Voyage à mon bureau, aller et retour/Chapitre XXXIV

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LE TIGRE

Puisque nous sommes dans notre jour de visites officielles, nous irons présenter nos devoirs au chef de bureau, en descendant du cabinet de l'administrateur.

- Rendre une visite au chef ? Me dira-t-on ; à celui que les employés nomment le tigre ? - Oui ! Mais rassurez-vous, l'antre de ce tigre n'est pas redoutable, et lui-même n'est pas cruel. - Nous voilà en sa présence... Il nous parle, non comme un chef, mais comme un père de famille. Il entre dans des détails que l'administrateur n'aurait pas eu le temps d'aborder, et si les vœux qu'il forme pour notre bonheur sont suivis d'un regret, c'est celui de ne pas pouvoir contribuer entièrement à ce bonheur auquel il aime à travailler à notre insu.

Mais, on l'a dit, c'est un tigre... Il a le cœur dur, froid, égoïste. - Il ressemble au chef qu'il a remplacé, et son successeur lui ressemblera après lui. - Hélas ! Que les hommes sont méchants !
Je puis citer pour preuve qu'un employé non dépourvu de mérite et de capacité, mais qui avait eu l'intention bien arrêtée de manquer à ses devoirs, se compromit à l'égard du chef qu'il insulta gravement, en présence de camarades joyeux d'entendre ses paroles offensantes.

Le chef outragé et fortement irrité se mordit les lèvres en disant quelques mots sanglants à l'employé, puis, rentré dans son cabinet, il fit un rapport fulminant qu'il copia lui-même.

Il aurait pu le porter immédiatement à l'administrateur ; mais son agitation au bout d'une heure s'étant calmée, il se contenta d'examiner le rapport.

Il le lisait, lorsque, conduit pour une affaire de service dans le cabinet de ce chef, je vis le rapport entre ses mains.

« Fallait-il, sur la fin de ma carrière administrative, me dit-il, se laisser aller à l'emportement, à la colère, à la vengeance ! Sévir contre l'agent dont l'avenir m'était confié ! Faire un rapport contre lui, et me rendre la cause volontaire de sa perte ! Car si je donne cours à mon rapport, l'employé peut être révoqué. Depuis trente-cinq ans que je remplis les fonctions de chef de bureau, je n'ai sévi contre personne, et mes menaces n'ont jamais été que celles du tonnerre grondant au lointain. Je n'ai jusqu'à présent frappé qui que ce soit. S'il fallait que mon rapport eût son effet retentissant, j'en pleurerais de regret, et je me reprocherais sur mes vieux jours la perte d'un employé laborieux. »

En achevant ces mots, le tigre baissa la tête pour mieux cacher son trouble, et une larme brûlante, tombant sur le rapport qu'il tenait, effaça le nom de l'employé compromis.


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