Voyage au pays de la quatrième dimension/Le jardin des planètes

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Bibliothèque-Charpentier (p. 203-210).

XXXII

LE JARDIN DES PLANÈTES

Le jour où le Grand Laboratoire Central commença à devenir tout-puissant, on sentit se développer, petit à petit, dans l’esprit de tous, la haine de ce que l’on appelait jadis, aux temps barbares, la Beauté. Déjà, aux époques les plus anciennes, les penseurs qui vivaient d’idées pures avaient exclu les poètes de leur république. Bien plus tard, au moment même des premiers balbutiements de la science nouvelle, on avait compris toute l’inutilité pratique des anciennes formules magiques, religieuses ou littéraires qui avaient bercé les premiers âges de l’humanité. Tout d’abord, on avait supprimé toutes les religions dont le symbolisme paraissait d’une naïveté excessive. Puis, on s’était attaqué petit à petit aux religions non moins puissantes, mais tout aussi naïves, de la littérature et des beaux-arts. Pourquoi inventer des histoires mensongères, pourquoi fabriquer de toutes pièces des héros imaginaires ? Les hommes de l’âge scientifique comprirent de moins en moins la nécessité de ces fables puériles qui ne correspondaient en rien aux réalités pratiques du moment et faisaient perdre à tous un temps précieux. Tout d’abord, les littérateurs et les artistes essayèrent eux-mêmes d’accommoder leurs productions au goût du jour, en offrant au public des analyses rigoureusement exactes de la vie, des rapports scientifiques minutieusement établis d’après nature, ou des œuvres d’art décoratif s’appliquant étroitement aux besoins immédiats de la vie. Mais on ne tarda pas à comprendre que tout ceci n’était qu’illusions inutiles et le fossé se creusa, définitif et profond, entre les beaux-arts d’autrefois et les rêves scientifiques du monde nouveau. Bientôt, l’idéal s’étant entièrement déplacé, on ne put considérer sans souffrance les monuments anciens, surchargés de figures fétichistes destinées, sans doute, à conjurer le mauvais sort, on ne put lire sans dégoût les mensonges littéraires des grands poètes de jadis qui essayaient de masquer leurs sensations propres et leurs aventures personnelles sous la figure inexacte de héros imaginaires. L’élégance fut désormais tout entière dans l’utilité des lignes ou dans l’indication du mouvement : la beauté fut dans la force, le charme dans la vitesse.

Toutefois, à cette époque de transition, toutes les expériences qui furent faites ne furent pas exclusivement scientifiques ou disgracieuses. Il y en eut de fort jolies qui eussent séduit les poètes des temps passés.

Sans doute, lors des premières extériorisations de force nerveuse provoquées par la lévitation, il y eut dans le monde scientifique certains phénomènes bien faits pour effrayer les âmes sensibles. Suivant l’imagination des personnes présentes, la force nerveuse éparse dans l’air se matérialisait sous les aspects les plus divers. Tantôt, c’était des larves immondes, des animaux effarants, d’immenses protozoaires visqueux qui, parfois, empruntaient la forme d’objets inanimés ou d’instruments scientifiques.

Les confusions qui s’établirent entre les objets matériels et les êtres vivants ne tardèrent pas cependant à fournir de précieuses indications sur la nature des choses. On comprit rapidement que si la personnalité humaine pouvait se dédoubler, celle des bêtes, des plantes et même des objets matériels pouvait également supporter le même dédoublement.

On sait comment, durant cette période d’essais, certaines gens contractèrent l’habitude de déplacer, pour leurs voyages, leur seul corps immatériel, quitte à l’incarner pendant quelques heures, à l’étape, dans un corps matériel vide pour la circonstance, que leur prêtait un aubergiste. Ces voyages, bientôt interdits par le Grand Laboratoire Central en raison des désordres qu’ils provoquaient dans l’État, furent cependant tolérés, dans des conditions limitées, à l’époque des villégiatures et dans un endroit spécialement désigné par les Savants absolus et qui prit le nom de Jardin des planètes. Ce fut à cette époque une mode fort curieuse et que lancèrent certaines personnes sensibles, des littérateurs, des poètes qui conservaient encore le culte des émotions du temps passé.

Chaque année ils prirent volontiers l’habitude de s’incarner pendant quelques jours ou durant toute la période des vacances, dans des corps matériels d’animaux ou de fleurs. Cette coutume délicate et charmante nécessita d’infinies précautions et toute une organisation spéciale. On fut obligé de préparer à cet effet des corps de fleurs ou d’animaux, d’en expulser la personnalité immatérielle pour permettre aux gens épris de repos ou de rêverie d’occuper momentanément ces fragiles abris. Et le Jardin fut surveillé d’une façon toute spéciale pour qu’aucun accident ne vînt troubler ces paisibles retraites.

Certaines personnes passaient ainsi des semaines exquises dans la même serre ou dans la même prairie, jouissant pleinement de tous les avantages de la vie animale ou végétale, mieux que n’avaient pu le faire les dames d’autrefois qui jouaient à la bergère, abusant même parfois, sans retenue, des corps d’emprunt qui n’étaient pas les leurs.

Cette mode délicate adoucit un peu les rigueurs de la période scientifique encore à ses débuts et l’on ne peut s’empêcher de constater, à ce propos, combien toutes ces possibilités scientifiques avaient été pressenties, jadis, d’une façon obscure par les religions antiques et par les spirites naïfs du dix-neuvième ou du vingtième siècle. Lorsque les Égyptiens plaçaient dans les tombeaux des objets usuels, des armes de combat et qu’ils respectaient la dépouille du mort, c’était avec l’intime conviction que les doubles matériels de tous ces objets seraient utilisés par le défunt dans sa seconde vie. Quant aux spirites qui croyaient à l’évocation des morts, ils aimaient également à se figurer volontiers que, dans leurs naïfs cimetières, l’âme d’une jeune fille morte viendrait cueillir l’âme des fleurs mortes que l’on apportait sur sa tombe.

Moi qui suis parvenu au pays de la quatrième dimension, je n’ai pas besoin de dire combien toutes ces croyances d’autrefois en la survivance paraissent primitives lorsque l’on sait que la mort n’existe pas, que la vie, si courte qu’elle paraisse, n’a aucune valeur en durée mais simplement en qualité, en dehors de toute notion enfantine de temps et d’espace.

Ces notions de dédoublement du corps et de l’esprit dont vécurent les croyances anciennes, se trouvaient donc réalisées, mais directement sur terre, pendant la vie. Elles n’étaient plus qu’un moyen de villégiature à la portée de tous, infiniment banal en somme et placé sous la surveillance directe d’un laboratoire scientifique.

Cette coutume charmante prit fin, cependant, elle aussi, d’une façon assez brusque, à la suite d’incidents pénibles qui désolèrent le Jardin des planètes.

On avait ainsi surnommé ce grand jardin entouré de murs parce qu’il contenait de gros fragments de matière interplanétaire, des bolides comme on disait autrefois, détachés peut-être d’autres mondes inconnus et qui étaient venus s’écraser une nuit sur notre terre, en cet endroit. Bientôt, ils avaient été entourés d’une végétation étrange, complètement inconnue jusqu’alors de nos naturalistes et qui était l’une des principales curiosités du Grand Muséum. On s’était imaginé que ces plantes étranges ou merveilleuses étaient des végétaux analogues aux nôtres et l’on n’hésita point, par attrait du mystère et de la nouveauté, à choisir ces plantes de préférence pour y placer les doubles de poètes en vacances. Tout d’abord, les choses se passèrent le mieux du monde ; puis on eut, avec effroi, quelques morts intellectuelles à enregistrer. Certains esprits en villégiature dans des plantes planétaires ne revinrent pas dans leur corps normal.

D’autres, qui revinrent, expliquèrent la lutte effroyable et sauvage qu’ils avaient eu à soutenir contre les esprits de ces plantes inconnues, qui représentaient, dans les mondes planétaires, les véritables habitants de ces pays étranges. On eut ainsi de curieux renseignements sur l’univers, mais on dut cesser en hâte ces villégiatures meurtrières qui coûtèrent la vie aux derniers poètes des temps passés.

Et l’on soupçonna même, à ce moment, les Savants absolus du Grand Laboratoire Central d’avoir prémédité ces morts étranges en surexcitant la curiosité des poètes, leurs ennemis séculaires, et de les avoir volontairement engagés dans une triste aventure dont ils ne devaient pas revenir.