victime, suivis de leurs amis, armés de flèches et de fusils, entrèrent dans la ville et fouillèrent toutes les maisons l’une après l’autre, jusqu’à ce qu’ils eussent découvert le meurtrier tremblant. On le garrotta, on le transporta au-delà de l’embouchure, sur la levée de sable qui forme la pointe extrême du territoire goajire, puis le frère de l’Indienne lui trancha la tête d’un coup de machete. Toute la famille du criminel, découverte plus tard, eut le même sort, à l’exception de la femme, qui fut laissée pour morte sur le sable et eut encore la force de passer la rivière à gué et de venir mourir à Rio-Hacha. Cependant les Indiens acceptent quelquefois le prix du sang et pardonnent à celui qui les paie. Un négociant de la ville, don Nicolas Barros, a dans sa maison un petit Indien qu’il a racheté de la mort pour la somme de 40 francs.

Si les Rio-Hachères tremblent devant les Goajires, ceux-ci de leur côté redoutent les Cocinas et n’en parlent qu’avec frayeur. Ce n’est pas lâcheté chez eux, car ils sont les plus braves des hommes, et contre des flèches empoisonnées ils peuvent opposer des flèches de même nature et des balles de fusil qui vont plus sûrement à leur but ; mais les Cocinas sont anthropophages, et rien n’effraie plus les Goajires que la pensée d’être rôtis et dévorés après être tombés dans la bataille. La peuplade des Cocinas parcourt les savanes marécageuses qui s’étendent entre Maracaïbo et la sierra de Macuira, le long du golfe de Venezuela. Très peu nombreuse, comme la plupart des tribus d’anthropophages, elle compte au plus quelques centaines de guerriers ; mais elle est puissante surtout par la terreur qu’elle inspire. Quand même elle disparaîtrait, les souvenirs du passé protégeraient son territoire.

Malgré les recommandations de mes amis de Rio-Hacha, je me hasardai plus d’une fois dans les possessions de la république goajire, et j’allai visiter plusieurs groupes de ranchos. Il est vrai que d’avance je m’étais fait présenter au chef, connu par les Espagnols sous le nom de Pedro Quinto (Pierre V), espèce de géant, fier comme un mandarin chinois, d’une obésité qui prouvait sa richesse et l’habitude des repas copieux. À son tour, ce chef me fit voir à ses nombreux sujets, assemblés sur le marché de Rio-Hacha, et me plaça sous la protection de la tribu tout entière. J’avais un grand titre à son amitié : j’étais Felansi[8], peut-être le descendant de ces pirates qui avaient aidé les Goajires à brûler onze fois la ville de Rio-Hacha ; aussi ma personne était-elle sacrée, et toute insulte faite à l’hôte de la tribu aurait été vengée dans le sang. D’ailleurs, eussé-je été Anglais, Espagnol ou même Cocina, dès que l’hospitalité m’était promise, je n’avais plus rien à craindre, et tous les ranchos m’appartenaient ; je n’avais qu’à ordonner. Qu’un ennemi vienne demander un refuge chez le Goajire et réussisse à pénétrer dans sa cabane avant d’avoir été atteint d’une flèche ou d’une balle, l’hôte le fera servir comme son meilleur ami, mais en ayant soin de tourner le dos et de jeter un voile sur son visage de peur d’échanger un regard de haine avec l’étranger suppliant.

Dans mes longues promenades le long des plages de la Goajire, je passai plusieurs fois à côté d’hommes, en apparence sans vie, étendus sur le sable et veillés par des femmes qui s’occupaient tranquillement à tisser des filets ou à tresser des chapeaux. Je crus d’abord que ces corps immobiles étaient des cadavres auprès desquels on avait placé des gardiennes pour chasser les caricaris et les vautours ; mais une des femmes, qui savait un peu d’espagnol, me fit comprendre que son mari était non pas mort, mais ivre-mort depuis la veille. « C’est hier qu’il a vendu son bois de Brésil, » ajouta-t-elle d’un air confiant. Les voluptés que procure l’ivresse sont si grandement appréciées que la femme sent augmenter son respect affectueux pour son mari plongé dans cette fatale béatitude ; elle s’agenouille à côté de sa tête, écarte les maringouins qui pourraient troubler son lourd sommeil, rafraîchit son front en l’éventant avec une aile d’aigle ; dans une circonstance analogue, elle peut à son tour avoir besoin d’être veillée de la même manière. À la conclusion de tout marché, le traitant rio-hachère livre au vendeur goajire une ou plusieurs jarres d’eau-de-vie garantie pure, mais fortement mélangée d’eau. L’Indien emporte dans son rancho la liqueur précieuse, et boit à même jusqu’à ce qu’il tombe en râlant sur le sable. On raconte qu’un navire chargé de rhum ayant fait côte sur les récifs de Punta-Gallinas, la nouvelle se répandit immédiatement dans toute la péninsule, et pendant quelques jours la nation tout entière fut plongée dans la plus complète ivresse. Plus d’une fois des surons d’acide sulfurique, bus avec la même avidité que du rhum, ont causé la mort d’un pêcheur endurci. Le vice de l’ivrognerie n’a pas chez les Goajires les mêmes conséquences désastreuses que dans les pays de l’Europe civilisée : ici la misère vient toujours à la suite des habitudes de boisson, là-bas la pauvreté est inconnue ; en outre les Goajires ont, comme tous les autres Indiens de l’Amérique, la merveilleuse faculté de pouvoir, sans souffrance, faire succéder la plus rigide sobriété aux festins et à l’ivresse. Quand le Goajire a tué un chevreuil ou une tortue, il dévore sans relâche jusqu’à ce que l’animal ait complètement disparu ; s’il vient au milieu même du festin à s’endormir d’un sommeil de boa, il s’étend sur une natte en gardant la main sur les restes saignans, pour qu’au premier instant du réveil il puisse les porter à sa bouche. Lorsque la chasse et la pêche ont été infructueuses, le Goajire noue fortement sa ceinture autour de son ventre dégonflé, et jeûne pendant des jours entiers sans daigner jeter un regard de convoitise sur la nourriture de ses compagnons.

Malgré leurs vices et leurs défauts, qui leur sont communs avec toutes les nations encore barbares, les Indiens aborigènes sont évidemment en progrès, et peut-être seront-ils pour la province de Rio-Hacha ce qu’ont été les Indiens de l’intérieur pour Socorro, Vêlez et Pamplona, l’élément le plus important de la régénération so-. ciale. Jusqu’à ces dernières années, ils s’étaient gardés purs de tout mélange ; mais les nombreuses occasions de contact créées par les rapports de commerce ont produit récemment quelques familles de métis remarquables. Peu à peu les vingt ou trente mille Goajires, attirés par leur intérêt dans le voisinage d’une ville dont la population s’accroît tous les jours, se fondront avec les habitans blancs et noirs du pays, et le féroce antagonisme des races disparaîtra. En échange de leur esprit de travail, de leur conscience, de leur indomptable courage, les Goajires recevront cette vivacité d’impressions, cette poésie des sens, qui rendent les créoles de sang mêlé si accessibles aux innovations de toute espèce. Déjà le commerce des tribus goajires avec l’étranger est proportionnellement plus considérable que celui de toute autre communauté de la république grenadine. Par leurs apports journaliers sur le marché de Rio-Hacha, ils font bien plus pour la prospérité de cette ville que les habitans eux-mêmes ; en outre ils expédient directement à la Jamaïque et à Saint-Domingue des chevaux, les plus beaux de formes, les plus sobres de toute la Colombie, des bestiaux, du sel, des cuirs, des graines de dividivi, du tasajo[9]. Pour les besoins de leur trafic, ils ont tous appris à parler le papamiento, et quand le cercle de leurs idées s’élargira, il est hors de doute que leur langue, très pauvre et adaptée à la simplicité de leur mode d’existence, disparaîtra graduellement pour faire place à l’espagnol. Leur idiome, issu de la source chibcha, se distingue comme cette langue par sa pénurie de sons et par les syllabes tchi, tcha, constamment répétées. On dit qu’un vocabulaire goajire recueilli par un missionnaire vers la fin du dernier siècle se trouve aujourd’hui à la bibliothèque de Stockholm.

La nature du sol, qui oblige les Goajires à se faire tour à tour commerçans et pasteurs nomades, ne leur a pas permis de réaliser de grands progrès en agriculture ; néanmoins, dans les derniers temps, plusieurs d’entre eux se sont établis çà et là sur la rive droite du Rio-de-Hacha, et ont défriché le terrain pour y planter des manguiers et d’autres arbres à fruit. Sans perdre pour cela leurs habitudes errantes, ces Indiens viennent souvent visiter leurs jeunes plantations et faire la cueillette des fruits ; c’est ainsi que peu à peu ils se fixeront sur le sol et deviendront de véritables agriculteurs. Cinq ou six familles alléchées par l’appât du gain ont fait un pas de plus ; établies sur la rive espagnole du fleuve, à des distances variables de la ville, elles ont formé dans quelques bas-fonds faciles à irriguer des rosas où, grâce à une horticulture toute rudimentaire, elles récoltent des melons, des pastèques et du manioc en quantité suffisante pour approvisionner la cité. On prétend qu’afin de protéger leurs jardins contre les voleurs rio-hachères, les Indiens déposent des serpens venimeux dans les haies des rosas ; on dit aussi qu’ils plantent de distance en distance des pieds de manioc sauvage (yucca brava) qu’ eux peuvent seuls distinguer des autres, et dont le suc vénéneux donne la mort.

Un dernier trait de la physionomie des Goajires, qu’il faut indiquer en quelques mots, c’est leur haine contre la religion catholique. Ils ne voient dans cette religion que la foi exécrée de leurs antiques oppresseurs, la foi au nom de laquelle leurs ancêtres ont été décapités, coupés en morceaux, réduits en esclavage ; aussi tous les efforts tentés pour les convertir n’ont abouti qu’à exalter leur aversion pour le nom espagnol. Ils semblent n’avoir d’autre religion que l’amour de la liberté, et je n’ai même jamais pu réussir à savoir s’ils croyaient sincèrement au Grand-Esprit et à l’immortalité de l’âme. À toutes mes questions dans ce sens, ils répondaient par des regards étonnés ou par des rires méprisans. Une seule pratique me semble prouver qu’ils admettent l’existence d’un être vivant au-dessus de la terre : quand la foudre gronde, ils jettent dans l’air des tisons enflammés et poussent de grands cris, comme pour rendre à l’esprit de l’orage voix pour voix, éclair pour éclair. Ainsi, disent les traditions chaldéennes, Nemrod, le puissant chasseur, lançait des flèches contre les nuages, et plus d’une fois ces flèches retombèrent ensanglantées.


III

J’avais passé près de six mois à Rio-Hacha sans faire d’excursions importantes et sans pouvoir m’occuper du but principal de mon voyage. Je trouvai enfin une occasion favorable pour me diriger vers la Sierra-Negra, l’une des grandes chaînes des Andes, qui commence à quarante lieues au sud de la ville. Un matin je me mis en route, portant dans une muchila[10]quelques livres et une bouteille d’eau. Seul, à pied, je me sentais plus à l’aise dans cette libre nature tropicale. Du reste, d’étape en étape, je devais retrouver des amis que je connaissais déjà, ou pour lesquels on m’avait donné des lettres d’introduction. À Treinta, village de mille habitans situé au pied des collines de San-Pablo, je descendis chez un compatriote, étrange personnage qui plus tard ne se conduisit pas toujours d’une manière honorable. El señor Julio se vantait de descendre de la célèbre Ninon de Lenclos. Petit, maigre, pâle, affligé d’une toux sèche comme un poitrinaire, il semblait toujours à la veille de rendre le dernier soupir, et cependant il jouissait en réalité d’une santé singulièrement robuste. Quelle avait été sa vie passée ? On l’ignorait ; jamais il ne raconta dans quelles circonstances il avait quitté la patrie. Depuis son arrivée dans la Nouvelle-Grenade, il exerçait à la fois trois professions : il était médecin, négociant et chasseur. Trop ignorant pour traiter les malades dans une ville comme Rio-Hacha, où se trouvaient déjà plusieurs médecins ayant, sinon de la science, du moins une longue pratique, il parcourait les villages voisins, Soldado, Treinta, Barbacoas, s’installait à côté du hamac des patiens, les saignait de gré ou de force, et leur faisait avaler ses drogues. Sa qualité de Français, la lenteur doctorale avec laquelle il s’exprimait, surtout la santé dont il jouissait, lui assuraient une grande influence sur l’esprit de populations grossières. En outre, il professait une thérapeutique d’une extrême simplicité, et par cela même plaisait aux paysans, qui aiment à suivre en toute chose une espèce de routine. Pour el señor Julio, il n’existait que deux genres de maladies, celles qui proviennent d’un excès de chaud et celles qui sont causées par le froid ; il n’existait non plus que deux genres de moyens thérapeutiques, los calientes et los frios. Dans une région comme la plaine de Rio-Hacha, composée de terres sablonneuses qui reflètent les rayons d’un soleil vertical, presque toutes les maladies devaient être classées parmi les maladies chaudes, et le principal moyen employé pour rafraîchir le corps était de le saigner à outrance. Pendant les époques d’épidémie, la lancette du señor Julio ne se reposait jamais, et partout où il se présentait, il était bientôt entouré de baquets pleins de sang. Il acceptait en paiement des nattes, des hamacs, des éperons ; puis, quand il avait fait des provisions suffisantes, il partait pour la ville, suivi d’une caravane de mulets, louait une boutique dans le quartier commerçant, et pendant quelques mois restait derrière son comptoir, occupé à vendre ses marchandises. C’était la deuxième phase de son existence, de beaucoup la moins originale. Lorsqu’au milieu de ses occupations pacifiques le démon de la chasse s’emparait de lui, il abandonnait tout à coup marchandises et malades, et, se munissant d’un fusil, de poudre, de balles, d’un sac de sel et d’une fiole d’ammoniaque, il disparaissait sans même avertir sa femme. Quittant les sentiers frayés, il s’enfonçait dans la montana, pénétrait dans les fourrés les plus épais, et suivait le bord des précipices en quête de gibier. Dès qu’il avait abattu quelque bête, un singe, une saïna[11] ou un mana[12], il creusait un trou dans la terre, y allumait un grand feu, puis déposait le cadavre sur les charbons ardens et recouvrait le tout de branches et de feuilles. Ensuite il coupait la tige succulente d’un palmiste, la saupoudrait de sel, déterrait son rôti et faisait un délicieux repas. Le second jour, son dîner était plus agréable encore, car il pouvait y ajouter la liqueur qu’il avait obtenue en forant la tige d’un palma de vino et en bouchant le trou où la sève amassée s’était transformée en vin pendant la nuit. Pour ajouter ce luxe à ses repas, il fallait cependant qu’il fit bonne garde, car plus d’une fois les singes profitèrent de son sommeil pour déboucher les trous forés dans le palmier et s’enivrer à ses dépens. Quand l’animal était complètement mangé, le chasseur pénétrait dans une autre partie de la forêt, allait camper sur le bord d’un autre torrent, et attendait patiemment le passage d’une bande de singes ou d’un troupeau de manas. Il vivait ainsi des mois entiers, n’ayant pour toute société que les innombrables insectes qui bourdonnent dans l’air, les colonies de fourmis et de termites, et tous ces êtres qui glissent ou se traînent, volent ou bondissent dans la forêt vierge.

Pendant ces courses solitaires, il eut souvent à braver de grands dangers. Il se trouva face à face avec des jaguars ; mais, comme les Arabes qui rencontrent inopinément un lion, il effraya ces bêtes féroces en poussant des cris, en lançant des insultes méprisantes. Trois fois mordu par des serpens, il n’en éprouva jamais aucun mal, car dès son arrivée dans le pays il avait pris soin de s’inoculer le guao[13]. En outre, pour éviter l’enflure, il avait soin de verser sur la plaie quelques gouttes d’ammoniaque. Le danger le plus redoutable qu’il ait jamais couru était celui d’être emporté par des torrens soudainement grossis. Afin de passer la nuit sans être dévoré par les moustiques, les fourmis et les autres insectes que l’on confond sous le nom général de plaga (plaie), il était obligé de se coucher dans le lit même des rivières sur le sable frais et blanc ; mais il arrivait souvent que les orages avaient déversé des trombes d’eau dans les vallées supérieures de la sierra : alors les torrens, grossis tout à coup, descendaient en hurlant le long des pentes, et, réveillé en sursaut par le fracas que faisait l’avalanche des eaux bondissant de cataracte en cataracte et poussant devant elle des rochers mêlés à l’écume et à la boue, le chasseur avait à peine le temps de gravir la berge et de chercher un refuge au milieu des arbres.

Quand Julio revenait de ses expéditions de chasse dans la Sierra-Nevada, il avait généralement l’œil hagard, comme tous ceux qui ont perdu l’habitude de voir d’autres hommes en face, et ses mouvemens ressemblaient à ceux d’un fou. Plusieurs jours s’écoulaient avant qu’il semblât faire de nouveau partie de la société des hommes, et alors même il ne s’animait que pour raconter des histoires de chasse et mille anecdotes sur les singes, les pumas et d’autres bêtes de la forêt. Au lieu de chien de garde, il avait dans sa maison un petit jaguar attaché à une colonne du patio. Cet animal vivait en très bonne intelligence avec deux singes qui passaient leur temps à faire des gambades et des grimaces. L’entente cordiale ne cessait que lorsqu’un morceau de viande était jeté au jaguar ; alors celui-ci montrait les dents, avançait les griffes, et semblait tout disposé à dévorer quiconque s’aviserait d’être son commensal.

Un caballero de Treinta pour lequel j’avais des lettres d’introduction me reçut avec la plus grande courtoisie, et insista vivement pour que j’allasse avec lui visiter une de ses propriétés, située à quelques lieues à l’ouest, dans une vallée de la Sierra-Nevada. Je savais déjà par expérience qu’il faut se méfier des formules de politesse castillanes, et, bien que mes connaissances eussent toujours mis leur personne, leur maison et leur fortune à ma disposition, je n’avais jamais eu le mauvais goût de les prendre au mot. Cependant el señor Alsina Redondo insista tellement pour me faire visiter sa plantation, que je promis de m’y rencontrer avec lui dans douze jours. Il eut l’air enchanté de ma promesse, et entra complaisamment dans les détails de tout ce qu’il avait l’intention de faire pour célébrer dignement la venue d’un aussi noble étranger dans son domaine. J’écoutais avec une parfaite naïveté, sans me douter que mon hôte n’avait aucunement l’idée de se rendre à sa plantation de San-Francisco, et quand je repartis pour continuer mon voyage, je me faisais d’avance une fête de me reposer de mes fatigues dans cette charmante hacienda.

Au-delà de Treinta, je commençai à gravir la cuesta de San-Pablo, chaîne porphyrique de 600 mètres de hauteur environ, qui se détache du massif de la Sierra-Nevada et va se perdre à l’est dans des llanos de la péninsule goajire. À droite, à gauche, de toutes parts, je voyais des bananeries, des champs de maïs, des groupes de palmiers, de vastes cabanes. Après les étendues sablonneuses et mornes qui séparent Rio-Hacha de Treinta, ces cultures diverses charment les yeux comme autant de jardins enchantés. La cuesta de San-Pablo est infestée de serpens sur lesquels les gens du pays débitent les plus étranges fables pour effrayer les voyageurs. Ils disent que les serpens alfombra[14], — animaux très inoffensifs, — attendent les passans, enroulés autour d’une branche, et les poursuivent en volant comme des oiseaux. Ils prétendent que les amphisbènes et les serpens-corail peuvent mordre à la fois par la tête et par la queue, et que la morsure produite par la gueule postérieure est de beaucoup le plus dangereuse. Ils affirment aussi que les serpens boquidorada[15] suivent les voyageurs à la piste et les traquent comme une proie. Dans toute mon excursion, je ne rencontrai qu’un seul de ces dangereux serpens, auquel je fis inutilement la chasse à travers les rochers.

Vers le soir, j’atteignis le col, d’où je vis se déployer au sud une partie de la riche plaine de San-Juan, dominée par la chaîne bleue de la Sierra-Negra (Montagnes-Noires). Je descendis une pente raide, le long d’un torrent qui bondit dans un lit profond de calcaire bleuâtre et qu’ombragent de magnifiques ceibas ou fromagers aux troncs tout cicatrisés de coups de hache[16]. La nuit tomba, et dans l’obscurité je ne sus pas découvrir le sentier qui mène au village de la Chorrera, où le beau-frère du vice-consul français se fût empressé de me donner l’hospitalité. Je marchai toujours dans l’espérance de trouver une cabane, et j’arrivai enfin auprès d’une large rivière que j’entendais mugir sur les rochers sans pouvoir la distinguer autrement que par ses nappes d’écume. Cette rivière est la Rancheria, la même qui plus loin décrit un vaste demi-cercle dans les plaines de la Goajire, et va se jeter dans la mer, près de la ville, sous le nom de. Rio-de-Hacha. Je ne pouvais songer à passer dans l’obscurité ce large torrent, dont je ne distinguai pas même l’autre bord, et je m’étendis sur une plage de sable blanc. Jamais peut-être je n’ai passé de nuit plus agréable. Quand je me réveillai, les nuages s’étaient dispersés, les étoiles brillaient au ciel ; entre les branches qui s’entrelaçaient au-dessus de ma tête, je voyais resplendir la lumière tranquille de Jupiter ; derrière les rochers qui se dressent de l’autre côté du torrent, les astres disparaissaient l’un après l’autre. Bientôt le ciel se revêtit d’une légère teinte rose, et je vis graduellement jaillir de l’obscurité tous les détails d’un charmant paysage dans sa plus fraîche toilette du matin ; à mes pieds, l’eau tourbillonnait au milieu des rochers et se brisait en écume ; sur la rive opposée, les hauts palmiers s’épanouissaient au-dessus des caracolis touffus ; au-dessus de la forêt apparaissait un rempart à pic, haut de cent mètres, et tellement uni qu’on l’eût dit taillé par la durandal d’un autre Roland ; à l’ouest, la rivière, encore recouverte des ombres de la nuit, semblait sortir d’un gouffre noir, tandis qu’à l’orient des flèches de lumière perçaient l’arcade de verdure formée par les arbres penchés, et les flots tumultueux, éclairés par l’aurore, semblaient courir vers les nuages pourpres de l’horizon comme pour se confondre avec eux. Tout en admirant ces magnificences du paysage, je sautais de rocher en rocher et je luttais contre la violence du courant. J’arrivai à l’autre bord sans autre accident que la perte d’un livre de statistique sur les finances néo-grenadines ; je ne m’arrêtai pas longtemps à lui donner des regrets.

La muraille de rochers qui s’élève au-dessus de la rive droite de la Rancheria doit évidemment sa forme actuelle aux vagues d’un lac ou d’un fleuve qui venaient en frapper la base : c’est une ancienne falaise, ainsi que le prouvent les escarpemens, les grottes, les terrains d’alluvions des plaines avoisinantes et les coquillages d’eau douce épars sur le sol. Toutes les collines qui environnent ce bassin sont coupées par des falaises à pic dont la base est située à la même élévation : on ne peut douter qu’autrefois une vaste nappe d’eau s’étendît entre la Sierra-Nevada et le chaînon des Andes appelé Sierra-Negra. Peut-être le Magdalena traversait alors ce lac d’eau douce et empruntait le lit actuel de la Rancheria ; peu à peu, le soulèvement graduel de la Sierra-Nevada aura déversé le lac dans la mer et rejeté le Magdalena plus à l’ouest, vers le golfe qui s’étendait entre Carthagène et Sainte-Marthe, et qui depuis a été comblé par les alluvions du fleuve. Maintenant encore le renflement de terrain qui sépare du bassin de la Rancheria celui du Rio-Cesar, affluent du Magdalena, est à peine prononcé, et l’on pourrait facilement creuser un canal qui réunirait les eaux du Haut-Magdalena au port de Rio-Hacha. Si la Nouvelle-Grenade comprend ses intérêts commerciaux, le premier chemin de fer important qu’elle fera construire sera celui de Rio-Hacha à Tamalameque, sur le Magdalena ; le courant commercial suivra la même direction que lui a tracée le courant des eaux dans les âges géologiques, et traversera un bassin d’une fertilité sans bornes, parsemé déjà de nombreux centres de population : San-Juan, Fonseca, Barranco, Canaveral, Urumita, Ba-dillo, Valle-Dupar.

Une de ces localités, Villanueva, où j’arrivais deux jours après avoir franchi la cuesta de San-Pablo, me frappa surtout par son apparence de prospérité et sa situation merveilleusement belle. Les maisons, peintes en jaune, sont ombragées par des arbres d’une opulence rare, même dans la zone équatoriale ; de beaux chemins sur lesquels les voitures pourraient facilement circuler rayonnent dans tous les sens ; des asequias[17], coulant sur les pierres avec un doux murmure, entretiennent dans les jardins la plus riche végétation ; au loin s’étend la plaine, immense fleuve de verdure étalé entre deux rangées de montagnes parallèles, dont l’une a 2,000 mètres et l’autre de 5 à 6,000 mètres d’élévation. À l’est, la Sierra-Negra, chaîne relativement modeste et pourtant plus haute que nos Vosges, ouvre ses larges vallons boisés et déploie ses cimes arrondies, au-dessus desquelles le Cerro-Pintado (Mont-Peint), posé comme une grande forteresse rectangulaire, projette des bastions alternativement blancs et noirs. À l’ouest, la Sierra-Nevada, aux escarpemens rouges et nus, dresse au-dessus de son énorme muraille des pics taillés en forme de pyramides et couverts de neiges immaculées comme d’un revêtement de marbre. Chaque matin, le phénomène de l’illumination, si remarquable dans les Alpes, se reproduit sur ces montagnes dans toute sa splendeur. Quand les rayons du soleil levant apparaissent au-dessus des cimes de la Sierra-Negra et vont frapper les crêtes opposées, ils dessinent d’abord dans le ciel comme une immense voûte lumineuse, puis allument çà et là des phares étincelans sur les pics de la Nevada ; par degrés, la lumière ruisselle sur les flancs des sommets comme un immense incendie, enveloppe la montagne entière dans son manteau de feu, et, se répandant enfin dans la plaine, change en d’innombrables diamans les gouttes de rosée et l’eau scintillante des torrens.

Un planteur de Villanueva, M. Dangon, à qui j’avais été spécialement recommandé, est le type de ces colons intrépides qui font à eux seuls pour le développement des ressources d’un pays plus que dix mille émigrans éparpillant leurs forces et travaillant au hasard. Comme tant d’autres, il avait à son arrivée sur le sol d’Amérique tâtonné à la recherche de sa destinée : il s’était fait menuisier, maçon, marchand de cotonnades, traitant ; mais la fortune ne l’avait pas favorisé dans ces diverses professions. Alors il avait pensé à l’agriculture, et, empruntant 8,000 francs à 24 pour 100 par an, il s’était mis hardiment à la besogne. En six ans, il avait payé le capital et l’intérêt, mis en culture quatre-vingts hectares de terrains, planté plus de cent mille pieds de café, et il possédait un revenu annuel égal à son premier emprunt. Ce qu’il a fait pour lui-même est peu de chose comparé à l’impulsion qu’il a donnée au pays entier. Il a ouvert de larges chemins, construit des ponts, creusé des aqueducs, importé des plantes alimentaires inconnues dans le pays, bâti de jolies maisons qui donnent aux habitans de la plaine l’idée du comfort. Déjà une douzaine de caballeros de Villanueva, d’Urumita et de Valle-Dupar qui, avant l’arrivée de M. Dangon, n’avaient d’autre occupation que de fumer élégamment le cigare, ont fait défricher d’autres parties de la Sierra-Negra, et plus de six cent mille pieds de café produisant, bon an, mal an, plus de trois cent mille kilogrammes de baies, sont en plein rapport. En six ans, voilà ce qu’a su faire par son énergie un simple étranger obéré, dès le premier jour de son travail, par le taux usuraire auquel il avait emprunté. Combien médiocre en comparaison est l’influence de son prêteur, riche commerçant cinq fois millionnaire, qui possède dans la Sierra-Negra plusieurs lieues carrées d’un terrain très fertile et des mines de cuivre d’une telle richesse que de plusieurs lieues on en voit sur le flanc de la montagne les veines irisées de vert et d’azur ! Malgré tous ces élémens de colonisation et la fortune dont il dispose, le riche propriétaire n’a su encore tirer aucun parti de son immense domaine. Pour réussir dans un pays nouveau, il faut savoir se créer de toutes pièces une destinée et ne pas chercher une position déjà faite. En Europe, l’homme appartient pour ainsi dire à sa profession, à son métier ; en Amérique, il choisit librement sa propre vocation. De là un développement extraordinaire du sentiment de la liberté, bien suffisant pour expliquer les institutions républicaines du Nouveau-Monde. Un homme qui a commandé aux événemens, qui a fait obéir le destin, ne saurait céder aux gens de police, aux gendarmes, aux employés de toute sorte, ni se plier aux mille exigences d’une loi tracassière.

La plantation de M. Dangon est située à deux lieues au nord de Villanueva, dans une espèce de cirque dominé par des collines en pente douce qui s’appuient sur la base du Cerro-Pintado ; un éperon projeté dans l’intérieur du cirque porte les bâtimens d’exploitation, l’aire et la maison de campagne ; toutes les cultures s’étalent au fond du cirque et sur le penchant des collines, de manière à pouvoir être embrassées d’un seul coup d’œil. D’un côté sont les bananiers, penchant sous le poids des régimes aux cent fruits, plus loin les cannes à sucre, dont les panaches violets ondulent au vent,-ailleurs les caféiers en quinconces, dont la sombre verdure est étoilée d’innombrables baies rouges. En bas, la vaste plaine du Rio-Cesar, nivelée comme la surface d’un lac, étale d’un horizon à l’autre ses flots de verdure, au milieu desquels se montrent çà et là quelques points blancs ou rouges : ce sont les villages épars. Dans un avenir prochain sans doute, ces points, encore trop clair-semés, augmenteront en nombre et en diamètre, comme des îles qui émergent lentement ; puis ils se réuniront par des lignes cultivées, et ces campagnes finiront par ressembler aux nôtres, où les cultures dominent, où les arbres n’apparaissent que par bouquets isolés. Les agens de cette transformation seront en grande partie les immigrans d’Europe et de l’Amérique du Nord ; mais les Indiens de la sierra, Tupes, Aruaques, Chimilas, y joueront aussi un rôle important. Les Chimilas étaient encore il y a quelques années les ennemis irréconciliables des Espagnols et des hommes de couleur ; vêtus d’écorce d’arbre, ils habitaient dans les grottes et les forêts qui entourent le Cerro-Pintado, et l’étranger qui s’aventurait près de leurs retraites était impitoyablement massacré. Un jour un nègre d’une force herculéenne, Cristoforo Sandoval, inspiré par on ne sait quelle audacieuse pensée, alla se présenter devant le chef des Chimilas sans armes et accompagné seulement de son jeune fils. On ignore au moyen de quel grigri le nègre sut charmer le peau-rouge ; mais l’effet en fut immédiat, le cacique abdiqua, et Cristoforo devint à sa place le chef des Chimilas. Depuis ce jour, ces Indiens ont cessé de menacer les Espagnols, et de brigands se sont faits agriculteurs. Tels qu’ils sont, ils pourraient servir de modèles à d’innombrables créoles, auxquels le travail n’a jamais inspiré que l’effroi.

Deux jours après avoir quitté M. Dangon, j’atteignis un soir le misérable village de Corral-de-Piedra, et je demandai l’hospitalité dans une maison où, quelques années auparavant, le fils du célèbre minéralogiste allemand Karsten avait passé plusieurs jours. Je parlai à mon hôte de la belle plantation que je venais de voir. « Bah ! répliqua mon hôte en levant les épaules. Come el señor Dangon mas platanos que io ? (M. Dangon mange-t-il plus de bananes que moi) ? Je suis aussi riche que lui, puisque je puis manger et faire l’amour à mon aise. »

Les derniers jours de mon excursion furent remplis d’aventures. Je restai deux grands jours égaré dans les montagnes de Marocasa, à l’angle oriental de la Sierra-Nevada ; je passai deux nuits sur le sol en proie à des légions de garrapatos ; j’eus à franchir divers torrens fougueux dont les eaux me renversèrent plus d’une fois et me roulèrent à travers les roches ; plus loin, je souffris de la faim et de la soif, et je fus trop heureux de rencontrer une famille de lépreux qui voulut bien partager ses bananes avec moi et me laisser boire dans l’écuelle commune. Ce qui m’inquiétait le plus, c’était l’idée de ne pas être exact au rendez-vous que j’avais pris avec el señor Alsina Redorido. Grâce à une marche forcée, je parvins toutefois à franchir la cuesta Dieguita vers la fin du jour convenu, et, longeant le bord d’un torrent, j’arrivai à l’heure de minuit devant la porte de la plantation. Je frappai, pas de réponse ; j’essayai d’ouvrir, pas de clé. Il ne me restait qu’à m’étendre devant la porte et à dormir de mon mieux sur les cailloux. Le lendemain, en repassant à Treinta, je fis part de mon équipée au señor Alsina, qui ne songea même point à s’excuser, tant ma naïveté lui sembla prodigieuse ! Les formules de courtoisie, les phrases banales d’étiquette, les promesses gracieuses faites sans aucune intention de les tenir sont une des plaies des sociétés où l’influence castillane se fait sentir. Les étrangers qui ne sont pas initiés à cet absurde verbiage de politesse se croient environnés d’hommes faux et perfides qui ne savent prononcer une parole sans mentir. On raconte du général Bolivar qu’il avait l’habitude de recruter sa cavalerie en prenant au mot ceux qui abusaient des formules courtoises. — Que hermonos caballos ! disait-il en voyant des chevaux qui lui faisaient envie. — Son todos à la disposition de Vmd, s’empressaient de répondre les propriétaires. — Muchas gracias ! — Et le général Bolivar donnait l’ordre à un soldat d’emmener les montures.


ELISEE RECLUS.

  1. Coulteria tinctoria ; les graines sont employées en Angleterre pour le tannage des cuirs.
  2. Marins, bateliers.
  3. Traînée semi-circulaire d’écume.
  4. Convolvulus brasiliensis, plante aux charmantes fleurs qui, par ses longues lianes et ses innombrables radicules, retient et consolide le sable des plages marines.
  5. Bixia orellana.
  6. Troupeau de bœufs ou troupe de chevaux.
  7. Toiles de coton bleu qui servent de monnaie d’échange dans le pays, et dont les femmes font leurs vêtemens mangas.
  8. Français.
  9. Viande coupée en lanières et séchée à l’air.
  10. Espèce de gibecière tressée par les Indiens Aruaques avec les fibres de l’agave.
  11. Charmant animal de la famille des peccaris, très facile à apprivoiser, fidèle comme un chien, gracieux dans ses mouvemens comme une chèvre. Au milieu de son dos se trouve une ouverture d’où découle un liquide musqué.
  12. Animal de la même famille que la saïna, mais plus grand. On en voit quelquefois des troupeaux de cinquante individus.
  13. Plante bien connue dont le suc, inoculé d’avance, préserve très certainement de la mort tous ceux qui sont mordus par des serpens venimeux. Les gens du pays qui veulent se prémunir s’inoculent au poignet une petite partie du parenchyme de la feuille de guao, et boivent une tisane où ils en ont fait infuser de petites branches ; ils répètent l’inoculation de quinze jours en quinze jours pendant quelques mois, et bravent ensuite impunément les vipères et les crotales. Le guao est ainsi nommé d’un oiseau tirés commun dans la Nouvelle-Grenade, qui, dans ses luttes contre les serpens, va, dit-on, se percher de temps en temps sur cette plante et se fortifie en en mangeant à la hâte quelques feuilles. Dans les forêts qui avoisinent Rio-Hacha, le cri plaintif de l’oiseau guao domine tous les autres vers la tombée de la nuit.
  14. Le serpent alfombra ou tapis est une variété du boa.
  15. Ce mot vient de boca dorada, bouche d’or, à cause de deux raies jaunes qui entourent la gueule du serpent.
  16. Le suc vénéneux de cet arbre est employé par les pêcheurs ; ils le versent dans l’eau de la rivière pour étourdir les poissons, qu’on peut ensuite recueillir à la surface.
  17. Ruisseaux d’irrigation.