Voyage au pays de la quatrième dimension/La maison plate
VII
LA MAISON PLATE
J’ai indiqué dans le chapitre précédent comment je fus amené à concevoir que le développement des sciences ne s’effectuait pas, comme on le croit trop souvent, par déduction, mais bien au contraire que toutes les découvertes de l’esprit humain étaient dues à l’intuition de certains penseurs, à leurs conceptions, qualifiées souvent de fantaisistes, mais que les savants enregistreurs ne faisaient que s’approprier ensuite en les vérifiant.
C’est aux poètes, aux imaginatifs, qu’il appartient, depuis les origines du monde, de découvrir les secrets de la nature, parce que cette découverte est en somme tout intérieure et que sa vérification expérimentale n’est qu’un vain simulacre. En méconnaissant la vérité possible de certaines inventions poétiques, les savants ne manquent pas de réduire le domaine des découvertes possibles et l’on ne saurait trop signaler la facilité avec laquelle ils écartent de leurs préoccupations certains problèmes dont l’existence, cependant, est indéniable. Peu importe aux géomètres euclidiens de donner une définition ridicule du parallélisme : « deux lignes qui ne se rencontrent qu’à l’infini ». Ils se contentent de sourire lorsqu’on leur reproche leur solution insuffisante de la quadrature du cercle et ils se déclarent satisfaits lorsqu’ils ont représenté l’espace et le temps comme une succession de points occupés l’un après l’autre par un mobile. Les quantités définies seules les intéressent alors qu’elles ne sont que le reflet à l’infini de la même unité, le continu leur échappe et la qualité est pour eux un mot vide de sens. C’est cependant cette qualité et ce continu qui, seuls, peuvent nous permettre de nous élever au-dessus du monde vulgaire et d’entrevoir, par delà les prétendues certitudes scientifiques, la certitude définitive qui ne change jamais.
C’est ainsi qu’en accroissant toujours nos facultés mentales, l’infini et l’éternité se découvrent bien plutôt dans un moment dont il suffit d’accroître la puissance, que dans un passé ou dans un avenir dont l’éternité n’est qu’un pur mirage.
Ce fut, sous l’influence sans doute de souvenirs violents qui se rencontrèrent à certains instants dans ma pensée, qu’il me fut possible d’accomplir ainsi mes premiers voyages instantanés au pays de la quatrième dimension.
La découverte que je fis de la gare du Midi située en plein Paris, à côté des gares du Nord et de l’Est, ne fut point pour moi la première révélation de l’existence possible de « lieux du monde », comme on disait jadis, distincts de ceux que l’on voit habituellement et coexistants grâce à la quatrième dimension.
Je me souviens, par exemple, d’une certaine chambre verte dont je constatai l’existence indéniable durant mon enfance et qui était située exactement entre la dernière chambre donnant sur la façade d’un vieux château de province et la grande chambre qui venait tout aussitôt après et qui occupait l’aile tout entière du château.
À la réflexion, en se plaçant au point de vue ordinaire à trois dimensions, cette chambre ne donnait en somme par aucune porte sur le couloir central qui desservait toutes les pièces, et son existence était géométriquement impossible. Il n’en est pas moins vrai qu’aucun détail du mobilier de cette chambre verte, de style Empire, ne me fut inconnu et je me souviens, encore aujourd’hui.
des impressions espacées, mais très nettes, que j’en eus. Cela, du reste, ne m’étonna pas pendant de longues années, car on avait coutume d’abandonner certaines pièces que l’on n’ouvrait jamais et que consacraient pour toujours des souvenirs d’autrefois. À Paris, on ne peut concevoir l’existence de ces pièces oubliées, mais en province cela paraît tout naturel. C’est même là ce qui m’empêcha de m’intéresser plus particulièrement à la chambre verte durant cette période de ma vie. C’est pour cela aussi que je n’enregistre le fait qu’à titre de souvenir, sans vouloir en tirer d’autre conséquence.
Je ne veux citer également que pour la forme l’existence d’une maison abandonnée que je découvris un jour dans la forêt de Fougères et où je parcourus avec étonnement des pièces qui ne se construisaient pas géométriquement, des étages superposés qui, cependant, à l’intérieur, n’en faisaient qu’un. Depuis, j’ai compris que ces constructions s’expliquaient seulement par l’existence de l’espace à quatre dimensions, mais ceci ne devint évident pour moi que du jour où je découvris dans un quartier de Paris jusqu’alors inaccessible pour moi et placé en dehors de la vision habituelle à trois dimensions, une extraordinaire petite maison plate à deux issues dont une face donnait sur la place de la Concorde et l’autre sur la terrasse de Saint-Germain. J’emploie nécessairement cette absurde expression « maison plate » parce que je ne trouve pas dans notre langue de mots capables de décrire cette maison qui, pour la vision à trois dimensions, eût été invisible de profil, dont les façades ne pouvaient être aperçues que sous un certain angle et dont l’entrée et la sortie se confondaient, se distinguant seulement par les endroits géographiques nettement différents du monde à trois dimensions où elles conduisaient.
Il n’en est pas moins vrai qu’après une première révolte atavique de tout mon être, il me fut permis de parcourir en tous sens et le plus naturellement du monde le domaine merveilleux qui m’était offert. Au surplus, il ne s’agissait même pas pour moi de déplacement : l’espace semblait venir à moi. Cela n’avait rien ni de la lévitation dont on a tant parlé, ni du transport mental à distance. C’était quelque chose d’infiniment plus simple que tout cela : une solution de l’univers, imprévue et définitive. Mon immobilité était analogue à celle de l’axe géométrique d’une roue lancée à toute vitesse. Je me déplaçais en restant immobile. Mes mouvements n’étaient plus que des mouvements relatifs à moi-même. J’en bénéficiais suivant mon désir, sans y contribuer par le moindre effort.
Selon toute apparence, cette reconstruction du monde était due à la puissance de mes souvenirs intérieurs qui se complétaient et s’extériorisaient avec cette force que peut donner seule la pratique d’une mémoire visuelle particulièrement développée.
La seconde porte s’ouvrait sur la terrasse de Saint-Germain, mais il est bien évident que si mon désir se fût modifié, elle se fût ouverte en tout autre lieu.
Je n’ai pas besoin de vous dire que les préoccupations habituelles de notre vie moderne me parurent bientôt infiniment mesquines et sans but. L’idée que des milliers d’hommes avaient pu vivre jusque-là dans le monde sans bénéficier de sa vision complète me parut invraisemblable. Jusques à quand en serait-il ainsi ? Je ne tardai pas à comprendre que cette question même n’avait aucun sens et que, suivant l’aspect de la quatrième dimension, le monde ne pouvait avoir, à proprement parler, ni commencement ni fin.
Ce déplacement dans l’espace, pour employer l’expression commune, que je parvenais à effectuer au moyen de la quatrième dimension, rien ne m’empêchait de le réaliser également dans le temps. Et ce fut ainsi qu’il me fut permis d’entrer en relations avec ce qui fut et ce qui devait être, tout en restant immobile aux yeux du vulgaire qui ne comprend point l’extrême mobilité du philosophe immobile et de pouvoir explorer, suivant les caprices de ma seule volonté, ce que l’on appelle communément les âges futurs.