Aller au contenu

Voyage autour du monde (Charles-Avila Wilson)/1

La bibliothèque libre.
La Compagnie d’imprimerie moderne (p. 3-18).

Chapitre I

MONTRÉAL — HONOLULU


MontréalChicagoGrand CanyonLos AngelesPasadenaSanta-BarbaraSan-Francisco. — Honolulu.


4 octobre 1920 — Il est 10 heures au cadran de la gare Windsor. Le timbre a sonné le départ du grand express de Montréal-Chicago — Soo train. À la grille, le contrôleur des billets invite, d’une voix de stentor, les voyageurs à monter en voiture. Il n’y a plus à tarder : il faut partir. Encore une bonne poignée de main à briser les doigts, encore une étreinte des parents et des amis qui sont venus saluer notre départ pour ce voyage si long, si lointain et en apparence si rempli de dangers, de difficultés : « Prenez, bien soin de votre santé ; pas d’extravagances ; pas d’imprudences. Pensez à nous ; écrivez-nous souvent et longuement. Nous ne vous oublierons pas. Heureux retour ». Braves cœurs !

C’est sous le coup d’une vive émotion, le cœur un peu serré, que nous sautons à bord. Nous nous installons pour la nuit dans notre compartiment, le No 13 du wagon qui lui-même porte le No 293. Avis aux superstitieux. J’ai pour compagnon, ma femme, la plus infatigable, la plus audacieuse voyageuse qui soit au monde.

5 octobre — Nous nous éveillons à Toronto. Dans l’après-midi, nous franchissons la frontière américaine par le tunnel de la rivière Sainte-Claire. Le rapide file à toute vapeur à travers un paysage monotone et traverse une plaine marécageuse dont les eaux s’écoulent paresseusement dans Battle Creek.

Nous entrons en gare de Chicago à dix heures du soir. Pour qui a vu New-York, Boston, Montréal, Washington et autres grandes villes américaines, la Reine de l’ouest n’offre rien de bien nouveau ; c’est du déjà vu : fumée, tapage, avenues congestionnées par la circulation. Nous fuyons le centre de la ville et courons vers ses quarante-cinq milles de parcs et de jardins fleuris où nous passons agréablement la journée.

6 octobre — À 7 heures 35 p.m., départ pour le Grand Canyon, Arizona. Nous traversons l’Illinois, le Kansas, l’Oklahoma, le New-Mexico. Du blé, du blé, du maïs, du maïs, de la luzerne, des troupeaux, des fermes prospères. Deux jours et trois nuits de chemin de fer et nous atteignons le Grand Désert. Triste contrée de rochers, de ravins, de plaines sablonneuses, de végétation rabougrie ; un pays de mines et de pétrole.

« Grand Canyon ! Hôtel El-Tovar ! » annonce le conducteur du train. Nous arrivons enfin.

En deux minutes nous sommes au bord de l’effroyable précipice.

Quel cataclysme a ouvert ce plateau à huit mille pieds au-dessus de la mer et creusé ce sillon cyclopéen de deux cents milles de longueur par dix milles de largeur et six mille pieds de profondeur ? Du fond de cet abîme surgissent des pics, des chaînes de montagnes dont les cimes ne dépassent pas les bords. Ces montagnes ont tous les aspects imaginables, toutes les couleurs de l’arc-en-ciel qui chatoient aux caprices infinis de la lumière. Des formes vagues, indécises, colossales, de châteaux, de cathédrales, d’amphithéâtres, de colisées, de forteresses, de bastions, de portiques, de mausolées, de stadiums, de pyramides, d’obélisques, de contreforts, de ravins, de grottes qui ont dû être habitées par des dinosauriens et des mastodontes, se dressent dans cette gorge titanique au fond de laquelle coule, comme un mince filet d’argent, la rivière Colorado, large de mille pieds pourtant. Sur ses rives se dessinent des hôtelleries, des campements, des club-houses et autres établissements de sport et d’amusement.

Attirés, captivés par le pittoresque aspect et l’effarante splendeur de cette tranchée des géants, l’œil fixement tendu vers la profondeur du précipice que le ciel si pur de l’Arizona couvre de sa voûte azurée, nous suivons les caravanes d’explorateurs qui cheminent en lentes et sinueuses théories, comme des expéditions de fourmis défilant à la queue-leu-leu. À certains endroits, l’effroyable gorge porte, en bordure de ses parois les plus saillantes, des remparts de cailloux cimentés de deux à trois pieds de hauteur : petits postes d’observation fort achalandés par ceux qui ne craignent pas le vertige car, voyez-vous, il y a là six mille pieds d’abîme coupé droit à pic sous vos yeux.

Cela n’empêche cependant pas les imprudences et les folies. Pendant que nous observions les effets du soleil couchant sur ce cataclysme fantastique, deux fous à lier, Rube et Tom, comme ils s’interpellent l’un l’autre, sont allés inscrire leur nom ou autre bêtise — c’est le mot — sur la pointe avancée d’une arête surplombant l’abîme et dont la forme particulière lui a valu le nom de navire de guerre (battleship).

Ils portaient le chapeau mexicain, la chemise rouge, le pantalon kaki et la botte du trailer. S’accrochant aux protubérances de la roche, aux racines de sapins rabougris, aux troncs rachitiques, ils descendaient ainsi aux flancs de l’escarpement à deux ou trois cents pieds. À certains moments, deux lignes à peine les séparaient de l’abîme et de la mort. Ils dirigeaient leur stupide démarche vers la pointe aiguë du battleship sur laquelle ils avaient planté un drapeau blanc, un mouchoir, quelques jours auparavant.

Ce mouchoir-drapeau a une histoire. Elle m’a été racontée par le chauffeur qui nous promenait à une vitesse de plus de trente milles à l’heure, autour de ce gouffre sans clôture, sans garde-fous, sans protection aucune. À certains endroits, l’auto passait à deux pieds du bord ; un faux mouvement et… je n’écrirais pas ce soir.

Une dame qui, pour cause, avait ses nerfs plus que tous, rappela le chauffeur à la raison. « Les journaux ont rapporté dernièrement, » dit-elle, « le cas d’une automobile qui a dévié de cette route-ci et fait le plongeon dans l’abîme avec tous ses occupants. » Il répondit cyniquement : « Ce n’est certainement pas moi qui conduisais cette auto, madame. » « D’accord, imbécile ! », avons-nous riposté en chœur.

Voici l’histoire du mouchoir que j’allais oublier.

Les garçons et presque tous les employés des services de l’hôtel El-Tovar sont des Japonais de Manille et n’aiment pas les Américains, depuis la prise des Philippines surtout. Il y a quelque temps, les petits nippons, pour ne pas rester en arrière des hauts faits et des prouesses des employés américains de l’hôtel, hissèrent, au péril de leur vie, leur drapeau national à la proue du battleship. Il n’en fallut pas plus pour allumer la guerre, surtout par ces temps-ci où les États-Unis et le Japon se surveillent de près. L’incident s’est vidé à coups de révolvers. Heureusement, des esprits plus calmes sont intervenus et la paix s’est rétablie sans l’intervention de la Société des Nations. Rube et son copain sont allés descendre le drapeau du Soleil Levant et l’ont remplacé par le drapeau blanc de la concorde, à la plus haute branche d’un sapin de quelques pieds de hauteur, qui sert de beaupré à ce battleship de roc mal ébauché.

Sous leurs pieds, des pierres se détachaient et roulaient avec fracas dans le gouffre. Je ne pus soutenir ce spectacle terrifiant et je reculai de quelques pas pour ne plus voir.

Pour comble, une mère anglaise ou américaine laissait son enfant, une petite fille de deux ou trois ans, jouer sur le mur de revêtement d’à peine un pied de largeur. Comme nous lui faisions remarquer le danger terrible que courait son enfant, elle répondit, fière : « Oh ! I know her, she won’t fall. » Du coup je m’enfuis et je choisis un poste où apparemment il y avait moins de téméraires observateurs.

Je voudrais m’attarder davantage à contempler cette merveille, mais il faut partir pour la Californie si nous voulons prendre le steamer le 16, à San-Francisco, pour Hawaï et le Japon.

Loin, loin, à l’horizon, se dresse le pic du mont San-Francisco, à quatorze mille pieds d’altitude. Nous sommes encore dans la région de la végétation rabougrie : cactus, aloès, brousse, ronces, sables, cailloux, torrents desséchés, rivières à sec, sur les fonds desquels trottent les Mexicains, les sauvages, les métis, à dos de mules et de bourriquets. Hier, nous avons traversé les réserves des Navajos, des Hopis, des Supais qui habitent des maisons en brique de terre crue. Assez jolis, doux et civilisés, ils vivent cependant à la mode indienne.

La route du chemin de fer Santa-Fé conduit au sud, à quelques cents milles de la frontière du Mexique. Deux jours et deux nuits durant, nous traversons un désert ininterrompu, aussi aride que le Sahara, avec cette différence que le sable, moins fin et moins léger, est plus réfractaire à l’action du vent ; de petits arbustes de deux à trois pieds de hauteur croissent ça et là par touffes et retiennent les dunes de silicate qui ondulent sous le vent. À l’époque des grandes pluies, les torrents ravagent les voies ferrées ; par bonheur, il pleut rarement. Les postes de ravitaillement, les gares, les mines s’approvisionnent d’eau par des trains-réservoirs. On tire l’eau de puits artésiens très profonds.

Les gares sont magnifiques ; les buffets, excellents, bien aménagés, bien approvisionnés. Tout le réseau ferroviaire du Santa-Fé est régi par le système Harvey : wagons-buffets, à la carte et à table d’hôte.

Sur le train, on cause politique ; c’est l’opinion admise, partagée par tout le monde que Harding va l’emporter par une immense majorité. La joute de baseball pour le championnat du monde passe toutefois avant la politique. On cause aussi whisky et prohibition. Même lorsqu’on traverse les États ultra-prohibitionnistes, comme le Kansas et l’Iowa, on sent que chacun a sa petite provision. L’hypocrisie, comme la contrebande, a ses compartiments secrets… jusque sur les chemins de fer. Vivant à Montréal, j’étais à leurs yeux le plus heureux des mortels.

10 octobre — Nous arrivons à Los Angeles après avoir franchi les quatre-vingts milles qui séparent cette ville de San-Bernardino. Nous voici en plein climat des tropiques, sous le ciel diaphane et chaud de la Californie. Des vergers de citronniers, d’orangers, de pruniers, des vignobles se déploient à perte de vue, symétriquement ordonnés. On se croit transporté en France, en Italie, en Espagne, en Algérie.

Nous séjournerons deux jours en ce lieu charmant ; nous en visiterons les alentours, et, mercredi matin, le Southern Pacifie nous transportera à San-Francisco, cependant que de notre pullman nous verrons se dérouler d’un côté les pittoresques rivages de la mer de Californie, de l’autre la riche moisson des vergers ployant sous les fruits savoureux. Dans le désert, il a fait un peu chaud : 85° sur le midi ; les nuits ont été froides ; il fait un temps de velours.

Los Angeles est une ville de sept cent mille âmes. Ses rues sont larges, pavées d’asphalte ou huilées. Les principales artères commerciales, Main, Broadway, sont presqu’aussi fréquentées que les avenues de même trafic à New-York et à Chicago, avec beaucoup plus d’ordre cependant. La population est hétérogène. On y croise des types parfaits de Mexicains, d’Espagnols. Ils retrouvent ici le climat de leur doux pays. On rencontre un peu partout des mousmés japonaises, aux yeux taillés en amandes ; elles portent le costume européen. Ce sera plus intéressant de les voir chez elles, dans leur île, emmitouflées dans leurs kimonos fleuris.

Sur le train, je fais la connaissance d’un Japonais, Sinichiro Susuki San, gérant d’une grande filature de coton, la Dai Nippon Boshoku Kaisha, de Tokio. Il s’embarque avec nous sur le Shinyo Maru. Il parle très bien l’anglais. Il a parcouru les Rocheuses et l’Ouest canadien dont il dit des merveilles. Nous nous promettons de longues conversations sur nos pays respectifs, durant les dix-huit jours de la traversée. Je sais déjà que ses sympathies sont acquises au Canada et à l’Angleterre.

Hier, nous sommes allés par le Pacific Electric Tramway à Pasadena, banlieue de Los Angeles, séjour favori de millionnaires ; résidences superbes entourées de jardins, comme on en voit aux cinémas. Ce sont, du reste, les originaux. C’est le pays par excellence de cet art nouveau qui a envahi l’univers. Nous sommes revenus de Pasadena, au coucher du soleil, par la route d’Oak Knoll. Sur un parcours d’une vingtaine de milles, nous avons traversé des orangeries dont les fruits commençaient à mûrir. On cueille aussi des tomates, des melons, tous les légumes ; la deuxième, la troisième ou la quatrième semence de l’année se mettent en terre. Ce pays produit toute l’année.

12 octobre — Aujourd’hui : excursion à l’Île Catalina, et nous partons demain pour San-Francisco. Il y a actuellement à San Pedro dix navires de guerre américains. C’est une station navale, probablement la plus importante de la côte du Pacifique. Long Beach est aussi un endroit intéressant à visiter, mais il ressemble à Old Orchard Beach, à toutes les stations balnéaires : piers, montagnes-russes, aéroplanes, casinos, cinémas.

13 octobre — Nous modifions notre itinéraire et quittons Los Angeles le mercredi matin, à 8 heures, afin de traverser la Californie de jour et atteindre San-Francisco le soir du quatorze. La compagnie du Southern Pacific fait circuler entre ces deux villes trois grands trains rapides de luxe : The Lark (L’alouette), The Sunset (le coucher du soleil) et The Coast Range (le côtier). Nous prîmes ce dernier qui voyage de jour. Ce que nous aurions perdu à voyager de nuit ! La longueur totale de la Californie est d’environ huit cents milles et notre train en parcourt près de cinq cents. Nous prenons la route de plaisance qui, sur plusieurs milles, côtoie le rivage de la mer.

Elle serpente dans la vallée qui se déploie entre les montagnes de l’intérieur et l’océan, montagnes peu élevées et d’une pente très douce. Pas un roc n’en déchire les flancs ou n’en crève les cimes. Entre cette chaîne et les Sierras Nevadas (monts neigeux) qui apparaissent à plusieurs milles à l’intérieur, mais suivent toujours la même direction nord-sud, se déroule une autre vallée que sillonne aussi le chemin de fer ; cette route est cependant moins attrayante. Au-delà des Sierras Nevadas le désert renaît, avec toute son aridité, jusqu’à l’Orégon et au-delà. C’est la saison d’hiver en cette heureuse vallée ; tout y est jaune comme à l’automne chez nous ; cependant, lorsqu’on voit les vergers, les légumes, les palmiers, les orangers, les citronniers, les pruniers, les abricotiers, les dattiers, les vignobles, les immenses feuilles des bananiers, les panaches blancs des pampas, frisés comme des plumes d’autruche, se balançant au vent — car il vente toujours ici, — il est facile à l’imagination de reverdir le gazon et les prés, de jaunir les moissons, de teindre les coteaux et refléter la délicieuse image de ce coin de paradis, aux époques de floréal, de prairial et de messidor. Toutes les stations hibernales de la Californie sont charmantes, mais je donne la palme (elle est bien facile à cueillir en ce pays des palmiers) à Santa-Barbara qui se baigne coquettement dans la mer. C’est un coin de la Riviera.

La plupart des noms de cette région sont espagnols : Santa-Barbara, Santa-Lena, Obispo, El Paso, Salinas, San-Miguel, Gatos, San-Pedro, San-Jose, Santa-Clara, Polo Alto, Del Monte. On voit, à différents endroits, les ruines des premiers établissements hispaniques, des monastères dont les murs en terre crue, adobe (prononcez adobi), ont résisté, depuis près de trois siècles, aux morsures du temps, mais les intempéries sont ici plus clémentes que chez nous ; voilà pourquoi les constructions les plus frêles résistent si longtemps.

Les rivières sont maintenant desséchées. Ce phénomène désole. Y a-t-il quelque chose de plus triste qu’une rivière sans eau ? Oui, répondraient plusieurs que je connais bien… un verreet rien dedans !…

C’est le pays des mines de mercure, d’argent, d’or et de pétrole. L’on voit des puits de pétrole creusés sur le bord de la mer tout près, à deux pas du rivage.

Nous sommes arrivés à San-Francisco, à l’heure précise. Un quart d’heure plus tard, nous étions installés dans une luxueuse chambre du Palace Hotel. Il porte véritablement son nom ; table excellente.

Le Shinyo Maru, l’un des plus forts tonnages qui font le service du Pacifique, est à son quai. Une spacieuse cabine de luxe, (le No 3) sur le pont promenade, nous est réservée ; nous l’habiterons dix-huit jours.

Employons de notre mieux les trois jours qui précèdent notre départ. Avant de quitter la terre d’Amérique pour nous… enfoncer en Orient, adressons un mot à nos proches, à nos amis. Rappelons-nous à leur souvenir ; leurs souhaits et leurs vœux de bon voyage nous ont porté bonheur jusqu’à présent ; ils continueront de nous être propices.

16 octobre — Le navire a levé l’ancre à midi. Nous quittons San-Francisco sans trop de regret. Elle n’a pas répondu à notre idéal, cette cité si vantée. Il semble qu’elle a eu de meilleurs jours. Ses rues sont larges, très larges, trop larges peut-être. Sur la rue Market, le tramway a quatre voies ; la circulation, quoique considérable, n’atteint pas les proportions de celle de Los Angeles, sa rivale, qui menace de la supplanter en importance, dans un temps très rapproché, si cela n’est déjà fait.

San-Francisco est malpropre. Nous avions pensé que le terrible tremblement de terre d’il y a quelques années et l’incendie qui s’ensuivit étaient un peu la cause du pitoyable état de certains quartiers, mais on nous informe qu’il ne reste presque plus trace de ce lamentable désastre, de sorte que la ville est dans son état normal. Son service de protection contre les incendies, paraît-il, ne laisse rien à désirer ; ce n’est pas sans besoin si j’en juge par le nombre des appels au feu durant notre court séjour. Dès qu’un appel sonne, une série de cloches d’alarme installées aux coins des rues du district dans lequel éclate l’incendie avertissent tramways, véhicules et piétons, et tout mouvement s’arrête jusqu’à ce que l’agent préposé à la régie de la circulation fasse taire les sonneries. Ce système existe à New-York, dit-on. C’est une excellente mesure contre les accidents.

À San-Francisco, comme dans tout le reste de la Californie, nous trouvons la trace des Espagnols. Cette ville fut fondée en 1776 par les Pères Missionnaires de l’Ordre de Saint-François — de là son nom de San-Francisco, — aussi par les soldats du Presidio. Elle fit peu de progrès à l’origine. Vers la troisième décade du dernier siècle, un poste de commerce y fut établi, à l’endroit connu sous le nom de Yerba Buena ; même en 1848, la population du poste ne comptait que quelques centaines d’habitants. La découverte de l’or, en 1849, changea la face des choses ; la ruée des aventuriers de tous acabits et de tous pays fut telle qu’à la fin de l’année la population avait augmenté de cinquante mille habitants. Suivirent : le Big Bonanza, la période de guerre civile, la spéculation monétaire effrénée, la construction du chemin de fer transcontinental, le Santa-Fé, le Southern Pacific et mille autres aventures. Depuis, San-Francisco n’a cessé de progresser, jusqu’à ce qu’elle ait atteint le chiffre d’un demi-million d’habitants. Toutefois, tout le monde s’accorde à dire que ce progrès ralentit maintenant et que Los Angeles, depuis le percement de Panama et l’annexion du port de mer de San-Diego, a donné un rude coup à la reine du Pacifique et menace de la détrôner.

À côté des hôtels somptueux on respire à plein nez le parfum particulier à l’Orient. Il y a dans San-Francisco autant de villes que de groupes de nationalités différentes. D’abord, c’est la ville chinoise, China-town. Tout voyageur est invité à la visiter. Je m’en garde bien, pour le bon motif que je vais bientôt voir l’originale : la Chine elle-même ; je ne tiens pas à la miniature.

En second lieu : la ville italienne, qui se décore du titre de Quartier latin. C’est un coin de Naples transporté des bords de la Méditerranée sur le rivage du Pacifique. La mandolina, il vino chianti et quelquefois il coltello — tout y est, c’est complet ; bien que l’on vive sous d’autres cieux on est toujours un peu de son pays.

Un autre endroit qui mérite une attention particulière est la Mission Dolorès, intéressante au double point de vue de l’histoire et de l’architecture. Le style mission s’y trouve partout, et, je le dis à sa louange, la population a le respect de ses antiquités. Au lieu de détruire tout ce qui rappelle l’ancien régime, les Américains dépensent de beaux deniers pour conserver les établissements que les Espagnols ont élevés sur la terre de l’Oncle Sam.

Du côté nord du passage de Golden Gate (la Porte d’Or), à l’entrée du port, s’élève le mont Tamalpaïs, à deux mille six cents pieds d’altitude. De la cime, on aperçoit en mer les navires à une très grande distance. Il y a là un observatoire maritime. À cinquante milles, au septentrion, se détachent sur l’horizon le mont Sainte-Hélène et le mont Shasta qui s’élancent à plus de quinze mille pieds au-dessus du niveau de la mer ; au sud : les monts Diablo et Hamilton, la chaîne de Santa-Cruz, dont le pic le plus élevé est Loma Prieta ; puis, dans le lointain, à cent cinquante milles, se découvrent, par les temps purs et clairs, les Sierras Nevadas.

Du côté est de la baie est sise Oakland, une ville de deux cent cinquante mille âmes ; elle est pratiquement un faubourg de San-Francisco. Ceux qui arrivent par le Santa-Fé traversent la baie sur les bateaux passeurs. L’orgueil du pays est l’Université de Californie, la deuxième du monde en importance. San-Francisco est construite sur plusieurs collines aussi élevées que le Mont-Royal. Les parcs, où fleurit la végétation tropicale durant toute l’année, sont de toute splendeur. Nous y avons respiré le parfum délicieux des magnolias en fleurs, au Golden Gâte Park. L’architecture des maisons résidentielles est unique en son genre et ressemble peu à celle de Los Angeles. C’est un mélange d’espagnol, d’italien et de français ; rien qui ressemble à la maison classique à petit portique de la Nouvelle-Angleterre.

Les musées sont plus intéressants par leur architecture que par leurs collections. Les millions ne réussiront jamais à dépeupler les musées du vieux monde, qui conserveront toujours leurs plus beaux chefs-d’œuvre. Si le cousin Jonathan veut rivaliser avec l’Europe dans les beaux-arts, qu’il se mette à l’œuvre et qu’il produise. Il y arrivera, sans doute, comme les autres peuples. Attendons qu’il ait plus vécu ; il est déjà bien lancé, quoi qu’on en dise. Je vois ici des édifices qui ne dépareraient pas les Champs-Élysées, et des coins de grève aussi beaux que ceux de Cannes et de Nice. Les plages font les délices des baigneurs et la pêche y est très abondante.

17 octobre — La sortie du port, hier après-midi, nous a permis d’embrasser le panorama de la ville et de ses environs. La baie n’est pas aussi peuplée de navires que je l’aurais cru ; l’ensemble manquait de clarté ; la fumée et les rayons ardents du soleil rétrécissaient l’horizon. Nous avons pu, cependant, voir très clairement le mont Tamalpaïs et le poste d’observation qui le couronne.

Le départ fut très gai ; les boîtes de fleurs, de bonbons et les paniers de beaux fruits se succédaient, en longue file, sur la passerelle. Les petits matelots nippons transportent le bagage à mains ; les débardeurs, plus robustes, chargent les malles sur leurs épaules. Chacun, de son pont respectif, surveille l’embarquement de ses colis. On distribue aux passagers des petits rouleaux de papier de diverses couleurs que l’on déroule et laisse tomber sur le quai. Les amis s’en saisissent et les tiennent jusqu’au cri strident de la sirène qui sonne l’heure du départ. Alors, ces liens fragiles se brisent entre les deux poignées de main qui les retiennent encore ; et, reculant au ronflement de sa lourde machine qui active trois hélices, le Shinyo Maru, salue majestueusement son port d’attache et tourne sa proue vers la Porte d’Or, par laquelle nous entrons en pleine immensité. Le brouhaha continue à bord ; chacun s’installe à la hâte dans la cabine qu’il habitera trois semaines durant.

Les erreurs sont nombreuses, mais il y a tout de même assez d’ordre dans ce désordre. La trompette du lunch fait résonner les échos de tous les ponts et chacun, à qui mieux mieux, s’installe à table, au petit bonheur, comme après un déménagement.

En réalité, nous sommes déjà en Orient, puisque chaque navire porte en lui-même sa nationalité et qu’à trois milles de la côte, nous serons en territoire japonais, mais en territoire flottant, jusqu’à ce que le navire ait touché la patrie nipponne. Nous serons à Yokohama, fin octobre ou aux premiers jours de novembre, pourvu que l’étoile des mers et les vents nous soient propices.

Les côtes sont escarpées : des massifs de roc dont les flots battent rageusement les flancs ; ils les couvrent de leur écume blanche et se brisent au recul sur les récifs surmontés de phares qui projettent leur brillante clarté sur l’immensité. La zone périlleuse est franchie ; notre pilote nous quitte et descend par une échelle de corde à bord d’une barque qui saute comme une coquille sur la crête des vagues. Des passagers s’alarment ; lui, prend la chose bien froidement : c’est son métier.

Le vent souffle du nord et les flots battent à tribord. Nous constatons que notre bateau est sensible au roulis causé par les courants contraires et capricieux que l’on rencontre sur ces côtes. Au large, la mer est dans son état normal et l’on prédit qu’elle sera calme comme l’huile pendant toute la traversée.

Le Shinyo Maru a cinq cent soixante-quinze pieds de longueur, soixante-quatre de largeur et quarante de la cale au premier pont. Il est de belle tenue, mais il n’est pas neuf. Il fait présentement son quarante-cinquième voyage de dix-huit jours sur le Pacifique. Il est chauffé à l’huile et au charbon combinés, et file quinze à seize nœuds.

Les goélands au bec rouge nous accompagnent par centaines, les uns gris, les autres blancs comme des cygnes. Ils poussent de petits cris joyeux, quand on leur jette quelque chose à manger, et frôlent les bastingages, presque à portée de la main. Ils nous suivront ainsi deux ou trois jours sans relâche. Fatigués, ils se couchent sur la vague, la tête sous l’aile, comme les poules, et l’on voit flotter ces boules de plume au gré des flots. Reposés, ils rattrapent le temps perdu et reviennent nous égayer de leurs couacs joyeux et de leur vol si gracieux. Qu’ils seraient doux à flatter !

Nous nous installons dans notre nouveau domicile, heureux de respirer l’air vivifiant de la mer, délivrés enfin de la poussière, de la fumée des chemins de fer, du bruit, de l’air étouffant et empesté des villes. Bonsoir !

18 octobre — Nous avons à bord deux prélats : Mgr Gudes de Guébriand, évêque belge, et Mgr Tacconi, évêque italien, escortés d’une dizaine de prêtres, dont deux jésuites — les pères Verdier et Cellier, tous missionnaires en Chine ; un essaim de Sœurs de la Providence, de l’Indiana, qui y vont aussi fonder une mission dans une province de trois cent mille âmes, dont quatre-vingts seulement sont catholiques. Il se dit deux ou trois messes chaque matin.

Le premier jour de marche, du 16 octobre à 2 heures p.m., au 17 à midi, notre navire a parcouru la distance de trois cent vingt-quatre milles marins. Chaque jour l’heure recule d’une trentaine de minutes. Les repas sont retardés en conséquence, et l’appétit, pour ceux qui en ont, est aiguisé en raison directe. L’instrument le plus populaire de notre orchestre est sans contredit le clairon qui sonne les appels à la table. À midi, nous sommes au point suivant du globe : longitude 147° 51′ 0″, et latitude 27° 08′ 0″. Quatre degrés plus bas, nous serons au tropique du Cancer, le point où le soleil monte le plus haut au nord de l’équateur, au solstice d’été. Il fait chaud comme en juillet à Montréal. Nous recherchons le côté de l’ombre. Tout l’équipage a revêtu le costume de toile blanche ; ce matin les passagers qui ont eu le bon esprit de s’en pourvoir ont endossé des vêtements légers.

La population à bord comprend deux cent dix-huit passagers de première classe, soixante-dix de seconde, sept cents de troisième, et deux cent quatre-vingt-treize hommes d’équipage, total : douze cent quatre-vingt-un. Parmi les passagers de première, nous comptons une cinquantaine de Japonais ; les autres sont Américains, Canadiens, Italiens, Français, Belges, Philippins.

19 octobre — La température est toujours splendide ; cependant le ciel se couvre de nuages et nous aurons probablement quelques averses. Nous apercevons, pour la première fois, les fameux poissons volants. Ils ressemblent aux mulets. Ils ont deux paires d’ailes et filent comme des flèches à cinq ou six pieds au-dessus des vagues et sur des distances qui varient jusqu’à cinq cents pieds. Leurs écailles d’argent reluisent au soleil. Quelques-uns ont des raies comme les perches. Ce sont les hôtes accoutumés des mers chaudes. Tous les soirs nous avons des couchers de soleil et des arcs-en-ciel à ravir ; la lune est dans son premier quartier, nous l’aurons jusqu’à Yokohama.

Outre les amusements ordinaires, il y a bal et cinéma tous les deux soirs. Hier nous avons eu une comédie de Drew, des exploits d’aéroplanes à Los Angeles et un drame d’enlèvement. Les concours de sports s’organisent. On n’y va pas de main morte ; les passagers de première souscrivent de cinq à six cents dollars pour les prix.

Outre la population humaine, nous avons à bord pratiquement une miniature de jardin zoologique composé d’une douzaine de serins, de bouvreuils, de petits oiseaux rouges, de deux énormes autruches, d’une tortue, de deux lézards monstres, de deux chiens, d’une douzaine de belles poules blanches et de deux coqs de race dont les cocoricos sonores se perdent sur l’azur des flots.

20 octobre — La mer se réchauffe toujours, et le paquebot prend une direction plus accentuée vers le sud. Deux navires sont en vue ; l’un est signalé comme étant de la compagnie Wilson, l’autre était à une trop grande distance pour être reconnu. Deux canards ont fait leur apparition, indice que la terre n’est pas très éloignée. De nouvelles figures se montrent sur le pont. Le mal de mer disparaît.

21 octobre — À midi, nous avons parcouru trois cent quatre-vingts milles. Longitude 153°-44′-0″ ; latitude 23°-41′-0″. Nous approchons de plus en plus du tropique. Différence de temps depuis hier : vingt-quatre minutes ; distance à parcourir d’ici à Honolulu : deux cent quarante-six milles ; nous l’atteindrons vers 6 heures, demain matin.