Voyage au Kharezm/02

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Voyage au Kharezm
Revue des Deux Mondes3e période, tome 113 (p. 105-132).
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VOYAGE AU KHAREZM

II.[1]
TCHIMBAI, KOUNGRAD, RETOUR A KHIVA.


VI. — DE KIPTCHAK A TCHIMBAI.

Kiptchak est une petite bourgade qui n’a d’autre particularité que d’être assise sur le bord même de l’Amou. C’est la seule ville qui se trouve sur le lit même du fleuve. Elle s’étend, toute petite, sur une minuscule presqu’île, s’avançant dans le courant en face de ce lac dont on a côtoyé hier la rive septentrionale. On y compte au plus cent cinquante demeures. Il y a une médressé, quelques métiers à tisser la soie. Elle est surtout importante en ce que tous les bateaux, descendant ou remontant, s’y arrêtent.

C’est sur une barque que s’effectua la descente sur Tchimbaï. Le mot Amou[2] vient sans doute du terme indigène qui veut dire ignorant. Si l’on peut admettre cette explication, il faut avouer que le terme est bien choisi ; car, s’il fût jamais un fleuve ignorant de son chemin, c’est bien celui qui nous occupe actuellement. Tant que, maintenu entre les collines, il a eu une étroite vallée, un lit encaissé, il a coulé comme tout autre cours d’eau. Mais à partir de Pitniak[3], il mérite bien un peu ce nom de fleuve ignorant. Sur la droite, sont les ruines de grandes villes qu’il arrosait jadis. Sur la gauche, on trouve les traces de trois anciens lits, dont le plus important, nommé encore par les indigènes Kounia-Daria, c’est-à-dire vieux fleuve, est visible sur une longueur de 373 verstes, jusqu’au lac Sari-Kamish. Aussi pense-t-on justement que l’on pourrait rejeter le fleuve dans cet ancien lit, et utiliser, par des irrigations, l’eau qui va inutilement se perdre dans la mer d’Aral.

Une longue bande de terre humide garnie de tamaris et d’arbrisseaux, suivant les traces de l’ancien lit, semble indiquer qu’une sorte de courant d’eau souterrain existe en cet endroit. L’eau du Sari-Kamish est salée, amère. Les rives sont d’argile sablonneuse.

Le Sari-Kamish se compose de deux lacs.

Une tentative pour faire reprendre au Daria son ancien lit fut faite en 1890. Elle demeura inachevée. Espérons que les sommes enfouies dans ce premier travail ne seront point perdues, et qu’un effort plus persévérant suffira pour mener à bien cette entreprise.

C’est une grosse question pour le Kharezm, car l’eau permettra d’irriguer toute une partie de la steppe, de créer une nouvelle contrée. Quant à la mer d’Aral, si le dessèchement s’en fait peu à peu[4], il n’y aura là rien de bien regrettable. C’est une mer inutile pour le commerce. Quelques barques de pêcheurs la sillonnent seulement. La flottille militaire russe a été supprimée depuis quelques années.

L’époque des hautes eaux du fleuve a lieu au temps des grosses chaleurs qui produisent la fonte des neiges sur le haut fleuve, pendant juin, juillet et août. Les pluies d’automne et de printemps se font sentir dans le régime des eaux, mais trop faiblement, sur- tout au printemps, car souvent l’agriculteur ne peut cultiver son champ en avril faute d’eau. Pour avoir des eaux d’irrigation au printemps, on reporte vers l’amont la tête des hariks en créant de nouvelles embouchures, comme on l’a vu faire à Choura-Khan.

C’est en septembre que les rives éprouvent les plus grands changemens. Par suite de la diminution du volume d’eau dans le fleuve, ces rives argileuses détrempées s’affaissent, et des masses de plusieurs mètres cubes s’effondrent subitement, modifiant le chenal du fleuve, le rejetant d’un autre côté du lit. À partir de Pitniak, les rives sont si basses qu’elles sont bordées de digues pour empêcher l’inondation, et que les indigènes vivent dans une perpétuelle terreur de la rupture des digues qui amènerait la submersion de leurs champs.

— Quoi, dis-je au batelier, nous nous arrêtons encore ?

— Nous sommes arrivés au delta, me répondit-il.

Le fleuve fait un coude vers l’ouest, et au sommet de ce coude partent, à peu de distance l’un de l’autre, deux larges voies d’eau. C’est le Kouvan-Djerma, dont les deux bouches ne vont pas tarder à se réunir en un seul lit. On n’a point l’impression de scission, d’embranchement, de commencement de delta. La masse des eaux du fleuve se porte vers l’ouest, et l’on prendrait le Kouvan-Djerma pour un harik si l’on n’en était point prévenu. Peu après, on s’engage dans le bras du fleuve[5], l’aspect change soudain. Les rives sont couvertes d’une végétation arbustive, on se croirait sur une rivière au courant rapide.

Le grand paysage du fleuve a disparu.

— Tu arrêteras à Nokouze, batelier.

Et voilà que, peu après, il arrête devant une plage basse, verte, garnie de flaques d’eau où une piste passait, se perdant au milieu d’un fouillis d’arbustes de toutes sortes.

— Nous sommes arrivés, dit-il.

On patauge dans l’eau avant d’arriver à la digue qui protège le pays. C’est un gentil coin de verdure que ce Nokouze, dont l’administrateur m’offre l’hospitalité pendant mon séjour de quelques heures. Sur cette terre humide du delta et sous ce chaud soleil, la végétation s’en est donné à cœur joie. Les chemins deviennent des sentiers et les jardins un fouillis inextricable.

Tout pousse en ce pays comme par enchantement, tamaris au long panache rose, saulins aux tiges flexibles, arbustes branchus, tous étirant des rameaux, comme fatigués par une croissance hâtive. Quelques habitations russes, quelques cahutes indigènes enfouies dans la verdure, voilà Nokouze. Mais on a l’impression, en entrant dans ce delta, de pénétrer dans un pays différent. Plus de sable, plus de terre sèche dès qu’elle ne reçoit pas un fossé d’irrigation. C’est un sol humide, presque boueux. En Asie centrale, la chose est assez rare pour étonner. D’ailleurs il ne faudrait point croire que le delta présente uniformément ce caractère.

Terrain humide, marécages, lacs, pauvres tentes dressées auprès de quelques rares champs de culture, c’est l’aspect du sud du Delta. Grandes plaines où perce encore l’aridité du sable avec çà et là quelques monticules, tel est l’aspect de la partie septentrionale.

Mais reprenons la barque et flottons vers Tchimbaï.

Toujours ces digues qui bordent les rives, si bien qu’il faut se mettre debout dans la barque pour voir le paysage, paysage d’ailleurs peu intéressant. Quelques champs cultivés au milieu de landes en friche, bouquets de bois indiquant des jardins, tentes de nomades défilent devant nous. C’est une nature sauvage et inculte ; parfois d’épais rideaux de broussailles couvrent les bords du lit et on descend au milieu de rives vertes. Nous sommes chez les Karakalpaks, et la nuit on s’arrête auprès d’un groupe de leurs tentes.

Au matin on repart. Mais à peine deux heures de marche, et on s’arrête de nouveau.

— Quoi encore ?

— Nous allons entrer dans l’harik allant à Tchimbaï, le Kéguéili, me dit le guide.

L’entrée est assez difficile, à cause de la vitesse avec laquelle l’eau s’y précipite, car il y a une assez grande différence de niveau, le Kouvan-Djerma étant au-dessus du sol et le Kéguéili à ce niveau.

Les indigènes travaillent à l’embouchure de cet harik.

— Il y a trop d’eau dans l’harik, me dit le chef indigène, dirigeant les travailleurs.

Aussi ils mettent des fascines, diminuant l’ouverture de l’harik. Les gens dirigent l’eau, modifient le courant avec une facilité qui étonne, mais comme une chose qui leur semble toute naturelle.

Le Kéguéili, qui naît à 22 verstes au-dessous de la tête du Kouvan-Djerma, est le canal le plus important de ce bras du fleuve. Ses eaux employées pour les irrigations ne vont point à la mer et arrosent le district de Tchimbaï, qui est le plus riche du delta ; 350 hariks secondaires en sortent.

Laissons donc le Kouvan-Djerma rouler à la mer ses eaux au milieu de forêts et de marais garnis de roseaux, et suivons le nouvel harik.

Les digues enserrent son cours sinueux, qui se rétrécit de plus en plus par suite des nombreuses prises d’eau qu’il alimente. Singulier pays que ce delta ! On ne saurait le comparer aux autres parties du centre de l’Asie, car l’eau y abonde, et la race demi-nomade qui y vit s’occupe peu de cultiver le sol. Tandis que la terre irriguée manque dans les autres parties d’Asie, elle est ici en abondance. Elle n’a point de valeur. La prend qui veut.

La culture du sol la plantation d’arbres vaut titre de propriété. Les champs cultivés s’étalent en longues bandes autour des hariks secondaires et des fossés distribuant l’eau dans les champs. Au-delà, c’est un terrain vague que les broussailles envahissent, que paissent les troupeaux, terrain irrigable qu’un peu de travail permettrait de mettre en valeur. Les champs ne sont pas entourés de murs, parfois des haies vives les limitent, et cette particularité contribue à donner au pays un aspect spécial.

— Les sauterelles ! me dit l’interprète.

Il m’indiqua un gros nuage noircissant l’horizon. On eût dit une nuée de sansonnets, l’hiver, dans les plaines de France.

— Il y en a beaucoup, me dit-il, et cette année elles ont fait de grands ravages.

Elles approchent, on dirait une neige grisâtre restant en suspension dans l’air et tamisant les rayons solaires. Elles passent si près de nous que les hommes en prennent quelques-unes avec les mains.

C’est un peu avant Tchimbaï que le hasard de la route me fit visiter sur les bords de l’harik des constructeurs de barques. Ils avaient établi un hangar pour s’abriter du soleil. Nus jusqu’à la ceinture, ils s’escrimaient avec de lourdes haches sur des morceaux de bois. Ces barques, dites kaïouk, ont une longueur de 10 à 15 mètres ; leur tirant d’eau, quand elles sont chargées, est de 0m,70 à 1 mètre. Ce sont des bateaux plats. Le devant et l’arrière sont semblables. Les morceaux de bois formant le bateau sont courts et épais, réunis entre eux par un morceau de bois en double queue d’aronde, ou par une lamelle de bois s’enclenchant au cœur des pièces à ioindre, et le tout fixé par des chevilles.

Il n’y a jamais de côté ou tirant en bois. La pression de l’eau se balance par deux ou trois tiges transversales. Les bords sont garnis d’un faisceau ou long fagot de branchages attaché par des ficelles ou tiges flexibles au bord, de la barque, pour la garantir des frottemens qui pourraient détériorer le bois. Une rame à l’arrière sert de gouvernail ; il faut de cinq à huit rameurs par kaïouk.


VII. — TCHIMBAÏ.

Assise sur les deux rives de l’harik, la ville de Tchimbaï s’élève dans une grande plaine, dans une steppe irriguée, et les ados entre lesquels coule le Kéguéili dominent seuls l’immense pays plat ; car le niveau d’eau, dans l’harik, se trouve au-dessus du sol, et les habitans vivent dans la crainte constante de la rupture des digues, qui inonderait les champs. Quelques bouquets d’arbres, dans les jardins, et, dans les endroits les plus bas, de grandes mares d’eau, tel est l’aspect des environs de Tchimbaï. On y compte cinq cents demeures ou tentes, car beaucoup d’habitans n’ont point abandonné leurs tentes pour les demeures en pisé, et souvent, au milieu d’une cour aux murs de terre, s’élève la tente où vit la famille. Pendant la belle saison, on quitte la ville et on va dans les environs faire paître le troupeau, transportant la tente à dos de cheval ou de chameau. Aussi la population de Tchimbaï est-elle plus nombreuse l’hiver que l’été.

Tchimbaï aurait été fondé, il y a deux cents ans environ, par deux frères, Ahmed et Djamad, de race uzbeg, qui auraient creusé le Kéguéili. Ils étaient les souverains de la steppe et des tentes y résidant. À leur mort, un de leurs enfans, Kouraz-Beg, leur succéda. Mais le khan de Khiva conquit le pays, et Kouraz-Beg s’enfuit en Perse. Depuis lors, Tchimbaï suivit les destinées du khanat.

On compte, à Tchimbaï, 2,500 habitans, huit mosquées, deux médressés, trois mekteb hanè (écoles primaires), quatre cents boutiques. On y trouve tout ce qui se vend dans les grandes villes des oasis khiviennes, et elle entretient avec ces villes un commerce actif. De nombreuses barques, chargées de sorgho, de poterie, descendent chaque année jusqu’à Tchimbaï. Cette ville est le centre du commerce de bois du delta, car les forêts sont abondantes dans les environs. La population de Tchimbaï se compose de Karakal- paks, d’Uzbegs et de quelques Kirghizes. Il y a deux jours de marché par semaine.

Outre Tchimbaï, il y a encore des bazars dans quelques bourgades des environs : Dao-Kara, Nokouze, Ak-Kala (près de la mer d’Aral, à l’embouchure du bras du fleuve de Kouk), Kara-Taï.

À 7 verstes au-dessous de Tchimbaï[6], le Kéguéili donne naissance à un harik, le Nao-Pire, qui reçoit la plus grande partie de ses eaux.

Les principales cultures du rayon de Tchimbaï sont le blé, le seigle, le sorgho, melons et tabac, chanvre, sésame et quelques plantes oléagineuses. Enfin on trouve aussi un peu de coton et quelques mûriers. Le fin n’est utilisé que pour la graine, l’indigène ne sachant pas préparer la fibre. L’industrie de la soie est entre les mains des Uzbegs. Elle est aujourd’hui en pleine décadence, par suite des maladies du ver, et beaucoup de mûriers ont été détruits.

Le coton est peu cultivé. Ce pays pourrait avoir un grand développement économique si on y introduisait une population plus active et plus travailleuse que celle des Karakalpaks[7].


VIII. — DE TCHIMBAI A KOUNGRAD.

De Tchimbaï à Koungrad, on compte deux jours de cheval. La route est longue, mais on parcourt une contrée ayant un caractère tout particulier. En quittant Tchimbaï, on traverse un pays peu cultivé, avec d’immenses champs en friches, de grands étangs ou plutôt de grands bas-fonds pleins d’eau où canards et oiseaux aquatiques sont en abondance. Des troupeaux paissent en liberté, et quelques tentes de nomades sont dispersées dans la campagne. Tantôt la route contourne les surfaces garnies d’eau et tantôt les coupe dans les parties les plus étroites. On se dirige sur des monts qui se dessinent à l’horizon. Ce sont les monts de Kouch-Kanata. Le sol s’élève lentement vers ces hauteurs, et, sur ce sol plus sec et légèrement incliné, les nomades dont nous venons de rencontrer les troupeaux ont établi des cultures de céréales.

Les Karakalpaks (mot à mot bonnet noir) ont le visage large et plein, les yeux grands, le nez court et épais, le menton large, la barbe peu abondante. Ils se divisent en un grand nombre de races et de sous-races.

Les Karakalpaks nomades du delta de l’Amou-Daria ne parcourent point, dans leurs déplacemens annuels, de grands espaces ; ils ne sortent guère du delta pour parcourir la steppe. Beaucoup installent leurs campemens d’hiver dans les environs de Tchimbaï, dans les terres sèches, et ils ne lèvent leurs tentes qu’au commencement de l’été, lorsque leurs cultures sont terminées. Ils vont alors dans le delta, à 15 ou 30 verstes de leur lieu d’hivernage, où ils ne reviennent qu’au temps de la récolte et à l’automne pour y résider.

L’emplacement des campemens d’hiver se remarque, l’été, par les restes de haies de roseaux secs qui servaient à retenir les animaux. Les tentes s’installent autour de ces sortes de parcs. La vie de ces nomades est, l’hiver, aussi précaire que celle des Kirghizes de la steppe, car ils ont de grands troupeaux, leur seule fortune, et ne préparent l’été aucune réserve de fourrage pour nourrir les animaux pendant la mauvaise saison. L’usage de la faux leur est inconnue. La faucille leur sert pour couper les céréales ; et, comme ils usent du dépiquage pour séparer le grain de la paille, les débris de paille qu’ils récoltent sont peu utilisables. Tant que la neige ne couvre pas le sol, le troupeau trouve encore sa nourriture, soit dans la plaine, tant que le sol n’est pas trop humide, soit alors dans les hauteurs de Kouch-Kanata. Mais, quand la neige cache herbes et arbrisseaux, la situation de ces animaux, habitués à trouver eux-mêmes leur nourriture, devient critique. Chèvres et moutons maigrissent à vue d’œil, ils grattent de leurs pieds la neige pour mettre à nu quelques tiges ou herbes gelées, et beaucoup meurent d’inanition.

La situation du maître du troupeau n’est guère moins lamentable. II tâche, par tous les moyens possibles, d’empêcher les animaux de mourir de faim. Il balaie la neige sur un espace auprès de la tente et y porte les bêtes agonisantes pour qu’elles y trouvent quelques herbes. Lui-même n’a souvent plus rien pour se nourrir, habitué qu’il est de vivre de laitage, de faire tisser ses vêtemens par les femmes avec la laine des brebis, de vivre au jour le jour sur son troupeau. Enfin le printemps arrive, l’herbe pousse, le troupeau engraisse, et notre nomade insouciant mène une vie facile et large jusqu’à l’automne. Il passe son temps à cheval, à se promener de tentes en tentes, à s’enivrer de fait de jument fermenté (koumiss) ou de liqueur de mil (bouza).

C’est l’époque où l’on célèbre de préférence les mariages, occasions de festins et de réjouissances. Les coutumes karakalpakes sont les mêmes que celles des Kirghizes de la steppe ; mais les fêtes que l’on a l’habitude de célébrer en l’honneur des funérailles sont moins fastueuses. Le repas des funérailles a lieu quarante jours après l’enterrement, et d’autres suivent à des époques plus éloignées.

Les Karakalpaks formaient jadis des communautés divisées en kala. Chaque kala avait une petite forteresse et une mosquée. La forteresse servait de refuge en cas d’attaque de maraudeurs. Ces forteresses, inutiles désormais, tombent aujourd’hui en ruines. Maintenant les Karakalpaks, de même que les nomades des autres contrées d’Asie, sont divisés en aouls. On nomme vulgairement aoul une réunion de tentes (huit à quinze) hivernant en un même endroit. La communauté des biens est peu développée.

Les riches Karakalpaks passent l’hiver à Tchimbaï ; peu vont à Koungrad. Ils n’abandonnent pas en général, pendant l’hivernage, l’usage de la tente. Les femmes karakalpakes ne portent point ordinairement le voile. Elles ne le mettent que lorsqu’elles vont dans les villages des sédentaires.

Nous n’avons parlé ici que des Karakalpaks nomades. Il en est d’autres menant une vie analogue à celle des sédentaires.

Ils ont gardé, de même que les nomades, l’usage de la kibitka. L’élevage du bétail n’est plus pour eux la principale industrie. Ce sont des agriculteurs, et la pêche dans les bras et canaux du fleuve est aussi une de leurs principales ressources. Les sédentaires sont plus nombreux que les nomades, et c’est surtout sur les ramifications du Kéguéili que ces sédentaires sont installés. Le district de Tchimbaï n’est occupé que par les Karakalpaks. Ce n’est que dans les environs de Dao-Kara que l’on rencontre quelques aouls kirghizes.

Ces Karakalpaks sédentaires forment des aouls de 4 à 8 kibitkas, entourées d’une haie de tamaris, d’épines ou de roseaux, selon ce qui se trouve dans les environs. Dans cette haie, on construit des abris pour les animaux. Parfois on rencontre des huttes de roseaux servant de demeure.

Ces habitations karakalpakes se font remarquer par leur malpropreté. Des débris de poissons, des tas de fumier entourent la demeure. Ils luttent continuellement contrôles empiétemens du fleuve, réparant les digues pour ne pas être inondés. Une crue arrive-t-elle couvrant d’eau le pays, le Karakalpak construit une butte de terre ou un radeau en roseaux pour y établir sa tente, et, chassant les animaux dans quelque endroit découvert, il attend tranquillement la baisse des eaux.

Quant aux kibitkas des Karakalpaks nomades ou sédentaires, elles ne diffèrent en rien de celles des autres nomades d’Asie. Elles sont plus ou moins richement ornées selon l’opulence du maître. Parfois, on n’y trouve qu’une litière de roseaux, et parfois le sol est couvert de riches tapis.

Les cultures de cette région sont les mêmes que celles de Pétro-Alexandrof. Mais les mûriers sont rares. Les principales essences de bois sont : le karatal (saule), le djida (eleagnus hortensis) l’akchrek (populus olla), pommiers, poiriers, pêchers, abricotiers, etc. On trouve souvent dans les cours des demeures le kara-agatch (ulmus campestris).

Les Karakalpaks sont venus dans le delta au commencement de ce siècle. Ils occupaient précédemment une partie du bassin inférieur du Sir-Daria. Ils forment deux grandes races : les One-Yourt et les Koungrads, se subdivisant en nombreuses familles[8].

Les Karakalpaks occupent les meilleures terres. Il y a aussi des Kirghizes et des Uzbegs. On évalue la population totale du delta à 104,000 âmes.

Les monts de Kouch-Kanata, que la route coupe maintenant, limitent, au point de vue orographique, la contrée de Tchimbaï. Ce sont des monts dénudés, argileux, parcourus au printemps par les bestiaux et ayant sur le versant occidental quelques dunes de sable. Ils s’étendent du nord au nord-est sur une longueur de 20 verstes avec une distance transversale atteignant 12 verstes dans la partie occidentale. Les indigènes traversent ces collines par deux routes. Les points les plus élevés sont dans la partie occidentale, où ils atteignent 50 mètres au-dessus du niveau du lac le Sari-Sou. Ces monts dominent l’immense plaine du delta, qui porte le nom de plaine de Kouch-Kanata, et où nous pénétrons maintenant.

C’est un grand pays tantôt couvert d’eaux stagnantes, tantôt présentant de grandes surfaces sèches ; il y manque une pente favorable pour l’irrigation. Aussi ce pays est-il peu cultivé ; il n’y a que des nomades.

C’est une grande steppe garnie de roseaux, s’étendant devant nous infinie jusqu’à l’horizon. Point de brume, on chercherait vainement ici un paysage de contrée humide. Pas un arbre ne se dessine sur l’horizon. À peine çà et là quelques traces de culture.

Mais tout à coup le djiguite s’arrête, c’est un large harik qui nous barre le chemin.

Faut-il risquer le passage ? Dans le doute, on suit la rive, tâchant de sonder des yeux la profondeur de l’eau, la solidité du plafond du fossé.

Voici de nombreuses traces de bêtes coupant l’eau. On traverse en cet endroit et on reprend la marche dans la direction primitive, à travers les roseaux clairsemés. La nuit tombe et nous marchons toujours. Le bruit de notre marche interrompt seul le calme du soir.

Enfin, voici des tentes, on s’y arrête pour passer la nuit. Ce sont de braves gens qui nous apportent du fait, des poulets. La nuit est belle. Les moustiques gênent bien un peu[9]. Mais quand on a fait une longue course à cheval, on n’y regarde pas de si près pour dormir. Au matin, on continue la route.

Deux heures de trot à travers la steppe, et voici Kouk.

Kouk est un petit village situé sur la rive gauche du principal courant d’eau portant à la mer d’Aral les eaux de l’Amou-Daria. C’est par ce chemin que le navire russe, stationnaire du fleuve, parvint, en 1890, à gagner la mer d’Aral et atteignit Kazalinsk. Kouk est aujourd’hui, avec Ak-Kala (autre hameau, situé près de la mer d’Aral et sur le même bras du fleuve), le centre des pêcheries d’esturgeons pour la préparation du caviar.

Cette industrie commença vers 1880. Quelques familles de Cosaques furent exilées dans le Delta du fleuve à Nokouze et se livrèrent à la pêche comme ils la pratiquaient sur le Volga.

On pêche de juin à septembre. Les pêcheurs tendent dans la rivière de grands trémails[10] analogues à ceux dont on se sert en France. On laisse le filet, attaché solidement à un pieu par une extrémité, flotter dans le courant pendant une douzaine d’heures. Le levage se fait en recueillant le filet dans une barque. Les poissons sont mis dans un réservoir d’eau formé d’un flexible treillis de branches fiché dans le fleuve, et un homme, en plongeant, prend les poissons à bras-le-corps pour les apporter à l’usine le jour de la préparation.

Le caviar de Kouk s’exporte à Tchardjoui et à Orenbourg. Mais la mauvaise qualité du sel[11] servant à le préparer, la chaude température du pays, le font peu rechercher à Orenbourg, où il a un prix inférieur à celui du Volga. Récemment, quelques pêcheurs se sont installés à Pétro-Alexandrof. L’esturgeon arrivant à cette hauteur à une époque plus tardive, permettrait de faire le caviar à l’automne, dans une saison moins chaude et, par suite, plus favorable aux manipulations. En outre, l’esturgeon péché plus haut dans le fleuve donne un rendement en caviar triple de ce qu’il est à Kouk[12]. Quant aux autres espèces de poissons, on ne peut songer à les préparer pour l’exportation.

Le village de Kouk contient 1,000 âmes environ pendant la belle saison et est entièrement abandonné l’hiver. Les quelques familles de Cosaques s’y sont construit des demeures en pisé. Les ouvriers indigènes habitent sous des huttes de paille ou couchent en plein air sur la rive du fleuve.

Les Nomades de la plaine de Kouk sont des Kirghizes et des Karakalpaks ils hivernent soit dans les environs de Kouk, soit dans les forêts (toguaî), plus au sud.

Depuis que j’étais dans le delta, j’entendais parler des forêts, mais je n’en avais pas encore vu. Comme l’on m’affirma qu’il y en avait une au sud de la route allant à Koungrad, je fis un circuit pour la visiter.

Nous voici partis de Kouk à la pointe du jour ; pendant deux heures environ, on marche au trot des chevaux, toujours le pays plat avec, çà et là, de grands bas-fonds humides.

— Quand donc serons-nous en forêt ? dis-je.

— Nous y sommes ! reprit le djiguite.

Je dominais les fourrés et broussailles de la selle de mon cheval !

Des arbres au tronc fourchu, des tamaris aux longues branches flexibles garnis d’une fine dentelle rose, de grands roseaux élancés, et pour égayer le dessous un peu sombre, les fleurs rouges d’une légumineuse grimpante ou du fin sauvage. Ces fameux toguaï sont des forêts en miniature.

Pour les indigènes, une toguaï est tout endroit où les arbrisseaux et arbustes empêchent le libre passage du cavalier. Les plus grandes surfaces occupées par les forêts se trouvent sur les bords du Kouvan-Djerma et au nord-ouest de Nokouze. Les indigènes tirent de ces forêts les bâtons pour la tente, du bois pour la construction de leurs barques et pour les besoins domestiques[13]. Ils y recueillent à l’automne les tiges du fin sauvage à fleurs rouges nommé turka[14].

Nous continuons la route à travers la forêt ; mais, peu à peu, les fourrés s’espacent, les tiges deviennent moins hautes. Et la steppe garnie de roseaux s’étend de nouveau. Voici une hutte de feuillages.

— C’est la demeure d’un mollah ! me dit le djiguite. — Singulière et bien misérable habitation pour un homme de science qu’une pauvre hutte de roseaux et de branchages dont un pauvre ne se contenterait même pas. À l’approche de nos chevaux, une bande d’enfans demi nus en sort, puis vient un vieux, s’appuyant sur un bâton, un vieux à barbe blanche, une vraie figure de brigand.

— Qu’est-ce que cela, djiguite ?

— C’est une école (mekteb hanè) reprit-il.

J’étais abasourdi ! Mais oui ; le vieux enseignait les gamins des aouls voisins. Que pouvait-il bien enseigner, ce vieillard à tête de brigand ?

Il faut être courageux en voyage, et, risquant la vermine, prenant un air souriant pour m’attirer les sympathies du vieux, je pénétrai sous la cahute. Le matériel de cette école se compose d’un exemplaire du Coran traînant dans un coin, d’un rouleau de papier sale et de deux kalems (roseaux pour écrire).

O simplicité ! Ce qui ne laisse rien à désirer, c’est l’aération. On voit le ciel à travers les branches. L’enfant ne reste auprès du maître que pendant quelques mois et il n’apprend guère que ses prières.

Les enfans des nomades sont, en général, moins instruits que ceux des sédentaires, car, le mollah ou maître d’école ne suivant pas les tentes dans leurs déplacemens, l’enfant ne peut aller à l’école. Ce n’est que l’hiver, pendant que le troupeau ne voyage point, que l’enfant va à l’école et que l’influence religieuse se fait sentir dans la tente. Aussi les nomades sont-ils beaucoup moins fanatiques et voient d’un mauvais œil le mollah venir dans l’aoul, car il n’y vient que pour demander l’aumône.

— Koungrad n’est pas loin ! me dit en partant le vieux mollah. Que de longues verstes il nous faut encore parcourir avant d’y parvenir !

La steppe garnie de roseaux cesse. Voici les monts Koubé-Tao, collines argileuses moins importantes que celles de Kouch-Kanata[15]. Puis l’on coupe les oasis entourant Koungrad. Depuis quelques jours, une crue s’est produite. Nous sommes en juillet, les hariks ont débordé, les routes sont pleines d’eau et les champs à demi inondés. De grands murs de forteresse se dressent devant nous, on les franchit par une porte.

— Nous sommes arrivés ! dit le guide.

Dans l’intérieur de ces murs, des traces de maisons sur un sol bossue, mais pas un être humain. La ville actuelle se dresse plus loin au bord de l’harik, qui n’est guère plus important que celui de Tchimbaï.


IX. — KOUNGRAD, RETOUR A KHIVA ET A TCHARDJOUI.

Koungrad s’élève au milieu de ruines d’anciennes forteresses s’étendant au nord et au sud. À en juger par le peu de place qu’occupent aujourd’hui les maisons actuelles dans l’immense enceinte des murs, il en faudrait conclure qu’elle était jadis beaucoup plus peuplée. Quoi qu’il en soit, tous ces vieux murs en briques séchées au soleil tous ces débris de rempart montrent quelle était l’importance de cette ville et qu’elle fut le théâtre de nombreux combats. Ce nom de Koungrad vient sans doute de la famille des Uzbegs-Koungrads qui forment encore aujourd’hui sa principale population. Les traditions qui se rapportent à la création de cette ville sont confuses.

Nous n’entreprendrons point de relater ici les annales de cette ville. Donnons seulement quelques détails qui nous familiariseront avec les faits et gestes de ces peuples.

Au commencement du XIXe siècle, Koungrad était indépendante ; Tioura-Soufi, de race uzbeg, gouvernait ce pays et avait pu résister aux attaques du khan de Khiva, qui s’efforçait de soumettre le pays pour le réunir à ses États. Vers la fin de sa vie, Tioura-Soufi devint aveugle, et un de ses officiers, Mendingua, le tua (1814) et envoya sa tête à Khiva. Koungrad fut alors réuni au khanat khivien, et l’administration en fut confiée à ce Mendingua, et, à sa mort, à son fils Kowetle-Mourad. Les descendans de Tioura-Soufi vivaient dans une grande pauvreté, et l’un d’eux, nommé Mohamed-Fan, dut se louer comme journalier à un habitant de Koungrad pour gagner sa vie. Kowetle-Mourad gouvernait sous la surveillance d’un fonctionnaire khivien, le capitaine (éçaoul-bachi) Mamet. Tous les deux étaient détestés par les Uzbegs de Koungrad aussi bien que par les Kirghizes et les Karakalpaks à cause de leur dureté et de leur avidité dans la perception de l’impôt, et c’était le sujet de nombreuses discordes qui s’élevaient entre Kowetle-Mourad et les habitans.

La nouvelle d’une ambassade russe, se rendant à Khiva (1858), poussa les mécontens à s’unir. Il s’agissait de tuer Kowetle-Mourad et Mamet et de remettre le pouvoir aux mains de Mohamed-Fan, descendant de Tioura-Soufi, qui vivait à Koungrad dans la pauvreté.

Mais si tous étaient d’accord pour restaurer le descendant de leurs anciens begs, il n’en était point de même quant aux moyens à employer pour obtenir ce résultat. Un des principaux conjurés, Azberguen, beg kirghize, ne voulait point qu’on s’entendit avec le chef des Turkmènes, Ata-Mourad-Khan ’dont, disait-il, on ne pourrait se débarrasser.

Mohamed-Fan, au contraire, craignant que les Kirghizes, unis aux, habitans de Koungrad, ne pussent résister aux forces khiviennes, voulait avoir pour auxiliaires les chefs des diverses races et soulever tout le pays contre le khan khivien. Mohamed-Fan sembla d’abord se ranger à l’avis du chef kirghize, puis profita d’un voyage que dut faire Azberguen pour s’allier en secret avec Ata-Mourad-Khan.

On décida d’agir sans retard en tuant les deux représentans de l’autorité khivienne. Une tentative dirigée contre Mamet échoua, et ce dernier ne tarda pas à quitter la ville. Quant à Kovretle-Mourad, il habitait un jardin dans les environs de Koungrad et s’occupait alors de faire réparer les remparts. Quand les travaux entrepris furent terminés, Jolbars, de race uzbeg, qui dirigeait les ouvriers et était l’un des conjurés, demanda à Kowetle-Mourad de les venir inspecter. Ce dernier quitta donc sa résidence et se dirigea vers la ville. C’est là que l’attendaient les principaux conjurés parmi lesquels était Mohamed-Fan lui-même.

L’un des conjurés, Koulmann-Bii, s’approcha de Kowetle-Mourad, alors qu’il allait pénétrer à cheval sous la porte, lui présentant une supplique :

— Qu’est-ce ? dit Kowetle-Mourad.

— On va bientôt recueillir les impôts, dit Koulman-Bii, mais la récolte a été mauvaise et il y a beaucoup de pauvres qui ne peuvent payer.

— Que m’importe ! reprit Kowetle-Mourad, vendez vos enfans.

— Quoi ! vendre nos enfans, dit Koulmann-Bii, et, s’approchant de lui comme s’il voulait le supplier, il lui saisit son sabre de ses deux mains.

Jolbars le jeta à bas de son cheval et Mohamed-Fan le tua de ses propres mains, vengeant ainsi le meurtre de son grand-père.

Les conjurés se répandirent aussitôt dans la ville, disant que l’on avait tué le collecteur d’impôts, et Mohamed-Fan fut nommé beg de Koungrad. Ce dernier appela aussitôt les Turkmènes, ce qui froissa Azberguen, qui se reth-a avec les Kh-ghizes, à 30 verstes de la ville, sur le Taldik, où ils construisirent une forteresse.

Les Turkmènes entrèrent dans Koungrad vingt jours après la mort de Kowetle-Mourad et reconnurent Mohamed-Fan comme khan.

Pour forcer les Kirghizes qui s’étaient éloignés à reconnaître Mohamed-Fan, Koungradiens et Turkmènes organisèrent d’un commun accord une incursion contre eux. Ils trouvèrent quelques aouls kirghizes et emmenèrent en captivité hommes et femmes et firent un riche butin du troupeau. Mais Azberguen tomba sur les pillards qui se retiraient, et, après un combat où périrent, dit-on, 60 cavaliers, rentra en possession des captifs et des troupeaux. Une nouvelle incursion, qui eut lieu en novembre de la même année, échoua aussi misérablement. Et l’on ne songea plus à soumettre les Kirghizes. D’ailleurs, d’autres soucis préoccupaient Mohamed-Fan. Ata-Mourad-Khan n’avait pas tardé à suivre ses Turkmènes et s’était installé dans Koungrad : des rixes ne tardèrent point à s’élever entre les Turkmènes et les habitans. Ceux-ci se plaignaient des licences que se permettaient les Turkmènes, rapt de femmes, vol, etc. Le joug turkmène commençait à sembler pesant et le peuple s’indignait de ne point trouver dans Mohamed-Fan un défenseur de l’ordre et de la tranquillité. Koulmann-Bii, qui se fît auprès du nouveau beg l’écho du mécontentement, ne fut pas écouté. Le mécontentement devint général.

En ce temps, Ata-Mourad-Khan se rendit à Khiva, ne laissant auprès de Koungrad qu’une cinquantaine de Turkmènes, et Koulmann-Bii reçut une lettre du khan khivien lui promettant le pardon du meurtre de Kowetle-Mourad s’il tuait Mohamed-Fan. Instruit de la trahison que méditait Koulmann-Bii, Mohamed-Fan résolut de la prévenir en le tuant lui-même. Un matin, il se dirigea, accompagné de dix cavaliers, vers la demeure de Koulmann-Bii ; mais ce dernier, prévenu du péril qui le menaçait, s’enfuit de sa demeure, ameuta la multitude et, chef désormais accepté par le peuple, il se dirigea vers le palais du beg, envoyant une escouade pour maintenir les Turkmènes, qui furent garrottés.

La multitude se porta vers la demeure de Mohamed-Fan et massacra son neveu et quelques serviteurs qu’elle trouva à la porte. Mohamed-Fan s’avança bravement contre les meurtriers, à la tête desquels était Koulmann-Bii, mais il fut massacré, et le peuple but le sang coulant de ses blessures, de sorte qu’aucune goutte ne toucha le sol. Quelques-uns de ses parens furent tués.

Koulmann-Bii envoya à Khiva la tête de Mohamed-Fan avec une lettre où il assurait le khan de son dévoûment et demandait ses ordres.

Le khan envoya le kalmouk Met-Mourad-Bii avec 100 hommes pour rétablir son autorité et fit descendre dans une barque quelques soldats persans pour ramener à Khiva la famille de Mohamed-Fan et les Turkmènes. Le khan se fit livrer trois des principaux complices de Koulmann dans le meurtre de Mohamed-Fan et qui avaient été aussi impliqués dans le complot contre Kowetle-Mourad. Quant aux Turkmènes, la plupart entrèrent au service du khan de Khiva. Quelques autres continuèrent à piller les environs de Koungrad, enlevant des barques, interrompant les communications entre Khiva et Koungrad.

À partir de cette époque, Koungrad suivit les destinées de Khiva.

Koungrad ne possède aucun monument qui vaille la peine d’arrêter les regards ; mais aucune ville du Kharezm ne saurait lui être comparée comme importance commerciale. Reliée directement à Orenbourg par une route de caravanes[16], elle est le grand centre de communication entre le khanat et la Russie. On y importe des produits manufacturés, surtout des cotonnades. On en exporte du coton, des peaux brutes, des chevaux. De nombreuses barques descendant le fleuve y apportent, des oasis khiviennes, du sorgho, et des poteries pour la consommation locale. Beaucoup de commerçans du Kharezm y viennent chaque année pour leurs affaires. De nombreuses tentes de Kirghizes et de Karakalpaks s’y installent pendant quelques mois d’hiver. Ajoutez-y tous les chameliers qui viennent avec leurs caravanes, et l’on se rendra compte facilement de l’énorme population flottante de cette ville. Les vols, les pillages, etc., y sont fréquens et quelques troupes pour maintenir la tranquillité sont nécessaires.

C’est avec un certain plaisir que, après avoir visité tant de cités calmes et paisibles, on trouve un centre commerçant, un milieu animé, une ville enfin. Il y a à Koungrad deux jours de marché par semaine, et le bazar est beaucoup plus important que celui de Tchimbaï. Un véritable quai existe le long de l’harik, auprès de la ville. C’est là que les barques amènent les produits du khanat. Le climat de Koungrad est assez humide. Les pluies y seraient assez fréquentes. Lors de mon passage, il y faisait une chaleur humide, un ciel nuageux, et l’on m’affirma qu’il en était souvent ainsi. La culture la plus importante des environs de Koungrad est celle du riz. Le coton y vient bien, mais les gelées du matin se font sentir dès la fin d’août. La terre, humus apporté par le fleuve, est d’une excellente qualité ; l’eau est en abondance. Cependant la culture est faiblement développée. Les nomades des environs[17] (Kirghizes et Karakalpaks) errent dans la steppe avec leurs troupeaux. La population sédentaire se compose surtout d’Uzbegs-Arals, peuplant les villages situés le long de Tharik. Les Koungradiens ont construit une digue pour se garantir contre les eaux du fleuve. Elle s’élève au sud de la ville, Koungrad étant le point le plus septentrional du voyage, il restait maintenant à parcourir les oasis khiviennes et à atteindre Tchardjoui, station du chemin de fer.

À cheval donc ! De Koungrad à Khodjeili, on compte 12 taches (96 verstes). La route remonte le cours de l’Amou. Pauvre fleuve ! ce n’est plus qu’un ruisseau, lui qui, à Nokouze, où je l’avais quitté, roulait majestueusement un grand volume d’eau. Il s’est appauvri successivement par les nombreux bras qu’il envoie dans le delta, et son cours s’est rétréci. Il coule ici entre des rives basses et dénudées dans un pays inculte. La steppe de roseaux, comme dans le delta, s’étend de tous côtés, limitée seulement à l’est par les collines de l’Oust-Ourt se profilant sur l’horizon ; ici les tentes de nomades avec de grands troupeaux broutant les roseaux, là ce sont quelques champs cultivés entourés de haies vives ; le pays est triste, inculte. Pas un arbre, rien pour fixer les regards. On couche le soir dans une cahute en terre, élevée pour abriter les voyageurs. C’est sale et plein de moustiques.

On repart au matin, et de nouveau la steppe à parcourir. Cette fois, la halte de midi se fait dans une tente chez des Kirghizes. Mon guide semble consterné !

— Qu’y a-t-il ? demandai-je.

— Il n’y a pas de tchilim[18] ni de tabac, dit-il.

— Tu fumeras ce soir, répondis-je.

Et le voilà qui s’assied tout rêveur à la porte de la tente, scrutant des yeux l’horizon. Tout à coup il se lève, saute à cheval : il avait vu des cavaliers et était allé prendre du tabac. Il revient tout joyeux, et le voilà, avec un couteau, qui creuse le sol devant la porte de la tente.

— Que fais-tu ? Lui dis-je.

— J’ai du tabac, je fais une pipe.

En effet, il faisait une pipe dans la terre : il mit dans le sol horizontalement un roseau de vingt centimètres environ ; à une extrémité, il plaça un autre roseau verticalement pour aspirer, versa un peu d’eau par l’extrémité ouverte, mit ensuite du tabac sur l’orifice du trou, le couvrit de charbons ardens, et à genoux, la face au sol, il tira quelques bouffées. Comme je le regardais en riant :

Ijakhchi, c’est bon, me dit-il. — Et sa figure était toute souriante.

L’on continue la route. Enfin voici là-bas des arbres se profilant sur l’horizon. Ce sont les oasis khiviennes ; nous approchons.

L’on atteint les arbres, et brusquement, sans transition, on se trouve sur une route limitée par des murs en terre, et la vue plonge dans les jardins, dans les champs cultivés. J’éprouve l’impression de rentrer en pays civilisé. Ces grands champs du delta demi-incultes, ces steppes, ces broussailles, ces toguais, ces lacs, tout ce décor de pays sauvage disparaît subitement.

Voici des champs limités par des murs, des villages en terre. Plus de tentes, plus de troupeaux errant à l’aventure. C’est un brusque changement.

Le sauvage delta a fui. On est dans les oasis.

Que ce mot oasis n’aille point éveiller dans l’imagination du lecteur l’image du djerid saharien. Point de source à l’eau jaillissante. L’eau du fleuve, amenée par les hariks, est distribuée par des fossés secondaires sur les champs. La steppe, sur laquelle la culture a été établie, enserre de toutes parts l’oasis qui disparaîtrait aussitôt, si un cataclysme ou un manque de soins empêchait l’arrivée de l’eau. C’est une création de culture due à l’industrie humaine et qui ne se maintient qu’à force de soins et d’efforts. Point de palmiers. Saulins, peupliers djida, et toutes les sortes d’arbres fruitiers, mûriers, vignes, constituent les espèces les plus communes. Les gelées d’hiver empêchent toute culture d’arbres des pays chauds.

Les céréales, le riz, le sorgho, le coton, le tabac, le maïs, la luzerne et les plantes oléagineuses (sésame, carthame), etc., y poussent. Mais toute culture n’étant possible qu’avec l’irrigation, chaque champ reçoit de l’harik un canal d’amenée d’eaux. Des fonctionnaires sont chargés de la surveillance constante de tous ces fossés, car le manque de vigilance conduirait à des inondations, à des désastres. Quelques-uns de ces hariks se terminent dans des lacs, d’autres dans des sables, et les eaux inutilisées vont s’y perdre.

Nous sommes ici en pays occupé par les sédentaires, en pays uzbeg comme à Khiva, Ourgendj, Tachaouze, Kiat, etc., sur la rive gauche ; Choura-khan, Cheikh-Abas-Ali, Bii-Bazar, sur la rive droite. C’est une culture du sol parcellaire. Chaque champ, entouré d’un petit mur en terre, est cultivé et sarclé avec soin. Y a-t-il quelques champs autour d’un fossé d’irrigation, aussitôt voici un petit hameau, une agglomération de cabanes en terre aux toits plats.

Ces sédentaires d’Asie vivent exclusivement du produit de leurs champs, et n’ont point de troupeaux errant dans la steppe. Posséder des champs irrigués et un troupeau dénote une grande fortune : quelques-uns s’occupent de commerce ou sont tisserands, selliers, etc., car les nomades ne font que paître leurs troupeaux.

Nous entrons ici dans les oasis khiviennes que nous couperons ou côtoierons jusqu’à Khiva. On nomme oasis khiviennes les terres irriguées par les dérivations tirées sur la rive gauche de l’Amou, entre Pitniak au sud et Nokouze, tête du delta, au nord. Le Palvanata-harik, qui arrose Khiva et a une longueur de 100 verstes, le Chah-abbat-harik, qui se termine dans les sables, au-delà d’Iliali, et a une longueur de 135 verstes, sont les deux principaux canaux de cette région. Il y en a sept autres moins importans ayant une longueur de 80 à 25 verstes, que nous n’énumérerons pas ici.

Ces oasis présentent donc de longues bandes de terres irriguées, s’étendant le long des canaux amenant l’eau du fleuve et s’enfonçant dans la steppe.

La surface des terres irriguées n’a jamais été évaluée qu’approximativement. Ces oasis forment le long du fleuve une bande de culture s’avançant dans la steppe par des prolongemens, par des sortes de caps de verdure. Nous les couperons successivement en nous avançant vers Khiva.

Khodjeili, première ville que traverse la route, ne présente aucune particularité. Elle a 100 à 150 maisons. Au dire des habitans, ils seraient tous des khodjas[19], d’où serait venu le nom de Khodjeili. On continue la route sur Kounia-Ourgendj. Dès que l’on quitte Khodjeili, l’oasis prend fin et le pays inculte, la steppe, apparaît de nouveau, pour peu de temps cette fois, car les moindres affaissemens du sol sont remplis d’eau. Devant nous, se dresse Guiaour-Kala, vieille citadelle en ruines, et à côté, sur une autre éminence, la tombe de Meslimi-Khan, sainte femme de la race de Mahomet. Le lieu est vénéré, et de nombreuses tombes s’étagent sur la colline. C’est le matin, et ces ruines, ces tombes éclairées par les premiers rayons du jour, s’enlèvent en rose pâle sur le bleu flou du ciel.

— La route est mauvaise, me dit le guide, il y a beaucoup d’eau.

En effet, à peine a-t-on dépassé les ruines, que l’on côtoie une immense étendue d’eau, couverte de roseaux.

À l’horizon se dessine la tour de Kounia-Ourgendj. Puis la route entre parmi les touffes de roseaux, et les chevaux ont de l’eau jusqu’au ventre, il faut souvent lever les genoux pour ne pas être mouillé.

— Il en est de même chaque année, me dit le guide, quand l’eau du fleuve croît, tous ces bas-fonds se couvrent d’eau, et la circulation est interrompue.

Enfin le sol s’élève, la terre d’argile dure apparaît de nouveau. Un temps de galop, et voici Kounia-Ourgendj[20]. De grands murs en terre ceignent la ville, qui a un important bazar, supérieur comme nombre de boutiques à celui de Tchimbaï, mais de beaucoup inférieur à Koungrad.

Lorsque j’arrivai en cette ville, une armée khivienne, ou plutôt une bande de gens armés, commandée par le fils du premier ministre, la traversait. Voici pourquoi. Des Turkmènes avaient cultivé quelques champs dans cette longue bande de terre humide suivant l’ancien lit du fleuve et allant vers le Sari-Kamish. Or, ces Turkmènes, invités à payer au khan les impôts sur la récolte, avaient montré peu d’empressement à s’acquitter envers le fisc. Et le premier ministre avait chargé son fils d’aller visiter, avec escorte, les sujets de son maître. La récolte du blé ne devait se faire que dans une quinzaine. Ils arrivaient donc à temps pour percevoir eux-mêmes l’impôt.

Les ruines de l’ancienne ville s’élèvent à un kilomètre environ de la ville moderne. Elles se composent de deux vieux minarets, distans l’un de l’autre de 200 mètres environ et présentant la plus complète analogie avec celui de Cheikh-Abas-Ali. Il y a aussi des mausolées. L’un d’eux est la tombe de Tyouraba-Hanoum, fille du sultan kirghize Djanibek-Khan. C’est une coupole supportée par de larges pleins cintres. Les céramiques de la coupole sont bien conservées, celles des bas côtés sont plus efîritées. D’autres mausolées sont peu intéressans. Non loin de là est une colline couverte de tombeaux où aurait eu lieu un grand massacre.

C’est en visitant ce tombeau que je fis connaissance de deux pèlerins. En entrant, je les vis dévotement accroupis devant une tombe. Questionnant le gardien, ils se mêlèrent à la conversation. La connaissance fut vite faite. Ils avaient la figure souriante, des têtes de vieux Uzbegs, avec leurs barbes grises et leurs petits yeux noirs. Tout en causant et en regardant les quatre murs du monument, nous parvînmes à la porte du mausolée, au grand jour ; c’étaient des gens du peuple, au costume pauvre, des Uzbegs de Pitniak.

— Nous venons en pèlerinage, me dirent-ils.

— Comment se nomme le tombeau devant lequel tu priais ?

— Je ne sais pas, répondirent-ils.

C’est une coutume musulmane, ces visites aux lieux consacrés. Le voyage n’est point coûteux. Ils se mettent deux sur un cheval ou un âne, et les voilà partis. Ils trouvent leur nourriture en route. Le soir venu, ils s’arrêtent dans les tentes ou dans les lieux saints, y passent la nuit. On leur donne du fait, du pain, et, le matin venu, ils continuent leur voyage, s’arrêtant aux mausolées, y faisant une courte prière et persuadés d’acquérir ainsi des faveurs spéciales pour l’éternité. Ce ne sont point des derviches, des prêtres, ce sont simplement des pèlerins. Je rentre en ville à travers une immense nécropole.

Rien de plus triste que ces cimetières musulmans ; tout est en ruines. À peine une faible élévation indique l’endroit où est enfoui le cadavre. Partout des trous d’où les chiens ont extirpé des ossemens, des pierres entassées sur les tombes. Parfois on voit des femmes accroupies autour d’une pauvre tombe, geignant d’une voix sourde et éclatant en sanglots selon le mode de douleur admis en ce pays. Une fois, entre autres, c’était dans un cimetière sur la rive du fleuve, un pauvre cimetière de bourgade, à la terre jaune et pelée. Autour d’une misérable tombe, au pied d’un mûrier, femmes et enfans étaient accroupis. Et, sous l’éclatante lumière, leurs robes vertes et rouges s’enlevaient brutalement sur le ton jaune du sol. Leurs lamentations au rythme vague et lent s’élevaient dans l’air calme, se mêlaient au bruit sourd du grand fleuve.

Les tombes des gens riches sont semblables à celles observées à Khiva. Ces mausolées, aux murs en ruines, se composent de cours nues d’où l’on accède dans des réduits sombres et sans ornemens par des portes basses. Vous entrez, c’est un grand calme, une profonde solitude, il s’en échappe comme un relent de cette vie musulmane. Ce je ne sais quoi de mystérieux, qui a entouré de leur vivant ces hommes d’une autre civilisation, semble encore subsister et les environner après leur mort. Dans ces cours, vous trouvez quelque vieillard à barbe blanche tranquillement assis à prendre le thé, immobile gardien de cette demeure.

L’oasis de Kounia-Ourgendj est fort étroite. Aux murs de la ville, vers le sud, les jardins prennent fin. On coupe un ancien lit du fleuve, dont on distingue assez nettement les rives. On côtoie les ruines de l’ancienne forteresse d’Ak-Kala construite sous Arab-Khan, puis on traverse, pendant des verstes, une immense surface garnie de tamaris. Nous sommes en pays turkmène.

Les Turkmènes yomouds cultivaient jadis cette terre ; mais à la suite de quelque contestation, le khan de Khiva qui régnait alors boucha l’ouverture de l’harik. L’eau ne vint plus dans les jardins, qui se desséchèrent, et les Yomouds s’en allèrent dans les Bal- kans. Ceux qui demeurèrent menèrent la vie nomade. Il y en a encore beaucoup aujourd’hui.

Les yeux petits et un peu obliques, les sourcils touffus, les pommettes peu saillantes, le nez petit aux narines ouvertes, la barbe rare, les lèvres épaisses, les oreilles écartées par suite du lourd bonnet qu’ils portent, le type turkmène a un aspect rude et sauvage. Ce sont des cavaliers émérites, et ils formaient jadis les meilleures troupes du khanat. Ne vivant que de vols et de rapines, faisant à travers la steppe des expéditions à main armée, ils étaient redoutés de leurs voisins. Aujourd’hui, la steppe est tranquille, et, devenus de paisibles cultivateurs, abreuvant leurs bestiaux aux lacs et marais que les dérivations et infiltrations du fleuve remplissent annuellement, ils cultivent quelques champs dont ils ne tirent qu’un maigre produit[21].

Les Turkmènes se réunissent par groupe de quelques kibitkas. Autour de la kibitka, ils construisent un mur en pisé de forme quadrangulaire. La demeure du maître occupe le centre. Des hangars de branchages accolés au mur servent aux animaux. L’ornementation intérieure des tentes turkmènes se fait remarquer par son luxe. Les parois ainsi que la partie supérieure et le sol de la tente sont couverts de riches tapis.

Les femmes turkmènes sont admises dans les réunions d’hommes. En présence des anciens de la famille et des étrangers, elles se couvrent le menton et la bouche, tandis que le front et la partie supérieure du visage restent découverts. Il en est de fort jolies avec leurs cheveux noirs et leur teint sombre.

Les cultures turkmènes que l’on coupe sur la route s’étendent au hasard dans la steppe. Qu’un canal, amenant l’eau, soit alimenté d’une façon plus ou moins continue, et le Turkmène irriguera au hasard quelque lopin de terre, y plantera sa tente au printemps pour cultiver le sol, puis s’en ira errer dans les environs jusqu’au temps de la récolte ; il ne songera jamais à planter des arbres, à faire de ces travaux demandant une sorte de prévoyance, tel que peut en faire un Uzbeg.

Aussi, quel triste pays ! On parcourt des vingtaines de verstes sans voir un arbre. De grands espaces couverts de tamaris, de grandes surfaces sèches, dénudées, jaunâtres, puis quelques champs de culture dans un bas-fond, tel est l’aspect du pays.

Point de murs en terre autour des champs, point de demeures en pisé, point d’installation quelconque, pas même de quoi faire une halte ; il faut aller de l’ayant, continuer son chemin, chercher un autre endroit plus hospitalier, moins sauvage.

Il est deux heures ; depuis le matin l’on n’a point fait halte. Enfin voici des tentes ; un temps de galop, on pourra boire. J’arrive auprès de la tente avec l’interprète, qui me fait signe de ne point m’avancer jusqu’à la porte, il demande de l’eau.

Un vieillard à barbe blanche sort, tenant une grande écuelle d’eau. Il me voit, et un mouvement instinctif le fait s’éloigner de moi.

C’est un sentiment de haine, de recul devant l’étranger, l’infidèle, le mécréant. Les rides de son front s’accentuent, son œil noir lance un éclair ; puis, se ravisant subitement :

— Bois, me dit-il, en me tendant l’écuelle d’eau bourbeuse ; après tout, tu es un homme qui a soif.

Et ce mot m’émut, tant il contenait de douce philosophie, de calme sérénité.

Iliali, où l’étape nous conduit, est un endroit fort curieux. Au milieu de la steppe, on a élevé une forteresse aux murs de terre. Dans cette forteresse il y a un bazar, quelques boutiques occupées seulement le jour du marché et pas de maisons, aucun autre habitant que le fonctionnaire chargé de percevoir les droits sur le bazar. Le pays est peu sur. Un bazar se tenant dans un emplacement découvert aurait tenté les amateurs de razzia. On fait halte, puis on continue à travers la steppe.

Je fais route pendant quelques heures avec des Turkmènes qui suivent la même voie. Ce sont des hommes grands et solides, aux traits durs et énergiques.

Quelques-uns ont même un joli type de vieux coureurs de steppe.

Les Turkmènes errent dans cet immense désert du Karakorum, borné au nord par l’Oust-Ourt, au sud par les monts dénudés, ayant à leurs pieds les oasis des Akhal-Tekkés. Au printemps, les herbes y poussent, et il y a d’excellens pâturages. Cette immense surface est garnie de monticules de sable, séparés par de larges parties argileuses nommées takir, de couleur rouge et blanche, présentant, dans les temps secs, une surface très dure, qui devient glissante sous la pluie. Ces argiles étant imperméables, les nomades profitent de cette particularité pour y retenir les eaux de pluie et de neige au moyen de canaux les coupant en divers sens et réunissant les eaux dans un bassin creusé dans l’argile. Ces bassins, nommés kak, se rencontrent assez fréquemment et sont d’une grande utilité pour les nomades, car ils conservent les eaux de printemps pendant quelques mois. Dans ces argiles, les nomades creusent des puits de 6 à 10 mètres de profondeur, et en garnissent les parois de bois de saxaouls. L’eau y reste toute l’année et, bien qu’elle n’y soit jamais limpide, elle est cependant potable.

Auprès de ces takirs se rencontre encore, dans les sables du Karakorum, ce que l’on nomme des soris, c’est-à-dire des vallons profonds au fond de sable humide, dans lequel on découvre des couches d’un sable ferrugineux jaune et rouge où abondent des morceaux de gypse cristallin. À la profondeur de quelques pieds, se rencontre de l’eau salée amère. Parfois des cavités apparaissent au-dessous du niveau des takirs. Certains soris s’étendent sur une dizaine de verstes en longueur, ayant une largeur atteignant parfois une verste, avec des rives escarpées, et parfois plusieurs soris se suivent dans une même direction et sur une grande distance. Dans la partie orientale du Karakorum, c’est-à-dire dans les environs de Khiva, ils se rencontrent fréquemment, et beaucoup furent pris à tort pour l’ancien lit de l’Amou.

Les sables qui couvrent une grande partie des déserts du Karakorum ne présentent point partout le même aspect. Entre les mers Aral et Caspienne, vers le Sari-Kamish et l’ancien Uzboï, dans l’endroit où se faisait jadis l’union des bassins des deux mers, les sables sont plus mobiles, plus dénudés et présentent des séries de longues collines dont l’ascension et la descente sont très difficiles. Les takirs et les soris qui se rencontrent entre les hauteurs de sable abondent en débris de valves de mollusques et portent la trace de la présence de la mer en cet endroit. Dans l’intérieur du Karakorum, les collines de sable sont moins hautes, leurs formes sont plus affaissées, et les routes suivent les bancs d’argile entre les collines de sable. On trouve un certain nombre de puits, des ruines de grands caravansérails et des cimetières musulmans[22]. Il dut y avoir dans ce pays un mouvement commercial important.

Les Turkmènes qui m’accompagnaient depuis la halte d’Iliali ne tardent point à obliquer vers la droite. Leurs tentes sont proches, auprès d’un petit champ ; pas un arbre ; triste endroit balayé constamment par le vent. C’est là qu’ils vivent. C’est dans ce désert jaunâtre qu’ils errent avec leur troupeau.

« L’ombre des arbres ne nous est pas utile, dit un dicton turkmène, nous ne voulons pas être sous l’abri d’un chef. » Et un autre : « Nous sommes une race sans chefs, nous sommes tous égaux, chacun de nous est roi. »

Nous échangeons les souhaits de bon voyage, et nous continuons la route dans le désert.

Enfin, voici des arbres qui apparaissent là-bas sur l’horizon bleu. Le soir approche. Le vent apporte un parfum d’eau fraîche, de terre humide, d’herbes vertes, et l’on oublie, dans l’approche de la halte, les longues heures de trot dans la steppe, dans l’air brûlant et sec. Voici maintenant les champs garnis d’arbres, puis les rues du petit hameau où l’on fera étape. On me conduit dans un beau jardin au milieu duquel s’élève une maison. Le couchant jette une teinte rose pâle sur ses murs en pisé. Dans le bassin plein d’eau, se mirent les peupliers élancés au feuillage grêle. C’est un paysage très fin aux teintes légères, aux teintes d’aquarelle très pures sur le bleu pâle du ciel.

Le lendemain, la halte du matin se fit à Tachaouze. Nous entrons en plein pays uzbeg. Les champs sont bordés d’arbres et, à la traversée des villages, des femmes au long voile noir s’effacent dans les ruelles.

Les Uzbegs des oasis khiviennes sont des agriculteurs. Nous avons déjà vu des Uzbegs en parcourant le bazar de Khiva, et nous en avons parlé alors comme commerçans. Voyons-les maintenant cultivant leurs terres.

Ayant énuméré, lors de l’arrivée dans les oasis, à Khodjéili, les principales cultures, disons quelques mots de exploitation du sol.

C’est une culture parcellaire, et la terre est tellement divisée que l’unité de mesure agraire, le tanap, vaut le sixième d’un hectare. Grâce à des soins incessans, à de continuels travaux d’entretien des canaux, subsistent ces oasis, qui sont, à proprement parler, une création humaine.

Bien qu’ayant leur culture dans le voisinage des steppes, où les nomades font paître leurs troupeaux, ces sédentaires ont rarement un nombreux bétail. Une ou deux vaches et quelques chèvres, tels sont tous les animaux d’une demeure. Ajoutez-y quelques bœufs indispensables pour la culture du riz. Le coton est une des principales productions du pays, mais le coton américain est à peine connu et l’espèce indigène à fleurs jaunes est seule cultivée.

Le niveau des eaux du fleuve, trop bas au printemps, nuit surtout à l’extension des oasis. L’été, il faut même avoir recours aux roues élévatrices (tchiguir) pour irriguer les champs.

La production annuelle du froment, du riz et du sorgho suffit à peine aux besoins de la consommation locale. Le coton et les peaux brutes sont les seuls objets d’exportation. Tchardjoui au sud, Orenbourg au nord, sont les seuls points par lesquels les produits du Kharezm puissent parvenir en Russie.

Les demeures des Uzbegs sédentaires sont en pisé. Les murs sont de brique crue et le plafond se compose de quelques légères tiges de bois supportant des roseaux et des mottes de terre. Les étables et hangars pour les bestiaux sont faits de matériaux analogues.

Quant au bois, le pays en est dépourvu à tel point que sédentaires et nomades utilisent, pour le chauffage, les fientes desséchées des animaux.

Ces agriculteurs, vivant des produits d’un champ exigu, se nourrissant l’été de melons et des fruits du verger, ont une vie assez misérable.

Tachaouze était jadis, avec Khiva et Azar-asp, une des grandes forteresses du Kharezm. Elle aurait été construite par Ali-Kouli-Khan. C’est en causant avec le beg de Tachaouze, haut fonctionnaire khivien, que j’entendis la conversation suivante. Le beg m’offrant le dasterkhan (thé et sucreries que l’on présente au voyageur qui arrive), on causait des pays parcourus. Je lui disais que j’étais Français, et étais venu à Khiva à travers Constantinople. Il m’écoutait gravement, du ton de l’homme qui connaît beaucoup de choses et que rien ne saurait intéresser.

— Maître, lui demanda un valet qui remplissait la tasse de thé, qu’est-ce que la France ?

— La France, reprit le beg d’un air grave, mais ne sais-tu donc pas, imbécile, que c’est une province du sultan de Constantinople ?

Tachaouze est un centre important pour le commerce du coton. On y compte trois cents boutiques, six mosquées.

Laissant à l’est Kiat[23], qui n’a aucun monument ni aucune ruine qui mérite de fixer l’attention, on marche sur Khiva. Champs cultivés au bord des hariks, steppe apparaissant entre les systèmes d’irrigation, tout cela se succède devant vous, au trot du cheval. Parfois, l’on coupe de grands espaces incultes et dénudés ou des champs cultivés sans qu’on puisse trouver un coin d’ombre pour faire halte.

Enfin, voici quelques arbres, un bouquet au bord du chemin, une hutte en roseaux ou en boue. C’est un tchaï-hanè (débit de thé) et, fatigué de la poussière de la route, de la chaleur du jour, c’est une halte délicieuse sous l’ombre des arbres et dans la fraîcheur relative de l’air. On s’assied sur le tapis, on boit le thé ; mais l’étape est longue, il faut se remettre en route.

Ce qu’il y a de beau en ce pays, c’est la lumière, une lumière d’un éclat, d’une pureté extrêmes sous ce grand ciel d’Asie sans nuages, toujours clair. Les moindres détails de construction, les moindres tiges des arbres se dessinent avec une netteté, une dureté précise. Ces tons gris des maisons, ces tons froids, tristes, s’échauffent soudain sous le moindre rayon de soleil et se transforment en teintes chaudes, vieillies, fanées, donnant à toutes ces masures un air de vétusté, un cachet de choses très anciennes sur lesquelles la poussière des siècles se serait amassée lentement.

De Koungrad à Kkiva, nous avons coupé dans toute son étendue le khanat indépendant deKhiva, rejeté depuis 1873 sur la rive gauche du fleuve. Déserts incultes de Koungrad à Khodjéili, oasis séparées par des lambeaux de steppe, tel est tout ce qui reste de cet ancien empire du Kharezm qui fut jadis si puissant et si redouté.

De cette courte traversée du khanat, il m’est resté un étonnement. Comment un territoire si exigu a-t-il pu payer l’énorme indemnité de guerre exigée par la Russie ? Il faut avouer qu’une effroyable misère désole le pays. Le malheureux cultivateur khivien est accablé d’impôts. Bientôt, cette lourde taxe de guerre sera acquittée, et le pauvre pays pourra sans doute se régénérer.

L’exigu territoire de ce khan, protégé par la Russie, n’est plus aujourd’hui qu’une enclave au milieu de l’Asie russe, enclave n’ayant aucune importance, n’offrant aucun danger en cas de complications extérieures. La Russie n’a à craindre aucune révolte, aucune tentative de soulèvement. Un simple ukase suffirait pour transformer ce khanat en province russe. Le khan ne pourrait résister à l’offre que lui ferait le gouverneur militaire de l’Amou-Daria, de changer de climat. Un fonctionnaire russe, escorté de quelques cosaques, irait s’installer à Khiva, et la puissance khivienne aurait vécu à jamais. Il est même à regretter qu’il n’en ait point été ainsi dès 1873. Aujourd’hui, le pays est épuisé, dévasté par les exactions des employés du khan. Il faudra de longues années de sage et prudente administration pour lui rendre sa prospérité, relever les ruines, et surtout pour effacer les souvenirs des rapines et des concussions des fonctionnaires khiviens qui prennent l’argent pour payer le Russe, comme ils disent.

Après un court séjour à Khiva et à Pétro-Alexandrof, je remontai le fleuve jusqu’à Tchardjoui en suivant la route décrite plus haut, gardant, de mon séjour au Kharezm, le souvenir de grands paysages pleins de soleil et d’un voyage que l’amabilité russe m’avait rendu facile.


P. GAULT.

  1. Voyez la Revue du 15 août.
  2. Les eaux de l’Amou sont très poissonneuses. On y pêche communément des carpes, des saumons, des sterlets, des esturgeons, le scaphirhinchus Kaufmanni (ainsi nommé en l’honneur du général Kaufmann), l’aspius Erythrostomus, etc.
  3. A Pitniak, le fleuve décrit un arc de 20 verstes, ayant une corde de 6 1/2 verstes. — Dorandt, 7 juillet 1875, 2 verstes en amont de Pitniak. — Profondeur moyenne du lit, 3,532 mètres ; vitesse moyenne du courant, 1,673 mètres par seconde ; largeur, 604 mètres ; écoulement d’eau par seconde, 3,507 mètres cubes.
  4. Voir Elisée Reclus, Géographie de l’Asie.
  5. Le premier bras a, en largeur, 60 sagh (123 mètres) ; en profondeur, 14 pieds (4m,27). Le deuxième bras a, en largeur, 65 sagh (138m, 65) ; en profondeur, 27 pieds (8m, 23).— La vitesse du courant est, dans le premier bras, de 2.38 pieds par seconde, et, dans le deuxième bras, de 5.2 pieds.
  6. Au pont de Tchimbaï, le Kéguéili a, en largeur, 5 sagh ; en profondeur, 4 pieds ; la vitesse, par seconde, est de 2 pieds.
  7. La province de l’Amou-Daria comprend la rive cultivée, nommée district de Pétro-Alexandrof, le delta du fleuve et les steppes environnantes, et a une superficie de 1,920 milles. Elle contient 149,610 âmes. — Il y a 46,000 déciatines de terre cultivée, 1,000,000 déciatines de toguai et saxaouls ; 72,800 chevaux, 24,800 chameaux, 72,800 bêtes à cornes, 606,200 moutons, 80,000 ânes et chèvres. — On y comptait, en 1888, 1,497 déciatines de coton indigène, 2 déciatines de coton américain ; la récolte du froment de 336,740 pouds, celle du riz de 136,500 pouds.
  8. D’après les chiffres publiés dans le rapport du général von Kaufinann, 1881, on compte, dans le district de Tchimbaï, 17,350 tentes.
  9. Les Karakalpaks, pour garantir leurs troupeaux de la piqûre des moustiques, ont creusé dans le sol des fosses où les vaches et les moutons peuvent se coucher. Ces fosses sont peu profondes et assez grandes pour qu’un bœuf puisse s’y tenir debout, ayant la tête au ras du sol.
  10. On nomme trémail un grand filet long de 20 à 60 mètres, haut de 1m, 50 environ et formé de trois filets accolés. Le poisson se prend dans les mailles et ne peut se dégager.
  11. Le sel servant à Kouk vient de Pitniak, de Choura-Khan ou de Koungrad. Celui de Choura-Khan est préférable.
  12. Société de pisciculture russe, 1889.
  13. L’utilisation des fientes sèches d’animaux pour le chauffage est pratiquée chez les nomades du delta.
  14. Le turka (apocynum venetum) ou fin à fleurs rouges, se rencontre à l’état sauvage dans les forêts du delta ; on le trouve aussi près de Koungrad et de Tchimbaï, poussant en touffes au milieu des fourrés. Les indigènes coupent les tiges à l’automne, les font rouir dans l’eau et préparent des cordes d’un aspect brut et jaunâtre. Des tentatives sérieuses pour la culture industrielle de cette plante ont été faites près de Pétro-Alexandrof, par MM. Tchernikof. Ayant recueilli des graines de turka, ils les semèrent dans une terre meuble et bien irriguée ; le semis réussit mal, et les quelques graines qui germèrent donnèrent des tiges matingres qui se desséchèrent. Ayant piqué des tiges, le résultat fut plus satisfaisant. Ces expériences n’ont pas fait sortir la question de la période d’essai. Les cordes préparées avec ce fin bien roui sont plus résistantes que celles du fin ordinaire et d’une belle teinte blanche. On a songé à l’introduire en Algérie,
  15. La longueur du Koubé-Tao est de 3 verstes 1/2 ; la largeur, 3 verstes (Lentz, Société russe de géographie, 1881).
  16. Il faut vingt et un à vingt-huit jours pour atteindre Orenbourg. Pendant quatre mois d’hiver, les caravanes ne circulent point. On ne trouve que de l’eau saumâtre sur la plus grande partie de la route. Goût du transport : 3.70 à 4 roubles par poud.
  17. Une nombreuse population de Kirghizes et de Karakalpaks vivait jadis sur les rives du Taldik, aujourd’hui inhabitées et couvertes de roseaux. Cet harik, qui sert aujourd’hui de frontière russo-khivienne, était, en 1848, le bras le plus important de l’Amou et permettait d’entrer dans le fleuve.
  18. On nomme tchilim la pipe indigène. Elle se compose d’une gourde contenant de l’eau, c’est une sorte de tchibouk turc ; on aspire la fumée par un roseau au lieu du tuyau communément usité à Stamboul. Les indigènes ne connaissent point cigares ni cigarettes.
  19. On nomme khodja tous ceux descendant ou prétendant descendre de Mahomet.
  20. C’est de Kounia-Ourgendj que part la route des caravanes sur Askhabad.
  21. De ce que nous disons des Turkmènes, il nous faut excepter ceux qui vivent dans la circonscription (aksakalat) de Chiman (canton de Cheikh-Abas-Ali). Ceux-ci ne s’occupent que d’agriculture et vivent comme les Uzbegs, dont ils ont adopté les coutumes tant pour la construction des demeur que pour leur genre de vie (Avdakouschine).
  22. Kouchine, mémoire lu à la Société de géographie, novembre 1883.
  23. Kiat, qui fut la capitale du pays avant Kounia-Ourgendj, n’est plus aujourd’hui qu’un misérable hameau.