Voyage autour du monde/Ch XIII

La bibliothèque libre.
Saillant & Nyon, libraires (p. 390-411).

Le temps des maladies, qui commence ici ordinairement à la fin de la mousson de l’est, et les approches de la mousson pluvieuse de l’ouest nous avertissaient de ne rester à Batavia que le moins qu’il nous serait possible. Toutefois, malgré l’impatience où nous étions d’en sortir au plus tôt, nos besoins devaient nous y retenir un certain nombre de jours et la nécessité d’y faire cuire du biscuit, qu’on ne trouva pas tout fait, nous arrêta plus longtemps encore que nous n’avions compté. Il y avait dans la rade, à notre arrivée, treize ou quatorze vaisseaux de la Compagnie de Hollande, dont un portait le pavillon amiral. C’est un vieux vaisseau qu’on laisse pour cette destination ; il a la police de la rade et rend les saluts à tous les vaisseaux marchands. J’avais déjà envoyé un officier pour rendre au général compte de notre arrivée, lorsqu’il vint à bord un canot de ce vaisseau-amiral, avec je ne sais quel papier écrit en hollandais. Il n’y avait point d’officier dedans le canot, et le patron, qui sans doute en faisait les fonctions, me demanda qui nous étions et une déposition écrite et signée de moi. Je lui répondis que j’avais envoyé faire ma déclaration à terre, et je le congédiai.

Il revint peu de temps après, insistant sur sa première demande ; je le renvoyai une seconde fois avec la même réponse, et il se le tint pour dit. L’officier qui était allé chez le général ne fut de retour qu’à neuf heures du soir. Il n’avait point vu Son Excellence qui était à la campagne, et on l’avait conduit chez le sabandar ou introducteur des étrangers, qui lui donna rendez-vous au lendemain et lui dit que si je voulais descendre à terre il me conduirait chez le général.

Les visites, dans ce pays, se font de bonne heure, l’excessive chaleur y contraint. Nous partîmes à six heures du matin, conduits par le sabandar, M. Vanderluys, et nous allâmes trouver M. Van der Para, général des Indes orientales, lequel était dans une de ses maisons de plaisance à trois lieues de Batavia. Nous vîmes un homme simple et poli, qui nous reçut à merveille et nous offrit tous les secours dont nous pouvions avoir besoin. Il ne parut ni surpris ni fâché que nous eussions relâché aux îles Moluques ; il approuva même beaucoup la conduite du résident de Boëro et ses bons procédés à notre égard. Il consentit à ce que je misse nos malades à l’hôpital de la Compagnie et il envoya sur-le-champ l’ordre de les y recevoir. A l’égard des fournitures nécessaires aux vaisseaux du roi, il fut convenu qu’on remettrait les états de demandes au sabandar, qui serait chargé de nous pourvoir de tout. Un des droits de sa charge était de gagner et avec nous et avec les fournisseurs. Lorsque tout fut réglé, le général me demanda si je ne saluerais pas le pavillon ; je lui répondis que je le ferais, à condition que ce serait la place qui rendrait le salut et coup pour coup. “Rien n’est plus juste, me dit-il, et la citadelle a les ordres en conséquence.” Dès que Je fus de retour à bord, nous saluâmes de quinze coups de canon, et la ville répondit par le même nombre.

Je fis aussitôt descendre à l’hôpital les malades des deux navires au nombre de vingt-huit, les uns encore affectés du scorbut, les autres, en plus grand nombre, attaqués du flux de sang. On travailla aussi à remettre au sabandar l’état de nos besoins, en biscuit, vin, farine, viande fraîche et légumes, et je le priai de nous faire fournir notre eau par les chalands de la Compagnie.

Nous songeâmes en même temps à nous loger en ville pour le temps de notre séjour. C’est ce que nous fîmes dans une grande et belle maison, que l’on appelle iner logment, dans laquelle on est logé et nourri pour deux risdales par jour, non compris les domestiques ; ce qui fait près d’une pistole de notre monnaie. Cette maison appartient à la Compagnie, qui l’afferme à un particulier, lequel a, par ce moyen, le privilège exclusif de loger tous les étrangers. Cependant les vaisseaux de guerre ne sont pas soumis à cette loi ; et, en conséquence, l’état-major de L’Étoile s’établit en pension dans une maison bourgeoise. Nous louâmes aussi plusieurs voitures, dont on ne saurait absolument se passer dans cette grande ville, voulant surtout en parcourir les environs plus beaux infiniment que la ville même. Ces voitures de louage sont à deux places, traînées par deux chevaux, et le prix, chaque jour, en est un peu plus de dix francs.

Nous rendîmes en corps, le troisième jour de notre arrivée, une visite de cérémonie au général, que le sabandar en avait prévenu. Il nous reçut dans une seconde maison de plaisance, nommée Jacatra, laquelle est à peu près au tiers de la distance de Batavia à la maison où j’avais été le premier jour. Je ne saurais mieux comparer le chemin qui y mène qu’aux plus beaux boulevards de Paris, en les supposant encore embellis à droite et à gauche par des canaux d’une eau courante. Nous eussions dû faire aussi d’autres visites d’étiquette, introduits de même par le sabandar, savoir chez le directeur général, chez le président de justice, et chez le chef de la marine. M. Vanderluys ne nous en dit rien et nous n’allâmes visiter que le dernier.

Quoique cet officier n’ait au service de la Compagnie que le grade de contre-amiral, il est néanmoins vice-amiral des États, par une faveur particulière du stathouder. Ce prince a voulu distinguer ainsi un homme de qualité que le dérangement de sa fortune a forcé de quitter la marine des É tats qu’il a bien servis, pour venir prendre ici le poste qu’il y occupe.

Le chef de la marine est membre de la haute régence, dans les assemblées de laquelle il a séance et voix délibératrice pour les affaires de marine ; il jouit aussi de tous les honneurs des edel-heers. Celui-ci tient un grand état, fait bonne chère et se dédommage des mauvais moments qu’il a souvent passés à la mer en occupant une maison délicieuse hors de la ville.

Pendant que nous restâmes ici, les principaux de Batavia s’empressèrent à nous en rendre le séjour agréable. De grands repas à la ville et à la campagne, des concerts, des promenades charmantes, la variété de cent objets réunis ici et presque tous nouveaux pour nous, le coup d’œil de l’entrepôt du plus riche commerce de l’univers ; mieux que cela, le spectacle de plusieurs peuples qui, bien qu’opposés entièrement pour les mœurs, les usages, la religion, forment cependant une même société ; tout concourait à amuser les yeux, à instruire le navigateur, à intéresser même le philosophe. Il y a de plus ici une comédie qu’on dit assez bonne ; nous n’avons pu juger que de la salle qui nous a paru jolie : n’entendant pas la langue, ce fut bien assez pour nous d’y aller une fois. Nous fûmes infiniment plus curieux des comédies chinoises quoique nous n’entendissions pas mieux ce qui s’y débitait ; il ne serait pas fort agréable de les voir tous les jours, mais il faut en avoir vu une de chaque genre. Indépendamment des grandes pièces qui se représentent sur un théâtre, chaque carrefour dans le quartier chinois a ses tréteaux, sur lesquels on joue tous les soirs des petites pièces et des pantomimes. Du pain et des spectacles, demandait le peuple romain ; il faut aux Chinois du commerce et des farces. Dieu me garde de la déclamation de leurs acteurs et actrices qu’accompagnent toujours quelques instruments. C’est la charge du récitatif obligé, et je ne connais que leurs gestes qui soient encore plus ridicules. Au reste, quand je parle de leurs acteurs, c’est improprement ; ce sont des femmes qui font les rôles d’hommes. Au surplus, et on en tirera telles conclusions qu’on voudra, j’ai vu les coups de bâton prodigués sans mesure sur les planches chinoises y avoir un succès tout aussi brillant que celui dont ils jouissent à la comédie italienne et chez Nicolet.

Nous ne nous lassions point de nous promener dans les environs de Batavia. Tout Européen, accoutumé même aux plus grandes capitales, serait étonné de la magnificence de ses dehors. Ils sont enrichis de maisons et de jardins superbes, entretenus avec ce goût et cette propreté qui frappent dans tous les pays hollandais. Je ne craindrai pas de dire qu’ils surpassent en beauté et en richesses ceux de nos plus grandes villes de France, et qu’ils approchent de la magnificence des environs de Paris. Je ne dois pas oublier un monument qu’un particulier y a élevé aux muses. Le sieur Mohr, premier curé de Batavia, homme riche à millions, mais plus estimable par ses connaissances et son goût pour les sciences, y a fait construire, dans le jardin d’une de ses maisons, un observatoire qui honorerait toute maison royale. Cet édifice, qui est à peine fini, lui a coûté des sommes immenses. Il fait mieux encore, il y observe lui-même. Il a tiré d’Europe les meilleurs instruments en tout genre, nécessaires aux observations les plus délicates, et il est en état de s’en servir. Cet astronome, le plus riche sans contredit des enfants d’Uranie, a été enchanté de voir M. Verron. Il a voulu qu’il passât les nuits dans son observatoire ; malheureusement il n’y en a pas eu une seule qui ait été favorable à leurs désirs. M. Mohr a observé le dernier passage de Vénus, et il a envoyé ses observations à l’Académie de Harlem ; elles serviront à déterminer avec précision la longitude de Batavia.

Il s’en faut bien que cette ville, quoique belle, réponde à ce qu’annoncent ses dehors. On y voit peu de grands édifices, mais elle est bien percée ; les maisons sont commodes et agréables ; les rues sont larges et ornées la plupart d’un canal bien revêtu et bordé d’arbres, qui sert à la propreté et à la commodité. Il est vrai que ces canaux entretiennent une humidité malsaine qui rend le séjour de Batavia pernicieux aux Européens. On attribue aussi en partie le danger de ce climat à la mauvaise qualité des eaux ; ce qui fait que les gens riches ne boivent ici que des eaux de Selse, qu’ils font venir de Hollande à grands frais. Les rues ne sont point pavées, mais de chaque côté il y a un large et beau parapet revêtu de pierres de taille ou de briques, et la propreté hollandaise ne laisse rien à désirer pour l’entretien de ces trottoirs. Je ne prétends pas, au reste, donner une description détaillée de Batavia, sujet épuisé tant de fois. On aura l’idée de cette ville fameuse en sachant qu’elle est bâtie dans le goût des belles villes de la Hollande, avec cette différence que les tremblements de terre imposent la nécessité de ne pas élever beaucoup les maisons, qui n’ont ici qu’un étage. Je ne décrirai point non plus le camp des Chinois, lequel est hors de la ville, ni la police à laquelle ils sont soumis, ni leurs usages, ni tant d’autres choses déjà dites et redites. On est frappé du luxe établi à Batavia ; la magnificence et le goût qui décorent l’intérieur de presque toutes les maisons annoncent la richesse des habitants.

Ils nous ont cependant dit que cette ville n’était plus, à beaucoup près, ce qu’elle avait été. Depuis quelques années, la Compagnie y a défendu aux particuliers le commerce d’Inde en Inde, qui était pour eux la source d’une immense circulation de richesses. Je ne juge point ce nouveau règlement de la Compagnie ; j’ignore ce qu’elle gagne à cette prohibition. Je sais seulement que les particuliers attachés à son service ont encore le secret de tirer trente, quarante, cent, jusqu’à deux cent mille livres de revenu d’emplois qui ont de gages quinze cents, trois mille, six mille livres au plus. Or presque tous les habitants de Batavia sont employés de la Compagnie. Cependant il est sûr qu’aujourd’hui le prix des maisons, à la ville et à la campagne, est plus des deux tiers au-dessous de leur ancienne valeur. Toutefois Batavia sera toujours riche du plus au moins ; et par le secret dont nous venons de parler, et parce qu’il est difficile à ceux qui ont fait fortune ici de la faire repasser en Europe. Il n’y a de moyen d’y envoyer ses fonds que par la Compagnie qui s’en charge à huit pour cent d’escompte ; mais elle n’en prend que fort peu à la fois à chaque particulier. Ces fonds d’ailleurs ne se peuvent envoyer en fraude, l’espèce d’argent qui circule ici perdant en Europe vingt-huit pour cent. La Compagnie se sert de l’empereur de Java pour faire frapper une monnaie particulière qui est la monnaie des Indes.

Nulle part, dans le monde, les états ne sont moins confondus qu’à Batavia ; les rangs y sont assignés à chacun ; des marques extérieures les constatent d’une façon immuable et la sérieuse étiquette est plus sévère ici qu’elle ne le fut jamais à aucun congrès. La haute régence, le conseil de justice, le clergé, les employés de la Compagnie, les officiers de marine et enfin le militaire, telle y est la gradation des états.

La haute régence est composée du général qui y préside, des conseillers des Indes, dont le titre est edel-heers, du président du conseil de justice et de l’amiral. Elle s’assemble au château deux fois par semaine. Les conseillers des Indes sont aujourd’hui au nombre de seize, mais ils ne sont pas tous à Batavia. Quelques-uns ont les gouvernements importants du Cap de Bonne Espérance, de Ceylan, de la côte de Coromandel, de la partie orientale de Java, des Macassar et d’Amboine, et ils y résident. Ces edel-heers ont la prérogative de faire dorer en plein leurs voitures, devant lesquelles ils ont deux coureurs, tandis que les particuliers n’en peuvent avoir qu’un. Il faut, de plus, que tous les carrosses s’arrêtent quand ceux des edel-heers passent ; et alors, hommes et femmes sont obligés de se lever. Le général, outre cette distinction, est le seul qui puisse aller à six chevaux ; il est toujours suivi d’une garde à cheval, ou au moins des officiers de cette garde et de quelques ordonnances ; lorsqu’il passe, hommes et femmes sont obligés de descendre de leurs voitures, et il n’y a que celles des edel-heers qui chez lui puissent entrer jusqu’au perron. Ils ont seuls les honneurs du Louvre.

J’en ai vu quelques-uns assez sensés pour rire en particulier avec nous de ces magnifiques prérogatives.

Le conseil de justice juge souverainement et sans appel, au civil comme au criminel. Il y a vingt ans qu’il condamna à mort un gouverneur de Ceylan. Cet edel-heer fut convaincu d’avoir commis d’horribles concussions dans son gouvernement et exécuté à Batavia dans la place qui est vis-à-vis de la citadelle. Au reste, la nomination du général des Indes, celle des edel-heers et des conseillers de justice vient d’Europe. Le général et la haute régence de Batavia proposent aux autres emplois, et leur choix est toujours ratifié en Hollande.

Toutefois, le général nomme en dernier ressort à toutes les places militaires. Un des plus considérables et des meilleurs emplois pour le revenu, après les gouvernements, est celui de commissaire de la campagne. Cet officier a l’inspection sur tout ce qui fait le domaine de la Compagnie dans l’île de Java, même sur les possessions et la conduite des divers souverains de l’île ; il a de plus la police absolue sur les Javans sujets de la Compagnie. Cette police est fort sévère, et les fautes un peu graves sont punies de supplices rigoureux. La constance des Javans à souffrir des tourments barbares est incroyable ; mais, quand on les exécute, il faut leur laisser des caleçons blancs et surtout ne pas leur trancher la tête. La Compagnie même compromettrait son autorité en refusant d’avoir pour eux cette complaisance ; les Javans se révolteraient. La raison en est simple : comme il est de foi dans leur religion qu’ils seraient mal reçus dans l’autre monde s’ils arrivaient décapités et sans caleçons blancs, ils osent croire que le despotisme n’a de droit sur eux que dans celui-ci.

Un autre emploi fort recherché, dont les fonctions sont belles et le revenu considérable, c’est celui de sabandar ou ministre des étrangers. Ils sont deux, le sabandar des chrétiens et celui des païens. Le premier est chargé de tout ce qui regarde les étrangers européens. Le second a le détail de toutes les affaires relatives aux diverses nations de l’Inde, en y comprenant les Chinois. Ceux-ci sont les courtiers de tout le commerce intérieur de Batavia, où leur nombre passe aujourd’hui celui de cent mille. C’est aussi à leur travail et à leurs soins que les marchés de cette grande ville doivent l’abondance qui y règne depuis quelques années. Tel est, au reste, l’ordre des emplois au service de la Compagnie, assistant, teneur de livres, sous-marchand, marchand, grand marchand, gouverneur. Tous ces grades civils ont un uniforme, et les grades militaires ont une espèce de correspondance avec eux. Par exemple, le major a rang de grand marchand, le capitaine de sous-marchand, etc., mais les militaires ne peuvent jamais parvenir aux places de l’administration sans changer d’état. Il est tout simple que, dans une Compagnie de commerce, le corps militaire n’ait aucune influence. On ne l’y regarde que comme un corps soudoyé, et cette idée est ici d’autant plus juste qu’il n’est entièrement composé que d’étrangers.

La Compagnie possède en propre une portion considérable de l’île de Java. Toute la côte du nord à l’est de Batavia lui appartient. Elle a réuni, depuis plusieurs années, à son domaine, l’île Maduré, dont le souverain s’était révolté, et le fils est aujourd’hui gouverneur de cette même île dont son père était roi. Elle a de même profité de la révolte du roi de Balimbuam pour s’approprier cette belle province qui fait la pointe orientale de Java. Ce prince, fière de l’empereur, honteux d’être soumis à des marchands et conseillé, dit-on, par les Anglais qui lui avaient fourni des armes, de la poudre, et même construit un fort, voulut secouer le joug. Il en a coûté deux ans et de grandes dépenses à la Compagnie pour le soumettre, et cette guerre venait d’être terminée deux mois avant que nous arrivassions à Batavia. Les Hollandais avaient eu le désavantage dans une première bataille ; mais dans une seconde, le prince indien a été pris avec toute sa famille et conduit dans la citadelle de Batavia, où il est mort peu de jours après.

Son fils et le reste de cette famille infortunée devaient être embarqués sur les premiers vaisseaux, et conduits au cap de Bonne-Espérance, où ils finiront leurs jours sur l’île Roben.

Le reste de l’île Java est divisé en plusieurs royaumes. L’empereur de Java, dont la résidence est dans la partie méridionale de l’île, a le premier rang, ensuite le sultan de Mataran et le roi de Bantam. Tseribon est gouverné par trois rois vassaux de la Compagnie, dont l’agrément est aussi nécessaire aux autres souverains pour monter sur leur trône précaire. Il y a chez tous ces rois une garde européenne qui répond de leur personne. La Compagnie a de plus quatre comptoirs fortifiés chez l’empereur, un chez le sultan, quatre à Bantam et deux à Tseribon. Ces souverains sont obligés de donner à la Compagnie leurs denrées aux taux d’un tarif qu’elle-même a fait. Elle en tire du riz, des sucres, du café, de l’étain, de l’arak, et leur fournit seule l’opium dont les Javans font une grande consommation, et dont la vente produit des profits considérables.

Batavia est l’entrepôt de toutes les productions des Moluques. La récolte des épiceries s’y apporte tout entière ; on charge chaque année sur les vaisseaux ce qui est nécessaire pour la consommation de l’Europe et on brûle le reste. C’est ce commerce seul qui assure la richesse, je dirai même l’existence de la Compagnie des Indes hollandaises ; il la met en état de supporter les frais immenses auxquels elle est obligée, et les déprédations de ses employés aussi fortes que ses dépenses mêmes. C’est aussi sur ce commerce exclusif et sur celui de Ceylan qu’elle dirige ses principaux soins. Je ne dirai rien sur Ceylan que je ne connais pas ; la Compagnie vient d’y terminer une guerre ruineuse, avec plus de succès qu’elle n’a pu faire celle du golfe Persique, où ses comptoirs ont été détruits. Mais, comme nous sommes presque les seuls vaisseaux du roi qui aient pénétré dans les Moluques, on me permettra quelques détails sur l’état actuel de cette importante partie du monde, que son éloignement et le silence des Hollandais dérobent à la connaissance des autres nations.

On ne comprenait autrefois sous le nom de Moluques que les petites îles situées presque sous la ligne, entre quinze degrés de latitude sud et cinquante degrés de latitude nord, le long de la côte occidentale de Gilolo, dont les principales sont Ternate, Tidor, Mothier ou Mothir, Machian et Bachian. Peu à peu ce nom est devenu commun à toutes les îles qui produisaient des épiceries. Banda, Amboine, Ceram, Bouro et toutes les îles adjacentes ont été rangées sous la même dénomination, dans laquelle même quelques-uns ont voulu, mais sans succès, faire entrer Bouton et Célèbes. Les Hollandais divisent aujourd’hui ces pays, qu’ils appellent pays d’Orient, en quatre gouvernements principaux, desquels dépendent les autres comptoirs, et qui ressortissent eux-mêmes de la haute régence de Batavia. Ces quatre gouvernements sont Amboine, Banda, Ternate et Macassar.

D’Amboine, dont un edel-heer est gouverneur, relèvent six comptoirs ; savoir, sur Amboine même, Hila et Larique, dont les résidents ont, l’un le grade de marchand, l’autre celui de sous-marchand ; dans l’ouest d’Amboine, les îles Manipa et Boëro, sur la première desquelles est un simple teneur de livres, et sur la seconde notre bienfaiteur Hendrik Ouman, sous-marchand ; Haroeko, petite île à peu près dans l’est-sud-est d’Amboine, où réside un sous-marchand ; et enfin Saparoea, île aussi dans le sud-est et environ à quinze lieues d’Amboine. Il y réside un marchand, lequel a sous sa dépendance la petite île Neeslaw, où il détache un sergent et quinze hommes ; il y a un petit fort construit sur une roche à Saparoea et un bon mouillage dans une jolie baie. Cette île et celle de Neeslaw fourniraient en clous la cargaison d’un navire. Toutes les forces du gouvernement d’Amboine consistent dans le fond de cent cinquante hommes, aux ordres d’un capitaine, un lieutenant et cinq enseignes. Il y a de plus deux officiers et un ingénieur.

Le gouvernement de Banda est plus considérable pour les fortifications, et la garnison y est plus nombreuse ; le fond en est de trois cents hommes, commandés par un capitaine en premier, un capitaine en second, deux lieutenants, quatre enseignes et un officier d’artillerie. Cette garnison, ainsi que celle d’Amboine et des autres chefs-lieux, fournit tous les postes détachés. L’entrée à Banda est fort difficile pour qui ne la connaît pas. Il faut ranger de près la montagne de Gunongapi sur laquelle est un fort, en se méfiant d’un banc de roches qu’on laisse à bâbord. La passe n’a pas plus d’un mille de large, et on n’y trouve point de fond.

Il convient ensuite de ranger le banc pour aller chercher par huit ou dix brasses sous le fort London le mouillage dans lequel peuvent ancrer cinq ou six vaisseaux.

Trois postes dépendent du gouvernement de Banda Ouriën, où est un teneur de livres ; Wayer, où réside un sous-marchand ; et l’île Pulo Ry en Rhun, voisine de Banda, couverte aussi de muscades. C’est un grand marchand qui y commande. Il y a sur cette île un fort ; il n’y peut mouiller que des sloops, encore sont-ils sur un banc qui défend les approches du fort. Il faudrait même le canonner à la voile, car tout attenant le banc il n’y a plus de fond. Au reste, il n’y a point d’eau douce sur l’île, la garnison est obligée de la faire venir de Banda. Je crois que l’île Arrow est aussi dans le district de ce gouvernement. Il y a dessus un comptoir avec un sergent et quinze hommes, et la Compagnie en retire des perles. Il n’en est pas ainsi de Timor et Solor, qui bien qu’elles en soient voisines, ressortissent directement de Batavia. Ces îles fournissent du bois de santal. Il est assez singulier que les Portugais aient conservé un poste à Timor, et plus singulier encore qu’ils n’en tirent pas un grand parti.

Ternate a quatre comptoirs principaux dans sa dépendance ; savoir, Gorontalo, Manado, Limbotto et Xullabessie. Les résidents des deux premiers ont le grade de sousmarchands ; les seconds ne sont que teneurs de livres. Il en dépend en outre plusieurs petits postes commandés par des sergents. Deux cent cinquante hommes sont répartis dans le gouvernement de Ternate, aux ordres d’un capitaine, un lieutenant, neuf enseignes et un officier d’artillerie.

Le gouvernement de Macassar, sur l’île Célèbes, lequel est occupé par un edel-heer, a dans son département quatre comptoirs : Boelacomba en Bonthain et Bima, où résident deux sous-marchands ; Saleyer et Maros, dont les résidents ne sont que teneurs de livres.

Macassar ou Jonpandam est la plus forte place des Moluques ; toutefois les naturels du pays y resserrent soigneusement les Hollandais dans les limites de leur poste. La garnison y est composée de trois cents hommes, que commandent un capitaine en premier, un capitaine en second, deux lieutenants et sept enseignes.

Il y a aussi un officier d’artillerie. On ne trouve pas d’épiceries dans le district de ce gouvernement, à moins qu’il ne soit vrai que Button en produit, ce que je n’ai pu vérifier. L’objet de son établissement a été de s’assurer d’un passage qui est une des clefs des Moluques, et d’ouvrir avec Célèbes et Bornéo un commerce avantageux. Ces deux grandes îles fournissent aux Hollandais de l’or, de la soie, du coton, des bois précieux, et même des diamants, en échange pour du fer, des draps et d’autres marchandises de l’Europe ou de l’Inde.

Ce détail des différents postes occupés par les Hollandais dans les Moluques est à peu de chose près exact.

La police qu’ils y ont établie fait honneur aux lumières de ceux qui étaient alors à la tête de la Compagnie.

Lorsqu’ils en eurent chassé les Espagnols et les Portugais, succès qui avaient été le fruit des combinaisons les plus éclairées, du courage et de la patience, ils sentirent bien que ce n’était pas assez, pour rendre le commerce des épiceries exclusif, d’avoir éloigné des Moluques tous les Européens. Le grand nombre de ces îles en rendait la garde presque impossible, il ne l’était pas moins d’empêcher un commerce de contrebande des insulaires avec la Chine, les Philippines, Macassar et tous les vaisseaux interlopes qui voudraient le tenter. La Compagnie avait encore plus à craindre qu’on n’enlevât des plants d’arbres et qu’on ne parvînt à les faire réussir ailleurs. Elle prit donc le parti de détruire, autant qu’il serait possible, les arbres d’épiceries dans toutes ces îles, en ne les laissant subsister que sur quelques-unes qui fussent petites et faciles à garder ; alors tout se trouvait réduit à bien fortifier ces dépôts précieux. Il fallut soudoyer les souverains, dont cette denrée faisait le revenu, pour les engager à consentir à ce qu’on en anéantît ainsi la source. Tel est le subside annuel de vingt mille risdales que la Compagnie hollandaise paie au roi de Ternate et à quelques autres princes des Moluques. Lorsqu’elle n’a pu déterminer quelqu’un de ces souverains à permettre que l’on brûlât ses plants, elle les brûlait malgré eux, si elle était la plus forte, ou bien elle leur achetait annuellement les feuilles des arbres encore vertes, sachant bien qu’après trois ans de ce dépouillement les arbres périraient ; ce qu’ignorent sans doute les Indiens.

Par ce moyen, tandis que la cannelle ne se récolte que sur Ceylan, les îles Banda ont été seules consacrées à la culture de la muscade ; Amboine et Uleaster, qui y touchent, à la culture du girofle, sans qu’il soit permis d’avoir du girofle à Banda, ni de la muscade à Amboine. Ces dépôts en fournissent au-delà de la consommation du monde entier. Les autres postes des Hollandais dans les Moluques ont pour objet d’empêcher les autres nations de s’y établir, de faire des recherches continuelles pour découvrir et brûler les arbres d’épiceries et de fournir à la subsistance des seules îles où on les cultive. Au reste, tous les ingénieurs et marins employés dans cette partie sont obligés, en sortant d’emploi, de remettre leurs cartes et plans, et de prêter serment qu’ils n’en conservent aucun. Il n’y a pas longtemps qu’un habitant de Batavia a été fouetté, marqué et relégué sur une île presque déserte, pour avoir montré à un Anglais un plan des Moluques.

La récolte des épiceries se commence en décembre, et les vaisseaux destinés à s’en charger arrivent dans le courant de janvier à Amboine et Banda, d’où ils repartent pour Batavia en avril et mai. Il va aussi tous les ans deux vaisseaux à Ternate, dont les voyages suivent de même la loi des moussons. De plus, il y a quelques sénaus de douze ou quatorze canons destinés à croiser dans ces parages.

Chaque année, les gouverneurs d’Amboine et de Banda assemblent, vers la mi-septembre, tous les orencaies ou chefs de leurs départements. Ils leur donnent d’abord des festins et des fêtes qui durent plusieurs jours, et ensuite ils partent avec eux dans de grands bateaux nommés coracores, pour faire la tournée de leur gouvernement et brûler les plants d’épiceries inutiles. Les résidents des comptoirs particuliers sont obligés de se rendre auprès de leurs gouverneurs généraux et de les accompagner dans cette tournée qui finit ordinairement à la fin d’octobre ou au commencement de novembre et dont le retour est célébré par de nouvelles fêtes. Lorsque nous étions à Boëro, M. Ouman se disposait à partir pour Amboine avec les orencaies de son île.

Les Hollandais ont maintenant la guerre avec les habitants de Ceram, île riche en clous. Ces insulaires ne veulent point laisser détruire leurs plants, et ils ont chassé la Compagnie de tous les postes principaux qu’elle occupait sur leur terrain : elle n’a conservé que le petit comptoir de Savai, situé dans la partie septentrionale de l’île, où elle tient un sergent et quinze hommes. Les Ceramois ont des armes à feu et de la poudre, et tous, indépendamment d’un patois national, parlent bien le malais. Les Papous sont aussi continuellement en guerre avec la Compagnie et ses vassaux. On leur a vu des bâtiments armés de pierriers et montés de deux cents hommes. Le roi de Salviati, l’une de leurs plus grandes îles, vient d’être arrêté par surprise, comme il allait rendre hommage au roi de Ternate, duquel il est vassal, et les Hollandais le retiennent prisonnier.

Quoi de plus sage que le plan que nous venons d’exposer ? Quelles mesures pouvaient être mieux concertées pour établir et pour soutenir un commerce exclusif ? Aussi la Compagnie en jouit-elle depuis longtemps, et c’est à quoi elle doit cet état de splendeur qui la rend plus semblable à une puissante république qu’à une société de marchands. Mais, ou je me trompe fort, ou le temps n’est pas loin auquel ce commerce précieux doit recevoir de mortelles atteintes. J’oserai le dire, pour en détruire l’exclusion, il n’y a qu’à le vouloir. La meilleure sauvegarde des Hollandais est l’ignorance du reste de l’Europe sur l’état véritable de ces îles, et le nuage mystérieux qui enveloppe ce jardin des Hespérides. Mais il est des difficultés que la force de l’homme ne peut vaincre, et des inconvénients auxquels toute sa sagesse ne saurait remédier. Les Hollandais peuvent bien construire à Amboine et à Banda des fortifications respectables, ils peuvent les munir de garnisons nombreuses ; mais, après quelques années, des tremblements de terre, presque périodiques, viennent renverser de fond en comble tous ces ouvrages, et chaque année la malignité du climat emporte les deux tiers des soldats, matelots et ouvriers qu’on y envoie.

Voilà des maux sans remède. Les forts de Banda, bouleversés ainsi il y a trois ans, sont à peine reconstruits aujourd’hui ; ceux d’Amboine ne le sont pas encore. D’ailleurs la Compagnie a pu parvenir à détruire, dans quelques îles, une partie des épiceries connues ; mais il en est qu’elle ne connaît pas, et d’autres même qu’elle connaît et qui se défendent contre ses efforts.

Aujourd’hui les Anglais fréquentent beaucoup les parages des Moluques, et ce n’est assurément pas sans dessein. Il y avait plusieurs années que de petits bâtiments qui partaient de Bancoui étaient venus examiner les passages et prendre les connaissances relatives à cette navigation difficile. On a lu que les habitants de Button nous ont dit que trois navires anglais avaient depuis peu passé dans ce détroit ; nous avons aussi parlé des secours qu’ils ont donnés à l’infortuné souverain de Balimbuam, et il paraît certain que c’est d’eux aussi que les Ceramois tirent de la poudre et des armes ; ils leur avaient même construit un fort que le capitaine Le Clerc nous a dit avoir détruit, et dans lequel il a trouvé deux canons. En 1764, M. Watson, qui commandait le Kinsberg, frégate de vingt-six canons, vint à l’entrée de Savaï, s’y fit donner à coups de fusils un pilote pour le conduire au mouillage et commit beaucoup de vexations dans ce faible comptoir. Il fit aussi je ne sais quelle tentative chez les Papous, mais elle ne lui réussit pas.

Sa chaloupe fut enlevée par ces Indiens, et tous les Européens qui étaient dedans, y compris un garde de la marine qui la commandait, furent faits prisonniers et depuis attachés à des poteaux, circoncis et massacrés dans les tourments.

Il semble, au reste, que les Anglais ne veulent point cacher leurs projets à la Compagnie hollandaise. Il y a quatre ans qu’ils établissent un poste dans une des îles des Papous, nommée Soloc ou Tafara. J’ignore quel fut le fondateur de cet établissement mais les Anglais ne l’ont gardé que trois ans. Ils viennent de l’abandonner, et le gouverneur a passé à Batavia en 1768 sur le Patty, capitaine Dodwell, d’où il s’est rendu à Bancoul, où le Patty a coulé bas dans la rade. Ce poste fournissait des nids d’oiseaux, de la nacre, des dents d’éléphant, des perles et des tripans ou swalopps, espèce de glu ou d’écume dont les Chinois font grand cas. Ce que je trouve merveilleux, c’est qu’ils venaient vendre leurs cargaisons à Batavia, je le sais du négociant qui les y achetait. Le même homme m’a assuré que les Anglais avaient aussi des épiceries par le moyen de ce poste ; peut-être les tiraient-ils des Ceramois.

Pourquoi l’ont-ils abandonné ? C’est ce que j’ignore. Il se peut qu’ayant déjà levé un grand nombre de plants d’épiceries, les ayant transplantés dans quelqu’une de leurs possessions aux Indes, et se croyant assurés de leur réussite, ils aient abandonné un poste dispendieux, trop capable d’alarmer une nation et d’en éclairer une autre.

Nous apprîmes à Batavia les premières nouvelles des vaisseaux dont nous avions plusieurs fois dans notre voyage retrouvé la trace. M. Wallis y était arrivé en janvier 1768, et reparti presque aussitôt. M. Carteret, séparé involontairement de son chef, peu après être sorti du détroit de Magellan, a fait un voyage plus long de beaucoup, et dont je crois les aventures plus compliquées. Il est venu à Macassar à la fin de mars de la même année, ayant perdu presque tout son équipage et son vaisseau étant délabré. Les Hollandais n’ont pas voulu le souffrir à Jonpandam et l’ont renvoyé à Bontain, consentant avec peine à ce qu’il y prît des Maures pour remplacer les hommes qu’il avait perdus ; après deux mois de séjour dans l’île Célèbes, il s’est rendu le 3 juin à Batavia, où il a caréné, et d’où il n’est reparti que le 15 de septembre, c’est-à-dire douze jours seulement avant que nous y arrivassions. M. Carteret a peu parlé ici de son voyage ; il en a dit assez cependant pour qu’on ait su que dans un passage qu’il nomme le détroit de Saint-Georges, il a eu affaire avec des Indiens dont il montrait les flèches, qui ont blessé plusieurs de ses gens, entre autres son second, lequel est reparti de Batavia sans être guéri.

Il n’y avait pas plus de huit ou dix jours que nous étions à Batavia, lorsque les maladies commencèrent à s’y déclarer. De la santé la meilleure en apparence on passait en trois jours au tombeau. Plusieurs de nous furent attaqués de fièvres violentes, et nos malades n’éprouvaient aucun soulagement à l’hôpital. J’accélérai, autant qu’il m’était possible, l’expédition de nos besoins ; mais notre sabandar étant aussi tombé malade et ne pouvant plus agir, nous essuyâmes des difficultés et des lenteurs. Ce ne fut que le 16 octobre que je pus être en état de sortir, et j’appareillai pour aller mouiller en dehors de la rade ; L’Étoile ne devait avoir son biscuit que ce jour-là. Elle ne finit de l’embarquer qu’à la nuit, et dès que le vent le lui permit, elle vint mouiller auprès de nous. Presque tous les officiers de mon bord étaient ou déjà malades, ou ressentaient des dispositions à le devenir. Le nombre des dysenteries n’avait point diminué dans les équipages, et le séjour prolongé à Batavia eût certainement fait plus de ravages parmi nous que n’avait fait le voyage entier. Notre Tahitien, que l’enthousiasme de tout ce qu’il voyait avait sans doute préservé quelque temps de l’influence de ce climat pernicieux, tomba malade dans les derniers jours, et sa maladie a été fort longue, quoiqu’il ait eu pour les remèdes toute la docilité à laquelle pourrait se dévouer un homme né à Paris ; aussi, quand il parle de Batavia, ne la nomme-t-il que la terre qui tue, enoua maté.