Voyage aux pays des Brahmes/03

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TROISIÈME PARTIE

LES RUINES DE BEDJAPOUR

LES FUNÉRAILLES BRAHMANIQUES












TROISIÈME PARTIE

LES RUINES DE BEDJAPOUR. — LES FUNÉRAILLES
BRAHMANIQUES.
DE BEDJAPOUR À ELEPHANTA.


Les ruines de Bedjapour. — Les funérailles des Sannyachis. — Une haine chez les Natchez. — Le délire du hatchis. — Golconde. — De Bedjapour à Elephanta.


La vue de Bedjapour nous frappa d’étonnement, et nous fûmes en même temps saisis de ce mystérieux respect qui s’empare toujours de vous en face des grandes ruines consacrées par le temps. À mesure que nous avancions dans les rues de cette antique cité, les monuments les plus admirables s’offraient à nos yeux, les uns presque entièrement en ruine, les autres suffisamment conservés pour offrir encore aux yeux les plus admirables détails de sculpture, et tous indiquant, par leurs masses imposantes, l’harmonie de leurs formes et la grâce de leur ornementation, qu’ils étaient le produit d’une des plus étonnantes civilisations qui se soient épanouies dans le monde.

En voyant ces constructions gigantesques, de conceptions si diverses, on se demande vraiment si elles se distinguent plus par la hardiesse et l’élégance de leur dessin, que par la beauté et le fini de leur exécution.

Quel luxe de piliers, de portiques, de portes cintrées, de dômes, de coupoles, de minarets, se déploie dans ces temples, ces tombeaux, ces palais aujourd’hui muets ; que de bas-reliefs, quelle profusion d’ornements en pierres taillées, sculptées, fouillées comme de la dentelle… et comme ces palais, ces colonnades, ces cours carrées environnées de galeries, et ces terrasses élevées, s’harmonisent admirablement avec le feuillage des grands tamariniers qui se mirent tristement dans les eaux des étangs sacrés, comme étonnés du silence qui s’est fait dans ces lieux qui virent tant de grandeurs et tant de fêtes !

La solitude est surtout imposante au milieu des chapiteaux brisés, des statues des dieux enfouies sous l’herbe, parce qu’on sent qu’il y a eu la vie, le mouvement sur ce sol désolé, que d’autres hommes ont aimé, combattu sous ces portiques vides… Je ne sais rien de grand comme un souvenir qui tombe en poussière… rien qui vous porte plus à la rêverie que les traditions de marbre et de granit qui parlent encore aux yeux, alors que depuis dix siècles ont disparu les générations qui les avaient édifiés.

Il était environ midi lorsque nous traversâmes cette ville étrange, habitée seulement par quelques Indous, Musulmans et Parsis, qui avaient adossé leurs cases de feuillage, de terre sèche ou de brique, contre ces monuments à demi écroulés. Cela faisait un singulier effet de voir leurs haillons suspendus aux corniches de marbre ou à des tronçons de colonnes en granit rose.

La chaleur était excessive, et sous les vérandahs de chaque demeure, hommes, femmes et enfants faisaient la sieste pêle-mêle. Nous avions hâte d’arriver de l’autre côté de la ville, pour installer notre tente et en faire autant.

Il nous eût été facile de trouver, à très-bas prix, un logement indigène, mais il nous eût fallu rester dans l’intérieur de Bedjapour, au milieu de la population bariolée, connue dans toutes les provinces voisines pour son goût pour les rapines, et nous préférions de beaucoup le campement en plein air. Nous n’avions du reste en cette saison rien à craindre des pluies.

Comme nous passions sur une petite place servant d’esplanade à un des plus beaux monuments de la ville, nous aperçûmes un immense canon de bronze, dont l’ouverture, ainsi que je m’en assurai immédiatement, mesurait quatre pieds, soit un mètre trente-trois centimètres de diamètre.

Ce colosse reposait sur un énorme affût en bois de teek, cerclé en fer forgé. Je m’approchai et déchiffrai l’inscription suivante :

Moulki Meidan (le souverain de la plaine).


C’était sans doute son nom.

Au-dessous on lisait :

Choulby-Roumy Khan Gemedar
Ahmoudnouggour
Houssein Nizam Shah.

Ce qui signifiait : Choulby-Roumy, général de l’artillerie à Ahmoudnouggour Houssein Nizam, roi.

— Tenez, fis-je à mon compagnon, voilà tout ce qui reste de cette puissance mogole qui, pendant dix siècles, tint l’Inde sous sa domination… un canon muet entouré de temples et de palais en ruine.

Un vieux moullah, sorte de personnage moitié prêtre, moitié mendiant, qui se chauffait au soleil à quelques pas de là, nous raconta que Moulki-Meidan avait été fondu avec un autre canon de même grosseur, qui fut nommé Kourk-o-Boudghy, c’est-à-dire éclair et tonnerre, mais que ce dernier avait été enlevé par Aureng-Zeb, et voici ce qu’il nous conta de cette légende.

L’ambition du Grand Mogol de Delhi était qu’il n’y eût pas dans l’Inde un seul souverain qui ne fût dépendant de son autorité. Or, les souverains de Bedjapour n’avaient jamais voulu reconnaître sa suzeraineté, Aureng-Zeb guettait depuis longtemps l’occasion de marcher sur Bedjapour, lorsque Ali-Adil-Shah II monta sur le trône. Il lui envoya l’ordre d’accomplir à son égard la formalité d’hommage qu’il prétendait lui être due. Le nouveau rajah du Deccan s’y étant refusé, l’empereur envoya contre lui son meilleur général, avec une forte armée, qui vint mettre le siége devant Bedjapour.

En vain la ville fut investie pendant plusieurs mois, et un grand nombre d’assauts donnés, il fut impossible de la prendre. Aureng-Zeb, furieux de l’insuccès de son lieutenant, vint lui-même diriger les opérations à la tête d’une armée plus nombreuse encore.

Or, d’après une croyance populaire, la ville devait rester imprenable, tant que ces deux canons ne seraient point séparés.

Le Grand Mogol gagna à prix d’argent quelques officiers de l’armée de Bedjapour, et une nuit, Kourk-o-Boudghy était jeté par-dessus les remparts, et recueilli par l’armée assiégeante, qui, au lever du soleil, tourna le canon contre la ville.

Inutile de dire que, démoralisés par cette perte, les défenseurs de Bedjapour forcèrent Adil-Shah de se rendre à discrétion.

— Il est singulier de remarquer, me dit mon compagnon, à quel point est important le rôle que jouent les traîtres dans l’histoire de tous les peuples.

— Ajoutez, lui répondis-je, que les officiers qui livrèrent Bedjapour à Aureng-Zeb furent comblés d’honneurs par ce dernier, et si vous interrogez les annales de l’humanité, vous verrez qu’il n’y a jamais eu de châtiés que les traîtres qui n’ont pas réussi,

— Et la morale de ceci ?

— C’est que la morale historique, celle qui n’amnistiera ni les traîtres, ni les massacreurs d’hommes, ni ceux qui livrent les villes, ni ceux qui passent le Rubicon, est encore à naître.

Comme nous prenions congé de notre interlocuteur, le vieux moullah, en nous adressant son salam d’adieu, nous demanda si nous comptions rester quelque temps à Bedjapour.

Nous lui répondîmes que nous étions venus pour visiter ses ruines et que notre séjour se prolongerait pendant le temps nécessaire pour cela.

— La vie d’un homme, fit-il en souriant tristement, ne suffirait pas pour étudier l’histoire de toutes ces pierres amoncelées et faire parler la poussière sous laquelle dorment mille et mille générations de héros !

Après un moment de silence, il ajouta :

— Vous semblez vous diriger vers la sortie de la ville.

— Notre intention, lui répondis-je, est d’aller camper en pleine campagne, dans quelques bosquets de palmiers.

— Pourquoi ne choisissez-vous pas plutôt, parmi les monuments situés hors du centre de Bedjapour, un lieu mieux abrité de la chaleur ?

— Nous ne connaissons rien du pays, nous arrivons à l’instant.

— Il est des parties d’édifices assez bien conservées pour que vous puissiez vous y installer commodément.

— Nous sommes à tes ordres.

— Suivez-moi, saëbs.

Il nous fit alors tourner brusquement du côté nord, et dirigea nos pas vers une petite ruelle qui longeait un monument surmonté d’un dôme gigantesque, aussi élevé que celui de Saint-Pierre de Rome, qu’il nous apprit être le tombeau de Mohamed-Shah ; à quelques pas de là, il nous introduisit dans une vaste cour qui contenait un étang sacré formant un carré d’environ cent cinquante mètres de côté ; il était entouré sur trois faces d’une colonnade surmontée d’un étage formant galerie avec terrasse, au centre se trouvait un portique dans la manière de nos arcs de triomphe, tout en marbre blanc, qui surpassait en magnificence tout ce que nous avions vu jusqu’à ce jour. L’aile gauche, parfaitement conservée, contenait, au rez-de-chaussée et à l’étage, deux vastes chambres surchargées de sculptures et d’arabesques de toutes espèces, et chose que nous remarquâmes tout d’abord, la plupart des statuettes, fouillées dans la pierre et le marbre, étaient privées de leurs têtes ou de leurs bras.

— On dirait que les Vandales ont passé par là, dit le capitaine.

Vous ne vous trompez que de nom, mon cher ami, lui répondis-je… et vous trouveriez la plupart de ces membres mutilés dans ces musées particuliers que les touristes anglais se forment à coups de marteau et à peu de frais en courant le monde.

Le Tombeau de Mohamed Shah. (Page 250.)
(Bedjapour.)

Nous prîmes sans façon possession de ces deux pièces ; dans celle du bas nous remisâmes nos charrettes, nos approvisionnements et le guépard que mon compagnon avait acheté, et nous plaçâmes nos hommes au premier.

Le campement de Mahadèva et des deux bufflones fut installé par les soins des deux vindicaras Ponousamy et Tchi-Naga, sur les bords de l’étang. Je confiai également à ces derniers la garde de tous nos effets placés au rez-de-chaussée ; car, pendant tout le temps de notre station, nous ne pouvions guère compter sur Amoudou, qui allait amplement se dédommager des longues privations de la route, et ne plus quitter les boutiques des marchands d’arrak.

Notre modeste installation était, en effet, à peine terminée que, selon son habitude, mon Nubien vint rôder autour de moi d’un air embarrassé. Sa première fugue était toujours accompagnée d’une certaine honte, et il ne savait comment faire pour obtenir la permission de nous quitter. Il se croyait obligé de me donner des raisons, et celles qu’il inventait étaient d’ordinaire si curieuses, son cerveau en matière de ruse n’étant guère plus développé que celui d’un enfant, que je ne puis résister au désir de transcrire une de ces scènes.

Après avoir feint pendant quelques instants de ne pas m’apercevoir de sa présence, je finis cependant par mettre un terme à son supplice, car il n’aurait jamais osé m’adresser la parole le premier.

Je clignai de l’œil en regardant le capitaine, que ces situations comiques amusaient beaucoup.

— Eh bien ! Amoudou, fis-je au pauvre diable qui me regardait d’un air suppliant, tu as l’air un peu fatigué, ce soir. Je lui soufflais son motif pour abréger l’entretien, mais j’avais compté sans l’orgueil du nègre.

— Amoudou n’est jamais fatigué, massa (maître), répondit-il en se redressant.

— Ah ! je croyais. Je t’aurais autorisé à aller te reposer, mais puisqu’il n’en est rien, tu vas t’occuper des préparatifs de notre dîner.

— Tchi-Naga m’a demandé à faire la cuisine ce soir, Massa.

En disant cela, on voyait à sa mine allongée qu’il mentait effrontément.

— Tu as donc quelques projets pour ce soir ? lui répliquai-je pour ne pas augmenter son supplice.

— Amoudou est un mauvais garçon, fit-il avec un air de douleur affecté.

— Explique-toi.

— Massa sait bien qu’Amoudou est un enfant du Prophète.

— Eh bien ?

— Amoudou est un mauvais croyant.

— Voyons, quand tu auras passé une heure à te dire des injures, cela ne m’expliquera pas ce que tu désires.

— Depuis trois ans, Amoudou n’a pas mis les pieds dans une seule mosquée.

— Nous y voilà, fis-je au capitaine, qui avait toutes les peines du monde à ne pas rire.

— Amoudou, continua le Nubien, a vécu comme un chien, et ce n’est pas bien ; Amoudou a des remords, et si massa voulait, il y a beaucoup de pagodes ici, et j’irais…

— Allons, bon, je comprends, tu désires réparer tes erreurs, et accomplir en bloc les devoirs religieux que tu as si longtemps négligés…

— Oui, massa, il faut que j’aille apaiser la colère d’Allah !… Allah est bon…

— Oui, je sais, et Mahomet est son prophète… Eh bien, va apaiser, mon garçon, mais n’y mets pas trop de zèle, je te donne deux heures pour cela.

— Merci, massa.

— Je te recommande de ne pas trop t’éloigner d’ici…

— Dans deux heures je serai de retour, massa, et il s’esquiva tout heureux de la pensée qu’il avait pu colorer les motifs de son absence.

Cela se terminait toujours ainsi : je lui accordais, sous un prétexte ou sous un autre, quelques instants de liberté, et il ne rentrait que quand je l’envoyais chercher pour le départ, ou quand une escapade un peu trop forte, car je ne le perdais jamais de vue, me forçait à intervenir.

Le plus souvent, j’étais obligé de le faire enlever de force par les deux bouviers. Bedjapour était hanté par une foule de vagabonds et par des sectateurs de la déesse du sang, Kaly, vulgairement connus en Europe sous le nom de thugs, et ces gens-là, peu dangereux pour des Européens qu’ils n’osent jamais attaquer, les sachant bien armés et de difficile composition, ne se gênent pas pour attaquer et dévaliser les indigènes. Ils pratiquent ainsi le meurtre, mais contrairement à ce que certains voyageurs en ont dit, seulement à de certaines grandes fêtes, et pour offrir des victimes humaines à leur déesse.

Ils ne tuent pas pour voler.

Sachant que mon Nubien pouvait avoir maille à partir avec eux, j’envoyai le cornac Vaïtilinga avertir dans toutes les boutiques de tchandos que s’il arrivait la moindre des choses à mon noir, c’était à nous que les maraudeurs auraient affaire. J’étais certain que la menace produirait son effet.

Le vieux moullah ne nous avait pas quittés, et l’idée me vint qu’il pourrait m’être d’un précieux secours dans ma visite aux ruines ; je lui proposai, moyennant une haute paye de vingt-cinq roupies (soixante-deux francs cinquante) qui devait suffire à le mettre pour six mois à l’abri du besoin, dans une contrée où l’indigène se nourrit avec un sou de riz par jour, de rester à notre service pendant tout le temps de notre séjour à Bedjapour.

Il accepta avec enthousiasme et, sur la demande du capitaine Durand, promit de lui amener le lendemain une douzaine de rabatteurs pour les chasses au guépard qu’il se proposait d’entreprendre.

Le monument dont nous faisions notre résidence, portait le nom de Taj-Boulé, le palais de l’étang.

Comme nous étions, en attendant le dîner, montés sur la terrasse de l’aile que nous habitions, pour jouir du coup d’œil qu’offrait cette ville étrange, Chek-Moulik, c’était le nom de notre nouvel engagé, nous fit remarquer un admirable petit temple de granit rose, avec un portique de marbre blanc, veiné de rouge, qui n’était pas à deux cents mètres de Taj-Boulé.

— Ceci, nous dit-il, a été bâti par un pariah !

— Un pariah ? fis-je avec étonnement. Les gens de cette caste, tu le sais mieux que nous, ne peuvent ni posséder la terre, ni édifier de maisons, ni élever de monuments aux dieux.

— Vous avez raison, saëb, mais l’élévation singulière de cet homme est due à l’intervention des astres.

— Conte-nous la chose ?

— Volontiers. Ibrahim-Shah, un des plus grands souverains de Bedjapour, il y a bien des siècles de cela… souffrait depuis de longues années d’une maladie des yeux qui faisait son désespoir, car il voyait arriver le moment où il allait être frappé de cécité. Il avait consulté tous les médecins attachés à sa cour, avait fait venir près de lui les plus célèbres de l’Inde entière, aucun d’entre eux n’avait pu ni adoucir le mal, ni en arrêter les progrès. Il consulta le chef des astrologues, et lui dit que s’il pouvait recouvrer la vue par quelques puissances occultes, il rendrait celui qui le guérirait plus riche qu’aucun des grands personnages du royaume. L’astrologue répondit au Shah, après avoir consulté les astres, que ses désirs seraient exaucés s’il donnait toutes ces richesses, dont il venait de parler, à la première personne qui s’offrirait à sa vue le lendemain matin.

Ibrahim, impatient de recouvrer l’usage de ses yeux, se leva le jour suivant de si grand matin que tout le monde reposait encore dans son palais, il sortit par une petite porte dérobée, et le premier homme qu’il rencontra fut un pariah qui balayait la rue. Sans hésiter, il accomplit les prescriptions de l’oracle.

— Laisse là ton balai, dit-il au pauvre diable, et suis-moi.

Le pariah, plus mort que vif, pensant sans doute que sa dernière heure était venue, suivit le Shah qui le conduisit dans une crypte souterraine où se trouvaient accumulées toutes les richesses amassées par dix générations de rois, et lui dit : Je partage mon trésor avec toi, la moitié de ces biens sont ta propriété.

Le pariah n’en pouvait croire ses yeux, il fut cependant obligé de se rendre à l’évidence quand il vit le roi faire transporter dans sa pauvre demeure le présent qu’il venait de lui faire. Mais la fortune ne pouvait lui enlever complètement la tache de sa naissance ; malgré la protection d’Ibrahim, il ne put obtenir d’aucun Indou d’être considéré autrement que le plus vil des hommes. Voyant cela et que ses richesses ne pouvaient lui attirer ni respect ni considération, il les employa à faire construire un temple qui surpassait en magnificence tout ce qu’on avait vu jusqu’alors.

— Et le Shah, fis-je au moullah, recouvrit-il la vue par ce procédé

— L’histoire ne le dit pas, saëb.

— M’est avis, interrompit le capitaine, que le plus attrapé des trois fut certainement le bon astrologue, qui espérait bien, quand il rendait son oracle, être le premier à se présenter le lendemain à la vue du roi.

Le soleil baissait à l’horizon, et le spectacle qui vint peu à peu se dérouler sous nos yeux absorba toute notre attention. Rien ne saurait dépeindre l’effet produit par toutes ces ruines, d’un style si différent les unes des autres, qui couvraient l’immense plaine, et se détachaient de plus en plus sombres sur le ciel, aux dernières lueurs crépusculaires. En quelques minutes tout le panorama disparut à nos yeux, car on sait que dans ces contrées la nuit succède au jour, presque sans transition. On voit l’ombre envahir l’horizon, grandir dans les vallées et les plaines, et gagner le sommet des montagnes comme un rideau noir qui se déploie dans un changement de décors à vue.

Au même instant, mille petites lueurs firent leur apparition au milieu des portiques chancelants, des colonnes à demi écroulées, illuminant çà et là une faible portion de ces vestiges antiques. Les Indous étaient en train de suspendre devant leurs demeures ces petites lampes de terre noire qui leur servent à éclairer les vérandahs, en même temps que la rue. Nous dînâmes d’un délicieux carry de poule au riz, d’un rôti de deux jeunes dindonneaux sauvages, et par un surcroît d’attention, notre brave Tchi-Naga nous servit une plantureuse omelette sur une purée de tomates, après l’avoir préalablement arrosée d’un peu de jus de notre rôti. Les meilleurs fruits des tropiques se réunirent pour composer notre dessert.

Sur le soir, guidés par notre moullah, nous parcourûmes les rues de Bedjapour, beaucoup plus animées à cette heure que de jour. Tous les Indous avaient quitté leurs demeures pour aller respirer au dehors la fraîcheur relative apportée par la nuit. Je n’étais pas fâché de voir par moi-même ce que pouvait faire Amoudou, mais nous eûmes beau passer et repasser devant les boutiques de tchandos, son lieu de prédilection, il nous fut impossible de le rencontrer.

— Votre domestique n’est-il pas de la religion du Prophète ? dit Chek-Moulik.

— C’est sa prétention, répondis-je, bien que je ne l’aie jamais vu accomplir la moindre prescription.

— Alors, ce n’est pas là qu’il faut chercher Amoudou.

— Quoi, tu penserais que mon noir se serait véritablement rendu à la mosquée, ainsi qu’il nous l’a dit il n’y a qu’un instant ?

— Chek-Moulik ne comprend pas le langage des belatis (étrangers), il n’a donc pas entendu ce qu’Amoudou a dit, mais il sait qu’il y a à Bedjapour beaucoup de nautchny musulmanes, c’est là qu’on le trouvera.

Nous nous engageâmes à sa suite dans une petite ruelle, tellement sombre, que nous ne pouvions rien distinguer à quelques pas de nous, mais de laquelle, comme contraste, partaient des chants et des cris, entremêlés de sons de tam-tam et de vounei (sorte de guitare). En passant devant une de ces maisons joyeuses, nous entendîmes la voix d’Amoudou qui dominait toutes les autres, nous nous approchâmes discrètement et nous aperçûmes dans une cour intérieure qui contenait une société nombreuse et des plus mêlées, mon Nubien qui dansait à perdre haleine en chantant un refrain de son pays. Aux sons gutturaux qu’il poussait en roulant des yeux terribles, je compris qu’il avait déjà bu à perdre la raison. Les vagabonds, écumeurs de route et étrangleurs à l’occasion qui formaient la majorité de cette réunion, s’en donnaient à cœur joie, et l’arrak, versé par une vingtaine de filles de bas étage, coulait à profusion.

Évidemment Amoudou les amusait beaucoup, car la plupart se tordaient de rire, en lui envoyant une foule de lazzi et de propos obscènes.

L’obscurité de la rue empêchait qu’on ne pût nous distinguer.

Je n’avais pas le moindre doute sur la manière dont cette scène allait se terminer, étant donné le caractère de mon noir, aussi annonçai-je à voix basse au capitaine mon intention de rester quelques instants encore pour intervenir au besoin.

— Je suis à vos ordres, me répondit mon ami ; croyez-vous qu’Amoudou puisse courir quelque danger ?

— Il faut voir.

— Ne trouvez-vous pas que le gaillard a une singulière façon d’apaiser Allah ?

— Attendez la fin, je souhaite que cela ne tourne pas au tragique.

— Vous avez peut-être eu tort de lui permettre de s’absenter.

— J’ai tout fait pour le corriger, et je ne suis parvenu à rien, il nous eût échappé pendant la nuit.

J’achevais à peine ces mots que la scène changea.

Amoudou, lassé des plaisanteries dont il était l’objet, s’arrêta tout à coup, et s’adressant aux Rodhias, Tchandalas et autres vagabonds qui l’entouraient, se mit à les provoquer dans le langage imagé que le bon Homère n’a pas dédaigné de mettre dans la bouche de ses héros.

— Ingué va nai… Venez ici, chiens, que je vous casse les reins… Après cet exorde conciliant, la rhétorique du Nubien devint intraduisible… les plus faibles injures de l’extrême Orient, même en les voilant, ne se pourraient écrire. Puis, tout d’un coup, comme pour se faire la main, il saisit un des Indous placés près de lui et le lança sur la foule.

Le capitaine, craignant une mêlée, allait s’élancer, je le retins.

L’Indou tomba d’une façon si grotesque, que toute l’assemblée éclata de rire, et parmi ceux dont les contorsions étaient les plus bruyantes et les jambes les moins solides, je remarquai avec stupeur le cornac Vaïtilinga, à qui je n’avais jamais vu boire le moindre verre de callou ou d’arrak.

Bien m’en avait pris de l’expédier à la suite d’Amoudou, les deux compères avaient dû se rencontrer, et ils ne valaient pas mieux l’un que l’autre en ce moment. Devant la preuve de vigueur musculaire que le noir venait de donner, tous les Rhodias vinrent lui faire salam à tour de rôle, et le comparer au géant Bali, qui jonglait avec des hommes. Satisfait dans son orgueil, le Nubien daigna s’apaiser, il fit venir quatre ou cinq gamelles d’arrak en l’honneur de l’assemblée, et recommença ses exercices chorégraphiques. Lorsqu’il dansait, la nature du sauvage reprenait le dessus et il ne s’arrêtait que quand, épuisé, il tombait sur le sol.

Je compris qu’Amoudou ne risquait plus rien ; pas un des assistants, j’en étais convaincu, ne devait être tenté de se mesurer avec lui, et nous reprîmes tranquillement le chemin du palais de Taj-Boulé.

Nous avions fait quelques pas à peine dans cette direction, lorsque nous nous trouvâmes subitement en face d’une masse noire qui semblait nous barrer le passage ; je tendis la main et je rencontrai la trompe d’un éléphant qui me serra le bras doucement, comme font ces animaux quand ils veulent vous caresser.

— Mahadèva ! m’écriai-je.

Le sourd grognement qui me répondit me fit voir que je ne m’étais pas trompé, c’était bien notre éléphant.

— Que vient-il faire ici ? me dit le capitaine.

— Je parie qu’il est à la recherche de son cornac.

Nous suivîmes l’animal, qui, guidé par son instinct et les bruits qu’il entendait, se rendit tout droit en face de la maison que nous venions de quitter. Voyant qu’il ne pouvait pénétrer de face dans l’enclos qui servait de cour, il fit le tour de l’habitation et s’y introduisit par le jardin. Arrivé là, grâce à la lumière nous pûmes suivre ses mouvements ; il s’en fut sans hésitation droit à son cornac, et l’ayant saisi avec sa trompe, il le chargea sur ses épaules et reprit le chemin qu’il venait de parcourir. Les Indous, qui vivent constamment avec ces intelligents animaux, accueillirent la manœuvre par des rires et des quolibets à l’adresse de Vaïtilinga, mais ne s’en étonnèrent pas autrement.

Pour nous, quelque habitués que nous fussions à ces extraordinaires phénomènes de volonté et d’action raisonnée chez l’éléphant, nous ne pouvions jamais assister à une de ces manifestations claires et précises de leur force intellectuelle, sans être profondément émus… et c’est en rêvant à ces milliers de modifications progressives par lesquelles la nature fait passer l’embryon vital, de la goutte d’eau et de la plante jusqu’aux animaux et à l’homme, que nous regagnâmes les ruines qui abritaient notre campement.

La nuit était superbe, une de ces nuits des tropiques, calme, tiède et pleine de parfums. La lune, dans son premier quartier, parcourait le ciel comme un cercle d’argent, et des milliers d’étoiles formaient un cortège de lumières à la Croix du sud qui descendait lentement à l’horizon.

Malgré l’heure avancée, nous montâmes sur la terrasse du palais, pour aspirer à longs traits l’air rafraîchi par la brise des montagnes qui venait de se lever, et jouir du magnifique spectacle qui nous entourait.

Au-dessous de nous, dans une rue perpendiculaire à la ligne de l’aile gauche du palais, devant une case de chétive apparence, on procédait en ce moment aux funérailles d’un brahme du culte vulgaire. Tout se fait la nuit dans l’Inde, les funérailles, les mariages, les cérémonies de naissances, les repas, les réjouissances ; c’est ce qui donne aux villes indoues un aspect si original et si étrange la nuit. Ici on chante et on rit… ici on pleure. La musique profane coudoie la musique funéraire, les processions religieuses se heurtent aux promenades de mariages, et les convois funèbres se voient souvent barrer la route par des jongleurs qui amusent la foule, les sanyassis qui chantent les louanges des dieux au coin d’une rue, ou les fakirs qui invoquent les âmes des ancêtres sur un petit réchaud qui les enveloppe d’un nuage de fumée de myrrhe et d’encens, pendant qu’une troupe de belluaires nus dorment dans un carrefour, pêle-mêle avec leurs tigres, leurs ours, leurs rhinocéros, leurs cobra-capels et leurs caïmans enchaînés.

C’est la nuit qu’il faut voir l’Inde mystérieuse, magique, animée, procédant à ses fêtes, à ses orgies, à ses cérémonies religieuses, à ses saturnales… De jour l’Inde dort, la nuit l’Inde se réveille ; de jour l’Inde n’a rien à nous dire, la nuit elle nous parle de son passé. Ses rapsodes chantent les vieux poëmes védiques de porte en porte, les temples s’éclairent, les bayadères dansent devant les statues des dieux ; il passe près de vous comme un vent d’antiquité qui vous reporte aux mythes étranges qui encombrent le berceau de l’humanité. Et il vous semble qu’en face de vous sortent de leur tombeau des dieux, des rois, des héros, des peuples, des idées qui dorment depuis vingt mille ans.

L’Inde de nuit, c’est l’Inde du penseur…

Le brahme mort dont nous apercevions le cadavre sur une sorte de claie couverte de fleurs et posée au milieu même de la rue, appartenait à cette classe de prêtres chargés de vivre avec les plus basses castes, et d’entretenir dans l’âme du pauvre soudras attaché à la glèbe, le respect des classes supérieures.

Le culte qu’on abandonnait à ces déshérités n’a jamais rien eu d’élevé et de philosophique ; il s’agissait de les assouplir par les plus ridicules superstitions, et en abrutissant leur raison, de leur enlever toute force de réaction contre le joug qui leur était imposé.

Cette société de prêtres, de rois, de guerriers, de parasites, voulait garder sa machine à travail.

Aussi les brahmes qui avaient reçu la mission de vivre avec la plèbe, de l’entretenir dans son obéissance, dans sa servilité, menaient-ils pendant leur vie une existence qui le plus souvent les rabaissait au niveau de leurs ouailles. À force de se plonger dans leur momeries superstitieuses, ils finissaient par se fanatiser et y croire, et donnaient dans leur mort même, au lieu d’un enseignement, une occasion de plus de frapper l’esprit de la foule par des pratiques ridicules.

Il n’est pas sans intérêt d’en relater quelques-unes, et de montrer jusqu’où peut aller la folie sacerdotale, folie raisonnée, du reste, et qui depuis des milliers d’années justifie la fin par les moyens.

Dès que les symptômes de l’agonie se manifestent chez un brahme, on choisit au milieu de la rue qu’il habite, et en face de sa maison, une place que l’on enduit de fiente de vache, on y fait une litière d’une herbe sacrée appelée darba et par-dessus le tout on place une toile n’ayant jamais servi, sur laquelle on transporte le mourant.

Là le pourohita ou prêtre des sacrifices lui fait la cérémonie dernière du sarva-prayaschita, ou expiation totale, à laquelle préside le chef des funérailles, c’est-à-dire le membre le plus rapproché de la famille ou le personnage le plus marquant de la caste, qui seuls ont le droit de remplir ces fonctions. Cette cérémonie consiste à l’oindre d’huile sur les parties essentielles du corps : le front, les yeux, les tempes, la nuque, le creux de l’estomac et la plante des pieds. On apporte ensuite dans un plat d’argent de la poussière de sandal, des offrandes appelées akehattas, composées de fruits, de fleurs et de galettes de riz consacrés, et de la liqueur de pantcha-gavia.

Cette étrange liqueur est composée des cinq substances qui sortent de la vache, l’animal vénéré par excellence des Indous :

1o le lait, 2o le caillé, 3o le beurre, 4o la fiente, 5o l’urine. À ceux qu’étonnerait cette dégoûtante préparation, et surtout l’usage qui en est fait dans les cérémonies funéraires, je dirai que la vénération des Indous, surtout dans les basses castes, est telle pour la vache, que j’ai vu très-fréquemment les pénitents suivre cet animal dans les champs, et après avoir recueilli son urine entre leurs mains, en boire une partie et se laver avec le restant la tête et le creux de l’estomac. Je reviens à la cérémonie funèbre.

Le pourohita verse un peu de pantcha-gavia dans la bouche du mourant, et par sa vertu son corps est complètement purifié.

On procède alors à la purification générale : à cet effet, le pourohita et le chef des funérailles invitent le malade à réciter d’intention, s’il ne peut le faire distinctement, certains memtrams par l’efficacité desquels il est délivré de tous ses péchés.

Cette cérémonie achevée, on amène une vache avec son veau : elle a les cornes garnies d’anneaux d’or ou de cuivre, sur le cou une guirlande de fleurs, une pièce de toile lui couvre le corps, et on y joint encore tous les ornements que la piété des fidèles offre à la famille.

On fait approcher la vache du malade qui la prend par la queue, et en même temps le pourohita récite une série d’invocations et de memtrams destinés à faire que la vache conduise le moribond par un bon chemin dans l’autre monde.

Le mourant fait ensuite présent de cette vache au prêtre qui sacrifie, un peu d’eau lui est versée dans les mains, en signe de donation.

Le don d’une vache au brahme prêtre qui assiste le mourant est indispensable si l’on veut arriver sans encombre au Yama-Loca, ou séjour de Yama, juge des enfers. Ce don porte le nom de gô-dana (don d’une vache).

Dans le Yama-Loca se trouve un fleuve de feu que tous les hommes doivent traverser quand ils ont cessé de vivre ; ceux qui, arrivés à leur dernière heure, ont fait le gô-dana, trouvent en deçà du fleuve une vache céleste qui les aide à passer sur la rive opposée, sans être atteints par les flammes.

Après le gô-dana, on distribue aux brahmes assistants, au nombre de huit, des pièces de monnaie contenues dans un plat de métal, dont la valeur pour chacun d’eux doit être égale au prix de la vache.

On prépare ensuite le dassa-dana ou les dix dons pour être distribués aux funérailles qui vont avoir lieu, car le résultat ordinaire de toutes ces cérémonies, dans lesquelles on bourre la bouche, les yeux, le nez, les oreilles de pantcha-gavia et de poussière de sandal, a pour résultat immédiat d’étouffer le moribond, et c’est un grand bonheur dans l’Inde que de passer ainsi de vie à trépas, entre les mains du frater qui vous frotte avec son huile, vous barbouille avec sa pommade, et vous assourdit avec ses incantations.

C’est également un honneur pour la famille, aussi est-on dans l’habitude de faire force cadeaux aux brahmes pour que le patient ne sorte plus de leurs mains. Ces dons funéraires consistent en vaches, terres, grains, beurre, toiles, sucre, sel, or et argent ; tout est bien reçu ; moyennant cela les pieux mandataires du Seigneur délivrent à ceux qui s’en vont une place de première classe pour le ciel. Ils lui glissent des amulettes destinées à chasser les Rakchasas ou démons, dans les mains, dans la bouche, dans les narines… dans proh pudor ! toutes les ouvertures du corps, qui, ainsi bouchées avec des choses consacrées, s’opposent à l’entrée du démon, qui, ne sachant comment pénétrer dans le corps du mourant, est obligé de s’en aller honteusement…

Un brahme ne peut mourir ni sur un lit, ni sur une natte, et la raison, comme on va voir, est des plus simples. L’âme de l’Indou, en sortant de son corps, passe immédiatement dans un autre, qui la conduit dans celui des séjours de délices qui lui est destiné ; or il paraît que le mort emporte avec lui tout ce qui le touchait au moment de son trépas ; on conçoit dès lors combien il serait incommode pour un trépassé de se promener dans les mondes supérieurs avec son lit sur le dos. En outre, cette situation fort gênante pour lui serait des plus coûteuses pour sa famille, car pour le débarrasser de ce fardeau, il ne faut pas moins de plusieurs années de prières, d’aumônes, de sacrifices, de cérémonies à la pagode que, comme de juste, il faut payer grassement.

Les cérémonies funéraires de tous les Indous appartenant à une des castes reconnues, sont les mêmes que celles que je décris à propos du brahme de Bedjapour ; elles ne diffèrent que dans le rang plus ou moins élevé qu’occupe le pourohita ou prêtre chargé des funérailles.

Il suit de cette croyance relatée plus haut que l’Indou doit mourir par terre, et ce qu’il y a de mieux, de plus raffiné, au milieu de la rue ; et cela est si important qu’une des imprécations les plus communes que se jettent les indigènes à la face quand ils se disputent, est celle-ci : « Puisses-tu n’avoir personne pour te mettre par terre à l’heure de la mort ! »

Dès que le malade a rendu le dernier soupir, le fils aîné du défunt et, à défaut d’enfants, l’héritier le plus direct du défunt va se baigner sans ôter ses vêtements, puis se fait raser complètement la figure et le crâne ; ceci fait, il rentre à la maison mortuaire, où tous les assistants se mettent à pleurer et à hurler à qui mieux mieux. Si la famille est assez riche, elle se paye le luxe de pleureurs et de pleureuses à gage. On débat alors avec le pourohita ou prêtre qui va officier le prix de cette seconde partie des cérémonies funéraires. On peut traiter à tant par cérémonie ou à forfait. Il y a des solennités mortuaires depuis une demi-roupie, c’est-à-dire vingt-cinq sous, jusqu’à des milliers de roupies ; les brahmes s’entendent admirablement à exploiter l’orgueil de la famille.

Vingt-cinq sous… c’est le prix des pauvres. Pour cette somme, on n’a qu’un jeune pourohita, un débutant qui se dépêche de marmotter quelques prières en bloc, accompagne son mort jusqu’au bûcher, le regarde flamber quelques minutes et se hâte de rentrer à la pagode. Quand on ne peut y mettre que vingt-cinq sous, on est sûr de son affaire ; plus d’amulettes, plus de pantcha-gavia, toutes les ouvertures sont livrées au diable qui entre là comme en pays conquis, et il faut quelques millions d’années passées dans le Naraca ou enfer, pour que le misérable puisse être purifié de ses fautes et venir recommencer sur la terre toute la série des migrations auxquelles les âmes sont obligées avant de parvenir au séjour céleste.

En vérité, par tous pays, il ne fait pas bon se faire enterrer ou brûler pour vingt-cinq sous…

Ceux qui peuvent y mettre une somme raisonnable sont traités comme suit : Le directeur des funérailles est toujours l’héritier du défunt, mais le prêtre qui préside aux cérémonies religieuses est choisi parmi les brahmes de l’initiation supérieure. La mort constatée et le prix fixé, le pourohita se fait apporter du pantcha-gavia, de l’huile de sésame et autres ingrédients, et procède à une nouvelle purification qui doit enlever les dernières souillures que la première purification faite au mourant aurait pu oublier. Après s’être assuré que toutes les ouvertures sont suffisamment bourrées d’amulettes, il les bouche définitivement avec du pantcha-gavia et de la terre consacrée, et offre le sacrifice au feu qui doit obtenir au défunt le pardon de tous les péchés qu’il a pu commettre pendant sa vie entière.

On frotte alors le front du mort avec de la poussière de sandal et du safran, on entoure son cou avec des guirlandes de fleurs, on lui remplit la bouche de bétel, on le pare de tous ses joyaux et de ses plus riches vêtements, puis il reste exposé pendant le temps qu’on achève les autres préparatifs des funérailles.

Quand ils sont terminés, le défunt est enveloppé dans une pièce de toile neuve, et le pourohita, déchirant une bande de cette toile, plie un morceau de fer à une des extrémités, verse dessus un peu d’huile de sésame, et après l’avoir enroulée en forme de triple cordon, la conserve pendant douze jours, pour servir aux exercices qui vont suivre.

Sur deux longues perches on attache en travers, avec des liens de paille, sept tringles en bois. C’est sur cette espèce de brancard qu’est porté le corps du défunt. On lui attache ensemble les deux pouces et de même les deux orteils, puis on le cercle dans son linceul avec une corde de paille ; s’il était marié, on lui laisse le visage découvert. Le chef des funérailles donne alors le signal du départ, et portant du feu dans un vase de terre, il marche en tête du convoi. Après lui vient le brancard funéraire porté par huit brahmes, qui se relayent quatre par quatre ; ce brancard est orné de fleurs, de feuillage vert, de toiles peintes, quelquefois d’étoffes précieuses, les parents et les amis l’entourent et le suivent sans turban en signe de deuil.

Pendant ce temps-là les femmes qui n’assistent pas aux pompes funèbres poussent dans la maison du mort des gémissements et des cris effroyables.

Chemin faisant on a soin de s’arrêter trois fois, à chaque pause on ouvre la bouche au mort, et on y met un peu de riz cru et mouillé, afin qu’il puisse à la fois manger et boire.

J’ai entendu dire que ces stations avaient au fond un motif plus sérieux. Il arrive souvent que les gens que l’on croyait morts ne l’étaient pas complètement, ou que, l’étant, ils ont ressuscité, et voici comment. Les juges des enfers qui, sous la direction de Yama, sont occupés de trier les vies humaines qui doivent être tranchées, exactement comme on trie deux espèces de graines différentes qui se sont mélangées dans la rapidité de l’opération, vu le grand nombre de gens qui meurent de minute en minute, ils sont, on le conçoit, sujets à se tromper. Alors il faut donner le temps à Yama, qui vérifie les opérations de ses aides, de reconnaître leur erreur.

La méprise une fois établie, il faut encore que l’âme du mort ait le temps d’arriver au funèbre séjour, où Yama, dès qu’il l’aperçoit, la renvoie immédiatement sur la terre achever le cours de son existence, en lui faisant ses excuses pour l’avoir dérangée.

C’est donc pour cela qu’on fait ces trois pauses, qui doivent durer chacune un quart d’heure.

Il arrive souvent, soit qu’on y ait mis de la précipitation ou de la malveillance, soit encore que l’âme se soit amusée en chemin, ou ait été pourchassée par les mauvais esprits, que son corps est brûlé quand elle revient sur la terre. Voilà l’infortunée obligée d’errer autour de la maison qu’elle a habitée, dans les charniers où l’on brûle les morts, et dans les lieux déserts, pendant tout le temps qu’elle devait encore vivre sur la terre. De là viennent ces gémissements plaintifs que l’on entend la nuit le long des fleuves, sur la lisière des bois et dans tous les endroits isolés.

Assez souvent les héritiers, dans la crainte de voir reparaître le défunt, font durer ces stations un peu moins que le temps voulu ; si on s’en apercevait, ils seraient notés d’infamie, mais à l’aide de quelques cadeaux importants faits en dessous main au prêtre chargé de la direction des funérailles, ils savent habilement se tirer d’affaire.

Il est une autre croyance que les brahmes entretiennent précieusement, car elle est une source constante de bénéfices. Les âmes errantes, prétendent-ils, suivent à l’envi tous les convois funéraires, prêtes à s’introduire dans le corps du mort, si par hasard il existe une seule ouverture qui n’ait pas été hermétiquement bouchée, et dans ce cas elle revient à la vie avec la situation du défunt, et les héritiers se trouvent ainsi frustrés par des étrangers.

Le pourohita, ou prêtre célébrant, est donc constamment obligé de veiller sur son mort. À cet effet, et quand il se doute de quelque chose, il inonde toutes les fissures du défunt avec de l’eau lustrale ou eau sacrée ; cette opération empêche toute âme étrangère de s’emparer de la dépouille du trépassé.

Quand il veut abréger les stations, c’est-à-dire quand il a reçu des parents une somme assez forte, il déclare tout à coup qu’il n’a plus la force de lutter contre les invisibles, et qu’une âme protégée par le diable va s’emparer du défunt. Alors la marche du convoi se précipite ; quelques pièces d’or glissées habilement aux quatre brahmes porteurs, et cela devient une course effrénée, pendant laquelle il arrive fréquemment que les liens de paille se relâchent, que les perches se désagrègent, et que le mort roule dans la poussière ; on le ramasse alors précipitamment et la course continue jusqu’au bûcher.

Arrivés au lieu où on a coutume de brûler les cadavres, on commence par creuser une fosse profonde, de la longueur de six pieds, de la largeur de trois ; cet espace de terrain est consacre par des memtrams et de l’eau lustrale qu’on répand à profusion. Cette eau consacrée par les prières des brahmes prêtres, dans laquelle ils mettent dissoudre une poignée de sel, un peu de poudre d’encens, de myrrhe et de sandal, a cela de bon qu’elle n’est pas chère ; pour quelques sous vous pouvez largement en asperger votre cadavre et la place où il va être brûlé, et en conserver encore pour l’usage de la famille… car cette eau miraculeuse, non-seulement chasse les âmes en peine et les démons qui rôdent autour du brancard funéraire, mais encore procure aux vivants toutes sortes de félicités… je dois même ajouter pour mon propre compte (n’en ayant usé qu’une seule fois et dans une circonstance spéciale) qu’elle est excellente pour faire la soupe.

Voici à quelle occasion je pus porter ce jugement.

J’étais en chasse entre Pondichéry et Madras, sur les rives du Chounambar, fleuve qui, pendant les mois de sécheresse, a assez l’habitude d’avaler son eau pour se rafraîchir lui-même. Ce jour-là il n’en avait pas même laissé une goutte pour les voyageurs, nous étions au milieu d’une vaste plaine de sable, et nous interrogions avec anxiété l’horizon ; le soleil n’allait pas tarder à se coucher et nous n’avions pas une seule goutte d’eau pour apaiser notre soif et préparer notre repas.

Au bout de quelques instants de marche, nous rencontrâmes un de ces petits temples, desservis par un seul brahme, comme il en existe dans presque tous les lieux déserts, qui servent cependant de passage soit aux caravanes, soit aux voyageurs isolés.

Nous hâtâmes le pas, et quand, exténués de fatigue, nous demandâmes au desservant de nous donner un peu d’eau, le malheureux fut obligé d’avouer qu’il était dans le même état que nous, le Chounambar ne roulant plus d’eau potable depuis la veille. À notre arrivée, il se disposait à partir avec un âne chargé de deux grandes jarres pour une source qu’il connaissait à deux lieues de là. Je lui donnai un de mes domestiques pour l’accompagner, et je restai seul avec Amoudou à les attendre.

Mon noir se mit à fureter dans le temple et revint au bout d’un moment avec une figure rayonnante.

— Il y a beaucoup d’eau ici, saëb, me dit-il.

— Que dis-tu ?

— Si massa veut venir, il verra qu’Amoudou dit la vérité.

Je le suivis, et au fond du sanctuaire, dans cette partie sacro-sainte du temple où nul mortel n’est admis, j’aperçus une auge de granit noir pleine d’eau. Il y en avait au moins deux cents litres. Cette auge était placée au pied même de la statue de Siva, qui, une épée flamboyante à la main, semblait prêt à châtier notre insolente profanation.

— Mais, malheureux ! fis-je à Amoudou, tu vois bien que c’est l’eau sacrée de la pagode…

— Qu’est-ce que cela fait, massa ? me répondit-il. j’en ai goûté, elle est très-bonne.

Ces paroles étaient à peine prononcées que je buvais à même dans l’auge sainte ; le desservant avait été si modéré dans l’emploi de ses drogues, que je ne retrouvai ni le goût de l’encens et de la myrrhe, ni celui du sandal, mais simplement une légère amertume, provenant sans doute de la faible quantité de sel que le brahme y avait fait dissoudre.

Amoudou en porta une petite provision aux deux pauvres bufflones qui traînaient ma charrette sans avoir rien bu depuis le matin, et les deux animaux l’avalèrent avec délices, sans se douter certainement des vertus merveilleuses de l’eau qu’Amoudou leur présentait.

Ceci fait, mon Nubien installa paisiblement la lampe à alcool et son récipient qui me servaient à faire du thé ou du bouillon rapidement, il remplit d’eau lustrale ce dernier et la porta doucement à l’ébullition ; dès que ce phénomène se présenta, il introduisit dans le liquide un peu d’extractum carnis de Liebigs’, une cuillerée d’extrait de légumes de Cross and Blakwell, purveyors of her most gracious Majesty, et me trempa en quelques minutes une des plus délicieuses soupes que, la fatigue aidant, j’aie mangées de ma vie.

Il n’avait pas eu besoin de la saler !…

Quand la fosse funéraire est ainsi convenablement préparée, par la prière et l’eau lustrale, on y dresse une pièce de bois, sur laquelle le cadavre est déposé.

Le chef des funérailles prend alors un peu de fiente de vache desséchée, y met le feu et la place tout embrasée sur l’estomac du défunt ; pendant ce temps-là, il fait une oblation à toutes les planètes pour se les rendre favorables.

Il paraît bien que ce feu ainsi allumé sur l’estomac du défunt n’avait d’autre but, autrefois, que de bien s’assurer, avant de mettre le feu au bûcher, que la mort était certaine. Aujourd’hui la plupart de ces cérémonies, dont les plus ridicules sont les mieux observées, ont perdu pour le prêtre de l’ordre vulgaire, aussi bien que pour la foule, tout sens symbolique, si jamais elles en ont eu un.

Le brahme adresse alors à toutes les parties du corps du défunt, les prières qui leur sont propres, et l’asperge une dernière fois d’eau lustrale ; les assistants en font autant et le fils aîné du mort s’approche pour lui introduire dans la bouche la petite pièce d’or qui lui servira à payer son passage quand il arrivera au fleuve de feu qui barre l’entrée de l’empire de Yama, puis il répand un peu de pantcha-gavia sur le corps, fait le tour du bûcher avec une petite cruche de terre pleine d’eau qu’il répand à mesure, et le tour fini, brise la cruche près de la tête de son père. Cette cérémonie le consacre héritier du défunt.

Le prêtre lui remet alors une torche enflammée ; avant de la recevoir, il est d’usage qu’il fasse encore éclater son affliction par quelques déclamations de bon goût.

En conséquence, il se frappe la poitrine à coups de poing, se roule par terre en poussant de grands cris et distribue autour du bûcher une série de coups de pied aux démons qui sont censés rôder autour du corps de son parent.

À son exemple les assistants pleurent, hurlent et se tiennent longtemps embrassés les uns les autres en signe de profonde douleur. Tout cela est réglé comme un cérémonial de ballet. Il se décide enfin à prendre la torche et met le feu aux quatre coins du bûcher.

Aussitôt qu’il est bien allumé, tout le monde se retire, à l’exception des huit brahmes qui ont porté le cadavre et qui doivent rester sur les lieux jusqu’à ce qu’il soit consumé.

L’héritier va alors se baigner sans quitter ses vêtements, et encore tout mouillé, il choisit par terre un lieu propre et y fait cuire dans un vase de terre neuf qu’il doit soigneusement conserver durant les dix jours suivants, du riz et des pois mêlés ensemble.

Dirigeant son intention vers le défunt, il fait par terre une libation d’huile et d’eau, répand au-dessus une libation d’herbe darba, qu’il arrose du même mélange, et sur laquelle il place le riz et les pois cuits ; après les avoir pétris en boule, il fait sa troisième libation, récite des memtrams, puis jette la boule de riz et de pois aux corbeaux, qui sont, dans l’Inde, plus communs que les mouches, et qui voltigent autour du bûcher avec le désir clairement manifesté par leurs cris de manger un morceau de l’ancêtre qui est en train de rôtir.

Lorsque le défunt appartient à une famille qui n’a pas les moyens de payer le bois de son bûcher, on se contente de le flamber légèrement et il devient alors la proie des chacals et des corbeaux. Habitués à ces bonnes aubaines qui leur arrivent de temps en temps, ces derniers animaux ne manquent pas d’accourir en foule autour des bûchers.

Dans l’esprit des Indous, ces sinistres oiseaux ne sont autres que des démons et autres esprits malfaisants déguisés, et l’offrande de riz et de pois qu’on leur fait n’a d’autre but que de les rendre favorables au mort.

S’ils refusaient d’accepter cette pâture, ce serait le signe évident que le défunt, au lieu d’avoir été admis dans le séjour de délices, se trouverait, en dépit de tous les memtrams, de toutes les cérémonies, invocations, prières, purifications, dans un des séjours infernaux.

Il s’agirait alors de l’en tirer au plus tôt. Pour cela, il faudrait d’abord bien fixer le lieu spécial où l’âme du mort se trouve enfermée. Une pareille recherche embarrasserait bien des gens, ce n’est que l’enfance de l’art pour ces gaillards, qui ont l’habitude de faire parler le ciel à volonté et de vendre des places pour le céleste séjour.

Le prêtre déclarant cependant que le cas est grave, on interrompt le cours des cérémonies ; il prend alors une des boulettes de pois et de riz, et la pétrissant de nouveau, il la jette par petits morceaux au corbeau qui se trouve le plus rapproché de lui, et il compte les morceaux ; dès qu’un second corbeau en enlève un seul à celui à qui ils sont destinés, le brahme s’arrête de distribuer du riz et de compter. Si le premier corbeau en a mangé sept sans encombre, c’est le signe évident que l’âme du défunt se trouve enfermée dans le septième cercle infernal.

Pour la faire sortir maintenant de ces sept cercles, cela ne va pas être une petite affaire, car il n’en peut franchir qu’un à la fois.

On traite en général à forfait, et moyennant une certaine somme, le prêtre fait franchir à votre parent un cercle par année, par mois, par jour et même par heure, tout dépend du prix qu’on y met.

On a même vu des exemples de gens que leur mauvaise conduite ici-bas avait fait renfermer jusque dans le vingt et unième cercle, en franchir un par minute et même par seconde, mais il faut avoir la fortune d’un commoutys (caste des banquiers) pour se payer ce luxe.

C’est une des plus grandes préoccupations de l’Indou, de ne pas laisser à la générosité de sa famille le soin de le tirer des griffes des Rakchasas ; aussi est-il dans l’habitude, longtemps avant sa mort, de s’entendre avec le chef des brahmes à ce sujet, et moyennant d’amples donations de terrains, de troupeaux, de grains, d’or, d’argent, de pierres précieuses, il est assuré qu’on ne le laissera ni brûler dans l’enfer de feu, ni geler dans l’enfer de glace, ni dévorer dans l’enfer des serpents, etc… Au moment même où il rend le dernier soupir, un brahme envoyé à cet effet se dépêche de prononcer les paroles de la délivrance, paroles magiques d’un pouvoir si souverain, que les dieux eux-mêmes ne peuvent résister à leur influence, et que le défunt, fut-il le plus grand criminel de la terre, est admis à l’instant au séjour de la béatitude. Quand les prêtres ont affaire à des gens naïfs, la peur aidant, ils les ruinent régulièrement, eux et leur famille, avant leur mort.

Après que le cadavre est consumé, les huit brahmes qui étaient restés près du bûcher se rendent au lieu où sont réunies les diverses personnes qui ont assisté aux obsèques, ils font trois fois le tour de l’assemblée, demandant la permission de prendre le bain de la purification, appelé bain du Gange, en l’honneur du fleuve sacré.

C’est une nouvelle occasion de faire appel à la poche des fidèles, car ces brahmes qui ont porté le corps du défunt ne peuvent, après le bain, que revêtir des habits neufs qu’aucun contact ne peut avoir souillés ; on les satisfait, et ils s’en vont tout joyeux avec le prix de leurs vêtements.

Le chef des funérailles invite alors tous les brahmes présents à faire le moritica-suana, ou bain de la mort. Cette cérémonie a pour but de rafraîchir d’une manière symbolique le corps de leur confrère qui vient d’être livré aux flammes.

On leur distribue à cette occasion du bétel, quelques pièces de monnaie, puis les parents procèdent à la distribution des dassa-dana, ou des dix dons, à tous les brahmes, d’après leur rang dans la pagode, leur importance dans la cérémonie mortuaire et leur âge. Tout le monde alors se rend jusqu’à la porte du défunt, où personne n’entre parce qu’elle est souillée, mais chacun se lave les mains et les pieds à l’étang le plus voisin, et se retire chez soi.

L’héritier remplit alors de terre un petit vase dans lequel il sème neuf espèces de graines, du riz, du froment, du sésame, du millet et cinq espèces différentes de pois, et il les arrose pour les faire germer plus vite. Ceci va servir pour les cérémonies qui vont se succéder sans interruption pendant une année, et dont je vais signaler les principales.

Une attention d’une haute importance qu’il faut avoir le jour de la mort, c’est de placer dans le logement du défunt un petit vase plein d’eau, au-dessus duquel on suspend un fil attaché par un bout au toit ou au plancher. Ce fil doit servir d’échelle au pranam, c’est-à-dire au souffle de vie qui animait le corps du défunt, et qui peu pendant dix jours consécutifs descendra par là pour venir apaiser sa soif.

Et pour que le pranam puisse également manger, chaque matin on place auprès du vase une poignée de riz cuit.

Ce n’est que quand toutes ces formalités sont accomplies, que les parents du défunt et les gens de sa maison peuvent enfin prendre un peu de nourriture ; car ils n’ont ni bu ni mangé depuis l’instant où les cérémonies ont commencé.

Le second jour des funérailles, celui qui y préside, accompagné de ses parents et amis, se rend au lieu où le cadavre a été brûlé la veille, là il recommence, avec un brahme officiant, les mêmes cérémonies.

Tous les brahmes présents prennent de nouveau le moritica-suana, reçoivent du bétel et des cadeaux et se retirent.

L’héritier en retient cependant un auquel il donne deux mesures de riz et une toile neuve pour se vêtir ; il fait ce cadeau à ce prêtre qui le rend immédiatement au défunt dans l’autre monde. Par l’effet de ses prières, ce dernier, en effet, reçoit un vêtement de lumière et une nourriture céleste.

Le troisième jour, l’héritier rassemble de nouveau ses parents et ses amis chez lui, il fait cuire du riz et des gâteaux, mange avec eux ce frugal repas et retourne au champ mortuaire, où il s’accroupit sur ses talons en tournant sa face du côté de l’Orient ; il fait une invocation aux divinités infernales, puis, muni d’un petit bâton, il fouille dans les cendres et y cherche les petits ossements qui ont échappé aux flammes et les met dans un vase de terre en récitant un memtram.

Puis, ramassant les cendres, il va les jeter dans le fleuve le plus prochain, et à son défaut, dans l’étang sacré de la pagode.

Il dresse alors une butte de terre haute de trois coudées, sur le lieu même où le cadavre a été brûlé.

Il prend trois petites pierres : l’une placée au milieu de la butte reçoit le nom du défunt, la seconde au sud le nom de Yama, et la troisième au nord celui de Roudra.

Il leur fait à toutes trois des oblations et leur verse dessus de l’huile et de l’eau.

À ce moment tous les hommes viennent à la file presser dans leurs bras le fils du défunt et pleurer avec lui, et la distribution des cadeaux recommence. Cette partie de la cérémonie n’est jamais oubliée.

Comme la veille, un brahme est encore gratifié de provisions de bouche et de vêtements.

Puis on fait cuire du riz pour apaiser les malins esprits qui se dissimulent dans le corps des corbeaux.

Il est d’un intérêt majeur de conserver soigneusement durant dix jours les trois petites pierres, ainsi que la marmite consacrée à la cuisine des esprits ; si par malheur on venait à perdre un de ces objets, toute la cérémonie serait à recommencer.

Jusqu’au neuvième jour, c’est-à-dire pendant la neuvaine, on fait chaque jour une répétition exacte de toutes ces cérémonies, établies par les prêtres dans le but évident de pousser à la consommation et de les gorger de cadeaux ; car voyez les explications que donne leur rituel appelé Nittia-Carma.

D’après cet ouvrage, la continuité de ces cérémonies a pour but :

1o D’empêcher que le défunt n’endure la faim et la soif, et ne reste nu ;

2o De faire qu’il se dépouille vite de sa hideuse enveloppe cadavéreuse pour revêtir une belle forme, et que dans sa nouvelle renaissance il ne soit ni sourd, ni aveugle, ni muet, ni boiteux, ni affecté d’aucune infirmité corporelle.

Le dixième jour, le chef des funérailles fait de bon matin ses ablutions, puis construit dans la cour de son habitation un petit abri de feuillage sous lequel il prépare du riz, des légumes et de l’eau de miel ; quand tout cela est prêt, la veuve du défunt, après avoir fait ses ablutions, se peint les paupières avec de l’antimoine, le front avec du vermillon, le cou avec de la poudre de sandal, les bras et les jambes avec du safran ; elle se pare de ses plus riches habillements, de tous ses joyaux, entrelace de fleurs rouges sa chevelure et suspend à son cou des guirlandes de fleurs odoriférantes. Des femmes mariées l’entourent, la serrent l’une après l’autre entre leurs bras et pleurent avec elle.

Le chef des funérailles, pourvu de tout son attirail, et suivi des parents et des amis de la veuve et de ses compagnes, se rend de nouveau au champ funéraire, où se renouvellent toutes les cérémonies préparatoires telles que je les ai décrites.

Il délaye cette fois de la terre avec de l’eau et répand à trois reprises cette boue sur les trois pierres, ce qui est accompagné de memtrams, interpellations, sacrifices, offrandes, etc…

Les femmes présentes entourent ensuite de nouveau la veuve, se frappent en mesure à coups de poing la poitrine et la tête, et poussent à qui mieux mieux des sanglots et des cris déchirants.

Le chef des funérailles fait de nouvelles oblations aux oiseaux de mauvais augure, et une libation d’huile et d’eau sur remplacement du bûcher.

Il renferme alors les trois pierres dans le vase de terre qui a joué un si grand rôle pendant ces dix jours, entre avec son fardeau dans un étang consacré, et tournant sa face du côté de l’Orient, il dit en regardant le soleil :

« Jusqu’ici, ces pierres ont représenté le cadavre, puisse-t-il dès ce moment quitter sa forme hideuse pour prendre celle des dieux ; puisse-t-il être transporté dans le swarga pour y jouir de tous les plaisirs aussi longtemps que le Gange coulera, aussi longtemps que ces pierres existeront. »

À ces mots, il jette dans l’eau, par-dessus sa tête, le vase et les pierres qu’il contient ; puis il fait ses ablutions, revient sur le rivage, fait de nouvelles libations et distribue encore le dassa-dana.

Ceci fait, et moyennant un cadeau d’importance, il obtient pour ses parents et pour lui la permission de se raser, chose qu’ils n’ont pu faire durant ces dix jours de grand deuil.

Après toutes ces cérémonies plus ou moins singulières, dont je ne donne qu’une bien courte description, on fait sur le bord de l’étang sacré une espèce de figure avec de la boue qui est censée représenter le défunt. On lui donne son nom, et on lui fait une oblation. La veuve arrive alors avec ses compagnes, et sans donner le moindre signe de tristesse, elle se dépouille de ses joyaux et de ses parures, efface les couleurs artificielles dont elle s’était fardé différentes parties du corps, et finit par détacher le tably qu’elle a au cou. Elle va placer toute sa défroque près du morceau de terre qui représente son époux, et prononce ces paroles :

« Je les quitte pour te témoigner mon amour et mon dévouement. »

Ici les gémissements, les marques de regrets et de condoléances recommencent de plus belle.

Le pourohita ou prêtre qui a présidé aux funérailles, vient faire à tous les assistants le pounia-avatchana, ou consécration de l’eau lustrale ; il leur fait boire un peu de cette eau et leur en répand quelques gouttes sur la tête.

Ils se trouvent par là purifiés des souillures qu’ils ont contractées par cette participation.

Toutes les personnes présentes reçoivent alors de l’héritier une noix d’areck et une feuille de bétel, il donne aussi à la veuve une toile blanche, et cette dernière revêt pour la première fois le vêtement des viduva (veuves) qu’elle ne doit plus quitter.

Tout le monde se rend alors à la maison du défunt, où après avoir rendu visite à la lampe qui garde le feu domestique, chacun se rend au bain et rentre chez soi. La veuve souffle alors cette lampe qu’elle a allumée de ses propres mains en entrant vierge dans le domicile conjugal et qu’elle ne rallumera plus jamais, le mariage des veuves étant absolument interdit dans l’Inde.

Resté seul, l’héritier va chercher les cinq petits vases de terre dans lesquels il a semé des graines de différentes espèces ; il leur offre une oblation, puis va les jeter dans l’étang consacré.

Le onzième jour, après avoir fait comme d’habitude ses ablutions, il va inviter dix-neuf brahmes pour un sraddha, ou repas funéraire, qu’il leur sert à l’intention du défunt ; plaçant ensuite dans une corbeille des vases de terre de différentes grandeurs, dans lesquels il place de l’huile de sésame, de l’herbe darba, du sandal, des fleurs, il se rend au bord de l’étang sacré, accompagné par les brahmes ses invités.

Là il creuse un petit fossé qu’il consacre par des memtrams et des aspersions d’eau lustrale ; il y dépose alors ses vases de terre, puis il allume un feu sur lequel il fait une oblation d’huile, d’herbe, de sandal et de fleurs, puis étalant du riz bouilli sur une feuille de bananier, il l’arrose de beurre liquide, le pétrit en petites boulettes, et fait une nouvelle oblation au feu en les jetant dans la flamme. Par cette cérémonie, il demande que le défunt, purifié de tous ses péchés, soit admis dans la demeure céleste.

Il distribue alors l’inévitable dassa-dana aux brahmes, car aucune cérémonie ne peut se terminer sans gorger ces braves gens, et après un bain pris en commun, tout le monde se réunit de nouveau pour assister à la cérémonie de la délivrance du taureau.

Et après avoir choisi un jeune taureau de deux ans, d’une seule couleur, blanc, rouge ou noir, on le fait baigner, puis on le barbouille de poudre de sandal, de safran ; on le couvre de guirlandes de fleurs, et on finit par lui imprimer sur la bouche, avec un fer rougi au feu, l’arme de Siva appelée soulah, qui ressemble à un losange très-allongé.

Le chef des funérailles, s’adressant à ce dieu, lui offre la délivrance de ce taureau afin que le défunt soit muni d’une bonne place au swarga ; alors on lâche l’animal qui est censé devoir, jusqu’à la fin de ses jours, grâce à la protection du dieu dont il porte la marque, vivre libre et pâturer en paix.

Mais c’est un pur symbole. À peine le taureau s’est-il éloigné de quelques pas, que les brahmes s’en emparent et le conduisent à la pagode.

Les dix-neuf prêtres assistants s’asseoient alors sur des escabeaux, l’héritier répand devant eux une couche d’herbe darba, leur en remet une tige à chacun en récitant un memtram, en prononçant trois fois le nom du défunt, puis il verse sur la tête de chacun un peu d’huile parfumée et une pincée de sandal, leur fait cadeau à chacun d’une pièce de toile neuve, et de nouveau leur sert un abondant repas.

Il doit ne les renvoyer que bien repus et avec des présents si précieux, que tout le monde célèbre sa munificence.

Le repas terminé, il fait de nouveau des boulettes de riz bouilli et renouvelle ses oblations au feu et aux malins esprits.

Le douzième jour, le fils du défunt, et à son défaut l’héritier le plus proche, va inviter huit brahmes et les fait asseoir de front sur autant d’escabeaux ; il en désigne un qui doit représenter fictivement le cadavre du mort, et il lui donne, ainsi qu’aux sept autres, une tige de l’herbe darba avec le cérémonial accoutumé.

Il trace par terre trois carrés qu’il enduit de fiente de vache, qu’il consacre par des prières, de l’eau lustrale, de l’huile et de l’herbe sacrée darba ; il fait entrer dans le carré du milieu le brahme qu’il a institué cadavre, lui répand des parfums sur le corps et lui lave les pieds.

Deux autres brahmes entrent alors dans le second carré, et les cinq autres dans le troisième ; il les parfume et leur lave les pieds, à tour de rôle ; puis s’approchant de celui qui joue le rôle de défunt, il lui verse de nouveau de l’huile parfumée dans les mains et sur la tête, en marmottant une série d’invocations, et lui donne de riches pendants d’oreilles, un anneau d’or, deux pièces de toile, une couverture blanche de laine, un chimbou neuf ou vase de cuivre, du bétel, de la poudre de sandal, et lui passe un chapelet autour du cou.

Chacun des sept autres brahmes reçoit deux pièces de toile, une couverture de laine et un chimbou.

Tous alors prennent place au festin qui leur a été préparé.

Pendant ce temps-là le chef des funérailles met dans un plat du riz, des légumes, du miel et de l’huile, et avec ce mélange forme quatre boulettes qu’il dépose à terre après avoir prononcé les memtrams de circonstance.

Une de ces boulettes est pour le défunt, l’autre pour l’aïeul, la troisième pour le bisaïeul et la quatrième pour le trisaïeul.

En prenant celle du défunt, il dit :

« Jusqu’ici tu as conservé la figure hideuse d’un cadavre : dès ce moment tu vas revêtir la forme divine des ancêtres, et tu habiteras avec eux le pitra-loca (séjour des ancêtres) pour y jouir de toutes sortes de félicités. »

Il divise alors cette boulette en trois parties qu’il incorpore à chacune des trois boulettes restantes, fait avec elles des oblations aux planètes qui ont quelque influence sur la destinée des trépassés, au feu et aux malins esprits ; puis ces offrandes sont données aux vaches sacrées.

Et tout cela se termine encore par le dassa-dana, ou des distributions de cadeaux à tous les brahmes qui ont assisté à ces longues cérémonies.

Le chef des funérailles s’oint alors la tête d’huile, va prendre un bain et revient à la maison bien enveloppé d’un long pagne. Il embrasse ses parents et ses amis assemblés, leur adresse à son tour des paroles de consolation, il se frotte la tête de sandal, se peint au front les signes de la divinité qu’il vénère le plus dans la Trinité


brahma
vischnou — siva



reprend son turban et ses vêtements ordinaires, et donne à tous les assistants, suivant ses facultés, quelque souvenir de l’événement qui les a réunis depuis douze jours.

Le pourohita ou brahme officiant, qui ne l’a pas quitté pendant tout ce temps, prononce force memtrams et asperge d’eau lustrale tous les recoins de la maison, ainsi que les ustensiles, meubles et autres objets qu’elle contient. Elle est ainsi purifiée, ainsi que ceux qui l’habitent.

La même chose avait lieu chez les Romains, le dixième jour, appelé denicales feriæ. La plupart, du reste, de ces cérémonies, libations, oblations au feu, se retrouvent également chez les Indo-Latins, et c’est à ce titre autant que pour bien indiquer la puérilité des superstitions brahmaniques, que j’ai cru devoir passer en revue ces cérémonies funéraires, qui donnent lieu aux plus intéressantes comparaisons.

Le treizième jour, le fils du défunt fait une libation en l’honneur des neuf planètes à la manière accoutumée.

Une cérémonie semblable à celle du douzième jour a lieu le vingt-septième, mais trois brahmes seulement en sont les acteurs et sont censés représenter le dieu Vassou-Yama, le juge des enfers, et Sourya, le soleil ; ils sont en même temps les images du défunt, de l’aïeul et du bisaïeul.

Le chef des funérailles fait à ces trois personnages les offrandes, les libations d’usage, leur donne à chacun une pièce de toile, leur fait servir un abondant repas, à la suite duquel il renouvelle les oblations aux divinités, aux planètes et aux esprits malfaisants.

La même cérémonie doit se répéter les 30e, 46e, 60e, 75e, 90e, 120e, 175e, 190e, 210e, 240e, 270e, 300e, 330e jours après le décès.

Enfin on doit célébrer toute sa vie, sans y manquer, le jour anniversaire appelé titty, de la mort de son père et de sa mère, en observant à chaque fois la plupart des formalités que je viens d’indiquer, en n’oubliant pas chaque fois de faire des largesses aux prêtres brahmes.

De plus, chaque jour de nouvelle lune, c’est un devoir indispensable que d’offrir une libation d’huile de sandal et d’eau à son père défunt, à son grand-père et à son bisaïeul.

En tenant compte du chiffre de la population, de la longueur des cérémonies funéraires, de leurs répétitions fréquentes, du nombre des prêtres qui doivent y être invités, ainsi que des présents de toute nature qu’il faut leur faire, et des succulents repas qu’il faut leur servir, on voit que les brahmes avaient tout simplement trouvé le moyen de vivre toute l’année chez les autres, et de se faire donner en riz, vaches, toiles et objets précieux plus qu’il ne leur fallait pour entretenir toute leur famille… Ajoutez à cela qu’ils avaient droit au dixième de toutes les récoltes, au douzième de tous les produits en marchandises, au septième de tout ce qui provenait des mines, métaux ou diamants, et vous comprendrez que l’Inde ancienne n’a travaillé que pour nourrir, gaver, enrichir ses prêtres et ses mendiants sacrés…

Il faut avouer que c’est un bon métier que de parler au nom de Brahma, Bouddah, Michapou, etc…

Chaque fois qu’en me promenant autour de la machine ronde j’ai rencontré ces gaillards en exercice, des îlots de l’Océanie aux plaines du

Gange, ces paroles de Volney m’ont chanté dans la mémoire :

«  Partout, sous le manteau de la pauvreté, ils ont trouvé le secret d’être riches et de se procurer toutes les jouissances.

« Partout ils ont fait de l’aumône une vertu afin de vivre tranquillement du travail d’autrui…

Aujourd’hui les brahmes sont obligés de partager avec les Anglais, ce qui diminue considérablement les bénéfices.

La fortune de beaucoup d’Indous ne leur permet pas de remplir à la lettre les obligations dispendieuses qui sont imposées aux chefs des funérailles, mais les brahmes ont eu soin de déclarer que l’exécution des plus importantes était de rigueur, ce qui produit encore des bénéfices considérables. Je dois dire aussi que l’amour-propre et la vanité, si puissants sur l’esprit des Indous, les portent à contracter des dettes de beaucoup supérieures à leurs moyens, pour déployer la plus grande pompe possible dans leurs cérémonies funéraires.

Il existe une croyance singulière, qui est d’un assez joli rapport pour les pagodes.

Les fakirs sont des saints personnages assurés, en raison de l’austérité de leur vie, de parvenir d’emblée au séjour des bienheureux. Or il n’est pas rare de voir ces malheureux fanatisés vendre un de leurs membres, une main ou un pied, par exemple, à un riche mourant qui désiré atteindre le ciel sans être obligé de passer par des stations intermédiaires.

Au moment où le fils aîné du mort met le feu au bûcher, le fakir exécute loyalement son contrat : il se désarticule lui-même le membre qu’il a vendu et le lance dans les flammes.

Ce pied sanctifié est brûlé naturellement avec le défunt, et comme il est impossible de séparer les cendres produites par le cadavre de celles produites par le pied du fakir, le mort s’en va droit au ciel, quelles que soient les fautes qu’il ait commises, parce qu’il est impossible d’envoyer en enfer une parcelle, si faible qu’elle soit, du corps d’un saint personnage.

Cette coutume est fort suivie dans la caste des commoutys, qui comprend les banquiers, les armateurs, tous les riches négociants. Il est rare qu’à leur mort ils ne se payent pas un pied de fakir sur le gril qui va les réduire eux-mêmes en cendre.

Les castes riches étalent leurs morts sur des grillages en fer qu’ils entourent de bois précieux.

Il n’était pas rare autrefois de voir les veuves se brûler sur le bûcher de leur mari. Sans avoir complétement cessé, ces sacrifices sont aujourd’hui moins fréquents.

Les Anglais qui, comme les brahmes, laissent paisiblement les Indous à leurs superstitions, pour les gouverner plus facilement, n’ont pas osé les interdire ; ils n’ont pas encore dépassé les limites de la persuasion. Ainsi, dans chaque province il est enjoint aux divers magistrats dispersés dans le pays d’examiner avec attention toutes les circonstances du suttys, car c’est ainsi qu’on appelle ce sacrifice, et de n’en permettre la consommation qu’après avoir épuisé tous les moyens que la prudence leur dicterait pour s’y opposer.

Aucune femme ne peut donc maintenant se dévouer à ce cruel genre de mort sans l’autorisation du juge du district, et lorsqu’on s’adresse à lui pour l’obtenir, il fait comparaître la victime, l’interroge soigneusement pour s’assurer que sa volonté est libre et qu’aucune influence étrangère ne la lui a suggérée. Il s’efforce ensuite, par ses exhortations et les raisonnements les plus persuasifs, de l’engager à renoncer à son horrible dessein. Si la veuve demeure inébranlable, il la laisse alors maîtresse de sa destinée.

Cette procédure a eu immédiatement pour résultat d’augmenter le nombre des suttys, et il n’est pas d’exemple de femmes ayant fléchi devant le magistrat. Toutes, au contraire, se sont présentées avec l’idée conçue d’avance de braver l’étranger qui avait l’audace de s’occuper de leurs affaires religieuses. Le plus souvent, quand une veuve est décidée à se sacrifier, on se passe de l’autorisation du juge ; il n’apprend la chose que lorsqu’elle est consommée, et comme il n’est armé de ce fait d’aucune sanction pénale, il ne s’inquiète pas autrement de l’affaire.

Si d’aventure quelque lecteur se demandait pourquoi l’Angleterre n’a pas aboli définitivement ces sacrifices humains, je lui répondrais que l’Angleterre est venue récolter dans l’Inde les fruits du travail de deux cent cinquante millions d’Indous, et que la question d’humanité passe après celle du ballot de coton. Or, toucher à une idée religieuse dans l’Inde est le seul cas qui puisse soulever une révolte. Que les femmes indoues se brûlent donc si elles le désirent, mais que l’honnête trafic de l’honnête John Bull ne soit pas troublé.

Si les suttys ont diminué, ainsi que je viens de le dire, cela tient à une autre cause, puisqu’ils ne sont pas prohibés, et cette cause, la voici : Les Européens qui habitent l’Inde, et à leur tête les Indianistes, qui, par la nature de leurs études, vivent plus familièrement que leurs compatriotes avec les brahmes, sont parvenus à leur faire reconnaître que l’obligation pour la veuve de se sacrifier sur le bûcher de son mari, n’existe nulle part ni dans les Védas, ni dans Manou ; et comme ces deux ouvrages sont la source de toute révélation et de toute tradition, et que rien n’est dogme, s’il n’est admis par ces autorités ou ne découle de leur enseignement, c’est en invoquant les textes sacrés et non par l’influence des idées européennes, que l’on est parvenu à restreindre cette barbare coutume dans une notable proportion, et qu’on arrivera à la faire disparaître.

Les funérailles sont à peu près les mêmes pour les femmes mariées.

Ce que je viens de dire s’applique aux trois castes élevées de l’Inde. Les brahmes, les xchatrias, les vayssias, c’est-à-dire les prêtres, les guerriers, les marchands.

Pour les soudras ou gens des castes vulgaires, les cérémonies de deuil sont accompagnées de beaucoup moins de faste et d’assujettissement.

Il n’y a pour eux ni prières solennelles, ni sacrifices. Cependant on leur permet de faire venir un brahme pour faire au mourant, avec l’huile consacrée, la cérémonie du progaschita ou extrême expiation, et dans ce cas, ils sont obligés de s’astreindre au go-dana ou don de la vache, et au dassa-dalla ou les dix dons ; le brahme ne se dérangerait pas sans cela. Comme les soudras en général sont pauvres, il est assez rare qu’ils puissent se payer le luxe d’un pourohita.

Dès qu’un soudras a rendu le dernier soupir, on lave son corps, on le fait raser par le barbier, puis on le couvre de ses vêtements les plus élégants et on le place sur un lit de parade pendant qu’on achève les préparatifs des obsèques.

Quand tout est prêt, on le place dans une sorte de niche de feuillage, ornée de fleurs et d’étoffes précieuses, et il est porté au bûcher par douze personnes de sa caste.

Les convois de soudras sont accompagnés par la musique, ce qui n’a jamais lieu pour ceux des autres castes.

Les musiciens des morts, comme on les appelle, se servent d’une longue trompe, appelée en tamoul tarai, qui rend les sons les plus lugubres, et d’un gros coquillage de mer appelé vaugou, qui rend, quand on souffle dedans, comme des gémissements plaintifs.

Dès qu’un soudras est passé de vie à trépas, aux deux entrées de la rue où il demeure, se placent un joueur de tarai et un joueur de vaugou, et tous deux se répondant à intervalles égaux, soufflent dans leurs instruments de longues notes traînantes qu’ils rendent le plus lugubres possible.

Cette symphonie monotone et déchirante continue sans interruption depuis le moment du décès jusqu’à la fin des obsèques.

Le deuil de cette caste ne dure que trois jours.

Le troisième jour est appelé, le jour de la libation de lait.

Pour procéder à cette cérémonie, le chef des funérailles se procure trois cocos tendres, quatre branches de cocotier, une mesure de riz cru, du riz bouilli, des herbages, des fruits ; puis il remplit de lait un vase de terre qu’il met dans une corbeille neuve, et accompagné des parents et amis de la famille que précèdent les joueurs de vaugou, il se rend au lieu où le corps du défunt a été brûlé. À son arrivée, il puise de l’eau avec un vase de terre et en arrose les cendres du bûcher. Il dresse au-dessus un petit pavillon soutenu par quatre piliers, recouvert de branches de palmier, et drapé intérieurement avec une pièce de toile.

Il recueille les os qui ont résisté à l’action du feu, met le plus gros sur un disque fait de fiente de vache desséchée, et met le reste en tas.

Il appelle alors le défunt trois fois par son nom et verse du lait sur ces divers ossements.

Au moment où il accomplit cette libation, les vaugou et les tarai font retentir l’air de leurs éclats sinistres.

Le fils du défunt, qui dirige ces funérailles, comme dans les autres castes, amoncelle alors les cendres sur les ossements entassés. À côté il place la moitié d’un coco et à la cime les morceaux d’un autre coco qu’il brise, et dont il répand le suc sur cette pyramide cinéraire ; il dépose le troisième coco près d’elle sur une feuille de bananier et invoque le nom de Harischoudras, qui est le dieu Vischnou favorable aux morts.

Enfin il pétrit en une grosse boule le riz et les autres substances qu’il a apportées, et jette le tout aux corbeaux en prononçant trois fois de suite le nom du défunt.

Alors tous les parents et amis viennent lui donner l’accolade à tour de rôle, le serrer dans leurs bras et pleurer avec lui.

Tous vont alors, au son des instruments, jeter les restes du défunt dans l’étang sacré de la pagode la plus voisine. Ils prennent ensuite un bain en commun et on reconduit chez lui le chef des cérémonies funéraires ; ce dernier revêt alors un turban et des vêtements neufs, et invite tous les assistants à un sraddha ou repas des morts.

Ainsi finit en général la solennité funéraire des soudras.

Ceux qui sont riches cependant, ce qui est assez rare, ne s’en tiennent pas là. Le trentième jour, ils procèdent à une nouvelle cérémonie, où ils s’efforcent de rivaliser de somptuosité avec les xchatrias et les brahmes ; ces derniers, que l’on comble de cadeaux et qui, en résumé, retirent tout le bénéfice de la fête, n’ont garde de s’en montrer jaloux. Je dois dire que les coutumes relatives aux obsèques de la caste infime varient avec les provinces, tandis que celles des castes supérieures sont les mêmes partout.

Dans quelques contrées les soudras enterrent leurs morts au lieu de les brûler, ailleurs ils jettent leurs cadavres dans les fleuves après avoir au préalable payé un brahme qui vient prononcer sur le cours d’eau les paroles de la consécration, qui le rendent aussi pur que le fleuve sacré.

Dans tout le Bengale, les morts sont jetés dans le Gange, car ce fleuve a la propriété de purifier de toutes les souillures les cadavres qu’on lui confie. C’est le genre de sépulture le plus expéditif et le moins dispendieux. Autrefois les xchatrias momifiaient leurs cadavres, mais peu à peu ils ont fini par adopter le cérémonial des brahmes.

Les croyances des Indous sur les influences funéraires donnent lieu aux pratiques superstitieuses les plus singulières.

Ils attribuent à la lune une sorte de zodiaque funèbre, composé de vingt-sept constellations qui président chacune à l’un des vingt-sept jours de son cours périodique.

Les cinq dernières sont des plus funestes : malheur aux parents de celui qui a la malencontreuse chance de mourir dans le temps où la lune les parcourt ! Le corps du défunt, en ce cas, ne peut être porté hors de la maison ni par la porte, ni par la fenêtre. Il faut absolument, à cet effet, pratiquer une ouverture dans la muraille.

Ce n’est pas tout, pour prévenir les accidents fâcheux qui seraient infailliblement la suite d’une mort aussi intempestive, le parti le plus prudent est d’abandonner la maison pour six mois, un an même, selon la malignité de la constellation qui tombait le jour du décès.

Au bout de ce temps on ôte les épines dont on avait encombré la porte d’entrée de cette maison maudite, puis on en fait purifier avec soin tous les coins et recoins par un pourohita qui se fait payer en conséquence. Et tout ça se termine comme d’habitude par un repas et des cadeaux que les maîtres du logis donnent aux brahmes.

Pour les parents de ceux qui meurent pendant ces cinq jours, chaque mois les dépenses funéraires s’élèvent au double de ce qu’elles sont en temps ordinaire, car après les cérémonies auxquelles donne lieu le décès, il faut procéder au nettoyage sacré de la maison souillée par les malignes influences.

Pour cette dernière opération, il est nécessaire qu’un brahme purificateur, exorciseur, conjurateur, etc… vienne, pendant neuf jours consécutifs, asperger toute la maison avec de l’eau lustrale. S’il oubliait un seul recoin, les mauvais esprits s’y donneraient rendez-vous, et la maison serait absolument inhabitable en raison des mauvais tours auxquels on serait exposé de la part des rakchasas qui hanteraient la maison.

Une mort survenue un samedi entraîne des inconvénients des plus graves, pareillement un treize, un vingt et un, un vingt-sept, jours absolument néfastes et pendant lesquels il n’est pas bon de rien entreprendre. On peut être assuré que dans ces divers cas, il mourra une personne de la maison ou de la réunion dans l’année. Il est également dangereux de manger ensemble au nombre de treize, de vingt et un et de vingt-sept.

Dans ce cas, on n’a qu’un seul moyen d’échapper à son sort, c’est d’offrir à la constellation dont la maligne influence doit vous frapper, le sacrifice d’un être vivant, tel qu’un bouc, une poule, une paire de colombes ; mais encore, il n’est pas certain qu’elle s’en contentera, et l’on ne peut être rassuré que quand l’année s’est écoulée sans que personne ait été frappé.

Ces croyances tiennent les Indous dans une constante et réelle terreur, et j’ai assisté fort souvent aux scènes les plus étranges, causées par ces singulières superstitions qui n’ont pas encore disparu de l’Europe, où nos ancêtres indo-asiatiques les ont apportées.

Tous ces préjugés absurdes qui étreignent l’Indou pendant sa vie et qui le suivent jusqu’au bûcher, commencent avec son entrée dans la vie.

L’enfant né sous une mauvaise étoile est non-seulement voué lui-même à toutes sortes de malheurs et d’accidents durant le cours de sa vie, mais il y fait participer encore ceux auxquels il est uni par les liens du sang ; aussi il n’est pas rare de voir des parents, pénétrés de l’infaillibilité des influences célestes, abandonner au milieu des jungles d’innocentes créatures qui avaient eu le malheur de naître à de certains jours proclamés néfastes par l’astrologie judiciaire.

Il n’est pas rare même que les parents dénaturés poussent la barbarie jusqu’à étouffer ou noyer de sang-froid les pauvres petites victimes de ces extravagants préjugés.

Et ce qu’il y a de fâcheux dans tout cela, c’est que la police indigène, imbue des mêmes préjugés, s’emploie pour que ces crimes n’arrivent pas aux oreilles de la police européenne, et par conséquent des magistrats qui pourraient les punir.

Quand j’étais chef du parquet à Pondichéry, vingt fois j’ai eu la conviction que des enfants avaient été supprimés, sans avoir jamais pu arriver à en recueillir la preuve. Comme ces meurtres stupides touchaient par un certain côté à leurs croyances religieuses, je ne pouvais obtenir ni aveux, ni témoignages des indigènes.

Ainsi, du berceau à la tombe l’Indou est le jouet de préjugés, de tristes superstitions, inventés par ses prêtres, dans le but unique de le maintenir à l’état de bête de somme, de machine à travail. Aussi quel peuple sont-ils parvenus à faire, ces brahmes orgueilleux ? L’Inde, depuis leur domination exclusive, a été la terre classique des invasions.

Envahie par les Mogols, par les Arabes, par les Européens, cette vieille terre de la poésie, de la spéculation et du rêve, n’a même pas su inculquer à ses enfants l’idée de patrie. Et pourvu que le conquérant laisse à l’Indou sa caste, sa constitution communale, ses préjugés, sa famille et ses dieux, peu lui importera à qui il payera l’impôt.

Aujourd’hui à l’Angleterre, demain à la Russie. On ne sait pas, sur les bords du Gange ou du Godavéry, ce que c’est que la nationalité, et il n’y a nul déshonneur pour l’Indou à se soumettre à l’étranger, du moment où il reste libre dans sa chaumière et son temple.

Au point de vue humanitaire, je désire que cette pauvre contrée, dût-elle tomber sous la domination russe, échappe le plus tôt possible au joug inique de l’Angleterre.

Du cap Comorin à l’Himalaya, l’Angleterre manufacturière a supprimé le métier qui tissait le coton et brochait la soie, elle a réduit l’Indou à n’être plus qu’un producteur de matières premières. Les mousselines de Daca et les mouchoirs de Madras se fabriquent maintenant à Liverpool. Les Indous s’habillent avec des tissus anglais.

Vienne la Russie, qui n’est point manufacturière, et l’Inde entendra de nouveau battre ses métiers de tisserand, de Ceylan aux vallées du Cachemire et aux montagnes du Caboul.

J’entends souvent dire en Europe : L’Inde finira par se soulever contre l’Angleterre. Le fait est de toute impossibilité, et je défie quiconque a vécu dans l’Inde de me démentir.

Avec toutes ces cérémonies funéraires dont je viens de donner le détail, cérémonies dont la plupart se renouvellent chaque année, aux anniversaires mortuaires, comment voulez-vous former des armées nationales ?

Il n’y a pas un Indou, arrivé à âge d’homme, qui du trisaïeul, dans les deux branches et les deux sexes, jusqu’à lui, n’ait quatre ou cinq anniversaires funéraires à célébrer. Notons bien que l’Indou laisserait brûler sa maison, détruire ses moissons, battre l’armée dont il ferait partie, plutôt que de négliger ces cérémonies. Ses prêtres lui ont persuadé que s’il les omettait, par négligence ou de propos délibéré, des milliers d’années de souffrances l’attendaient dans le naraca (enfer), et après la purification, toute une série de migrations nouvelles dans les plus misérables situations, l’attendaient sur la terre.

Ajoutez à cela que deux individus de castes différentes ne peuvent ni manger ensemble, ni dormir sous le même toit, ni entreprendre quoi que ce soit de concert, et vous comprendrez comment deux cent cinquante millions d’Indous ont pu être soumis par une poignée d’hommes.

La révolte de 1857 n’a pas été une révolte indoue, un soulèvement national ; je répète que toute action de cette nature est rendue impossible par la constitution religieuse et sociale de l’Inde.

Cette révolte a été entièrement musulmane. Ce fut le dernier soupir des avant-derniers conquérants qui essayaient de chasser ceux qui les avaient remplacés.

Les Indous ont regardé d’un œil curieux cette lutte entre les aventuriers qui les avaient dépouillés et les aventuriers qui étaient en train de le faire, et ne bougèrent pas. S’ils se fussent soulevés, en vingt-quatre heures il ne fût pas resté un Anglais dans la péninsule.

En construisant ainsi leur société sur des bases théocratiques, en persuadant à l’Indou que la terre n’est qu’un lieu d’épreuves, que la vie véritable ne commence qu’à la mort, et qu’il faut tout endurer pour parvenir à cette transformation supérieure, les brahmes se donnèrent des sujets faciles à gouverner, ils rendirent toute résistance à leur autorité impossible ; mais ils n’avaient pas vu que ce dédain du monde présent, cette vie spéculative que l’Indou mène par avance dans le monde de l’avenir, cette obéissance passive dont ils avaient fait la vertu la plus méritoire, devaient rendre leurs peuples aussi faciles au joug de l’étranger qu’au leur.

L’Inde meurt par ses prêtres, et ainsi finira toute nation qui, comme elle, leur abandonnera sa raison, son libre arbitre et son indépendance…

Nous voilà loin du brahme dont les funérailles m’ont conduit à une relation un peu longue peut-être des cérémonies funéraires chez les Indous ; le lecteur voudra bien se souvenir, et c’est là mon excuse, que je ne voyage pas seulement au point de vue du pittoresque des contrées que je parcours, mais encore et principalement dans un but d’étude qui vise avant tout à ne laisser dans l’ombre aucune des coutumes, traditions et croyances des Indous.

Ce que j’ambitionne comme résultat, c’est qu’après m’avoir lu, il ne reste pas seulement dans le souvenir du lecteur quelques descriptions de cette nature enchanteresse, quelques tableaux de ces mœurs intimes, qui restent souvent si poétiques, malgré leur dégradation, mais bien un ensemble assez complet de cette étonnante civilisation qui fut l’antiquité des antiquités chaldéenne, égyptienne et grecque. Inspirer l’amour de ce merveilleux pays de l’Indoustan, faire naître de nouveaux voyageurs qui iront fouiller plus profondément ses ruines et pourront relier toutes les races qui sont issues du même berceau indo-européen, voilà le but que je me suis proposé, quand j’ai pris la résolution de mettre en ordre et de publier mes notes, après douze années de voyages et d’excursions autour du monde. Ces notes ont été tenues fidèlement et au jour le jour ; telles elles sont, telles je les donne. Sans doute j’ajoute parfois quelques développements, pour faire mieux saisir le sens de telle ou telle coutume un peu étrange, de telle croyance plus ou moins singulière, mais cela ne touche en rien aux impressions du voyageur, que j’ai tenu à conserver toujours dans leur manifestation première.

J’entends bien parfois d’une oreille ce que d’aucuns disent… Ça les étonne que je parle des fakirs, des bayadères, des nautchny, des fêtes, des cérémonies, des orgies brahmaniques, des fêtes mystérieuses du Lingam et de la fécondation universelle, de la consécration des vierges dans les temples, etc… Ça les étonne que je donne des farces, des pièces empruntées à la littérature indoue, des légendes empruntées aux traditions héroïques et fabuleuses, et tout cela à propos de voyages.

Ça, c’est pas voyager, disent-ils ; il y a trop de place donnée à l’imagination. Et cela parce qu’en voyageant j’écris l’histoire, au point de vue des mœurs, des coutumes, des superstitions, des croyances religieuses et des traditions légendaires de la plus mystérieuse des civilisations qui soient au monde, de cette Inde avec ses temples taillés dans le granit, ses brahmes, ses gymnosophistes, ses fakirs qui se font écraser sous les statues des dieux, ses sanyassis, ses anachorètes, ses devins, ses astrologues, ses danseuses, ses jongleurs, ses castes, ses fêtes qui réunissent des millions d’hommes, ses superstitions, ses souvenirs légendaires, ses grandes ruines et ses dieux de cinquante coudées, couchés dans l’herbe, pêle-mêle avec les colonnes et les chapiteaux des monuments qui les ont abrités ; de ce pays où il se parle cent cinquante dialectes différents, où est né le sanscrit, la mère de toutes les langues indo-européennes ; où Veda-Viasa, Djeminy, Kapila, Kanadi, furent les ancêtres d’Aristote, de Socrate, de Platon, de Pyrrhon, de Montaigne, de Descartes et de Spinosa ; où Douchmanta précède Praxitèle, Vina-Snati et Kalidasa, Euripide et Sophocle, et le Ramayana l’Iliade…

Vous comprenez que j’ai bien autre chose à faire que d’écrire des voyages dans ce style que l’on connaît :

« Le 25, nous nous embarquâmes pour A…, le 26 nous arrivâmes à B… après des difficultés sans nombre… le 27 nous achetâmes des poules à des indigènes qui nous reçurent bien… le 28 nous passâmes près d’un village qui nous reçut mal, nous mîmes le feu à ses cases et tirâmes quelques coups de feu sur les naturels, pour leur apprendre à mieux recevoir les voyageurs une autre fois ; trois d’entre eux furent atteints à de très grandes distances, et les indigènes furent émerveillés de la portée de nos armes à feu, etc… »

Que voulez-vous ! je sais bien que c’est en massacrant des noirs, qui vous reçoivent mal, parce que depuis cinq siècles vous les avez réduits en esclavage dans vos colonies, que c’est en apprenant au monde savant que le lac de Barbachu a cinquante pieds de profondeur, et que le village d’Iva-Koko est situé un peu plus à l’ouest qu’un précédent voyageur ne l’avait indiqué, que vous arrivez à vous faire presser sur la poitrine des sociétés de géographie qui éprouvent le besoin de se réunir de temps en temps, pour parler du lac de Barbachu et du village d’Iva-Koko ; je sais tout cela et ne vous ai jamais troublés dans votre petit commerce. Continuez à rectifier la situation d’Iva-Koko et la profondeur de Barbachu… et laissez-moi à mes vieilles contrées indo-asiatiques, où l’on n’a pas besoin d’exercer son fusil contre l’homme, et où les vieilles ruines nous entretiennent tout bas des premiers pas de l’humanité, et des vieilles civilisations disparues…

Oui, laissez-moi à mes légendes ; si elles vous font sourire, il en est qu’elles font rêver.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Comme on doit le comprendre, nous ne passâmes pas la nuit, le capitaine et moi, à suivre toutes les péripéties des funérailles du brahme. Du haut de la terrasse de Taj-Boulé, après une longue conversation sur les coutumes funéraires des anciens et le symbolisme de leurs cérémonies, dans laquelle je donnai à mon compagnon les explications sur ces mœurs singulières, que j’ai résumées plus haut, nous regagnâmes nos hamacs installés à l’étage inférieur. Les grandes ouvertures tournées à l’Ouest recevaient à flots la brise qui descendait des montagnes, fraîche et parfumée, et nous ne tardâmes pas à nous endormir, bercés, d’un côté par les chants funèbres, et de l’autre par le bruit des tam-tams, qui retentissaient dans presque toutes les maisons indigènes.

Le lendemain, de grand matin, Chek-Moulik arrivait avec une armée de rabatteurs, qu’il avait racolée pour le capitaine, et mon compagnon, après avoir fait choix d’une dizaine de gaillards qui lui parurent présenter toutes les qualités requises, se prépara à partir à la chasse ; le moullah lui avait préparé également une de ces charrettes à deux roues, étroites et très-élevées, qui servent à transporter les guépards pendant la chasse.

En inspectant du coin de l’œil son personnel, je ne pus m’empêcher de rire : le moullah, qui sans doute n’entendait rien à l’art de saint Hubert, avait ramassé tous les totis, panayos, rhodias et autres vagabonds qu’il avait rencontrés, s’imaginant sans doute que tous ces rôdeurs de grands chemins devaient faire d’excellents rabatteurs.

Mon bohis Tchi-Naga, qui était le mutisme incarné, ne put s’empêcher de lui demander, dans son langage imagé, comment il avait fait pour rencontrer autant de vermine, autant de chacals puants.

Quant au capitaine, il allait à droite et à gauche, se démenait et se donnait des airs d’importance des plus comiques ; sa seule crainte était de passer pour emprunté aux yeux des indigènes ; il voulait à toute force se donner la tournure d’un vieux voyageur pour qui l’Inde n’avait pas de secrets.

Je ne cherchai pas à lui ouvrir les yeux sur les singuliers compagnons qu’il allait avoir ; ces gens ne sont dangereux qu’entre Indous, et du moment où il ne risquait rien, il n’y avait pas de raison pour le priver d’une partie de plaisir qu’il caressait depuis plusieurs jours. Je ne lui proposai pas non plus de l’accompagner ; je savais à quel point je le rendrais heureux en le laissant libre d’aller où il lui plairait, et de diriger sa chasse à sa guise ; cependant, comme mesure de prudence, je remis un revolver à Tchi-Naga, et lui ordonnai de ne pas perdre de vue un instant le capitaine. Et pour que ce dernier ne se doutât pas de la mission que je confiais à mon brave bohis, je lui dis simplement que Tchi-Naga allait l’accompagner pour aider Ponousamy, son bouvier, à porter ses provisions de bouche.

Ses préparatifs terminés, il partit tout joyeux, suivi de ses engagés et des deux vindicaras, qui fermaient la marche. Un des rhodias, qui prétendait s’y connaître, conduisait le guépard. J’étais tranquille sur le sort de mon compagnon, avec de pareils rabatteurs, il ne risquait de rencontrer ni un tigre, ni une panthère, ni le moindre animal dangereux, et cette fameuse chasse allait se borner à une promenade de quelques kilomètres, pendant laquelle le guépard allait massacrer quelques douzaines de lièvres, cerfs, biches et sangliers.

Pour moi, je résolus d’employer la journée à visiter les ruines avec Chek-Moulik.

À moins d’un demi-mille de là, au milieu d’une plantation appelée le jardin des douze Imans, s’élevait une construction qui dépassait en magnificence tous les autres monuments des environs. Le moullah m’apprit que ce magnifique édifice servait de lieu de repos à Ibrahim Adil Shah II, le souverain le plus populaire du Deccan, et il paraît que chaque année de nombreux pèlerins indous et musulmans viennent encore à Bedjapour pour vénérer sa mémoire.

De visiteurs, je n’en ai pas vu un seul pendant tout le temps de mon séjour, et certainement l’amour-propre national du moullah le portait à exagérer beaucoup l’importance des souvenirs laissés par Ibrahim Adil dans le cœur des populations les plus légères et les plus inconstantes qui soient au monde. Quoi qu’il en soit, ce mausolée donne une haute idée du goût et de la civilisation de l’époque où il fut construit.

D’après mon guide, il fut commencé sous le règne d’Ibrahim, et devait être le tombeau de sa fille chérie Zora-Sultane, qui mourut à l’âge de six ans. On voit encore les restes d’une inscription qui exaltait les vertus de l’enfant. Plus tard, Ibrahim y fut aussi enterré, avec divers membres de sa famille.

Ce monument, que les Indous appellent le Dourga d’Abou-el-Muzzafir, du nom sans doute de l’architecte qui le construisit, consiste en une mosquée et un mausolée, tous deux élevés sur la même plate-forme.

La base de ce superbe édifice a environ cent cinquante mètres de longueur, sur soixante de largeur, et quinze à vingt pieds de hauteur. Toute la colonnade qui règne autour forme vérandah, à des appartements destinés aux pèlerins et aux visiteurs, qui sont aujourd’hui occupés par tous les vagabonds et les mendiants du pays.

On pénètre dans l’intérieur du monument par un magnifique perron, flanqué d’un minaret, plein de hardiesse et d’élégance, et de là on parvient sur la terrasse, sur laquelle sont construits le mausolée et la mosquée.

Les sarcophages du roi et de sa famille sont placés dans une grande salle au centre du bâtiment, qui est supportée par sept arcades sur chaque face. Le dôme qui la surmonte est élevé sur des arches, et un magnifique parapet, tout chargé de sculptures, réunit les minarets placés à chaque angle.

Une seconde balustrade, dans les mêmes proportions, forme un balcon spacieux qui couronne la base du dôme, qui est dans le même style que les minarets.

Ce dôme a trente-cinq pieds de diamètre, et a la forme d’un segment de globe coupé au tiers de son axe perpendiculaire, sa forme est dégagée et pleine d’élégance. Au sommet se trouve une petite colonne surmontée d’un croissant.

La simplicité de la salle, qui se trouve au centre et qui contient le mausolée, forme un contraste frappant avec la splendeur des ornements de l’extérieur. Malgré la sobriété avec laquelle elle a été conçue, elle est du plus grand effet.

Les murs sont en granit noir, d’une telle finesse qu’on le prendrait pour du marbre, tout le plafond est en mosaïque avec des pierres, et l’on assure qu’il n’y entre pas une seule pièce de bois. Il est plat et divisé en compartiments carrés, très-ornés. Quoique les traverses soient composées de plusieurs pierres assemblées, elles sont maintenues par ce ciment indou à l’épreuve des siècles, qui les relie de façon à leur donner la solidité d’une pièce unique.

Il est étonnant que d’aussi grandes masses, ainsi disposées, aient pu résister plusieurs siècles sans en avoir éprouvé le plus petit dérangement.

En haut des galeries, tous les interstices des pierres sont remplis de plomb fondu, et les clefs de voûte et les pierres des cintres sont toutes reliées aux autres parties de l’édifice et entre elles par de fortes barres de fer.

Les parapets et les murs sont enrichis de superbes sculptures et d’inscriptions tirées du Coran ; le tout est divisé également en plusieurs compartiments. Les inscriptions sont formées en relief et si bien polies qu’elles ont l’éclat du verre. Dans certaines parties, les lettres sont dorées et relevées en bosse sur un fond bleu émaillé et orné de fleurs.

Je ne saurais mieux comparer la splendeur de cet ensemble, qu’aux enluminures d’un manuscrit, moyen âge, qui seraient exécutées en relief, et uniraient ainsi les beautés de la sculpture à celles de la peinture.

Les portes, seuls ouvrages en bois qui existent dans cet édifice, sont fort belles et garnies de clous dorés.

Les corridors sont de chaque côté couverts d’une grande variété d’ornements, d’une exécution à défier le ciseau des sculpteurs modernes. Quatre fenêtres existent des deux côtés de ces portes ; elles sont, ainsi que les arches qui les couronnent, faites en granit rose et garnies d’arabesques et d’inscriptions.

Dans aucun monument du monde je n’ai vu chose plus gracieuse, plus légère et plus originale.

Elles ne laissent passer qu’un faible jour à l’intérieur. Tout contribue à donner à l’ensemble du monument un aspect mystérieux et une obscurité solennelle bien appropriés à sa destination.

Je m’approchai des sarcophages placés du nord au sud, et en déchiffrant les inscriptions, en langue kanara, qui s’y trouvaient, je vis que le premier renfermait le corps de Hadj-Bourrasahib, la mère d’Ibrahim-Padshah ; le second, celui de Taj-sultane, la reine épouse du Padshah ; le troisième était occupé par le roi. À côté de ce dernier, se trouvait Zora-sultane, sa fille si regrettée, et son plus jeune fils, Boranshah.

Tous les tombeaux des musulmans de l’Inde sont ornés de baldaquins de soie ; chacun, à cet égard, rivalise de luxe. C’est à peine si la demeure dernière de la famille d’Ibrahim est entourée de quelques lambeaux d’étoffe, qui n’ont plus ni formes, ni couleur. Dans cette capitale de son ancien empire, qu’il passa toute sa vie à embellir, il ne se trouve pas aujourd’hui un seul musulman assez riche pour entretenir le tombeau d’Ibrahim, et ceux des êtres qui lui furent chers.

Et cependant, parcourez cette ville en ruines, demandez à chaque monument d’utilité publique, la léproserie, les caravansérails, les fontaines, les asiles pour les malheureux, qui a fait cela ? On vous répond invariablement, Ibrahim-Padshah.

Ce prince doux, humain, éclairé, qui ne fit aucune guerre et ne s’occupa que du bonheur et de la prospérité de ses sujets, n’a pas assez fait pour être sauvé de l’oubli. S’il avait massacré quelques millions d’hommes et volé deux ou trois provinces, l’histoire n’aurait pas assez de louanges, pas assez de lauriers ; le génie, pour elle, ne consiste pas à développer et à améliorer les hommes, mais bien à savoir les lancer le fer à la main les uns contre les autres. Pauvre Ibrahim ! tu fus honnête et bon, et je ne quitterai pas cette antique Bedjapour sans renouveler d’une main pieuse les tentures qui abritent le mausolée où tu reposes avec les tiens.

Cette offrande du kafir, de l’infidèle, je serai glorieux de la faire au seul souverain, peut-être, qui ne fit pas répandre une seule goutte de sang dans sa vie…

La galerie qui environne la salle est remarquable par son toit de marbre sculpté avec un art infini. Il est divisé en cent quarante-quatre compartiments, tous surchargés de sculptures et dont pas un n’est conçu dans le même style.

Chaque division est formée par une seule plaque de marbre, et offre un mélange élégant d’arabesques en guirlandes de fleurs, de ces dessins brillants et animés dans lesquels les artistes indigènes excellent, et que les Arabes ont rapportés de l’Inde en Europe. Toutes les richesses que l’imagination peut rêver se trouvent étalées là par le ciseau du sculpteur, et le fini de l’exécution défie toute comparaison.

La mosquée, qui fait face à ce splendide mausolée, est dans le même style de goût et de magnificence. Un étang sacré et une fontaine séparent les deux monuments. L’édifice est couronné d’un dôme plein de majesté, qui s’élève au-dessus de deux étages flanqués de minarets d’une légèreté et d’une élégance sans pareilles.

Une des choses que l’on remarque le plus dans ces deux monuments, c’est la délicatesse avec laquelle les pierres de leurs constructions extérieures sont assemblées ; il est presque impossible de trouver leur point de jonction.

Je passai plusieurs heures à visiter en détail cet admirable spécimen de l’art indou, qui peut soutenir et défier même toute comparaison avec les plus belles productions de la Grèce et de Rome.

Pendant ce temps-là le Chek-Moulik me racontait des légendes, qui toutes avaient trait aux faits et gestes d’Ibrahim, son souverain bien-aimé.

J’employai ma journée entière à rendre une visite sommaire à tous les autres monuments ; je voulais avoir de suite une idée d’ensemble de ces imposants vestiges, qui indiquent tant de forces et tant de vitalité chez ceux qui les ont édifiés, et qui restent seuls debout, dernier souvenir d’une civilisation qui n’est plus.

Parmi eux je remarquai : le tombeau de Mahomed-shah, ou Bourra-Goumbooz (grand dôme), comme l’appellent les Indous, qui m’avait déjà frappé la veille à notre arrivée, et dont le dôme surpasse celui de Saint-Pierre de Rome. Il est aussi admirablement conservé, à part les chambres construites sous les colonnades, et destinées aux pèlerins et voyageurs, qui sont dans un état complet d’abandon et à demi écroulées. Puis le palais aux sept étages, entièrement en ruines. La mosquée de Mustapha-Khan, qui s’élève presque au centre de la ville. Le temps, qui a exercé ses ravages sur des centaines de monuments, semble n’en avoir épargné que cinq ou six, pour augmenter les regrets qu’éprouve le voyageur de ne les voir pas s’offrir tous debout, à son admiration. AsserMahal, immense forteresse, dont l’enceinte protégeait trois magnifiques palais, tout cela n’est presque qu’un monceau de décombres.

Ce qui frappe le plus au milieu de ces ruines gigantesques, c’est le contraste qu’offrent la fraîcheur et la solidité de plusieurs constructions, avec la désolation et la décadence qui règnent à côté. Certaines portions de la ville présentent un tableau de monuments tellement bouleversés, que l’on se demande si c’est bien le temps et la négligence des hommes qui ont pu causer tous ces ravages et si quelque révolution terrestre n’a pas passé par là… Ce qui semblerait donner raison à cette supposition, c’est qu’à chaque instant, s’offraient à mes regards des fractions de colonnades, des chapiteaux, des parties de dômes ou de minarets, qui avaient conservé dans toute leur fraîcheur et leurs fines dentelles sculptées, et les dorures dont on les avait revêtus.

À chaque ruine le moullah attachait sa légende.

Nous passions près d’un petit étang dont les eaux avaient une couleur laiteuse, sans doute à cause de la nature des terrains traversés par la source qui l’alimentait. Chek-Moulik trouva le moyen de me dire qu’un des anciens souverains de race indoue du Deccan, ayant fait le vœu, dans un moment de folie, d’amener le Gange à Bedjapour, un saint pénitent le sauva par un miracle des grands malheurs qui l’attendaient pour inexécution de sa promesse.

— Fais creuser un étang, dit-il au souverain, et attends mon retour.

Il se mettait en route, et six mois après il rapportait une panelle d’eau du Gange, qu’il versait pieusement dans l’étang qu’on avait creusé, en récitant des memtrams. Chose admirable ! il y en avait à peine de quoi prendre un bain de pieds, mais à peine l’eau sacrée eut-elle touché la terre qu’elle se mit à gonfler, gonfler si rapidement, qu’en quelques minutes l’étang fut plein. Il ne s’est jamais asséché depuis, et son eau a toujours conservé la couleur de celle du Gange.

— Tu crois à cette histoire, n’est-ce pas, moullah ? fis-je à mon guide.

— Certainement, saëb, me répondit-il avec dignité.

Je ne pus m’empêcher de sourire ; il me regarda et me dit :

— Est-ce que, dans ton pays, la puissance divine ne s’est pas manifestée par des faits semblables ?

— Si fait, moullah ! si fait, et nous avons par là-bas des gens aussi habiles qu’ici, qui ont trouvé ou plutôt fabriqué une source merveilleuse comme celle-ci, et ils mettent son eau en bouteille, et la vendent pour guérir les engelures et les névralgies.

— Je ne comprends pas, saëb…

— Je le pense bien, fis-je en riant de plus belle…

Et je continuai ma promenade.

Un volume ne suffirait pas à narrer toutes les histoires à dormir debout que le brave homme me conta, le lecteur me saura gré de lui en faire grâce.

Lorsque je rentrai le soir à Taj-Boulé, la nuit était venue complètement, car j’avais voulu jouir, du haut d’un des minarets du tombeau d’Ibrahim, de l’admirable spectacle du soleil couchant, faisant jouer ses derniers rayons au milieu de ces ruines.

Le capitaine était de retour depuis longtemps, le guépard s’était bien comporté, et trois sangliers et deux cerfs, que Ponousamy était en train de découper et de recouvrir de sel, témoignaient de son habileté.

Je ne parle pas des lièvres, il y en avait une dizaine au moins, et Tchi-Naga, qui les avait dépouillés, était en train de les désosser pour en faire une monstrueuse terrine, d’après les principes que lui avait inculqués le célèbre Chek-Metor, mon cuisinier du Bengale.

Toute cette viande devait être, en effet, salée et préparée séance tenante ; le lendemain, il eût fallu la jeter aux chacals.

Mon ami me raconta en riant à demi, et avec un certain embarras, qu’avant de franchir le mur d’enceinte de Bedjapour, ses dix rabatteurs lui avaient demandé quelques caches pour acheter un peu de nourriture ; il leur avait remis une roupie à chacun, c’est-à-dire dix fois plus que leur journée entière ne valait. Ils étaient partis soi-disant pour aller chercher un peu de riz et de poisson fumé au bazar, et il ne les avait pas revus.

Je sus de Tchi-Naga qu’il n’avait pas pris d’abord la chose aussi bien, et que pendant une partie de la journée il n’avait parlé que de leur brûler la cervelle ou de les faire pendre.

Il avait alors, pour ne pas rentrer sur un aussi piteux début, chassé avec Ponousamy et Tchi-Naga, et le succès qui avait couronné sa persistance n’avait pas peu contribué à calmer son irritation. Il est bon de dire aussi que Tchi-Naga était un chasseur émérite ; toute son enfance s’était écoulée dans les jungles de Karnatic ; il connaissait admirablement les réduits affectionnés par les fauves et les grands gibiers.

Il avait donc pu, en dirigeant le guépard, éviter les uns et forcer les autres.

À l’issue du repas, je proposai au capitaine de venir, comme la veille, faire un tour par la ville.

— Nous rencontrerons bien, lui dis-je, deux ou trois de vos rabatteurs aux abords des boutiques de tchandos.

— Que prétendez-vous ?…

— Leur donner une leçon dont ils se souviendront.

— Bast ! répondit mon brave compagnon, que sa belle chasse avait complétement radouci, je leur fais cadeau de la roupie qu’ils m’ont escroquée.

— Je n’ai pas l’intention de la leur faire rendre, il y a beau temps, du reste, qu’elle est bue, mais il ne faut jamais permettre aux indigènes de se moquer de vous, sous peine des plus sérieux inconvénients. Encore une aventure comme celle-là, sans que nous infligions aux coupables un châtiment exemplaire, et à vingt lieues à la ronde de Bedjapour, on saura qu’il y a des belattis qui ne savent pas se faire respecter, et nous serons exposés à chaque instant à être pillés par les maraudeurs. Dès que le blanc perd son prestige dans l’Inde, c’est fini de lui, et ce qu’il a de mieux à faire, c’est de quitter le pays. Ses domestiques le voleront et le planteront au milieu de la forêt ou de la jungle ; à toutes ses demandes on répondra par des railleries, nul chez ce peuple, qui ne respecte que la force, ne le prendra plus au sérieux… Ainsi donc, mon cher ami, malgré votre pardon, il faut qu’une correction méritée soit infligée à un ou deux de nos rabatteurs, tant pis pour ceux qui nous tomberont sous la main.

Nous partîmes bien armés, en cas d’aventure, suivis par Tchi-Naga et Ponousamy ; nous descendîmes lentement la rue des Imans, dans laquelle presque tous les marchands de liqueurs fermentées s’étaient installés, nous dissimulant le plus possible au milieu des ruines et des endroits peu éclairés ; le moullah nous accompagnait pour qu’il n’y eût pas d’erreur commise.

À la première boutique, nous aperçûmes un indigène qui, à notre vue, se rejeta brusquement dans l’ombre ; sur un signe, nos deux domestiques l’empoignèrent, il fut traîné sous une lampe et reconnu pour un des dix farceurs du matin ; maintenu en respect par ses deux gardiens, je l’obligeai à s’incliner, et lui administrai une vingtaine de coups de canne sur la partie la plus charnue de son individu. Je dois dire, pour être véridique, que ces coups n’auraient même pas fait pleurer un enfant, je ne les administrais que pour la parade, mais l’effet était suffisant, le bâton étant un objet impur chez les Indous ; toute sa vie ce rhodias allait garder une tache indélébile et porter le sobriquet de Belatti-djita, — battu par un étranger. — Le bruit que fit cette petite exécution et les éclats de rire des Indous qui se moquaient du pauvre diable donnèrent sans doute l’éveil aux autres, car ce fut le seul sur lequel nous pûmes mettre la main ce soir-là.

Nous regagnions tranquillement Taj-Boulé par une petite ruelle, au bout de laquelle nous apercevions le vieux monument se profiler dans l’ombre, lorsque le moullah nous dit à voix basse, et de ce ton mystérieux propre à ce genre d’offres :

— Voilà deux jours que les saëbs sont ici, et ils ne sont pas encore allés voir les belles filles ?

Je m’attendais à la question, car dans l’Inde on vous demande cela exactement comme on vous dit ailleurs : Avez-vous déjeuné ? et ce serait un véritable déshonneur pour un hôte s’il n’offrait à celui qu’il reçoit sous son toit, la table, le couvert et la femme ; dans certaines castes le voyageur peut choisir parmi toutes les femmes de la maison, sans en excepter celle du maître, et ce choix est considéré comme un honneur par celle qui en est l’objet ; d’autres castes encore, comme celle des Tchaléas ou écorceurs de cannelle, font déflorer les jeunes filles à l’époque de leur nubilité, par les étrangers, et ce sacrifice à Nari, l’immortelle déesse de la fécondation universelle, est considéré comme tellement méritoire, qu’une jeune fille ne trouve à se marier que quand elle l’a accompli.

Quoique le moullah ne fût point notre hôte, mais simplement notre guide, il devait être fort étonné que, suivant l’habitude de la plupart des voyageurs, nous ne lui eussions point encore demandé de nous présenter à quelques beautés de son pays. Il avait donc cru qu’il était de son devoir de nous rappeler qu’il était à notre disposition.

Nous avions passé une partie de la nuit précédente à admirer le magique spectacle des ruines de Bedjapour, à demi éclairées par les lampes des marabouts, notre entretien sur les usages funéraires avait duré presque jusqu’à l’aube, la journée passée au milieu des ruines avait été assez fatigante, et j’étais fort peu enchanté de passer une seconde nuit sans sommeil ; mais, avant que j’aie eu le temps d’articuler une parole, le capitaine avait déjà répondu à Chek-Moulik, que nous ne pourrions mieux employer notre soirée qu’à recevoir la visite de quelques-unes des beautés de Bedjapour.

Je n’avais plus qu’à me taire, ne voulant pas avoir d’affaire avec mon ami.

— Les nautchnys sont musulmanes, elles ne sortent pas et les saëbs seront obligés d’aller les voir chez elles, répondit le moullah.

L’expression de nautchny a, dans le centre et dans le nord de l’Inde, le même sens que celui de devadassy dans le sud et à Ceylan, les deux mots signifient bayadère, danseuse, prêtresse de l’amour.

— Que vous semble de cela ? me dit le capitaine, qui voulait avoir l’air de me consulter.

— Nous n’avons qu’à suivre le moullah, répondis-je en souriant.

Les dernières paroles de notre guide avaient totalement changé le cours de mes idées.

J’avais vu des bayadères et des nautchnys dans la plupart des provinces de l’Inde, mais je n’avais pas encore pu être admis chez celles de race musulmane, qui d’ordinaire ne reçoivent que leurs compatriotes ; les paroles de Chek-Moulik avaient donc piqué au plus haut degré ma curiosité.

Nous pénétrâmes à sa suite dans un dédale de petites ruelles, risquant à chaque instant de nous choquer contre les blocs de marbre ou de granit qui, de tous côtés, encombraient le chemin ; nous contournâmes une bonne partie de Bedjapour par l’ouest, et l’impatience commençait à nous gagner, lorsque notre guide nous dit à voix basse :

— Va, saëb (c’est ici, seigneur).

Nous nous trouvions en face d’une petite poterne, percée dans un long mur blanc, suivant la coutume musulmane, les autres ouvertures devant toutes donner sur des cours intérieures ou sur des jardins.

Chek-Moulik gratta doucement à la porte, qui s’ouvrit à l’instant même.

— On nous attendait, fis-je à l’oreille de mon ami, étonné que j’étais de cette promptitude qui n’avait rien d’oriental, et de fait nous vîmes bien, par la suite, que la réception avait été préparée, et que le moullah avait dû prévenir de notre visite.

— Salam, saëbs, nous dit dans l’obscurité une petite voix douce et chaudement timbrée ; par l’ouverture nous arrivaient à flots, de l’intérieur, de tièdes émanations de sandal, de vétyver, d’encens et de musc, qui me firent hésiter un instant. Je savais que les bayadères musulmanes avaient recours à tous les moyens d’excitation et abusaient du hatschich et, pour en avoir déjà pris une fois, j’étais, par le souvenir, presque effrayé de ce qui allait arriver.

Le lecteur me permettra de l’éclairer en deux mots ; sur ce point je défie toute contradiction de quiconque a véritablement habité l’Orient.

Le hatschich produit les effets les plus imprévus, et nul ne peut les régler : il plonge les uns dans des jouissances telles que les rêves les plus insensés ne peuvent en donner une idée, et aux autres il donne de terribles sensations d’effroi, et les place en face des plus effrayants mirages.

J’ai connu un amateur de hatschich qui, tous les soirs, assistait à sa mort par décollation, il voyait rouler sa tête, poussait des cris affreux et, malgré cela, recommençait tous les soirs.

Il n’y a pas de différence entre un homme pris fortement de hatschich et un fou ; le hatschich, c’est la folie pendant quelques heures, et ce qu’il y a de plus terrible, une espèce de folie demi-lucide qui vous fait dire à chaque instant à vous-même : Est-ce que je parviendrai jamais à recouvrer ma raison ?

La première fois que j’en pris, je fus pendant toute une soirée sous le coup de la sensation suivante : il me semblait que le plancher se dérobait sous moi, je tombais alors pendant plusieurs minutes dans des gouffres insondables ; la respiration me manquait, je poussais des cris inarticulés ; tout à coup j’éprouvai un choc terrible, comme si j’avais touché le sol ; je regardai autour de moi, je n’avais pas quitté l’appartement où je me trouvais, seulement j’étais étendu sur le plancher ; dès que je m’étais relevé, la même sensation recommençait avec toutes ses péripéties jusqu’au choc final.

À un moment donné, une lueur de raison m’inspira l’idée de rester couché par terre puisque la sensation finissait dans cette position ; cela me fut impossible ; je souffrais, et j’avais soif de ces sensations étranges, et chaque fois je me relevais de nouveau pour retomber et rouler dans l’espace, avec toutes les sensations de l’homme qui tomberait d’un ballon, d’une hauteur incommensurable.

Les Indous rendent par un dicton populaire cette situation étrange, qui fait que vous ne pouvez vous soustraire aux impressions qui vous oppressent :

Ils disent :

Les plantes, les animaux, sont les esclaves de l’homme, l’homme est l’esclave du hatschich.

On comprend l’hésitation dont je fus saisi au moment de franchir le seuil de la demeure des nautchnys.

Je dis rapidement à mon compagnon :

— Capitaine, le hatschich, c’est une nuit de délire et de folie.

— Bah ! me répondit-il, nous sommes au pied de la citadelle, il n’y a plus à reculer, et il entra.

Je le suivis, et la porte se referma doucement derrière nous.

— Je vous attends ici, saëbs, nous dit le moullah.

— Çinata (venez) ! fit la petite voix qui nous avait souhaité la bienvenue.

À tout hasard j’étendis la main, et le contact imprévu d’une épaule fraîche et charnue, que je sentis, à peine recouverte d’une gaze légère, me fit frissonner.

Une main saisit la mienne, et nous traversâmes un assez long corridor, au bout duquel une épaisse tenture laissait filtrer quelques rayons de lumière. Ce rideau s’écarta subitement pour nous donner passage.

Nous étions l’un et l’autre aux bras de deux ravissantes conductrices… Je ne sais si je puis décrire leur costume… Bah ! nous sommes en Orient, la femme n’y a d’autre occupation que de se faire aimer, et d’embellir l’amour qu’elle nous donne, et ce que l’on aime en elle, ce sont ces formes pures qu’aucun carcan civilisé n’a jamais déformées… ces formes qui font revivre, et marcher devant nous, les statues antiques, qui nous font rêver des modèles de Praxitèle et de Phidias.

Il est certain que l’œil se forme par la vue constante du beau, et que les grands artistes de l’antiquité, au milieu de cette grande liberté de mœurs et d’allures de leur temps, se sont formés plus facilement qu’ils ne l’eussent fait à notre époque d’hypocrite pruderie ; aujourd’hui on ne va plus causer chez Phryné, Laïs ou Aspasie qui vous laissaient encore, comme à l’orateur antique, la force de fuir un repentir ; on se ruine pour des gueuses, avec la honte de s’être traîné dans la boue pour des femmes sans esprit, sans grâce et sans beauté.

Nos deux musulmanes n’avaient d’autres vêtements que quatre anneaux d’or massif aux poignets et aux chevilles et quelques mètres de gaze enroulés autour des hanches qui, par une extrémité, étaient négligemment rejetés sur l’épaule, sans rien voiler de leurs délicates et mystérieuses beautés.

Les deux jeunes filles nous firent asseoir à côté d’elles sur un large divan ; elles pouvaient avoir de quatorze à quinze ans, l’âge où sous ces chaudes latitudes la femme atteint la plénitude de son développement.

Nous étions dans une salle assez grande, complétement circulaire, qui avait dû nécessairement appartenir à quelque monument en ruines, et que les nautchnys avaient fait rattacher à leur maison. Cette salle était somptueuse, malgré la simplicité qui avait présidé à son ornementation.

Les murailles étaient complétement cachées par des tentures en soie du Bengalor et le sol recouvert par des tapis de Kanawer et de Cachmir ; tout le tour de la muraille régnait un divan très-bas, garni de broché de Daca et large d’environ deux mètres, ce qui permettait de s’y coucher dans tous les sens.

Sur deux trépieds d’argent, brûlaient des boules parfumées qui emplissaient la chambre d’odeurs âcres et enivrantes.

Les deux jeunes filles s’assirent à nos pieds, et la tête appuyée sur un bras dont le coude reposait négligemment sur nos genoux, elles se mirent à nous regarder curieusement, nous demandant qui nous étions, d’où nous venions et si les femmes de notre pays étaient plus belles qu’elles ; comme elles parlaient très-bien le tamoul, il fut facile de nous entendre, et je répondis aux demandes des charmantes créatures en épuisant, à leur égard, toute la poétique orientale.

Et, je dois le dire, je n’eus pas de peine à le faire. Ceux qui ont eu occasion de voir ces magnifiques juives au teint mat, à la figure de l’ovale le plus pur, aux grands yeux languissants et aux cheveux noirs, comme on en rencontre parfois au Maroc, en Algérie et dans les régences de Tunis et de Tanger, pourront seuls comprendre à quel rare type de beauté appartenaient nos deux nautchnys ; leur peau, quoique chaude et colorée, avait des tons de nacre et de lait, on eût pu modeler leurs membres et leur poitrine pour faire une Vénus adolescente, et leurs visages vifs et enjoués, malgré la sévérité de leur long profil de camée antique, avait conservé toutes les grâces de l’enfance.

Je ne sais combien d’heures nous causâmes ; le capitaine ignorait la langue douce et imagée dont nous nous servions ; mais comme marin c’était un homme d’action, et il faisait éclater son admiration par la plus expressive des pantomimes.

Peu à peu, en bavardant avec la charmante enfant dont la tête était coquettement appuyée sur mes genoux, je m’isolai à ce point que je ne songeai plus à mon compagnon, et tout en caressant l’opulente chevelure tressée avec des fleurs de la gentille Nourmahl, c’est le nom qu’elle s’était donné, j’écoutais avec ravissement tout le répertoire de chants d’amour qu’elle fit défiler devant moi.

Ces choses-là ne se traduisent pas de sang-froid, et, dans nos langues d’Europe, on les trouverait impudiques. Sous le ciel de l’Inde, dans cette atmosphère chargée de parfums, avec les inflexions mélodieuses du tamoul dans la bouche d’une aussi gracieuse interprète, c’était tout simplement le Cantique des cantiques de l’amour universel.

À un moment donné, la tête prise par les parfums excitants qui se dégageaient des trépieds enflammés, je me sentis saisi par une invincible somnolence. Ce n’était pas le sommeil, c’était comme une ivresse qui vous laisserait éveillé, mais en supprimant votre volonté ; je jetai des regards languissants autour de moi… le capitaine et sa nautchny avaient disparu… Quel terrible homme que ce capitaine Durand… et quelle belle fille que cette Nourmalh…

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Je ne sais combien de temps j’avais dormi, à demi asphyxié par les parfums mélangés de canabis indica (chanvre, base du hatschich) que l’on avait brûlés dans la salle, lorsque je m’éveillai doucement au bruit du tam-tam et de la vounei, qui se répondaient en cadence entre les mains de deux vieilles musulmanes accroupies dans un coin ; le capitaine était assis à mes côtés, et les deux jeunes nautchnys, dans la même position qu’au début, souriaient malicieusement en nous regardant.

Au fond de la salle une dizaine de nautchnys, enveloppées de la tête aux pieds dans d’épais flots de gaze et le visage voilé, se tenaient immobiles comme des cariatides.

Sur un signe de Nourmahl, une d’elles se détacha, et prenant un petit plateau qui se trouvait à ses pieds, vint nous le présenter ; il contenait quatre coupes en porcelaine historiées, deux fois grandes comme un dé à coudre, munies d’une petite spatule d’ivoire et pleine d’une composition transparente et légèrement rosée.

Les deux jeunes filles en prirent chacune une et nous les imitâmes.

Je goûtai, c’était de la confiture de rose au hatschich.

J’eus de nouveau un instant d’hésitation ; mais en voyant Nourmahl et sa compagne manger sans sourciller le contenu de leur coupe, je m’exécutai bravement. Inutile de dire que mon compagnon avait vidé la sienne sans attendre mon exemple.

Pendant ce temps, le tam-tam roulait en sourdine et sur la vounei, sorte de luth à trois cordes, une des deux musiciennes faisait entendre un ton mélancolique et doux. Les dix nautchnys voilées n’avaient ni quitté leur place ni fait un seul mouvement.

Au bout d’une demi-heure environ, pendant laquelle ces statues animées mais immobiles exercèrent sur nous une véritable fascination, commença à se dérouler le plus étrange de tous les spectacles que j’aie vus de ma vie.

Avec une rare habileté on avait laissé au hatschich le temps d’agir, et juste à l’instant où nous commencions à ressentir ses effets, nous vîmes la gaze qui entourait les nautchnys se dérouler peu à peu et découvrir graduellement le visage, les épaules, la poitrine, les bras et le torse de dix jeunes filles dont la plus vieille n’eût certainement pas eu l’âge légal pour se marier en Europe.

Nourmahl ayant de nouveau frappé dans ses mains, toutes se prirent par le bras et s’avancèrent lentement dans notre direction ; à chaque pas qu’elles faisaient, la gaze qu’elles ne retenaient plus de la main continuait à descendre, et bientôt elles se trouvèrent exactement dans la situation des trois Grâces, attendant le jugement du berger Pâris.

À ce moment elles se mirent à danser lentement avec ces inflexions de la poitrine et des hanches, propres aux almées de l’Orient, dardant sur nous de longs regards pleins de provoquantes promesses ; les effets du hatschich arrivèrent bientôt à leur paroxysme, et je me sens incapable de décrire les sensations diverses qui vinrent nous assaillir. Ce n’étaient plus dix femmes que nous avions devant nous, l’illusion, le mirage du hatschich, en moins de rien, eut quadruplé, quintuplé, décuplé leur nombre, du moins je parle pour moi, car, sous l’influence de l’enivrement par le canabis indica, il n’y a pas deux personnes qui éprouvent les mêmes sensations, et je vis bientôt devant moi comme un océan de fleurs, — le tapis sans doute aidait à l’illusion, — dont les flots légèrement agités roulaient des têtes charmantes, des seins éblouissants et des bras entrelacés qui ressemblaient à des serpents plus blancs que la neige, et ces flots m’attiraient à un point que peu à peu, et comme malgré moi, j’y plongeai ardemment ; alors les flots, prenant la forme de bouches ravissantes, vinrent me donner une cascade de baisers chauds et parfumés et il me sembla que je buvais ces baisers à même avec les fleurs qui formaient l’eau de l’océan et que l’océan allait tarir. Tout à coup Je me dis : Plus de baisers, plus de fleurs, mais l’humanité va finir, et c’est moi qui en aurai tari la source… Saisi d’effroi, je me mis à nager au milieu de toutes ces formes enchanteresses qui semblaient me disputer le passage. Enfin, j’atteignis mon divan sur lequel je me hissai… peine perdue, l’attraction recommença plus âpre, plus puissante encore, et de nouveau je plongeai au milieu de cet océan enchanté, plein de fleurs, de parfums et d’ardentes sirènes...................

Et cela dura toute la nuit et une partie de la matinée du lendemain : cela dura jusqu’à l’heure où le hatschich voulut bien nous rendre la liberté…

J’ai essayé de dépeindre exactement mes sensations, et le lecteur peut voir que je n’ai pas exagéré en disant que le hatschich procurait une folie exaltée qui durait pendant tout le temps qu’on restait sous son influence.

Une chose bien singulière, c’est que j’ai repris du hatschich une fois encore quelques années plus tard, et ma sensation n’a pas varié, la nature de mon tempérament m’a toujours offert un résultat identique.

La première fois, je tombais dans le vide.

La seconde fois, je plongeais au milieu d’un océan de fleurs et de beautés enlacées.

La troisième fois, les bayadères qui m’entouraient me paraissaient changées en papillons, sous la forme humaine cependant, et elles passaient leur temps à m’enlever et à me laisser retomber entre les bras les unes des autres.

Mais, je dois le dire, jamais le hatschich n’a eu pour moi de roses sans épines dans les instants des plus grands ravissements ; j’ai toujours éprouvé une souffrance étrange, qui me paraissait venir d’un effroi inconscient que je ne pouvais dominer…

Lorsque nous eûmes repris à peu près possession de nous-mêmes, les charmantes nautchnys nous conduisirent au bain, et nous offrirent, avant de prendre congé de nous, un magnifique déjeuner, où tous les genres de cary vinrent lutter avec art pour aiguiser notre appétit.

Nous avions pour une demi-heure de marche avant de regagner Taj-Boulé, aussi fîmes-nous donner l’ordre à Mahadèva de venir nous chercher… En arrivant, nous nous jetâmes dans nos hamacs, où nous dormîmes jusqu’au lendemain sans désemparer.

Étonnez-vous donc (car il y a des nautchnys pour toutes les positions sociales) qu’un peuple, qui se donne périodiquement de telles jouissances, de telles secousses au cerveau, soit un membre mort dans l’humanité, et ne soit plus bon qu’à allier la superstition à la débauche…

J’avais projeté de rester à Bedjapour trois semaines, un mois peut-être ; mais au bout de huit jours, voyant que mon compagnon ne bougeait plus de chez les nautchnys, ce qui sous ces latitudes tropicales pouvait le conduire facilement à de dangereuses excitations cérébrales, je fis tout préparer pour le départ, et un beau matin, malgré ses protestations, nous le hissâmes à moitié endormi dans le haoudah de Mahadèva, et nous nous mîmes en marche dans la direction de l’ouest, sur la grande route dallée, œuvre magistrale des brahmes, de Bedjapour à Bombay, par Pounah. Douze jours après, sans autre incident, sur ce chemin magnifique, que ceux de la vie ordinaire du voyageur, nous arrivions sur la côte maharatte ou nord-malabare, en face de la petite île d’Éléphanta, ainsi nommée à cause d’un gigantesque éléphant de granit que l’on voit encore à demi enfoui sous terre. Les Indous lui donnent le nom de Gare-poor, ou lieu des caveaux.

Notre intention, après une petite station à Éléphanta et à Bombay, était de continuer notre voyage sur Karly et Ellora, d’où nous devions redescendre vers Golconde et Mazulipatam, terme de notre long voyage.

Nous n’étions pas arrivés sur la côte depuis une heure, qu’une embarcation indigène nous conduisait à Gar-poor, où nous allions admirer les vieux temples taillés dans des montagnes de granit, et cette magnifique figure de la Trinité brahmanique, contemporaine des âges héroïque de l’Inde.


FIN.