Voyage autour du monde fait dans les années 1740, 1, 2, 3, 4/Livre I/Ch. I

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LIVRE PREMIER

CHAPITRE I


De l’équipement de l’Escadre : Incidens relatifs à cette Escadre depuis la résolution prise de la mettre en Mer jusqu’à son départ de Sainte Hélène.


L’escadre commandée par Mr. Anson, et dont j’ai dessein de transmettre les principales opérations à la postérité, a essuyé un grand nombre de changemens dans sa destination, sa force et son équipement, durant les dix mois qui se sont écoulés depuis la résolution prise de la mettre en Mer, jusqu’à son départ de Sainte Hélène. J’ai cru que le détail de ces changemens méritoit d’être rendu public tant pour l’honneur de ceux qui ont formé le projet de l’Expédition, que de ceux auxquels on en a confié l’exécution. Il paroitra clairement par-là, que les accidens, qui empêchèrent dans la suite que cette Expédition n’ai été aussi avantageuse à la Nation, que la force de l’Escadre et l’attente du Public sembloient le promettre, eurent principalement leur source dans des obstacles qu’il n’a pas été possible à Mr. Anson de surmonter.

Quand vers la fin de l’Eté de l’Année 1739, on prévit qu’une guerre avec l’Espagne étoit inévitable, plusieurs de ceux qui étoient chargés alors de l’Administration des affaires, jugèrent que la démarche la plus prudente que la Nation pût faire, dès que la rupture seroit déclarée, étoit d’attaquer cette Couronne dans ses établissemens éloignés, car comme, en ce temps là, il y avoit une grande probabilité de succès, nous aurions, par ce moyen pu ôter à l’Ennemi ses principales ressources, et le réduire à la nécessité de désirer sincèrement la paix, puisqu’il se verroit privé de ces retours d’argent, qui le mettoient en état de continuer la guerre.

En conséquence de ces idées, on examina plus d’un Projet dans le Conseil, et différentes résolutions y furent prises. On convint d’abord, que George Anson, Ecuyer, actuellement Capitaine du Centurion seroit nommé Commandant en Chef pour l’Expédition projettée. Comme il étoit alors en Course, on envoya un Vaisseau, dès le commencement de Septembre, à l’endroit où il croisoit, pour lui ordonner de revenir avec son Vaisseau à Portsmouth. Dès qu’il y fut arrivé, c’est à dire le 10 du mois de Novembre suivant, il reçut une Lettre de Mr le Chevalier Wager, qui lui marquoit de se rendre à Londre, et de s’adresser à l’Amirauté. Etant là, le Chevalier Wager lui dit, qu’on alloit équiper au plutôt deux escadres pour deux Expéditions secrètes, qui auroient néanmoins quelque espèce de connexion ensemble : Que lui, Mr. Anson, auroit le commandement de l’une, et Mr. Cornwall, qui a depuis perdu la vie glorieusement en combattant pour sa patrie, celui de l’autre : Que l’Escadre sous les ordres de Mr. Anson devoit prendre à bord trois Compagnies indépendantes, chacune de cent hommes, et le Régiment d’Infanterie de Bland : Que ce Colonel, qui devoit être du Voyage, commanderoit les forces de Terre : Et qu’aussitôt que l’Escadre seroit prête à mettre en Mer, ils partiroient, avec ordre exprès de ne toucher en aucun endroit qu’à la pointe de Java dans les Indes Orientales : Qu’ils ne s’arrêteroient en cet endroit que pour faire de l’Eau, et iroient directement à la Ville de Manille situé dans une Ile Philippines : Que l’autre Escadre devoit être de même force que celle qui seroit sous les ordres de Mr. Anson, et qu’on la destinoit à faire le tour du Cap Horn pour se rendre dans la Mer du Sud, et d’y ranger la côte, et qu’après avoir croisé sur les Ennemis dans ces parages, et avoir attaqué leurs Places, cette Escadre reviendroit à Manille et y joindroit l’Escadre de Mr. Anson, pour y procurer des rafraichissemens aux équipages, radouber les Vaisseaux, et recevoir peut-être de nouveaux ordres.

Ce projet étoit certainement très bien conçu, et pouvoit contribuer puissamment, tant au Bien public, qu’à la Réputation et à la Fortune de ceux qui avoient été choisis pour l’exécuter ; car si Mr. Anson étoit parti pour Manille au tems et de la manière que l’avoit dit le Chevalier Wager, il seroit, suivant les apparences, arrivé sur les lieux avant que les Espagnols y eussent reçu avis qu’ils étoient en guerre avec les Anglois, et par conséquent avant qu’il se fussent mis en état de faire résistance. On peut hardiment supposer que la ville de Manille se trouvoit dans une situation pareille à celle de tous les autres Etablissemens Espagnols, lors de la déclaration de la guerre : c’est-à-dire, que les Fortifications de leurs meilleures Places étoient négligées et en divers endroits tombées en ruine, leur Canon démonté, ou rendu inutile, faute d’affuts, leur Magazins, destinés à contenir des Munitions de Guerre et de Bouche, tous vuides ; leurs Garnisons mal payées, et par cela même peu fortes, et découragées ; et la caisse Royale du Pérou, qui devoit seule remédier à tous ces désordres, entièrement épuisée. On sait par des Lettres de leurs Vicerois et de leurs Gouverneurs, qui ont été interceptées, que c’étoit-là précisément l’état de Panama, et des autres Places Espagnoles le long de la côte de la Mer du Sud, près de douze mois après notre déclaration de guerre : et l’on n’a aucun droit de s’imaginer que la Ville de Manille, éloignée d’environ la moitié de la circonférence de notre Globe, ait été l’objet de l’attention et des soins du Gouvernement Espagnol plus que Panama, et les autres Ports importans du Pérou et du Chili, d’où dépend la possession de cette immense Empire. On sait même à n’en pouvoir douter, que Manille étoit alors incapable de faire une résistance tant soit peu considérable, et qu’elle se seroit probablement rendue à la seule vue de notre Escadre. Pour se former une idée de quelle conséquence cette Ville, et l’Ile dans laquelle elle est située, nous auroient été, il faut considérer, que l’air en est très sain, qu’elle a un bon Port et une excellente Baye, que ses habitans sont nombreux et riches, et qu’elle fait un commerce très lucratif dans les principaux Ports des Indes Orientales et de la Chine, sans compter son Négoce exclusif avec Acapulco, dont elle retire par an près de trois millions d’Ecus.

Le Chevalier Wager persuadé que l’exécution de ce projet ne pouvoit être trop promte, fit ensorte que peu de jours après cette première conférence, c’est-à-dire, le 18 de Novembre, Mr. Anson reçut ordre de prendre le commandement des Vaisseaux l’Argyle, le Sévern, la Perle, le Wager, et le Trial, Chaloupe armée en guerre. Le même mois il reçut encore quelques autres ordres : ceux qui regardoient l’avitaillement de l’Escadre, ne lui furent expédiés qu’au mois de Décembre suivant. Mais Mr. Anson s’étant rendu à l’Amirauté au commencement de Janvier, apprit du Chevalier Wager que l’Expédition de Manille n’auroit point lieu. On conçoit aisément, quel dut être son chagrin de se voir privé de la direction d’une entreprise si sure, si honorable, et à tous égards, si avantageuse, surtout après une dépense considérable qu’il avoit faite pour se pourvoir de tout ce qui pourroit lui ête necessaire dans ce Voyage, qui devoit être assez long. Cependant le Chevalier Wager pour le consoler un peu, l’informa que l’Expédition dans la Mer du Sud se feroit pourtant, et que lui, Mr. Anson, et son Escadre, dont la première destination étoit changée, y seroient employés.

Le 10 de Janvier il reçut la commission, qui l’établissoit Commandant en Chef de l’Escadre en question, qui, à la seule différence près qu’on substitua, durant le cours des préparatifs, le Gloucester à la place de l’Argyle fut celle avec laquelle il partit plus de huit mois après de Sainte Hélène. Malgrè le changement de destination, l’équipement de l’Escadre fut continué avec autant de vigueur que jamais ; et l’avitaillement, avec tout ce qui pouvoit dépendre de Mr. Anson, se trouva si avancé, que ce Chef d’Escadre compta de mettre en mer à l’instant même qu’il recevoit ses derniers ordres, qu’il attendoit de jour en jour. A la fin le 28 de Juin 1740, le Duc de Newcastle, premier Secrétaire d’État, lui remît les instructions de Sa Majesté en date du 31 de Janvier 1739, accompagnées d’une autre instruction des Lords Régens, en date du 19 de Juin 1740. Après avoir reçu ces pièces, Mr. Anson se rendit d’abord à Spithead, dans l’intention de partir au prémier vent favorable, s’imaginant qu’il n’auroit plus de retardemens à essuyer. Car quoiqu’il sût par les listes du Monde qu’il devoit prendre à bord, qu’il lui manquoit trois cens Matelots, qu’il n’avoit pu obtenir malgré toutes ses sollicitations, le Chevalier Wager lui avoit dit, que l’Amirauté avoit dépéché un ordre au Chevalier Norris de lui fournir le nombre de Matelots qui lui manquoit. Mais en arrivant à Portsmouth, il se trouva étrangement trompé dans son attente : car s’étant adressé au Chevalier Norris, il en reçut pour réponse, que bien loin de pouvoir lui fournir des Matelots, il en avoit besoin lui-même pour sa propre Flotte. Ce contretems produisit un retardement considérable ; car ce ne fut qu’au mois de Juillet qu’on lui fournit une partie du monde qu’il lui falloit. L’Amiral Balchen, qui prit le commandement de la Flotte à Spithead, après le départ du Chevalier Norris, au lieu de trois cens Matelots, dont Mr. Anson avoit besoin, ne donna pour l’Escadre que cent soixante et dix hommes, dont trente-deux sortoient de l’Hopital. Il y en avoit trente-sept autres du Salusbury, avec trois Officiers du Régiment du Colonel Lowther, et quatre-vingt-dix-huit Soldats de Marine.

Ce désagrément ne fut pourtant pas le dernier que le Chef d’Escadre eut à essuyer. Nous avons marqué ci-dessus, que le Régiment du Colonel Bland, et trois Compagnies Indépendantes, chacune de cent hommes, devoient servir comme Troupes de débarquement à bord de l’Escadre. Mais on trouva bon de changer cet arrangement, et toutes les forces de terre se réduisirent à cinq cens Invalides, externes de l’Hôpital de Chelsea. Comme ces gens sont des Soldats, que leur âge, leurs blessures, ou d’autres infirmités, rendent incapables d’aller en campagne et même de faire le service ordinaire des Régimens, Mr. Anson fut vivement touché d’un pareil choix ; car il étoit pleinement persuadé, que la plupart périroient longtems avant que d’arriver à l’endroit où il faudroit agir, parce que les délais, qui étoient survenus à différentes reprises, l’obligeroient à doubler le Cap Horn dans la saison la plus orageuse de l’année. Le Chevalier Wager se joignit à Mr. Anson pour représenter que des Invalides n’étoient nullement propres à un exploit Militaire, et sollicita fortement qu’on donnât d’autre monde ; mais on répondit que des personnes, qui se connoissoient mieux en Soldats que lui et Mr. Anson, jugeoient que des Invalides étoient tout ce qu’on pouvoit choisir de mieux en cette occasion. En vertu de cette décision, ils eurent ordre de se rendre à bord de l’Escadre le 5 d’Aout. Mais au lieu de cinq cens, il n’en arriva que deux cens cinquante neuf, tous ceux qui avoient assez de jambes, ou du moins assez de forces pour sortir de Portsmouth, ayant déserté. Il ne resta que ceux qui étoient Invalides à la rigueur des termes, la plupart agés de soixante ans, et quelques-uns même de plus de soixante et dix. Il seroit difficile de s’imaginer une scène plus touchante, que l’embarquement de ces infortunés Vétérans. Ils avoient assez d’expérience dans le service pour démêler les malheurs qui les attendoient. La crainte de ces malheurs, mêlées d’indignation, se lisoit sur leur visage. On venoit de les enlever à une situation tranquille, pour les charger d’une entreprise, dont la foiblesse de leur Corps et celle de leur Ame les rendoient également incapables, et dans laquelle ils devoient naturellement périr de maladies après avoir sacrifié leur jeunesse et leur santé au service de leur Patrie.

Je ne saurois m’empêcher d’observer ici, que ce fut un grand malheur, tant pour ce Détachement de Vieillards et de Malades, que pour l’Expédition même à laquelle ils furent employés ; que parmi tous les Invalides externes de l’Hopital de Chelsea, dont le nombre pouvoit monter à deux mille, les plus infirmes eurent la préférence pour une entreprise aussi fatiguante que dangereuse. Car personne n’ignore, que quoique les Invalides en général ne soient pas ceux dont on se sert en pareille occasion, on peut néanmoins, par un choix prudent, entre deux mille hommes, en trouver cinq cens, qui ayent encore quelque reste de vigueur : et Mr. Anson s’étoit attendu, qu’on lui choisiroit du moins ce qu’il auroit de meilleur, mais il vit avec douleur, que tout le détachement étoit un assemblage d’objets propres à exciter la pitié. Par la Désertion, dont nous avons parlé, cet assemblage perdit le peu de santé et de forces qu’il pouvoit avoir encore, de sorte que le Chef d’Escadre pouvoit emmener avec lui, s’il le vouloit, les Malades les plus infirmes d’un Hôpital.

Il ne faut pas oublier ici une autre particularité importante dans l’équipement de cette Escadre. On proposa à Mr. Anson, après que la Résolution eut été prise qu’il iroit dans la Mer du Sud, de prendre avec lui deux personnes sous le titre d’Agens Avitailleurs. Ceux, auquels on destinoit cette commission, avoient été autrefois employés dans les Indes Occidentales Espagnoles au service de la Compagnie du Sud ; et l’on supposa que les intelligences qu’ils avoient sur cette côte, les mettroient en état de procurer des vivres à l’Escadre par les voyes de la douceur, quand il n’y auroit pas moyen d’en avoir par la force des armes. Ces Agens Avitailleurs devoient, pour cet effet, faire transporter à bord pour la valeur de 15 000 livres sterling en marchandises ; car ils avoient représenté qu’il leur seroit bien plus aisé d’avoir des vivres pour des marchandises, que pour la valeur des mêmes marchandises en argent. De quelque prétexte qu’on pût colorer ce projet, personne n’en fut la dupe ; et l’on n’eut aucune peine à comprendre, que l’unique but de ces Agens étoit de s’enrichir, par le commerce avantageux qu’il se proposoient de faire le long de cette côte. Mr. Anson, dès le commencement, s’opposa à la nomination des Agens Avitailleurs, et à la permission qu’on vouloit leur accorder de prendre une Cargaison à bord, il lui paroissoit, que dans le peu de Ports amis, où il auroit l’occasion de relacher, il n’auroit pas besoin du secours de ces Mrs. pour avoir les provisions que l’endroit pourroit fournir ; et sur la côte ennemie, il ne pensoit pas qu’il pussent lui procurer des vivres, à moins que (ce qu’il avoit bien résolu de ne pas souffrir) les opérations militaires de son Escadre ne dussent être réglées sur les ridicules vues de leurs projets de commerce. Tout ce qu’il croyoit que le Gouvernement devoit faire en cette occasion, étoit de faire embarquer sur la Flotte pour la valeur de 2 ou 3000 livres sterling de ces sortes de choses, que les Indiens ou les Espagnols établis dans les endroits les moins cultivés de la côte, voudroient peut-être prendre en échange pour des vivres. Et pour cela une cargaison médiocre suffisoit. Mais quoique le Chef d’Escadre s’opposat à l’établissement de ces Officiers, et à leur projet ; cependant, comme ils avaient insinué que leur plan, outre l’avantage d’avitailler l’Escadre, pourroit contribuer à établir un commerce lucratif sur cette côte, quelques personnes de la première distinction leur prêtèrent l’oreille, et des 15 000 liv. sterl. que devoit valoir leur Cargaison, le Gouvernement convint de leur en avancer 10 000. Ils levèrent les 5 000 autres à la grosse avanture. Les marchandises qu’ils achetèrent avec cette somme, furent les seules qu’on embarqua à bord de l’Escadre, quelque chose qu’on ait pu dire par la suite pour magnifier la valeur de la Cargaison.

Cette Cargaison fut d’abord mise à bord du Wager, Vaisseau destiné à servir de Magazin, parce qu’on ne voulut pas en embarrasser les Vaisseaux de Guerre. Mais étant à Ste. Catherine, Mr. Anson considéra, que si l’Escadre venoit à être dispersée, quelques-uns des Vaisseaux pourroient prétexter de manquer de provisions, faute de Cargaison pour les payer en troc. Pour ôter ce prétexte, il fit distribuer les marchandises du plus petit volume sur les Vaisseaux de Guerre, et laissa le reste à bord du Wager. Ce reste a été perdu, aussi bien qu’une grande partie de ce qui avoit été mis a bord des Vaisseaux de Guerre, comme nous le dirons dans la suite, et comme on n’eut pas l’occasion d’en employer la moindre partie sur les côtes qu’on visita, tout ce qu’on en raporta en Angleterre ne rendit pas le quart de la valeur de l’emplette. C’est ce que le Chef d’Escadre avoit prédit, malgré les magnifiques espérances que bien des gens avoient conçues sur ce commerce. Mais revenons à ce qui se passoit à Portsmouth.

Pour suppléer aux deux cens quarante Invalides qui avoient déserté, on fit embarquer deux cens et dix hommes, détachés de différens Régimens de Marine : tous Soldats des plus novices, qu’on ne faisoit que d’enrôler, et qui n’avoient de militaire que l’uniforme ; aucun d’eux n’ayant été assez exercé au maniement des armes, pour qu’on lui permît de faire feu. Le dernier Détachement de ces gens vint à bord le 8 d’Aout et le 10 l’Escadre fit voile de Spithead, pour Ste. Hélène, où elle devoit attendre le vent pour commencer son voyage.

Mais il s’en falloit beaucoup que nous fussions au bout des délais qui nous étoient destinés ; nous étions déja avancés dans une saison où les vents d’Ouest sont ordinairement fort constans et violens ; on jugea à propos de nous faire mettre en Mer en compagnie avec la Flotte, commandée par l’Amiral Balchen et les Vaisseaux de transport destinés à l’expédition de Mylord Cathcart. Nous faisions tous ensemble vingt et un Vaisseaux de Guerre, et cent vingt-quatre Vaisseaux de Transport ou Marchands desorte que nous ne pouvions nous flatter de sortir du Canal, avec une aussi grande Flotte, sans le secours d’un vent favorable d’une assez longue durée ; et c’est ce que nous avions de jour en jour moins lieu d’espérer, puisque nous approchions de l’équinoxe. Cependant les trésors du Pérou, ces monts d’or que nous nous étions promis, s’évanouissoient insensiblement, et l’idée du passage du Cap Horn pendant l’hiver, avec tous ses dangers et ses difficultés, vint remplir leur place dans notre imagination. Nous passames ainsi quarante jours à Ste. Hélène, après quoi nous reçumes ordre d’en partir sans Mylord Cathcart ; mais ces quarante jours ne se passèrent pas sans les fatigues rebutantes de mettre souvent à la voile et d’être obligés à retourner. Sans compter des périls, plus grands quelquefois que nous n’en avons éprouvé dans le reste d’un Voyage autour du Monde. La première fois que le vent se rendit favorable, ce fut le 23 d’ Aout, nous mimes à la voile, et Mr Balchen n’épargna rien pour gagner la haute Mer ; mais le vent rechangeant bientôt, nous ramena à Ste. Hélène, non sans danger, et même deux Vaisseaux de Transport, s’abordèrent en virant et s’endommagèrent. Nous fimes encore dans la suite deux ou trois autres tentatives aussi inutiles, et le 6 de Septembre, étant revenu à l’Ancre à Ste. Hélène, le Vent devint si violent que toute la Flotte fut obligée d’amener les vergues et les mats de Perroquet, de peur de chasser sur les Ancres. Cette précaution n’empêcha pas même que le Centurion ne chassât sur ses Ancres, le soir suivant, et nous fumes en grand danger de dériver sur le Prince Frédéric de soixante et dix pièces qui étoit à l’Ancre à peu de distance de notre Arrière ; par bonheur ce Vaisseau dériva aussi, et par-là nous en restames à la même distance. Cependant nous ne nous crumes hors de péril, que lorsque nous eumes laissé tombé notre grande Ancre, ce qui nous sauva heureusement.

Le 9 de Septembre nous eumes quelque espoir de délivrance, par un ordre que Mr. Anson reçut des Lords Régens de partir à la première occasion avec son Escadre seule, en cas que Mylord Cathcart ne fût pas prêt. Ainsi délivré de l’incommode compagnie d’une si grande Flotte, notre Chef d’Escadre résolut de lever l’Ancre et de travailer à sortir du Canal, à la faveur des Marées, dès que le Vent plus modéré le permettroit. C’est ce que nous aurions pu faire facilement deux mois auparavant avec notre Escadre seule, si les ordres que l’Amirauté avoit donnés pour nous fournir des Matelots avoient été exécutés, et si nous n’avions eu à souffrir les autres délais que nous avions rapportés ci-dessus. A la vérité ces espérances d’un prompt départ diminuèrent bientôt, par l’ordre que Mr. Anson reçut le 12 de Septembre par où il lui étoit enjoint de prendre sous son convoi, le St. Albans et la Flotte de Turquie de joindre à Torbay ou à Plimouth, le Dragon et le Winchester et les Flottes qui alloient au Détroit et en Amérique ; et de leur faire compagnie aussi longtems que nous ferions même route. Cette gêne d’un Convoi nous fit de la peine, et nous donna lieu de craindre que notre cours jusqu’à Madère n’en fut retardé. Cependant Mr. Anson, se trouvant Commandant en Chef, résolut de s’en tenir à son prémier projet, de tâcher de sortir du Canal, à la faveur des Marées, à la première occasion  ; et pour gagner du temps, il écrivit à Torbay, afin que les Flottes, qu’il devoit y recevoir sous son Convoi, se tinssent prêtes à le joindre sans délai dès qu’elles le verroient approcher. Enfin le 18 de Septembre, il partit de Ste. Hélène, et quoique le vent fût d’abord contraire, il eut le bonheur de sortir du Canal en quatre jours, comme nous le dirons dans le Chapitre suivant.

Par tout ce que nous avons rapporté de la manière dont on s’y prit pour l’équipement de notre Escadre, il paroit clairement que notre Expédition peut être considérée sous deux point de vues fort différens, celui qu’elle avoit au commencement de Janvier, où elle avoit été d’abord fixée, et celui qu’elle eut à la fin de Septembre, que nous sortimes du Canal ; pendant cet intervalle de tems, nous vimes diminuer par plusieurs accidens, notre nombre, nos forces, et la probabilité du succès. Au lieu de voir remplacer nos vieux et chétifs Matelots, par d’autres plus jeunes et plus habiles, et d’avoir nos Equipages complets, jusqu’à un nombre suffisant, comme on l’avoit d’abord promis à notre Chef d’Escadre, nous fumes obligés de nous contenter des gens que nous avions, tels qu’ils étoient ; Et pour tout renfort, au lieu de trois cens hommes qui nous manquoient, on nous en envoya cent soixante et dix, la plupart tirés de l’Hopital, ou Recrues de Marine qui n’avoient jamais entré dans un Vaisseau. Nous fumes encore plus mal partagés du coté des Troupes de débarquement ; nous devions avoir le Régiment de Bland qui étoit un vieux Corps, et trois Compagnies Indépendantes de cent hommes chacune, et nous eumes en tout quatre cent soixante et dix Invalides, ou nouvelles Recrues de Marines, les uns incapables de service, par l’age et les infirmités, et les autres inutiles parce qu’il ne savoient rien de ce qu’ils devoient faire. Notre plus grand mal ne vint pourtant pas du manque de forces, causé par tous ces changemens, mais les disputes et les difficultés qu’ils occasionnèrent, et que toute l’autorité de l’Amirauté ne put faire finir à tems, causerent un délai dont les désastre qui nous accompagnèrent furent la suite. Car c’est ce qui nous obligea à doubler le Cap Horn dans la plus dangereuse saison de l’année ; delà la dissipation de notre Escadre, la perte de notre monde, et le danger que nous courumes d’y périr. Ce n’est pas tout ; ces délais donnèrent à l’ennemi le tems de se mettre si bien au fait de nos projets, qu’une personne, employée par la Compagnie du Sud et qui venant de Panama, arriva à Porstmouth, trois ou quatre jours avant que nous en partissions, dit à Mr. Anson tout ce qu’il y avoit de plus important touchant nos Forces et notre destination ; Et toutes ces particularités, il les avoit apprises des Espagnols avant qu’il les quittât. Une circonstance fort singulière fait encore mieux voir, combien ces derniers étoient bien informés. Ils avoient envoyé une Escadre, pour nous intercepter. Cette Escadre nous attendoit à la hauteur de Madère, et le Commandant étoit si bien informé de la forme et de la figure du Pavillon de Mr. Anson, et l’avoit si bien imité, qu’il attira par ce moyen la Perle, un des Vaisseaux de notre Escadre, à la portée de son canon, avant que le Capitaine de la Perle s’aperçût de son erreur.