Voyage autour du monde/Ch III

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Saillant & Nyon, libraires (p. 45-55).

Buenos Aires est située par trente-quatre degrés trente-cinq minutes de latitude australe ; sa longitude de soixante degrés cinq minutes à l’ouest de Paris a été déterminée par les observations astronomiques du P. Feuillée. Cette ville, régulièrement bâtie, est beaucoup plus grande qu’il semble qu’elle devrait l’être, vu le nombre de ses habitants, qui ne passe pas vingt mille, blancs, nègres et métis. La forme des maisons est ce qui donne tant d’étendue. Si l’on excepte les couvents, les édifices publics, et cinq ou six maisons particulières, toutes les autres sont très basses et n’ont absolument que le rez-de-chaussée. Elles ont d’ailleurs de vastes cours et presque toutes des jardins. La citadelle, qui renferme le gouvernement, est située sur le bord de la rivière et forme un des côtés de la place principale ; celui qui lui est opposé est occupé par l’hôtel de ville. La cathédrale et l’évêché sont sur cette même place où se tient chaque jour le marché public. Il n’y a point de port à Buenos Aires, pas même un môle pour faciliter l’abordage des bateaux. Les vaisseaux ne peuvent s’approcher de la ville à plus de trois lieues. Ils y déchargent leurs cargaisons dans des goélettes qui entrent dans une petite rivière nommée Rio Chuelo, d’où les marchandises sont portées en charrois dans la ville qui en est à un quart de lieue. Les vaisseaux qui doivent caréner ou prendre un chargement à Buenos Aires se rendent à la Encenada de Baragan, espèce de port situé à neuf ou dix lieues dans l’est-sud-est de cette ville.

Il y a dans Buenos Aires un grand nombre de communautés religieuses de l’un et de l’autre sexe. L’année y est remplie de fêtes de saints qu’on célèbre par des processions et des feux d’artifice. Les cérémonies du culte tiennent lieu de spectacles. Les moines nomment les premières dames de la ville Majordomes de leurs fondateurs et de la Vierge. Cette charge leur donne le droit et le soin de parer l’église, d’habiller la statue et de porter l’habit de l’ordre. C’est pour un étranger un spectacle assez singulier de voir dans les églises de Saint-François ou de Saint-Dominique des dames de tout âge assister aux offices avec l’habit de ces saints instituteurs.

Les jésuites offraient à la piété des femmes un moyen de sanctification plus austère que les précédents.

Ils avaient attenant à leur couvent une maison nommée la Casa de los ejercicios de las mujeres, c’est-à-dire la maison des exercices des femmes. Les femmes et les filles, sans le consentement des maris ni des parents, venaient s’y sanctifier par une retraite de douze jours.

Elles y étaient logées et nourries aux dépens de la compagnie. Nul homme ne pénétrait dans ce sanctuaire s’il n’était revêtu de l’habit de saint Ignace ; les domestiques, même du sexe féminin, n’y pouvaient accompagner leurs maîtresses. Les exercices pratiqués dans ce lieu saint étaient la méditation, la prière, les catéchismes, la confession et la flagellation. On nous a fait remarquer les murs de la chapelle encore teints du sang que faisaient, nous a-t-on dit, rejaillir les disciplines dont la pénitence armait les mains de ces Madeleines.

Au reste, la charité des moines ne fait point ici acception de personnes. Il y a des cérémonies sacrées pour les esclaves, et les dominicains ont établi une confrérie de nègres. Ils ont leurs chapelles, leurs messes, leurs fêtes, et un enterrement assez décent ; pour tout cela, il n’en coûte annuellement que quatre réaux par nègre agrégé. Les nègres reconnaissent pour patrons saint Benoît de Palepne et la Vierge, peut-être à cause de ces mots de l’Écriture, nigra sum, sed formosa, jilia Jerusalem. Le jour de leur fête ils élisent deux rois, dont l’un représente le roi d’Espagne, l’autre celui de Portugal, et chaque roi se choisit une reine. Deux bandes, armées et bien vêtues, forment à la suite des rois une procession, laquelle marche avec croix, bannières et instruments. On chante, on danse, on figure des combats d’un parti à l’autre, et on récite des litanies. La fête dure depuis le matin jusqu’au soir ; et le spectacle en est assez agréable.

Les dehors de Buenos Aires sont bien cultivés. Les habitants de la ville y ont presque tous des maisons de campagne qu’ils nomment quintas et leurs environs fournissent abondamment toutes les denrées nécessaires à la vie. J’en excepte le vin, qu’ils font venir d’Espagne ou qu’ils tirent de Mendoza, vignoble situé à deux cents lieues de Buenos Aires. Ces environs cultivés ne s’étendent pas fort loin ; si l’on s’éloigne seulement à trois lieues de la ville, on ne trouve plus que des campagnes immenses, abandonnées à une multitude innombrable de chevaux et de bœufs, qui en sont les seuls habitants. A peine, en parcourant cette vaste contrée, y rencontre-t-on quelques chaumières éparses, bâties moins pour rendre le pays habitable que pour constituer aux divers particuliers la propriété du terrain, ou plutôt celle des bestiaux qui le couvrent. Les voyageurs qui le traversent n’ont aucune retraite et sont obligés de coucher dans les mêmes charrettes qui les transportent et qui sont les seules voitures dont on se serve ici pour les longues routes. Ceux qui voyagent à cheval, ce qu’on appelle aller à la légère, sont le plus souvent exposés à coucher au bivouac au milieu des champs.

Tout le pays est uni, sans montagnes et sans autres bois que celui des arbres fruitiers. Situé sous le climat de la plus heureuse température, il serait un des plus abondants de l’univers en toutes sortes de productions s’il était cultivé. Le peu de froment et de maïs qu’on y sème y rapporte beaucoup plus que dans nos meilleures terres de France. Malgré ce cri de la nature, presque tout est inculte, les environs des habitations comme les terres les plus éloignées ; ou si le hasard fait rencontrer quelques cultivateurs, ce sont des nègres esclaves. Au reste, les chevaux et les bestiaux sont en si grande abondance dans ces campagnes que ceux qui piquent les bœufs, en prennent ce qu’ils peuvent en manger et abandonnent le reste qui devient la proie des chiens sauvages et des tigres : ce sont les seuls animaux dangereux de ce pays.

Les chiens ont été apportés d’Europe ; la facilité de se nourrir en pleine campagne leur a fait quitter les habitations, et ils se sont multipliés à l’infini. Ils se rassemblent souvent en troupe pour attaquer un taureau, même un homme à cheval, s’ils sont pressés par la faim. Les tigres ne sont pas en grande quantité, excepté dans les lieux boisés, et il n’y a que les bords des petites Rivières qui le soient. On connaît l’adresse des habitants de ces contrées à se servir du lasso et il est certain qu’il y a des Espagnols qui ne craignent pas d’enlacer des tigres : il ne l’est pas moins que plusieurs finissent par être la proie de ces redoutables animaux. J’ai vu à Montevideo une espèce de chat-tigre, dont le poil assez long est gris-blanc. L’animal est très bas sur jambes et peut avoir cinq pieds de longueur : il est dangereux, mais fort rare.

Le bois est très cher à Buenos Aires et à Montevideo.

On ne trouve dans les environs que quelques petits bois à peine propres à brûler. Tout ce qui est nécessaire pour la charpente des maisons, la construction et le radoub des embarcations qui naviguent dans la rivière vient du Paraguay en radeaux.

Les naturels, qui habitent cette partie de l’Amérique, au nord et au sud de la rivière de la Plata, sont du nombre de ceux qui n’ont pu être encore subjugués par les Espagnols et qu’ils nomment Indios bravos. Ils sont d’une taille médiocre, fort laids et presque tous galeux.

Leur couleur est très basanée et la graisse dont ils se frottent continuellement les rend encore plus noirs. Ils n’ont d’autre vêtement qu’un grand manteau de peau de chevreuil, qui leur descend jusqu’aux talons, et dans lequel ils s’enveloppent. Les peaux dont il est composé sont très bien passées : ils mettent le poil en dedans, et le dehors est peint de diverses couleurs. La marque distinctive des caciques est un bandeau de cuir dont ils se ceignent le front ; il est découpé en forme de couronne et orné de plaques de cuivre. Leurs armes sont l’arc et la flèche : ils se servent aussi du lasso et de boules. Ces Indiens passent leur vie à cheval et n’ont pas de demeures fixes, du moins auprès des établissements espagnols. Ils y viennent quelquefois avec leurs femmes pour y acheter de l’eau-de-vie et ils ne cessent d’en boire que quand l’ivresse les laisse absolument sans mouvement. Pour se procurer des liqueurs fortes, ils vendent armes, pelleteries, chevaux ; et quand ils ont épuisé leurs moyens, ils s’emparent des premiers chevaux qu’ils trouvent auprès des habitations et s’éloignent. Quelquefois ils se rassemblent en troupes de deux ou trois cents pour venir enlever les bestiaux sur les terres des Espagnols, ou pour attaquer les caravanes des voyageurs. Ils pillent, massacrent et emmènent en esclavage. C’est un mal sans remède : comment dompter une nation errante, dans un pays immense et inculte, où il serai même difficile de la rencontrer ?

D’ailleurs ces Indiens sont courageux, aguerris, et le temps n’est plus où un Espagnol faisait fuir mille Américains.

Il s’est formé depuis quelques années dans le nord de la rivière une tribu de brigands qui pourra devenir plus dangereuse aux Espagnols s’ils ne prennent des mesures promptes pour la détruire. Quelques malfaiteurs échappés à la justice s’étaient retirés dans le nord des Maldonades ; des déserteurs se sont joints à eux : insensiblement le nombre s’est accru ; ils ont pris des femmes chez les Indiens et commencé une race qui ne vit que de pillage. Ils viennent enlever des bestiaux dans les possessions espagnoles pour les conduire sur les frontières du Brésil, où ils les échangent avec les Paulistes contre des armes et des vêtements. Malheur aux voyageurs qui tombent entre leurs mains. On assure qu’ils sont aujourd’hui plus de six cents. Ils ont abandonné leur première habitation et se sont retirés plus loin de beaucoup dans le nord-ouest.

Le gouverneur général de la province de La Plata réside, comme nous l’avons dit, à Buenos Aires. Dans tout ce qui ne regarde pas la mer, il est censé dépendre du vice-roi du Pérou ; mais l’éloignement rend cette dépendance presque nulle, et elle n’existe réellement que pour l’argent qu’il est obligé de tirer des mines du Potosi, argent qui ne viendra plus en pièces connues depuis qu’on a établi cette année même dans le Potosi un hôtel des monnaies. Les gouvernements particuliers du Tucuman et du Paraguay dépendent, ainsi que les fameuses missions des jésuites, du gouverneur général de Buenos Aires. Cette vaste province comprend en un mot toutes les possessions espagnoles à l’est des Cordillères, depuis la rivière des Amazones jusqu’au détroit de Magellan. Il est vrai qu’au sud de Buenos Aires il n’y a plus aucun établissement, la seule nécessité de se pourvoir en sel fait pénétrer les Espagnols dans ces contrées. Il part à cet effet tous les ans de Buenos Aires un convoi de deux cents charrettes, escorté par trois cents hommes ; il va par quarante degrés environ se charger de sel dans les lacs voisins de la mer, où il se forme naturellement.

Le commerce de la province de La Plata est le moins riche de l’Amérique espagnole ; cette province ne produit ni or ni argent et ses habitants sont trop peu nombreux pour qu’ils puissent tirer du sol tant d’autres richesses qu’il renferme dans son sein ; le commerce même de Buenos Aires n’est pas aujourd’hui ce qu’il était il y a dix ans : il est considérablement déchu depuis que ce qu’on y appelle l’internation des marchandises n’est plus permise, c’est-à-dire depuis qu’il est défendu de faire passer les marchandises d’Europe par terre de Buenos Aires dans le Pérou et le Chili ; de sorte que les seuls objets de son commerce avec ces deux provinces sont aujourd’hui le coton, les mules et le maté ou l’herbe du Paraguay. L’argent et le crédit des négociants de Lima ont fait rendre cette ordonnance contre laquelle réclament ceux de Buenos Aires. Le procès est pendant à Madrid, où je ne sais quand ni comment on le jugera. Cependant Buenos Aires est riche, j’en ai vu sortir un vaisseau de registre avec un million de piastres ; et si tous les habitants de ce pays avaient le débouché de leurs cuirs avec l’Europe, ce commerce seul suffirait pour les enrichir. Avant la dernière guerre il se faisait ici une contrebande énorme avec la colonie du Saint-Sacrement, place que les Portugais possèdent sur la rive gauche du fleuve, presque en face de Buenos Aires ; mais cette place est aujourd’hui tellement resserrée par les nouveaux ouvrages dont les Espagnols l’ont enceinte que la contrebande avec elle est impossible s’il n’y a connivence ; les Portugais même qui l’habitent sont obligés de tirer par mer leur subsistance du Brésil. Enfin ce poste est ici à l’Espagne, à l’égard des Portugais, ce que lui est en Europe Gibraltar à l’égard des Anglais.

La ville de Montevideo, établie depuis quarante ans, est située à la rive septentrionale du fleuve, trente lieues au-dessus de son embouchure, et bâtie sur une presqu’île qui défend des vents d’est une baie d’environ deux liques de profondeur sur une de largeur à son entrée. A la pointe occidentale de cette baie est un mont isolé, assez élevé, lequel sert de reconnaissance et a donné le nom à la ville ; les autres terres qui l’environnent sont très basses. Le côté de la plaine est défendu par une citadelle : plusieurs batteries protègent le côté de la mer et le mouillage ; il y en a même une au fond de la baie sur une île fort petite, appelée l’île aux Français. Le mouillage de Montevideo est sûr, quoiqu’on y essuie quelquefois des pamperos, qui sont des tourmentes de vent de sud-ouest, accompagnés d’orages affreux.

Montevideo a un gouverneur particulier, lequel est immédiatement sous les ordres du gouverneur général de la province. Les environs de cette ville sont presque incultes et ne fournissent ni froment ni maïs ; il faut faire venir de Buenos Aires la farine, le biscuit et les autres provisions nécessaires aux vaisseaux. Dans les jardins, soit de la ville, soit des maisons qui en sont voisines, on ne cultive presque aucun légume ; on y trouve seulement des melons, des courges, des figues, des pêches, des pommes et des coings en grande quantité. Les bestiaux y sont dans la même abondance que dans le reste de ce pays ; ce qui, joint à la salubrité de l’air, rend la relâche à Montevideo excellente pour les équipages ; on doit seulement y prendre des mesures contre la désertion. Tout y invite le matelot, dans un pays où la première réflexion qui le trappe en mettant pied à terre c’est que l’on y vit presque sans travail. En effet, comment résister à la comparaison de couler dans le sein de l’oisiveté des jours tranquilles sous un climat heureux, ou de languir affaissé sous le poids d’une vie constamment laborieuse et d’accélérer dans les travaux de la mer les douleurs d’une vieillesse indigente ?