Voyage à la Tête-Noire

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VOYAGE
À LA TÊTE-NOIRE.
(1826.)

À M. VICTOR HUGO.

Vous conveniez avec moi l’autre jour, mon bon ami, qu’il est difficile de comprendre au pied du Mont-Blanc les prétentions ambitieuses de la peinture, de la poésie, de la prose pittoresque. Vous vous étonniez de contempler pour la première fois tant de choses qui ne se peignent pas, qui ne se décrivent pas, dont on ne peut exprimer l’effet par aucun des artifices que le génie a enseignés à l’homme, tableaux sublimes que toutes les imitations rapetissent, que la copie la plus heureuse appauvrit ou dénature ! Je crois qu’il faut aux arts d’imitation des objets bornés, sur lesquels notre imagination puisse s’exercer sans avoir à lutter avec une nature trop puissante. L’admiration que nous éprouvons devant ces merveilles gigantesques du monde physique, n’a rien de commun avec le plaisir que nous procurent les belles inspirations de la lyre et les chefs-d’œuvre du pinceau. Votre raison vous a fait apprécier ces difficultés d’un ordre si nouveau pour la poésie pédestre des modernes ; vous les avez subies sans les braver, et vous aimez à reconnaître que le vol du génie peut se ralentir devant ces hauteurs où l’aigle n’atteint jamais. Je n’ai pas les secrets de vos muses, mais j’ai cru souvent en deviner quelque chose. Les montagnes qu’elles habitent ont tout au plus quelques centaines de toises. L’olympe même n’offre pas aux dieux un trône plus élevé, et notre vieil ami Balma est arrivé à des sommets auxquels n’a jamais aspiré Jupiter : Balma, le Typhon, l’Encelade de la science, ce voyageur vertical, qui a pu dire avec plus d’assurance que Regnard et ses aventureux compagnons : Nous nous sommes arrêtés ici, parce que le monde finissait[1].

Pendant que vous achevez de parcourir ces glaciers du Mont-Blanc, dont nous avons tenté ensemble les arêtes périlleuses, vous désirez que je vous indique les points qui auront le plus vivement fixé mon attention dans mon excursion particulière au mont Saint-Bernard, et que je les marque dans votre itinéraire comme autant de jalons placés sur votre passage. Vous aimez mieux, et je vous en rends grâces, vous abandonner, pour ces renseignemens, aux impressions d’un ami qu’à la direction arbitraire ou systématique d’un voyageur inconnu, et vous me flattez de l’idée que le souvenir récent de ma promenade parmi les solitudes que vous allez visiter à votre tour, prêtera quelque charme de plus aux plaisirs que vous vous promettez, avec raison, dans ce trajet, si fécond en sensations extraordinaires ; il n’y a pas pour moi deux manières de répondre à votre attente et de remplir vos intentions : ce n’est pas dans la route où j’ose précéder le poète qu’il me serait permis de saisir quelques-uns des effets qui plaisent à la poésie, et je ne vous rappellerai pas la caricature juste et piquante du docteur Syntaxe, à la recherche du romantique, en entassant ici de grandes phrases pour représenter, tant bien que mal, de grandes émotions, produites par des scènes que la pensée même a peine à embrasser. Quand Poussin a voulu donner une idée de Polyphème, il l’a couché sur de hautes montagnes comme sur un lit de repos. Pour exprimer au contraire l’harmonie de ces montagnes avec le reste de la terre, il faudrait les peupler de géans, et je n’ai pas cette puissance merveilleuse, qui enrichit à son gré la création finie de créations toujours nouvelles. Errant devant l’immense toile des Alpes comme l’élève dans l’atelier de son maître, tout ce que je puis faire, c’est de broyer quelques couleurs, et de les étendre sur la palette du peintre ; quant à vous, venez, prenez ce pinceau, et montrez-nous la nature.

Nous avions à choisir, pour sortir de la vallée de Chamouny, entre le Col de Balme, que j’avais autrefois suivi, et la Tête-Noire, qui était un pays tout-à-fait nouveau pour moi. Le Col de Balme est remarquable par la beauté de ses aspects ; mais vous avez déjà observé que cette sensation, si commune en Suisse, peut y devenir fatigante. La singularité d’un site hardi et sauvage, où l’homme est toujours seul avec sa pensée, et n’atteint du regard qu’à des distances très-bornées, au-delà desquelles tout change à toutes les minutes, devient un besoin dans ces contrées au vaste horizon, d’où la vue plane et s’égare si souvent sur un monde. Vous connaissez d’ailleurs mon penchant pour ce genre de solitude, si conforme à mes goûts et à mon ambition, et qui me représente avec quelque douceur l’image de ma vie entière ; des hauteurs menaçantes qui pèsent sur moi, des précipices profonds qui s’ouvrent à mes pieds, mais un chemin étroit où je suis sûr de ne rencontrer personne, quoique la nature bienveillante l’ait embelli de quelques fleurs modestes qu’on chercherait inutilement ailleurs. Si un ruisseau, qui ne se trahit que par son murmure, le borde de temps en temps, caché d’un côté sous la voûte oblique des montagnes, voilé de l’autre par une ombre impénétrable, il n’a jamais répété sur sa glace obscure que le faible mouvement des rameaux qui le couronnent comme un dais. Jamais il n’a bercé les feux du soleil ou l’argent des étoiles ; et quand il s’abîme dans le torrent commun, après avoir paisiblement accompli sa course entre des rives inconnues, il y disparaît sans nom comme s’il n’avait pas été. C’est ainsi qu’il est doux de passer sur la terre.

Vous connaissez la composition de notre petite caravane, et il est inutile de vous dire avec quelle confiance mes intrépides voyageuses vont tenter des sentiers inconnus qui leur donnent de nouvelles difficultés à braver. Devant elles, marchent mes excellens guides, Gabriel Payot et Michel Faveret. Vous savez qu’il n’y en a point qui réunisse à un plus haut degré toutes ces qualités, si infaillibles d’ailleurs chez la plupart des guides de Chamouny, qui font de ces braves gens une des classes d’hommes les plus estimables de la société. À une politesse naturelle et sans effort, à une obligeance à toute épreuve, à un dévouement que nul péril ne peut effrayer, les guides de Chamouny joignent en général une instruction peu approfondie, mais extrêmement précieuse pour le voyageur. Presque tous associés à la propriété d’un de ces cabinets d’histoire naturelle que nous avons si curieusement explorés, ou au moins leurs tributaires par intérêt ou par goût, ils ont appris de la routine, mère désavouée, mais authentique de la méthode, une foule de noms spécifiques qu’ils appliquent d’une manière assez sûre, et qui mêlent à leurs renseignemens sur les localités quelques-unes des initiations de la science. Ils n’oublient dans leur équipage, ni la pelotte de l’amateur d’insectes, ni le marteau du minéralogiste ; et je les ai vus profiter du moment où nous nous reposions sous quelques jolis abris pour dérober aux rochers un fragment curieux, ou pour compter les étamines d’une fleur douteuse. Leur mémoire est enrichie d’ailleurs d’une immense quantité de souvenirs qu’ils aiment à prodiguer, mais sur lesquels ils n’insistent pas jusqu’à l’importunité avec un homme d’un esprit rêveur et méditatif, qui leur a fait comprendre que le silence est une des beautés du désert ; ils savent les traditions du pays, depuis l’histoire du géant qui appuyait un de ses pieds sur le Mont-Blanc, l’autre sur le Bréven, et qui se désaltérait dans l’Arve, jusqu’à cette époque de nos guerres politiques où le parti opprimé vint prendre ces montagnes pour retranchement, et déployer le drapeau vaincu dans une forteresse naturelle, inexpugnable au vainqueur. Gabriel Payot a été le guidé favori d’Ebel, et il s’honore d’avoir accompagné M. de Chateaubriand dans plusieurs de ses voyages alpins. Il raconte que M. de Chateaubriand, étant arrivé à peu de distance du sommet du Mont-Blanc, ses guides sentirent la nécessité de rétrograder, parce que le temps était devenu très-menaçant, et que le voyageur, qui n’avait pris aucune part à leur conférence, insistait pour marcher encore. Pendant que ce texte nous occupait et se développait dans notre entretien en longues paraphrases, nos guides en répétaient souvent le refrain ; ils semblaient comprendre le Justum ac tenacem… virum d’Horace, et cependant le plus habile des deux n’avait lu que Bourrit, Ebel, Pictet et Saussure ; mais le guide des Alpes peut bien ne pas concevoir une force morale, supérieure à celle de ces héros du savoir, qui exposent leur vie pour aller peser l’air à une lieue perpendiculaire au-dessus de l’océan, et je crois franchement qu’il tient moins de compte à notre illustre écrivain de son génie et de sa probité de caractère, que de l’intrépidité avec laquelle il marche sur les glaciers.

En sortant du prieuré, on remonte d’abord la rive droite de l’Arve jusqu’au pont du joli village des Prés, que dans le pays on appelle les Prats, et ensuite sa rive gauche jusqu’à la Chapelle des Tines, hameau qui ferme la vallée de Chamouny au-delà du glacier des bois. Parvenu à ce point, vous croiriez, à voir l’effrayante barrière que la montagne semble vous opposer, qu’elle ne permet plus de passage qu’à ses chamois et à ses aigles ; mais l’homme et les avalanches y ont pratiqué une montée âpre et tortueuse, où l’on assure difficilement ses pas entre des fragmens mobiles de granit roulé, et qui aboutit au Hameau des Îles, ainsi nommé sans doute parce que les débordemens de l’Arve changent souvent les routes profondes qui séparent ses habitations en autant de canaux. À peu de distance, on trouve les maisons éparses de Grassonet et de Sojalet. On est alors séparé de l’Arve par une forêt de magnifiques sapins, tapissée de la plus fraîche pelouse, et qui offrirait une promenade délicieuse, si le torrent ne l’avait semée de blocs énormes couverts de mousses et de plantes fluviatiles. Après deux heures de marche, on reprend la rive droite de l’Arve au Pont-sous-Argentière, dans un chemin égal et facile qui conduit au village d’Argentière, et qu’embellit l’aspect extraordinaire de son glacier.

Le glacier d’Argentière doit probablement son nom aux effets merveilleux du soleil levant sur ses vagues immobiles : on les croirait modelées en argent pur par un habile ciseleur. Il diffère de tous les autres par le mouvement de sa chute en longs zigzags, que les pointes de ses pyramides semblent denteler de franges brillantes, et qui se terminent à un talus plus rapide, revêtu de pierres innombrables que le glacier, dans son agitation insensible, mais éternelle, repousse incessamment sur ses moraines. Cette base a l’aspect d’une montagne de cendres, et on dirait au premier coup-d’œil que la nature s’est trompée une fois dans ses sublimes combinaisons en couronnant du dôme d’un glacier le cratère d’un volcan.

Comme le glacier des Bois, le glacier d’Argentière offre sur son premier plan une grotte naturelle d’où s’échappe la source d’un torrent qu’on a appelé l’Arveyronet, parce qu’il ressemble à l’Arveyron, sous le double rapport de son aspect pittoresque, et de la brièveté de sa course. Vous savez que la majestueuse architecture de ces portiques de glace, qui vous ont rappelé l’entrée du palais de cristal des génies et des fées, n’est pas soumise aux règles invariables sur lesquelles se fonde l’art de nos Vitruves. Chaque année les présente au voyageur surpris sous un point de vue nouveau : tantôt ils s’arrondissent en vastes ceintres, comme les élégantes arcades des Grecs ; tantôt ils s’élancent en ogives aiguës, comme le portail des cathédrales gothiques ; quelquefois, moins réguliers sans être moins solennels, ils n’affectent d’autres formes que celles sous lesquelles on se peint l’ouverture plus ou moins anfractueuse d’une caverne. Depuis quelque temps, la grotte de l’Arveyron est dépossédée d’une partie de ses merveilles. Ce n’est plus qu’une ruine ; mais, comme tant d’autres ruines, elle doit encore à la routine fidèle des rédacteurs d’itinéraires d’être l’objet d’un tribut obligé d’admiration exclusive. Cette année, la grotte de l’Arveyronet est infiniment plus belle ; et une longue scissure demi-circulaire, qui se forme avec une parfaite régularité au-dessus de sa bouche immense, indique d’avance qu’elle sera magnifique l’année prochaine ; mais les voyageurs qui vont à Chamouny par ton pénètrent rarement jusque dans la vallée d’Argentière. La grotte de l’Arveyronet n’est pas même indiquée dans le petit volume, d’ailleurs exact et curieux, de J.-P. Pictet, et on passera long-temps près d’elle sans la regarder.

La vallée s’élève ensuite peu à peu vers les tristes hameaux de Trélechan d’en bas, et de Trélechan d’en haut, le long d’un ravin effrayant, au sommet duquel on découvre les plus beaux aspects des Alpes, et le Mont-Blanc dans toute sa splendeur. Cette sombre et étroite vallée des Montées ne prête d’asile à ses habitans que pendant trois ou quatre mois de l’année ; après cela, ils s’en exilent pour aller chercher sur un plateau voisin un abri contre les avalanches. Des croix nombreuses marquent d’espace en espace la fosse d’un passant ou le tombeau commun d’une famille victime de ce phénomène désastreux. Cependant ce triste séjour les rappelle tous les ans, parce qu’il prodigue à leurs troupeaux les pâturages les plus exquis sur le revers de ces montagnes, si redoutables quand le soleil cesse de les échauffer de ses rayons, mais que le premier de ses regards émaille de fleurs et embaume de parfums. Leur pente scabreuse, presque impraticable à l’homme, n’effraie pas les animaux ; et j’ai vu la blanche génisse (formosa juvenca) presque suspendue au rocher, comme la chèvre du poète.

Bientôt, au-dessus des sommets qui surplombent à gauche la route étroite, on voit, plus élevés, plus élancés, plus brillans, poindre des sommets de forme pyramidale : ce sont les aiguilles rouges que suivent les montagnes d’Entre les Eaux, et la montagne de l’Eau. Entre celles-ci apparaît, comme le front d’un géant, le dôme blanc du Buet ; et on distingue facilement, sur le revers de la montagne, où reposent ses pieds immenses, le chemin sinueux qui y conduit jusqu’à la première station du voyageur, le chalet solitaire de la Poya[2], célèbre par sa belle cascade, seul et dernier ornement de ces sévères solitudes.

Ici commence la vallée de Vallorsine, ou, si vous l’aimez mieux, le Val des Ours, ainsi nommé par opposition à la vallée de Chamouny ou Val des Chamois. Arrêtez-vous un moment pour en saisir l’étrange point de vue : il est tel que de longs voyages dans les contrées les plus pittoresques ne m’ont point laissé d’impression analogue à celle-là ; ce sont, à la vérité, les élémens communs de tous les tableaux du même genre, mais revêtus de je ne sais quelle lumière limpide, de je ne sais quelle couleur idéale, empreints de je ne sais quel sentiment particulier impossible à définir, qui impose par sa grandeur, et qui accable par sa tristesse. Un homme qui recevrait l’existence, avec la faculté de sentir et la faculté de juger, sur le petit plateau que vous occupez maintenant avec moi ; la poupée du métaphysicien, la statue de Pygmalion, ne concevrait pas la possibilité d’un monde plus étendu, et ne le chercherait point. Dans la vallée de Vallorsine, tout est fini devant vous, derrière vous, à vos côtés : c’est une demeure fermée, comme l’Eden de la première famille ; mais c’est l’Eden malheureuse de la famille pécheresse, de la famille bannie. Dans les beaux jours, si rares, que l’été lui amène, la vallée de Vallorsine jouit à peine de l’intervalle de repos qui sépare deux accès de terreur ; car tout lui rappelle ses désastres passés, tout la menace de désastres à venir, infaillibles comme le retour périodique des saisons : le glacier avec ses embûches et ses cataractes de neige ; le pic aux arêtes crénelées, qui, au milieu des vapeurs dont il se couronne, semble encore fumer de l’incendie d’un ancien monde ; les ravins hideux, dont les avalanches ont sillonné toutes les pentes rapides, et qui se croisent, s’entrelacent, se confondent, et finissent par aboutir de toutes parts à des amas de décombres ; la physionomie des hameaux eux-mêmes, dont il a fallu isoler les modestes grangeages en les élevant sur d’énormes poteaux surmontés d’énormes pierres, pour les soustraire à l’invasion des eaux, des mulots, des reptiles, et dont les huttes basses, écrasées, construites d’un bois noir à demi-calciné par l’humidité des neiges, sont semées sur la plaine comme des blocs lancés par un volcan ; la pauvreté de ces cultures, qui ont d’abord quelque chose de riant, mais qu’on ne visite plus sans inquiétude quand on se rappelle qu’une gelée d’été détruit presque tous les ans leur frêle espérance ; l’absence enfin, l’absence presque totale de l’homme : nous n’avons rencontré personne d’Argentière au bout de la vallée de Vallorsine, où cependant nous avons dîné. Ce sont nos guides qui nous ont servis. J’ai voulu voir l’église de Vallorsine. On m’a conduit à un bâtiment plus élevé que les autres, et qui est entouré de contre-gardes, comme un château-fort du moyen âge. Cette précaution pourra vous étonner, mon ami ; mais ne vous effrayez point. Les chrétiens de Vallorsine ne sont pas encore abandonnés, comme les chrétiens d’Orient, aux fureurs des ennemis de Jésus-Christ, et je ne les crois compromis par aucun article secret dans notre pacte fédératif avec les Turcs. Ce rempart réveille des idées qui ne sont guère moins tristes : il protége la maison de Dieu contre les avalanches.

Si quelque chose peut ajouter à la grandeur de ce tableau, c’est le cadre dans lequel il est compris, et qui l’enferme, comme je vous le disais tout à l’heure, entre des limites que la pensée elle-même a peine à franchir. Pour sortir de la vallée de Vallorsine, il faut s’élever presque à pic au sommet d’une montagne que les sapins voilent entièrement d’une immense obscurité, et où l’œil ne découvre d’abord aucun sentier. Ces hauteurs aboutissent à l’aiguille des Posettes. À leur pied, on traverse un torrent qui est connu sous le nom de l’Eau noire, et dont l’eau est cependant la plus pure, la plus transparente, la plus incolore des montagnes ; mais la langue du peuple, si hardiment, si ingénieusement pittoresque, et qui est à elle seule une poésie, quand l’art, les rhéteurs et les académies ne sont pas arrivés, a eu égard, en la désignant de cette manière, aux couleurs et aux images qu’elle réfléchit. Ce réseau brillant qui court en mailles lumineuses sur les rivières ne s’y déploie jamais : il faudrait pour cela qu’elle fût aperçue du jour, et le jour ressemble à peine, sous ces ombres, à la nuit crépusculaire du pôle. Si vous êtes curieux de connaître la destinée de l’Eau noire, vous pouvez la suivre jusqu’aux hautes vallées de Trient, d’où, encore obscure comme à sa source, elle se précipite entre deux rochers qu’elle a creusés jusqu’à leur base, sur la route de Martigny à Saint-Maurice. Les naturalistes, qui se piquent rarement d’être poètes, mais qui le sont malgré eux en Suisse, disent qu’on croirait que les montagnes se sont écartées pour la laisser passer ; et je suis heureux que la géologie veuille bien se charger de cette phrase romantique : c’est un péché de moins. À l’endroit de la chute de l’Eau noire, on a élevé un village, ou plutôt une vaste usine qu’on appelle les Verrières ou la Verrerie, et qui lui doit sa prospérité. C’est près de là qu’elle finit tout-à-fait en se perdant dans le Rhône ; mais elle finit du moins avec un peu de gloire, puisqu’elle a été un moment utile ; et elle a cela de commun avec quelques autres puissances méconnues, qu’on n’a su ce qu’elle valait que quand elle a été tombée.

À mesure que vous gravissez du fond de la vallée, cherchant de toutes parts un horizon qui vous rende l’air et la lumière, vous me sauriez mauvais gré de ne pas vous indiquer les montagnes qui se succèdent à votre gauche. Celle-ci s’appelle le Grand-Perron ; elle est suivie du Bec-d’Oiseau et de la chaîne du Hameçon. Plus loin, vous remarquez un plateau qui se termine en pente très-unie, mais très-inclinée au-dessus du précipice, et sur lequel se dessinent, comme les compartimens d’un échiquier aux couleurs variées, les jolies petites maisons de Finio, village dont le nom à l’italienne n’est pas sans harmonie avec le genre et l’aspect de ses constructions. Elles sont si frêles, si légères, placées sur un plan si glissant, qu’on éprouve en les voyant le sentiment inquiet que fait naître l’architecture de ces palais mobiles que les enfans bâtissent sans trop d’égards pour les lois de l’équilibre. Seulement, c’est ici un jeu de géant, et quelque chose dit à la pensée que si la main du colosse qui soutient cet échafaudage faisait le plus petit mouvement, tout descendrait dans l’abîme.

Le pont de Lila est la limite des terres de Savoie. Une ruine très-délabrée, celle du fort de Chatelard, prouve que les prétentions impérieuses du pouvoir n’abandonnent pas l’homme dans ces lieux redoutables, où tout s’accorde à lui révéler qu’il n’est rien. Le Valais commence là, sans que rien indique ce qui a pu déterminer cette délimitation arbitraire entre deux solitudes ; et l’art de l’ingénieur est venu élever sous les forteresses naturelles des Alpes, une forteresse dérisoire, à laquelle les oiseaux de proie dédaignent de confier leur nid. Par le pont du Chatelard, on repasse à la droite de l’Eau noire, et de là, on s’élève au sommet d’une nouvelle montagne, qui est proprement ce que l’on appelle la Tête-Noire. La couleur profondément triste de la sombre végétation qui ombrage son front menaçant, lui a probablement fait donner ce nom. Le sentier hardi, ou plutôt l’escalier très-ascendant qui la parcourt, car ce chemin est formé presque partout de larges pierres superposées, est tracé sur un revers si rapide, que des mules, qui venaient de Martigny à notre rencontre, paraissaient comme suspendues au-dessus de nous. Aussi est-il presque indispensable de reprendre haleine à quelque hauteur, sous une espèce de grotte qu’on appelle la Barme, ou plutôt la Balme rousse, et qui présente une retraite assez commode contre les tourmentes si communes dans ces contrées orageuses. Une inscription bien extraordinaire y apprend aux rares voyageurs de la Tête-Noire que cette caverne a été achetée du gouvernement du Valais par une comtesse et un lord, en reconnaissance de l’abri imposant et paisible qu’elle a prêté à leurs seigneuries. Étrange vanité du rang et de la fortune, qui croient attacher une recommandation de plus aux beautés majestueuses de la nature, en les scellant de leurs chiffres et de leurs écussons[3] !

Je me hâtai de quitter ce rocher alpin qu’une république, d’ailleurs honorable par sa sagesse et sa simplicité, a vendu à deux Anglais, et je cherchai avec impatience quelque lieu sauvage et périlleux, où l’homme, pressé de s’affranchir des terreurs de son passage, n’eût pas le temps d’attacher un monument de son orgueil. Il faut arriver pour cela au Mâpas, ou Mauvais pas de la Tête-Noire, faîte mouvant d’une muraille perpendiculaire de rochers, qui domine le précipice de quelques centaines de toises, sans qu’aucun objet intermédiaire soutienne l’œil ou repose la pensée au-dessus de ces immenses profondeurs. C’est là que le poète aurait pu placer le vertige, cet Adamastor des montagnes, dont le bouclier tournoyant fait passer avec une incroyable rapidité tous les aspects du ciel et de la terre sur ses facettes innombrables. Au moment où nous arrivions, on venait de donner à ce passage beaucoup plus de sécurité. Il est maintenant sans danger ; et de là jusqu’à Trient, la route se prolonge dans des bois délicieux.

Vous avez souvent éprouvé comme moi l’inévitable ennui de ces rencontres inopinées qui désenchantent aujourd’hui l’imagination dans toute la solitude, et qui viennent rappeler les salons de Londres et de Paris, au milieu des scènes les plus solennelles de la nature. Rousseau exprime quelque part avec son éloquence ordinaire l’indignation que lui inspira le bruit d’un métier à bas dans une de ces forêts vierges où il semblerait que l’homme ne fût jamais parvenu. Qu’aurait-il dit si on y avait été poursuivi de son temps par la cohue insipide des élégans et des dandys qui viennent se faire voir aux Alpes, et s’il eût été condamné à subir au bord des abîmes, une conversation composée de tout ce qu’il y a de plus substantiel dans la politique des petits journaux, et de plus solidement littéraire dans les débats des coulisses ? J’avoue que je ne craignais pas à la Tête-Noire l’inconvénient dont M. de Forbin se plaint avec une colère de si bon goût dans son Voyage en Égypte, et que je vis avec regret flotter au-devant d’une des masures du Trient le voile vert de deux ou trois Anglaises qui se trouvèrent heureusement fort jolies. Cependant leur rencontre ne retarda pas ma marche. La journée, peu favorable à mes recherches botaniques, ne m’avait offert de remarquable que les magnifiques groseilliers à fruit acide de la vallée de Vallorsin, et les fraises délicates et parfumées de la Balme Rousse. J’étais impatient de fouler ces beaux tapis de caucalier alpin, de gentiane jaune, d’astrantie majeure, qui bordent les hauts revers de la Forclaz. Nous gravîmes, avec un courage que les fatigues de la journée n’avaient pas abattu, cette montagne élevée de sept cent soixante-dix-huit toises au-dessus de la mer, c’est-à-dire de plus d’un quart de lieue à pic au-dessus des charmans vallons de Maglan. La descente vers Martigny nous parut plus pénible. Cette pente sans repos, qui se précipite sur des gazons glissans pendant près de deux heures, ne soutient plus l’énergie du voyageur par l’attrait séduisant d’une conquête. Il semble perdre au contraire de son invasion dans un monde sauvage, tout ce que la culture lui rend à chaque pas. Il quitte à peine les sapins, que les hêtres aux longues colonnes se couronnent pour lui de feuillages magnifiques ; plus loin, des poiriers chargés de fruits bordent son chemin ; et enfin, des châtaigniers aux dômes vastes et frais, des vignes riches et robustes l’accompagnent jusqu’à la vallée.

Cette vallée, dont l’admirable aspect n’a presque point d’objet de comparaison sur la terre, s’aperçoit d’une hauteur prodigieuse : c’est le Valais tout entier, au milieu de toutes ses montagnes, avec le Rhône qui l’arrose dans toute sa longueur ; avec ses villes, ses villages, ses cultures ; et plus près de vous, Martigny dont la rue sinueuse, les quartiers épars, les larges enclos annoncent presque une ville considérable, mais dans lequel, en suivant les traces épouvantables du dernier désastre de la Drance, on craint un peu plus tard de trouver à peine une ruine. Quelque immense que soit l’ensemble de ce tableau, je n’ai pas besoin de vous engager à fixer un regard à votre gauche, sur cette tour antique et gigantesque qui s’élève au-dessus des rochers, comme une autre Babel, érigée en mémoire de ces déluges qui menacent incessamment la vallée. Le torrent, plus rapide, plus sombre, plus effrayant, vient encore battre sa base avant de se perdre dans le Rhône. Il semble que la puissance de Dieu, qui a permis ses ravages, augmente sa fureur en la réprimant, et qu’il y obéisse avec des rugissemens et des menaces, comme un démon exorcisé. Cette tour faisait, dit-on, partie d’un château que les historiens et les voyageurs s’accordent à nommer la Bathia, et où résidaient anciennement les évêques du Valais. Je crois qu’en lisant tout simplement l’Abbatia, vous rectifierez une faute d’ortographe consacrée par le temps, et dont les analogues sont extrêmement communs dans les langues où l’on emploie l’article.

Cette dernière phrase vous prouvera, mon ami, que je n’écris plus en présence des tableaux qui enchantaient tout à l’heure encore mon imagination un moment ranimée. Je suis rentré, par une étymologie, dans la triste région du positif, où tout n’est cependant pas également à dédaigner. Ainsi, vous ne serez pas fâché que je vous recommande à Martigny l’excellente auberge du Cygne, un vin blanc renommé qui ressemble à celui d’Arbois, et un miel délicieux qui ne le cède en rien à celui d’Hymète ni à celui d’Hybla, mais qui est peut-être inférieur à celui de Chamouny, et surtout à celui d’Argentière. C’est à la fin d’un doux repas dont ce nectar et cette ambroisie ont égayé le dessert, que le plaisir de causer avec vous m’a fait oublier bien long-temps que l’aurore ne doit pas me trouver en ces lieux, comme disent les classiques avec une magnificence d’expression qui devient nécessairement de plus en plus imposante, si les préceptes se confirment par les exemples. En effet, nos coursiers doivent arriver ponctuellement devant l’auberge, quand ceux du soleil paraîtront à l’horizon. Notre Phaéton s’appelle le petit Lugon, et je le connais pour un guide sûr. En tout cas, s’il précipite notre char dans quelque fleuve, ce ne sera pas dans le Pô ; car je suis trop pressé de vous embrasser à Lausanne, pour me décider à descendre les Alpes du côté de l’Italie.

Je vous aime.


Ch. Nodier


  1. J’ai lu sur l’Album de Chamouny deux vers qui m’ont laissé une profonde impression :

    Napoléon, Talma,
    Chateaubriand, Balma.

    Je ne sais si je me trompe, mais il me semble voir dans cette expression naïve toutes les grandeurs de la pensée humaine : la gloire, le talent, le génie, la nature.

  2. Ce nom, dont l’étymologie se refuse maintenant à mon esprit, désigne souvent dans nos montagnes alpines et subalpines de l’est, des routes droites, roides et difficiles. On arrive, à Saint-Claude, dans le Jura, du côté de France, par une rue nommée la Poya, dont l’ascension a quelque chose d’effrayant en voiture, et qui m’a rappelé la grande rue de Newcastle, en venant de Durham.
  3. La France n’a peut-être plus le droit de sourire de cette facétie britannique, depuis qu’un journal parisien, éminemment religieux, comme on dit, lui a raconté, dans le procès-verbal officiel du saint sacrifice de Jésus-Christ sur l’autel, que je ne sais quel grand seigneur avait daigné l’honorer de sa présence.