Voyage autour du monde (Charles-Avila Wilson)/7

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La Compagnie d’imprimerie moderne (p. 108-111).

Chapitre V

MANDCHOURIE


Mukden


11 décembre — Nous nous enregistrons à l’hôtel Yamato, tenu par la compagnie du chemin de fer de la Mandchourie-sud. Mukden est l’une des plus anciennes villes de la Mandchourie dont elle fut la capitale sous le règne des Tsing. En 1664, la capitale fut transférée à Pékin. Elle comprend trois villes distinctes : la ville mandchoue, la ville japonaise et la ville moderne. La ville mandchoue est entourée d’un mur de brique grise de quatre à cinq milles de longueur, de trente pieds de hauteur, large de seize pieds au sommet et de vingt-six pieds à sa base. Huit portes surmontées de tours élevées permettent d’y entrer. Les rues sont étroites, sans pavés et tortueuses ; les costumes, de la plus grande originalité.

Peu d’enfants et de femmes circulent dans les rues et sur les places publiques. Au premier coup d’œil, il est difficile de distinguer les femmes des hommes ; mais bientôt on découvre la coiffure de ces belles d’un nouveau genre, relevée en haut chignon à jour, tenue en place par une monture de métal ou de bois. Quelques-unes sont vêtues de justaucorps de couleur garnis de lapin. Tous portent le pantalon serré à la cheville. Pour se protéger contre le froid, ils cachent leurs oreilles dans de petites bourses de fourrure distinctes de la coiffure. Si le temps se radoucit, les cache-oreille sont rejetés sur le dos où ils pendent au bout de leurs cordons. Ces deux touffes de poil, chaque côté de la tête coiffée d’un casque énorme et hirsute, leur donnent un air de bête féroce, de loup sortant du bois. Contrairement aux japonaises, les femmes mandchoues portent leurs mioches attachés sur le ventre. Elles vont ainsi, ventripotentes et grosses comme des tonneaux.

Trois petites mules halent le tramway vert, grand comme une boîte aux allumettes. La ricksha est de forme différente de celle du Japon. Elle est plus basse et plus renversée. Une garniture décorée d’arabesques argentées pend à l’arrière. Les voitures de place sont de petits landaus tout bas, tout bas : une vraie voiture d’amoureux, trop large pour un, étroite pour deux. Une autre voiture originale aussi, c’est la boîte carrée en toile bleue, complètement fermée. On dirait une malle bien bouclée. Comment l’on peut s’aménager là-dedans est mystère pour moi. Les indigènes l’affectionnent. Le camion est homérique : deux roues de chariot de cirque, un essieu qui tourne sur son axe et dont les extrémités allongées permettent aux roues de s’éloigner l’une de l’autre, selon l’état de la route. L’attelage varie à l’infini : une mule, deux, trois, quatre, cinq mules, quelquefois un cheval, un bœuf et un mulet ; souvent trois petits bœufs à longs poils, jamais étrillés, tout crottés, superbement attelés au véhicule au moyen de bouts de corde, de bouts de fer, de bouts de bois et de guenilles effilochées. Cet attirail s’en va cahin-caha, sous le long fouet du phénoménal jéhu, vêtu d’un oripeau de coton bleu doublé d’ouate et piqué en carreaux comme les jupons de nos arrière-grand’mères, et le chef coiffé d’une huppe de poil qui fait peur. Les bêtes tirent à hue à dia sur la route défoncée, et l’homme fouette et hurle à fendre l’air.

La ville japonaise est japonaise, voilà tout ; elle n’offre aucune particularité digne de mention spéciale. La ville moderne ressemble à l’une de nos cités en voie de formation dans l’Ouest canadien : rues larges, trop larges, et édifices sans cachet.

À quatre milles de la porte du nord, nous visitons le tombeau de l’empereur Ta-Tsung où fut déposé son corps auguste dans le cours de l’été de 1644. Un mur de dix-huit cents verges entoure le terrain ombragé de pins séculaires. Trois arcs élevés et plusieurs pylônes en pierre précèdent la porte d’entrée. Vingt-deux pavillons, grands comme des temples, font le carré en avant du tombeau. Les toitures sont en tuiles émaillées, vertes et jaunes. Deux éléphants, deux chameaux, deux chevaux, deux lions, quatre chiens de garde de plus de dix pieds de hauteur chacun, sans compter le piédestal, tous en granit, bordant, à intervalles de cinquante pieds les uns des autres, une avenue de soixante pieds de largeur, sous les pins, indiquent l’entrée du deuxième pavillon. Au fond, le tombeau : un môle en ciment de cent cinquante mètres de circonférence en fond de chaudron renversé qu’un grand pin ombrage ; voilà la demeure dernière d’un dieu mandchou. Le môle est en plein air ; rien ne le recouvre que les rameaux du conifère. C’est le mode d’enterrement coréen et chinois. Au retour nous traversons le cimetière de la ville. Pas une seule pierre tombale, rien que des môles de trois à quatre pieds de hauteur pour les adultes, de moindre élévation pour les enfants. À part cela, rien qui indique un champ du dernier repos. C’est nu et morne.

Au centre de la ville, le palais des derniers empereurs, complété en 1637, est inhabité depuis bien longtemps. Il fut d’une grande splendeur à en juger par ses beaux restes, souillés, hélas ! par les pigeons qui, seuls, y tiennent leur cour à présent. Les traces de leur passage se voient jusque sur le magnifique trône adossé à un paravent et au plafond, chef-d’œuvre de décor qui a inspiré bien des artistes. Ces reliques d’un autre âge sont abandonnées. Le cicerone, qui les fait voir pour quelque obole, découvre le trône qu’il protège tant bien que mal d’une toile contre les indiscrétions du colombier ; il indique du doigt les petits singes en faïence et les coqs enfourchés de cavaliers qui agrémentent les arêtes des toitures. Au fond du quadrilatère, à l’arrière du palais où se trouve la coquette chambre à coucher de l’impératrice, au-dessus de celle de son roi et maître, nous remarquons un pavillon, non moins riche, mais plus petit que le précédent.

« It was for wife number two », dit le gardien, en soulignant d’un clin d’œil.

Le gouvernement chinois n’a pas d’argent pour tenir tous ces beaux monuments en état convenable de réparation. Les tentures, les peintures, les meubles, les jades, les porcelaines et autres trésors qu’ils renfermaient ont été transportés au palais jadis impérial et maintenant républicain de Pékin, la capitale sur laquelle nous nous dirigeons.

L’homme le plus puissant de Mukden est Chang-Tsao-Lin, bandit de profession. Capturé dans la montagne par les troupes de la république, il s’attendait au feu de peloton ; il s’y préparait, lorsqu’à sa grande surprise, au lieu de l’exécution, il reçut le grade de commandant de la vingt-septième division militaire de Chine. Le président Yuan-Shi-Kai l’appela auprès de lui et lui tint à peu près ce langage : « Citoyen Chang, vous êtes intelligent et capable. Pour vos forfaits, je pourrais vous punir de mort, mais la République a besoin de vous. Si vous le voulez, vous pouvez lui rendre d’immenses services. Je vous fais commandant de la vingt-septième division. Allez et servez votre pays. » Il le fit et fit bien… pourvu que cela dure.