Voyage autour du monde (Charles-Avila Wilson)/11

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La Compagnie d’imprimerie moderne (p. 160-175).

Chapitre IX

HONG-KONG — JOHORE


Hong-Kong, — Canton, — Macao, — Singapour — Johore.


17 janvier — À 11 heures a.m., nous réintégrons notre excellent bateau qui nous transportera à Hong-Kong, à plus de douze cents milles au nord. Nous retrouvons tout en ordre, dans nos cabines.

18 et 19 janvier — Temps doux, grands vents du sud. La plupart des passagers sont malades ; hier soir nous n’étions que dix sur le pont ; la mer était grosse sans être maligne comme je l’ai vue tant de fois. À 2 heures 30 p.m., nous jetons l’ancre en rade de Hong-Kong. Le port est entouré d’îles montagneuses au sommet desquelles se dressent des fortifications, des phares, des postes de signaux et de télégraphie sans fil. La baie est couverte de navires ; un bon nombre sans vapeur, sans cargaison, attendent le bon vouloir des expéditeurs qui chôment, grâce à la crise commerciale et aux taux trop élevés du fret. Par ailleurs, le nombre des vaisseaux qui transportent les voyageurs est très restreint ; il y a encombrement surtout sur ceux qui font du service entre les divers ports de l’Orient et, à vrai dire, dans le monde entier.

La ville, d’un aspect grandiose, couvre l’espace restreint entre la mer et le Pic Victoria, sur les flancs abrupts duquel s’échelonnent jardins, parcs et demeures princières.

C’est un coin de pays qui rappelle un peu Monte-Carlo ; en face est Kowloon, faubourg de Hong-Kong qui forme aussi partie du territoire britannique. Nous sommes en pays anglais, don’t you forget it !

L’île d’Hong-Kong, autrefois connue sous le nom de Kwan-tai-lou, forme partie du groupe des îles Ladrones, les îles des Voleurs, ainsi appelées parce qu’elles étaient autrefois des repaires de pirates et de brigands. La rivière Chu-Kiang, la Perle, se jette ici dans la mer.

Au dix-septième siècle, dans les derniers jours du règne des Mings, l’Angleterre, par l’intermédiaire de son Honorable Compagnie des Indes dont les opérations en Asie réjouissaient fort la Cour de Londres, fit des ouvertures amicales à la Chine. En échange de cette amitié, elle obtint des privilèges de commerce sur cette partie du territoire du Céleste Empire ; elle en obtint aussi du Japon, en 1613. Vers 1625, elle réussit à avoir un pied-à-terre à Tyman, sur la côte ouest de Formose ; puis, à Amoy, à l’embouchure de la rivière du Dragon. Elle tenta, en 1627, de se rendre le Portugal propice, afin de lui escamoter Macao, mais ses propositions ne reçurent pas d’abord un bien favorable accueil. L’Anglais ne se rebute pas facilement ; plus tard (1624), il réussissait à faire pénétrer un navire, le London, dans le port de Macao, à trente-six milles au sud d’Hong-Kong ; puis ses efforts se portèrent à cent milles à l’intérieur et le lion britannique mit enfin la patte sur Canton.

En toute justice, il faut noter que l’arrivée des Anglais changea pour le mieux la face des choses. Durant les deux siècles qui suivirent, le commerce fut très florissant et ces eaux, qui n’avaient connu jusque-là que les jonques des pirates, furent sillonnées par les voiliers de toutes les nations civilisées. Les villes se développèrent avec rapidité, Canton particulièrement, qui devint le grand marché de l’Orient, pour le thé, la soie, le satin, la broderie, l’ivoire et mille autres produits. L’Angleterre, pour protéger ses propres intérêts et ceux des autres pays qui faisaient affaires dans ces parages, insista, en 1841, pour avoir une assiette fixe, permanente. Elle réussit à se faire concéder le territoire actuel d’Hong-Kong. Son port fut proclamé : « Free port where all nations might enter for purpose of trade and to careen, repair and refit their ships. »

L’île, peuplée d’un demi-million d’habitants, est d’environ trente milles carrés. Une superbe route d’automobiles en fait le tour ; un splendide hôtel d’été a été construit sur la plage de la baie Repuise, endroit de villégiature très fréquenté. Un réservoir immense, creusé à grands frais, approvisionne la ville d’eau pure. Les montagnes, déboisées par l’incurie des indigènes, ont été replantées de forêts, d’essences choisies qui ombragent maintenant ce pittoresque coin du globe. Vingt-cinq à trente mille navires font escale à Hong-Kong, chaque année. Des édifices somptueux s’élèvent au centre de la ville européenne. La population, dont les mœurs, les costumes et le caractère n’ont pas varié depuis des siècles, grouille dans les rues de la ville native. Un palais de justice, digne de Thémis, des bureaux d’administration, la résidence du gouverneur, celles de riches particuliers en font l’ornement. Les jardins publics ne le cèdent en rien à ceux de l’Angleterre.

Des milliers de familles vivent dans des sampans et font la pêche. Aberdeen, petit bourg sur une baie en arrière, s’échelonne coquettement dans la montagne. Des hauteurs, on voit entrer vapeurs et voiliers qui mettent ensuite le cap sur tous les points du compas.

Comme nous allons bientôt pénétrer dans les régions tropicales, il faut se munir d’habits légers. Nous nous adressons au tailleur Tak-Cheong qui, moyennant la somme de trois dollars et demi le complet, se fait fort d’en fabriquer une douzaine en deux jours. « Can do master. » « All right, Tak-Cheong, if can do, do. »

En deux jours les habits seront prêts. Commandez-lui-en cent douzaines, ils seront prêts dans le même laps de temps. Comment peut-il arriver à si prompt résultat ? C’est le secret du Chinois. Je lui commande en même temps un costume à l’épreuve du soleil, sun proof, très recommandé, même indispensable pour les tropiques ; ce tissu, paraît-il, détourne les rayons du soleil et repousse la chaleur. Je coiffe un helmet en


Sur le Pic Victoria à Hong-Kong, Chine.


Une Voiture de Place en Chine.

liège, à la Stanley in Darkest Africa ; et allons-y, avec le

kodak en bandoulière et les souliers de toile blanche.

Avant de nous mettre au lit, nous faisons une promenade dans les rues. Partout, sur les trottoirs, dans les enfoncements des portes, dans les ruelles, enroulés dans la toile à sac ou autres oripeaux de même splendeur, des centaines de sans-abri dorment profondément. À quoi bon un toit ? Il fait si doux au dehors ! Je ne vous parlerai pas des petites boutiques et des mille et une industries de la ville indigène ; elles sont les mêmes, dans toutes les villes et tous les villages de la Chine, à peu de différence près.

Par la fenêtre de notre chambre nous contemplons le spectacle féerique de l’illumination des maisons, des palais dans la montagne, toute pointillée d’étoiles qui forment avec le firmament une étincelante draperie sans solution de continuité et dont les plis immenses sont retenus au zénith par le croissant d’argent de la lune. Demain, nous irons à Canton.

20 janvier — Nous nous embarquons sur l’un des bateaux de la compagnie Hong-Kong-Canton et Macao Steamboat Company. À 6 heures du matin, vendredi, nous nous éveillons à destination.

Au premier coup d’œil, Canton n’offre au touriste rien d’extraordinaire. Au-dessus d’un bosquet touffu se déploient les drapeaux des légations ; des édifices modernes, à plusieurs étages, bordent la rue du Havre. On se croirait à Shanghaï. Autour du bateau, les éternels sampans circulent avec leur chargement d’humanité à pleins bords. Un peu au large, des navires de guerre, des canonnières, battent divers pavillons. En face : l’édifice de la maison Sun & Co., l’immense magasin à rayons. Après un bon déjeuner, nous nous perchons sur des chaises à porteurs et pénétrons sans autre transition, entre deux murs tellement rapprochés que je les touche en étendant les bras chaque côté de la chaise. Je me figure que nous sommes dans un cul-de-sac, une impasse quelconque d’où nous sortirons bientôt ; erreur : nous sommes dans l’une des grandes artères de la ville. Il n’y en a pas de plus large, et deux millions d’êtres humains vivent là, pressés les uns contre les autres. Je suis convaincu qu’il n’y a pas de place pour coucher tout ce monde. On doit y dormir en deux équipes, l’une de jour et l’autre de nuit.

Point n’est besoin de descendre de votre chaise pour magasiner ; de la main vous touchez aux tablettes où s’étalent les marchandises les plus délicates, les plus artistiques. Tout le monde travaille, rit, crie, chante, cogne, bûche, lime, scie, tourne, file, tisse, brode, polit, râpe, cuit, bouille, pèle, gratte, lave, peint, varlope, teint, forge, martèle, rabote à cœur que veux-tu, dans des trous de dix pieds carrés, ouverts sur le passage de six pieds de largeur. Aux rencontres, on crie ; les chaises collent le long du mur, se frottent l’une contre l’autre. Pour tourner, un bout s’enfonce dans la boutique d’avant, et l’autre dans celle d’arrière. Les porte-faix, les promeneurs, les femmes, les enfants, les hommes d’affaires, les commis, les messagers, les trottins, les coolies se suivent à la queue-leu-leu, se croisent entre bourriques, porcs, chiens et chats. Au-dessus de votre tête, la rue est couverte de nattes qui s’appuient sur les toits et protègent le couloir contre les ardeurs du soleil. Sous vos pieds : le pavé, fait de longues pierres juxtaposées, gluantes, glissantes, humides, couvertes de débris et de détritus ; au-dessous : l’égout sans débouché, sans ouverture. Quelques boutiques, celles des soieries et broderies entre autres, sont fermées par des portes à gros barreaux placés en sens transversal ; secouez les barreaux et la porte glisse. Entrez : petite pièce assez propre, blanchie à la chaux ; au mur : des tablettes, des armoires vitrées ; au centre : une longue table sur laquelle s’étalent des robes, des châles, des écharpes, des mantilles, des broderies à faire rêver, offertes à des prix ridiculement bas. Pour quelques dollars, j’allais dire quelques sous, nous nous chargeons d’une variété de jolies choses valant cent fois le prix versé. Oh ! si les distances n’étaient pas si grandes, et si la noble institution des douaniers des vingt pays que nous avons encore à traverser n’était pas là, nous ferions plus abondante provision pour nous et les amis ! Mais… le bonheur n’est pas de ce monde ; il faut se contenter de peu. Continuons à parcourir cette fourmilière, cette ruche aux mille industries.

Ni chevaux, ni voitures, ni rickshas ne peuvent circuler dans ces étroits couloirs. Il fait bon : ni froid ni chaud ; dans les jours de chaleur, ce doit être infernal. Et le parfum qu’exhale ce cloaque ! Toute ma vie, j’aurai dans l’olfactum cet Houbigant sui generis.

À midi, nous débouchons sur le grand canal couvert de sampans. Un demi-million de Cantonois y vivent comme les canards dans les joncs. Nos trois porteurs — car il en faut trois pour chaque chaise — traversent le pont en escalier qui relie l’île des Légations à la terre ferme.

Le lunch pris, nous repartons pour le plaisir si nouveau de fouiller cette Babel ; c’est une véritable fascination. Nous y demeurons jusqu’au soir, alors que nous débouchons sur une clairière. Le gouvernement de la république du Dr Sun-Yat-San a entrepris de moderniser un quartier de la capitale de la Chine Nouvelle dont il est le président. Canton ne reconnaît pas l’autorité du gouvernement de Pékin ; la république de Canton a son gouvernement particulier ; elle a ses douanes, sa monnaie, sa police.

Nous visitons l’institution des Sœurs de l’Immaculée-Conception qui ont une maison à Outremont ; elles tiennent de grandes écoles, un hôpital, un refuge où elles reçoivent des enfants trouvés, des nouveau-nés ramassés un peu partout, chaque jour, comme dit la chanson :


« Sur un tas de pierre,
« Sur un tas de bois,
« Sur un tas de n’importe quoi ».


La cathédrale catholique, en granit rouge, est de style gothique pur. Du toit sortent des gargouilles à têtes de monstres et de chimères. Nous saluons Mgr  de Guébriant, avec qui nous avons fait la traversée à bord du Shinyo Maru.

Sur le bateau, chacun exhibe ses emplettes et se félicite des bas prix payés. Ce fut un vrai pillage digne des pirates qui infestent les eaux de la rivière la Perle. Notre bateau est gardé contre tout coup de main des maraudeurs de nuit par des soldats armés jusqu’aux dents.

21 janvier — Promenade dans les parcs et places publiques, and more shopping à Hong-Kong.

La famille royale est, ici, représentée au complet. Victoria, Édouard VII, Georges V, Alexandra, Marie, et le duc de Connaught se sourient du haut de leurs piédestaux en bronze. Hong-Kong very loyal !

22 janvier — Promenade en auto autour de l’île et halte sur la plage de la baie Repuise.

23-24-25 janvier — Nous nous baladons dans les rues, les échoppes, et montons, partie en funiculaire, partie en chaise à porteurs, à dix-huit cents pieds sur le Pic Victoria d’où nous jouissons d’un panorama incomparable. Comme le Van Waeryck de la ligne hollandaise, qui doit nous transporter à Singapour, ne partira que dans l’après-midi au lieu du matin, nous refaisons avec un nouveau plaisir la promenade autour de l’île. Quelle île enchanteresse !

26-27-28 janvier — Vers Singapour.

La mer est calme, la mousson rafraîchissante ; nous avons de la veine. Les marins disent que cette mer est traîtresse et réserve souvent des surprises désagréables sous forme de terribles typhons. Le commandant Schlette, ses officiers et son équipage se multiplient pour nous. Nous dansons tous les soirs. Hier soir, un incident drolatique s’est produit. Sur demande, le phonographe joua, pour danser, un one-step intitulé Taxi. Au beau milieu du morceau on entend sortir de l’instrument le cri : « Boy ! » suivi d’un coup de sifflet. Tous les boys de service accoururent sur le pont, en réponse à cet appel ; éclat de rire général et mine drôle de nos bons Chinois quand ils découvrirent d’où venait l’appel. À moins de contretemps, nous serons à Singapour lundi matin, le 31. Dans quatre jours nous traverserons l’équateur, en route pour Java, l’île enchantée.

29 janvier — Voir la Croix du Sud est la sanction de tout voyage dans l’hémisphère austral ; aussi étions-nous impatients de la voir. L’officier de quart nous fit éveiller à cinq heures du matin. L’horizon est bordé de nuages blancs se détachant sur le sombre azur de la mer.

Enveloppés dans nos robes de chambre, nous montons à la passerelle. L’officier, le sextant braqué sur l’étoile polaire, prend ses dernières observations. Phébus montre déjà les franges de sa crinière de feu. L’air est doux comme le parfum du magnolia. Une brise légère souffle de l’est : heureux présage d’un beau jour. En mer, un ciel serein, le matin, est signe de gros temps ; le soir : heureux présage. Le soleil, hier soir, s’est couché dans toute sa splendeur.


« Bright morning,
« Sailors’ warning,
« Bright night ;
« Sailors’ delight. »


L’officier signale d’abord le Scorpion. Cette constellation figure un point d’interrogation bien cambré ; elle compte onze étoiles majeures. À sa droite brillent Alpha et Bêta du Centaure ; plus loin, dans la même direction, la Croix du Sud:quatre étoiles en forme de croix parfaite ; elle n’a pas de centre. Les étoiles de la tête et du pied sont plus brillantes que leurs sœurs des extrémités des bras. La lune, dans son dernier quartier, est au zénith. Jupiter resplendit de son plus bel éclat. Nous contemplons la Croix quelques instants, puis les nuages la voilent à nos yeux. Le soleil sort des profondeurs de son bain matinal et inonde bien vite toute la scène de ses mille feux. Les myriades de constellations s’effacent devant la majesté du roi des astres.

Nous avons vu la Croix du Sud. Si le temps le permet, nous la reverrons chaque nuit, aussi longtemps que nous serons sous les tropiques.

Trois navires sont en vue, un à bâbord, deux à tribord. Ce sont les premiers pèlerins de l’onde que nous rencontrons depuis Hong-Kong. La mer de Chine a été clémente jusqu’à présent. La mousson de l’est souffle depuis notre départ et rafraîchit l’atmosphère qui, sans ce bon vent, serait brûlante. Notre course est sud-sud-ouest, entre 120° à 113° longitude E. et 20° à 11° latitude N. À Singapour, nous ne serons plus qu’à un ou deux degrés de l’équateur. Pour quelques heures encore, nous jouirons de la brise fraîche ; bientôt nous atteindrons le cœur de la région torride, supportable en janvier, quelquefois agréable à cette époque. Nous nous figurons un peu ce qu’elle doit être aux équinoxes.

Nous naviguons dans les eaux que sillonnèrent les voiles de l’expédition de Magellan.

30 janvier — La température délicieuse nous a permis de danser hier soir jusque tard dans la nuit. Le commandant nous invita à monter sur la couverture du pont supérieur pour nous faire contempler le ciel du sud peuplé d’astres qui sont invisibles dans l’hémisphère boréal.

À midi, il nous explique le fonctionnement du sextant, du compas et autres instruments de marine. Nous prenons la hauteur du soleil, réglons nos montres sur le méridien et fixons la course. Nous faisons de l’astronomie, de la géométrie, de la trigonométrie. C’est intéressant d’être capitaine au long cours… pour une heure, quand il fait beau, et que les récifs sont à cent milles.

Par le marconi, notre navire est, depuis hier, en communication avec le cap Saint-Jacques de l’Indo-Chine française, le Cambodge, l’île de Bornéo et Singapour. À 6 heures p.m., nous apercevons, à bâbord, l’île Letong du groupe de Bornéo. Température à l’ombre, à midi : 88°.

31 janvier — Quelques milles avant d’entrer à Singapour, le commandant signale, à tribord, un grand navire à demi-submergé ; c’est l’Altembourg, navire aujourd’hui français, autrefois allemand, naufragé il y a environ six mois. Le côté le plus étrange de ce sinistre maritime c’est que le navire s’est défoncé sur les bouilloires du Tabolden Hill qui, lui-même, il y a dix ans, s’est éventré sur la carcasse du Densmond Castle. Il y a là trois épaves superposées, évaluées à six millions de dollars : jolie perte ! Pour comble, les ouvriers qui travaillent au renflouement de l'Altembourg meurent comme mouches, empoisonnés par les gaz produits par la décomposition de sa cargaison d’ammoniaque. L’atmosphère en est saturée, à plusieurs milles à la ronde. À midi, nous entrons en rade de Singapour. Les formalités remplies, le tender Alice nous transporte au quai. Il est 2 heures 30 p.m., lorsque nous nous inscrivons à l’hôtel Raffles, où nous avons la joie de trouver des lettres du pays. Il est loin, le pays, maintenant, juste à l’opposé ; pas aux antipodes, cependant, car le Canada et la péninsule de la Malaisie sont au-dessus de l’équateur. Quand il est sept heures du soir ici, il est sept heures du matin à Montréal. Pour être exact, il y a 12 heures 52 minutes de différence entre les deux points, en comptant par l’ouest. Nos pieds sont opposés aux pieds de nos antipodes. Voici comment la science explique ce phénomène : en réalité il n’existe ni haut ni bas dans l’espace qui est infini, et pour chacun de nous le bas est le centre de la terre. Voilà comment il se fait que nos antipodes ont comme nous les pied en bas et la tête en haut.

Il fait un temps à ravir !

Nous parcourons la ville et poussons une pointe à vingt-cinq milles, dans la banlieue, à travers des plantations de cocotiers, de bananiers, de caoutchoucs de toute beauté. La route de macadam asphaltée traverse la jungle, dont la végétation est dense, impénétrable. Elle est habitée par des singes dont toute une famille a gambadé, tout à l’heure, à quelques pas en avant de notre voiture, et les tigres qui se font de plus en plus rares en cette région, mais causent encore des surprises aux habitants. Quant aux énormes pythons, ils se permettent quelquefois de sortir de la jungle humide et de se chauffer au soleil sur l’heure du midi, au beau milieu de la route.

Les journaux d’hier nous apprennent que dans l’entrepôt de la maison Travers & Cie, un de ces aimables reptiles a été trouvé confortablement installé sous les ballots de marchandises. C’est pour le moins un cas de violation de domicile peu agréable. Ce cas est rare, me dit-on ; c’est fort heureux ! Nous prenons le thé sur la pelouse du grand hôtel, le Beach-House.

Je voudrais pouvoir décrire la magique splendeur des forêts de palmiers et de bananiers qui couvrent l’île. On dirait un immense édredon de gigantesques plumes d’autruches, d’un vert tendre, qui se balancent au souffle d’une brise douce et parfumée. Sous l’averse chaude, ces plumes ruissellent de perles transparentes comme les gouttes de la rosée du matin.

Dans l’immensité bleue de l’océan, dont les flots rafraîchissants baignent, en cadence, les sables du rivage, le soleil prend son bain du soir. Les palmiers, fatigués de ses rayons brûlants, redressent, sous la fraîcheur de la brise, leur chevelure abattue, et se profilent comme les mâts de milliers de carènes au repos dans un port hospitalier. Du large, les pêcheurs reviennent en chantant ; d’une barque qui glisse sous les palmiers penchés sur le sable d’or de la plage, s’élève dans l’air, légère comme le vol du bengali, chantée par des voix jeunes et fraîches, cadencée par la rame, la tendre et délicieuse barcarolle :


« La brise, mollement,
« Mignonne, enfle nos voiles ;
« Partout, au firmament,
« Scintillent les étoiles.
« Ta voix sait me charmer,
« Ton doux regard m’enivre,
« Oh ! qu’il fait bon de vivre !
« Oh ! qu’il est doux d’aimer ! »


Il y a des moments où la vie vaut la peine d’être vécue. Déposons une boule blanche dans l’urne des jours.


Un Coin du Jardin Public à Singapour.


Le Palmier du Voyageur à Singapour.

1er février — Déjà février ! Comme le temps passe vite ! Nous visitons les jardins publics, nous croquons du clou, de la cannelle, de la muscade, du poivre, du thé, du café. Nous goûtons à toutes les épices dont les arbustes étalent à nos regards étonnés leurs feuillages inconnus. Nous ramassons sur le sol des noix d’indigo et de caoutchouc. Nous prenons plaisir à taquiner la sensitive qui, au toucher ou au son de nos éclats de rire, replie sur elle-même ses feuilles effilées ; elle croît ici comme l’herbe des champs. Toutes les plantes et les fleurs, que nous cultivons en serre chaude, croissent à l’état nature en ce doux pays. Les cactus, les magnolias, les fougères, les hibiscus, les camélias bordent les routes, les clôtures, les étangs et les fossés. La pioche et la faux du jardinier, pour nettoyer, abattent des amours d’iris et de jacinthes. C’est à fendre l’âme et à briser le cœur. Pauvres « arpents de neige » de mon pays ! qu’il faut de vertu patriotique pour vous aimer !

Singapour est cosmopolite ; sa population, d’à peu près un demi-million, est une mosaïque de toutes les races de la terre. Chacun y apporte sa vie, ses mœurs, sa religion, sa langue, ses vices, sa peau. Toutes les nuances de l’épiderme se touchent, sans se confondre. Bouddha est vénéré sous le toit d’un temple international élevé à grands frais. Il y avait longtemps que nous l’avions vu, ce bon Bouddha, nous commencions à l’oublier. Il est bien logé à Singapour où il reçoit les hommages des représentants de sa famille de plus de trois cents millions de fidèles. Deux serpents enroulés dans des cages suspendues aux arbres, dans la cour intérieure d’un temple, font partie du personnel desservant. L’un d’eux, paraît-il, matin et soir, glisse de sa cage, rampe jusqu’à l’autel, salue Bouddha trois fois, et revient s’enrouler dans son nid. Un peu plus loin, nous remarquons, au passage, un temple réservé à ceux des adorateurs de Bouddha qui font vœu de ne se nourrir que de poisson. Dans une aile du Temple international se trouve la chambre mortuaire des Hindous. Les Hindous se divisent en nombreuses castes et sectes religieuses. Leur sépulture varie selon la secte à laquelle ils appartiennent, suivant le rite particulier à chaque secte ; les uns brûlent les cadavres, les autres les livrent aux oiseaux du ciel. Ici, les cadavres sont déposés dans cette chapelle ; ils sont enduits de miel, livrés aux chiens et aux vautours sacrés qui sont gardés dans une cage pour cette lugubre besogne. Ce mode macabre de funérailles est particulier aux Parsis. La cloche, qui tinte aux cérémonies, a été importée de Birmanie. Les serpents augustes et officiants reçoivent pour leur nourriture, chaque année, à l’époque de la lune bleue, l’offrande de bœufs, de carabaos, de moutons, de chevaux et autres animaux au nombre de cinquante-cinq pour chaque espèce. S’ils dévorent le tout, ces reptiles sacrés ne sont certainement pas dyspeptiques. Les mauvaises langues tiennent des propos sacrilèges, à ce sujet, et répètent que les prêtres subtilisent bœufs, carabaos, moutons, chevaux pour s’en faire de succulents pot-au-feu et de délicieux rôtis. Il y aura donc des impies toujours et partout !

à l’entrée du petit bourg indigène de Hee-Soon, dans la forêt de palmiers, un rassemblement attire notre attention. Nous descendons de voiture et avançons jusqu’au milieu de la foule. Le spectacle le plus étrange s’offre à nos regards : sous un dais recouvert de feuilles de palmiers fraîchement coupées, des hommes sont en train de laver le cadavre d’un jeune Hindou d’environ vingt ans, de belle taille : une vraie statue de bronze. Il vient de mourir ; il semble dormir. La pâleur de la mort ne se manifeste pas chez les bronzés comme chez les blancs. Des pleureuses, parentes, amies ou salariées, de leurs mains se frappent le ventre et la poitrine, et font retentir les échos de la forêt de palmiers de leurs lamentations lugubres et de leurs cris déchirants. Le spectacle n’est pas gai ; nous nous en éloignons au plus tôt, un peu honteux et confus de notre curiosité morbide.

2 février — Excursion à des sources sulfureuses et bouillantes. Elles ressemblent à toutes les sources du genre. Ce fut une halte dans une randonnée de quarante milles à travers les plantations magiques et la jongle pleine de mystère que nous traversons avec des airs d’explorateurs dont la hardiesse est au diapason de la vitesse de l’auto. On ne sait : il peut s’y trouver du tigre !!! Les soixante-dix chevaux-vapeur de notre Oakland raffermissent notre bravoure.

Nous nous arrêtons à une maison indigène dans une plantation de caoutchouc pour constater par nous-mêmes, de près, comment se fait la cueillette de ce produit. C’est très simple. Les arbres sont entaillés à peu près à la façon 5 dont nous entaillons nos érables. Les incisions sont pratiquées en forme de V très ouvert. La sève coule, blanche comme le lait, dans la goudrelle et tombe, goutte à goutte, dans une tasse de faïence, de fer émaillé ou de verre, retenue à l’arbre par un fil de laiton. La sève doit être recueillie avant le haut du jour, car la chaleur coagule vite le liquide. On emplit les seaux que l’on transvase dans de grands réceptacles de fer. Quelques gouttes d’acide sulfurique font prendre le tout en gros pains blancs : le caoutchouc est fait ; il est prêt pour la fabrique qui le fume, le colore, le manipule pour le commerce et l’industrie.

Cette industrie et les mines d’étain, abondantes dans la péninsule, fournissent au monde entier cinquante pour cent de la consommation universelle du caoutchouc et de l’étain. Depuis la guerre, ces industries qui ont fait des millionnaires ici, des Chinois surtout, chôment et frisent la banqueroute. Il faut voir les palais des fils du Céleste Empire ; ce sont les magnats de l’endroit. Ils sont généreux et tenus en haute estime.

Nous ne pûmes résister à la tentation de manger du coco frais cueilli. Le propriétaire d’une plantation nous reçut de bonne grâce. L’un de ses petits garçons grimpa, avec l’agilité d’un singe, au bouquet d’un arbre haut de quarante pieds et fit tomber une demi-douzaine de cocos d’un beau vert tendre. Le père les ouvrit avec un grand coutelas et chacun se gorgea du lait rafraîchissant.

3 février — À quinze milles de Singapour, sur le continent, à l’extrémité sud de la péninsule de Malacca, règne Ibrahim, le sultan de Johore. Nous décidons de lui faire une visite et lui présenter nos hommages. Nous n’avons pas sollicité d’audience. Nous pourrons peut-être visiter son palais, l’Isana Bezar, mais à coup sûr, nous affirme le guide, le siège de son gouvernement, sa mosquée et ses domaines. Nous nous rendons à l’extrémité nord de l’île de Singapour où un bateau passeur traverse le bras de mer et nous dépose à Johore.

La petite ville de Johore et ses environs sont très pittoresques et bien orientaux. Nous nous dirigeons d’abord sur le palais. Le sultan ne peut nous recevoir, étant en conférence avec des diplomates. Il a la gracieuseté de nous laisser voir sa salle d’audience qui sert en même temps aux séances de son conseil exécutif et administratif. Nous enlevons nos chaussures et pénétrons dans une belle mosquée d’une architecture élégante, très propre et d’une fraîcheur bienfaisante. Le parquet, en carrés de marbre blanc veiné, est si net que nos chaussettes ne portent pas même trace de poussière ; dans le vestibule, les fidèles prient et psalmodient ; ils s’agenouillent, se prosternent, le front sur les dalles, et se relèvent avec ensemble ; pas un ne détourne la tête ; à la porte, un imposant baldaquin de marbre abrite la grande piscine aux ablutions.

Les cinq femmes du sultan logent à quelque distance de son palais ; l’une d’elles est européenne. Elles vivent séparément, chacune dans une maison particulière. Nous voyons, en passant, les cages où sont enfermés les tigres que le sultan, nemrod accompli, capture dans ses domaines. Il possède aussi un beau troupeau d’énormes éléphants.

Le nom et les titres du sultan de Johore indiquent bien la position qu’il occupe dans le monde diplomatique et la hiérarchie britannique. Je reproduis textuellement du grand livre héraldique de la Sultanerie : « His Royal Highness Ibrahim, sultan of the state and territory of Johore, Sovereign of the most esteemed


Le Palais d’Ibrahim, Sultan de Johore.


Les Eléphants du Sultan de Johore.

Darjah Karabat (Family Order) and of the most honourable Darjah Mahkota Johore (order of the Crown of Johore). Knight-Grand Cross of the most distinguished Order of St. Michael and St. George, Knight commander of the Most Excellent Order of the British Empire and first class Osmanich Order. Born 17th September 1873 ; proclaimed 7th September 1895 ; crowned 2nd November 1895 » .

Ses fils reçoivent leur éducation en Angleterre. Il est assisté d’un conseil exécutif de dix membres parmi lesquels je relève les noms des honorables J.-F. Owen et J.-McCabe Reay, avec la mention « acting ». Ce dernier est son general adviser ; le premier a le titre de legal adviser.

Le sultan de Johore est trapu et très bronzé ; il porte costume militaire kaki : ceinture, bandoulière, jambières de cuir. Il vient à Singapour dépenser une partie des vingt-sept mille dollars que lui octroie annuellement l’échiquier anglais. Il est encore jeune : quarante-trois ans, et se la coule douce et gaie. On dit qu’il laissa, il y a quelque temps, lors de son séjour sur le Rhin, au château de son père, de fastueux souvenirs sous forme de dîners fins, de bijoux et joyaux dont il couvrait ses préférées. On est sultan ou on ne l’est pas ! Ceci me rappelle le mot du grand Frédéric, épris des mœurs faciles de l’Orient : « Soliman est bien heureux, » disait-il, « il n’a pas de pape pour l’empêcher de faire ce qu’il veut ». Les uns le disent très riche, les autres prétendent que ses moyens sont plutôt restreints. Il possède de grands domaines, des plantations de caoutchoucs, de cocotiers. Il a pignon sur rue à Singapour où il vient secouer la torpeur de sa sultanerie.

Le soir : grand bal à l’hôtel Raffles. Des tables sont réservées pour le gouverneur et sa suite.