Voyage d’exploration en Indo-Chine/Départ de Bassac

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VUE DU FLEUVE EN AVAL DE PHOU FADANG.


IX

DÉPART DE BASSAC. — LA VALLÉE DU FLEUVE JUSQU’À PAK MOUN ET LA VALLÉE DU SE MOUN JUSQU’À OUBÔN. — VOYAGE DE M. GARNIER À PNOM PENH. — LE SPEAN TEUP. — RICHESSES ET DÉBOUCHÉ NATUREL DU BASSIN DU GRAND LAC. — RETOUR DANS LE LAOS.


Le 25 décembre, nos barques étant enfin prêtes, nous partîmes de Bassac où nous laissions l’interprète Alexis ; il devait le lendemain même partir pour Pnom Penh par la route d’Angcor, pour essayer de faire diriger notre courrier sur ce dernier point. Une fois arrivé à Oubôn, je devais aller moi-même à Angcor prendre ce courrier si désiré, et ramener par la même occasion la partie de notre escorte devenue inutile ou compromettante.

Nous laissions d’excellents souvenirs dans la contrée où nous venions de faire un séjour de trois mois et demi. À notre visite d’adieu, le roi sut nous exprimer simplement et sincèrement les sympathies que nous avions inspirées. Aux deux médecins de l’expédition était due la meilleure part des remercîments qu’il nous adressa : ils avaient prodigué leurs soins à tous les malades et ils étaient parvenus à soulager bien des souffrances. Les bonzes, dont ils usurpaient le rôle, avaient dû s’avouer vaincus par la science européenne. La gratuité des secours accordés, la bonté témoignée en toute circonstance aux enfants et aux vieillards, avaient touché tout le monde ; aussi, à notre départ, auquel le roi lui-même voulut assister, toute la population accourut sur la rive, témoignant ses regrets et nous adressant ses vœux, et elle suivit longtemps du regard les barques qui emportaient les étrangers vers de plus lointains rivages.

Le temps s’était singulièrement rafraîchi depuis quelques semaines, et tandis que les Laotiens grelottaient le matin sous les couvertures de laine dont ils se couvraient les épaules, nous nous sentions tout ragaillardis par une température française de 10 à 12 degrés. Le 26 décembre, nous franchîmes l’étranglement du fleuve formé par Phou Molong ; nous consacrâmes la journée du lendemain à l’ascension de Phou Salao[1]. Au pied de cette petite montagne, du côté du nord, s’étend la plaine de Muong Cao ou de « l’Ancien Muong, » lieu où ont résidé tout d’abord les rois de Bassac. Quelques constructions en brique, à demi ruinées, témoignent de leur passage.

Au delà, quelques îles réapparaissent dans le fleuve ; l’une d’elles, Don Co, est reliée à la rive droite du fleuve par un banc de roches qui était à fleur d’eau au moment de notre passage ; la direction de ce barrage est le N. 35 E., et le chenal doit être cherché sur la rive gauche. De nouvelles montagnes surgissent à l’horizon. Le 29 décembre, nous nous trouvions au pied de contre-forts chevauchant les uns sur les autres sur la rive gauche. Sur l’autre rive, une montagne isolée, Phou Fadang, contient les eaux du fleuve qui, pour la première fois, quitte complètement la direction du nord pour se diriger à l’ouest ; il s’effile, comme sous les rouleaux d’un laminoir, entre deux murailles de roches à peine distantes de 200 mètres. Sa profondeur est énorme en ce point, et je ne trouvai pas fond à 70 mètres. Au sortir de cet étroit passage, on se trouve devant l’embouchure du Se Moun, qui vient du sud-ouest, alors que le grand fleuve se redresse lentement vers le nord. Le village de Pak Moun ou « embouchure du Moun, » est bâti au confluent[2].


EMBOUCHURE DU SE MOUN.

De nombreux rapides s’échelonnent depuis le confluent du Se Moun jusqu’aux deux tiers environ de la distance d’Oubôn, et nos bateliers durent se livrer à une rude gymnastique pour faire franchir à nos pirogues tous ces obstacles successifs. Le premier et l’un des plus considérables est à deux kilomètres à peine de l’embouchure. Tout auprès, sur la rive gauche, est la borne qui sert de limite aux royaumes d’Oubôn et de Bassac. Le dernier jour de l’année 1866 fut employé à franchir ce rapide. Il fallut décharger entièrement nos barques et les faire passer à force de bras par-dessus les rochers. Tout le monde s’y employa avec entrain, et les Laotiens ne laissaient pas que d’être assez étonnés du concours actif et entendu qu’ils recevaient de l’escorte et des officiers mêmes de la Commission française. Nous fîmes un peu moins d’un kilomètre dans toute l’après-midi


PASSAGE DU PREMIER RAPIDE DU SE MOUN.

du 31 décembre, et nous passâmes d’une année à l’autre, au milieu des plus grandes fatigues.

Les bords de la rivière étaient déserts et couverts de taillis. On y découvrait à chaque pas des traces nombreuses de cerfs, de tigres, de buffles, d’éléphants, de sangliers. M. Joubert s’engagea dans la forêt et nous en rapporta presque aussitôt un lièvre : ce fut le plat de luxe de notre jour de l’an. Un magnifique bloc de grès se dressait sur la rive ; le sergent Charbonnier y grava au ciseau la date européenne. Nous prîmes ainsi possession scientifique de ces parages que nul pied d’Européen n’avait foulés avant nous, laissant aux antiquaires de l’avenir le soin de deviner par qui et comment avait été gravée cette inscription. Le 3 janvier, nous arrivâmes à Pimoun, village récemment formé sur les bords de la rivière ; il y avait là un dernier rapide, infranchissable pour nos barques à cette époque de l’année. Il fallut attendre que d’autres barques nous fussent envoyées d’Oubôn. Quelques collines, dernières ondulations du massif de Bassac, venaient mourir sur la rive droite. Au delà, vers l’ouest, s’étendait une plaine sans limites. Nous nous trouvions sur l’immense plateau qu’arrosent le Se Moun et ses nombreux affluents, et qui s’étend au nord jusqu’à Vien Chan, à l’ouest jusqu’à Korat, à l’est jusqu’au pied de la grande chaîne de Cochinchine. Les rapides, que nous avions successivement franchis depuis l’embouchure de la rivière, sont comme des escaliers qui rattachent ce plateau à la vallée inférieure du Mékong. Au nord, à l’est et à l’ouest, il est dominé par des montagnes ; au sud, du côté d’Angcor et du Grand-Lac, je devais bientôt apprendre comment il se relie aux plaines du Cambodge.

À partir de Pimoun, la rivière redevient libre ; un courant très-faible, des berges droites, une largeur uniforme, qui varie entre 3 et 400 mètres, lui donnent en certains endroits l’aspect d’un immense canal creusé de main d’homme. Le 5 janvier, nous passâmes devant l’embouchure du Se Dom, affluent important qui paraît provenir du versant ouest des montagnes de Bassac ; de nombreux étangs, appelés Boung en laotien, découpent dans cette région les bords de la rivière. Le 7 janvier, l’expédition arriva à Oubôn. Le gouverneur de cette province, récemment nommé, portait, comme celui de Bassac, le titre de roi. Il appartenait à la famille royale de Vien Chan et avait été amené, fort jeune encore, à Bankok, où il avait rempli divers emplois dans les grades inférieurs du mandarinat. Homme intrigant et habile, il devait sa position actuelle à sa souplesse d’esprit et à de riches présents. Il nous apprit que le roi de Bassac était appelé à Bankok pour répondre à une accusation de concussion. Nous découvrîmes bientôt qu’il cherchait à le faire remplacer par un de ses parents. L’accueil qu’il nous fit se ressentit du séjour qu’il avait fait dans la capitale siamoise ; nous avions affaire à un homme frotté de civilisation, qui connaissait l’influence et le pouvoir des Européens. Malgré la modestie de nos allures, il savait d’autant mieux à qui il avait affaire, qu’il avait été à Bankok le traducteur laotien de nos passe-ports siamois. Aussi ses attentions et ses empressements n’eurent-ils point de limites.

Oubôn était le centre le plus vivant que nous eussions encore rencontré. Quelques rues, tracées en amphithéâtre sur la rive gauche du Se Moun, une ou deux pagodes, construites en briques dans le style chinois, de nombreuses boutiques, lui donnent un aspect important. C’est plus qu’un village, ce n’est pas encore une ville. Toutes les productions de la vallée moyenne du fleuve, à destination de Bankok, viennent s’y entreposer.

Je n’eus pas le temps de faire ample connaissance avec les environs. Dès notre arrivée, le commandant de Lagrée s’était hâté de prendre les renseignements et les dispositions nécessaires pour mon voyage à Angcor ; il espérait que, grâce à l’avance qu’Alexis avait sur moi, je trouverais arrivé en ce point le courrier de l’expédition. J’obtins de M. de Lagrée l’autorisation de poursuivre ma route jusqu’à Pnom Penh, si ses prévisions à cet égard ne se réalisaient pas. Pour faciliter ma mission, le chef de l’expédition me chargea d’une lettre particulière pour le gouverneur d’Angcor sur l’esprit duquel il avait acquis, par un long séjour sur les lieux et par sa situation prépondérante au Cambodge, une influence considérable. Il me recommanda la hâte la plus grande pour ne pas ajouter de nouveaux retards à tous ceux que nous avions déjà dû subir. Pendant mon absence, il comptait aller par terre à Kemarat, chef-lieu de province situé sur le Cambodge en amont de Pak Moun, pendant que M. Delaporte redescendrait seul le Se Moun, et reprendrait, à partir de son embouchure jusqu’à Kemarat, la reconnaissance interrompue du Mékong. De Kemarat, l’expédition remonterait ensuite lentement le cours du fleuve, pour que je pusse la rejoindre en faisant toute la célérité possible.

Le 10 janvier, je dis adieu à mes compagnons de voyage que je quittais pour un temps difficile à prévoir, mais probablement assez long. J’emmenai avec moi le sergent Charbonnier, le soldat d’infanterie de marine Rande et le matelot Renaud, que je devais diriger sur Pnom Penh. Un Annamite, nommé Tei, me servait d’ordonnance. Je remontai le Se Moun pendant trois jours. Au-dessus d’Oubôn, il promène son cours sinueux au milieu de plaines où de nombreux troupeaux trouveraient d’excellents pâturages. Çà et là, de beaux bouquets d’arbres s’élèvent au-dessus des hautes herbes ; un rideau continu de ban-langs et d’euphorbiacées dessine les contours de la rivière et de ses affluents. Partout des plages de sable d’un éclat infini, mais, peu ou point d’animation : les villages ont abandonné la berge pour se retirer dans l’intérieur de la plaine. La voie fluviale n’est plus ici, comme sur les bords du Mékong, le moyen le plus commode de communication et de transport. Les routes par terre sont aussi faciles et plus directes ; le feu fait partout à l’homme une large place à travers la plaine. Ce mode primitif de défrichement n’a pas peu contribué à transformer les forêts épaisses, qui jadis recouvraient le sol, en prairies herbeuses, et le pied se heurte encore çà et là aux troncs noircis des arbres consumés.

Jusqu’à l’embouchure du Sam Ian, affluent de la rive droite, et point où je devais quitter la rivière, je ne rencontrai que quelques pêcheries.

Le 14 janvier, j’arrivai à Si Saket, chef-lieu d’une province laotienne, situé à peu de distance du confluent du Sam Ian et du Se Moun. Je congédiai les gens d’Oubôn qui m’avaient conduit jusque-là, et je demandai aux autorités du lieu quatre chars à bœufs pour continuer ma route par terre dans la direction d’Angcor. Ces chars sont des voitures fort légères, traînées par la race particulière de bœufs que l’on appelle à Saigon bœufs coureurs. Il me fallut les attendre pendant un jour entier. Quelques colporteurs chinois et pégouans campaient en plein air, au milieu de leurs voitures de voyage, semblables à ces charlatans qui encombraient autrefois les places des petites villes de France. Les Pégouans vinrent à moi et me montrèrent une sorte de certificat émané du consulat anglais de Bankok. Ils avaient parcouru la plus grande partie du Laos, et j’obtins d’eux des données politiques et géographiques qui, un an plus tard, m’étaient encore utiles. Ils m’offrirent quelques présents que je refusai, et me demandèrent une lettre de recommandation pour le consul de France à Bankok. Je fus étonné de l’influence énorme que ces mots « consul farang[3], » qui n’impliquent du reste aucune nationalité distincte, ont dans cette région, où n’ont pas encore pénétré les Européens. Le moindre bout de papier, écrit en caractères romains, est un excellent passe-port et un fragment de lettre, informe et déchiré, est aussi bon pour cet usage qu’un diplôme paraphé et scellé. C’est à l’aide d’une pièce de cette nature que des marchands birmans, se disant sujets anglais, prétendirent à l’impunité pour certains désordres commis à Oubôn pendant le séjour de l’expédition. Le roi, fort embarrassé de les voir se réclamer des autorités de Rangoun, et n’osant agir contre eux, réclama le concours du commandant de Lagrée pour réprimer leur insolence. Celui-ci déclina sa compétence et en prit occasion pour déclarer au gouverneur laotien que, si le gouvernement français réclamait aide et protection pour ses sujets quand ils se conformaient aux lois et aux coutumes du pays, il était disposé à punir sévèrement ceux qui les enfreindraient[4]. La confusion qui existe entre les différentes nations européennes est si grande au Laos que le roi revint encore à la charge et remit à M. de Lagrée, au moment de son départ, une plainte écrite contre ces Birmans. Le chef de l’expédition ne put que s’en référer à ses premières déclarations.


CHAR À BŒUFS LAOTIEN.

À Si Saket, la population se mélange de Cambodgiens dont la langue est à peu près comprise de tout le monde. Quoique restant toujours dans un pays soumis à Siam, j’allais me retrouver de nouveau sur le territoire de l’ancien empire khmer. En partant de Si Saket, on traverse une immense plaine dénudée, où quelques arbustes rabougris se pressent autour des nombreuses mares disséminées dans tous les plis du terrain. C’est toujours auprès d’un de ces petits étangs que se groupent les maisons des villages ; les arbres fruitiers qui les entourent forment comme des îlots de verdure, au milieu de cette vaste étendue que le feu a stérilisée. Au bout de sept ou huit lieues, la forêt reparaît, le paysage devient moins monotone ; la route serpente en ruisseaux de sable rose sous les arceaux ombreux d’une végétation luxuriante, et n’étaient les horribles cahots que le trot saccadé des bœufs coureurs imprimait à mon char, mon voyage m’eût paru à ce moment une délicieuse promenade. Les sao[5] en fleur embaumaient l’air d’un parfum suave ; les flamboyants[6] étalaient au milieu de la verdure leurs immenses panaches rouges, auxquels les ca-chac[7] mêlaient leurs floraisons blanches et violettes. Çà et là quelques pins[8] se mélangeaient aux essences tropicales, et leur feuillage connu venait rappeler la patrie absente. Une éclaircie se faisait dans le feuillage : les rizières apparaissaient, et au delà, les cimes élancées de quelques palmiers annonçaient le prochain village.

Je m’étais presque exactement dirigé à l’ouest en remontant le Se Moun entre Oubôn et Si Saket ; de ce dernier point à Coucan, chef-lieu de la province suivante, je fis environ soixante kilomètres au sud. À Coucan, le cambodgien devenait la seule langue comprise des habitants. J’y fus l’objet de la plus indiscrète curiosité : le gouverneur, oubliant son rang et l’étiquette, accourut me voir avec une suite nombreuse, au moment même où, suffoqué par la chaleur et la poussière du chemin, je commençais mes ablutions. Je m’informai de l’interprète Alexis qui avait dû passer par ce point pour se rendre à Angcor. Il n’avait point paru ; peut-être avait-il pris une autre route. Le gouverneur m’affirma que le Cambodge était pacifié et que je ne rencontrerais aucun obstacle. J’étais arrivé le soir à une heure ; je repartis le lendemain matin, 18 janvier, pour Sankea, chef-lieu d’une petite province également cambodgienne, que l’on m’indiquait comme le point de bifurcation de la route dont un bras se dirige au sud vers Angcor, et l’autre à l’ouest vers Bankok. Je franchis successivement sur des ponts en bois, praticables pour les chars, le Samlan et le Rampouc affluents du Se Moun. Ces ponts, bien établis, ne laissent pas que de surprendre. Les travaux de ce genre sont rares au Laos. Ceux-ci attestaient, et les nécessités d’une circulation commerciale devenue plus active, et peut-être aussi les bonnes traditions que conservent, en fait de viabilité, les descendants de ces Khmers dont nous avions admiré les routes et les ponts de pierre. La rencontre des ruines d’une tour en briques de l’époque khmer, que je fis le soir en pleine forêt, me rappela que le sol que je foulais leur avait appartenu.

Sankea est dans l’ouest-sud-ouest de Coucan et à une dizaine de lieues. Le gouverneur, qui s’empressa de venir me rendre visite, me persuada que je devais continuer ma route par Sourèn qui était à l’ouest, au lieu de m’enfoncer directement au sud comme j’en avais l’intention. De ce côté il n’y avait point de route praticable, disait-il ; il me parla de montagnes, ce que je compris difficilement au milieu de pays aussi plats que celui où je me trouvais, et que celui vers lequel je me dirigeais. Ce gouverneur était un Kouy que je comblai de joie, en lui faisant cadeau d’une pièce de cotonnade à carreaux rouges et d’une boîte d’allumettes hygiéniques. Je lui dis que j’avais hâte de repartir : une heure ou deux après mon arrivée, de nouveaux chars étaient prêts et je me remettais en route. Je fus bientôt inquiet et désappointé en voyant que la route que nous suivions inclinait de plus en plus vers le nord. J’essayai d’obtenir de mes guides quelques explications ; ils me répondirent évasivement que le gouverneur de Sourèn pouvait seul me faire conduire à Angcor, et je soupçonnai dès lors mon sauvage Kouy de s’être déchargé sur un autre de la responsabilité de me faire rentrer au Cambodge. Il fallut me résigner à ce détour et à cette perte de temps. Par une sorte de compensation, j’appris que non loin de Sourèn se trouvaient des ruines khmers excessivement importantes. Je me promis de les visiter, si leur éloignement n’était pas trop considérable. Le soir de mon départ de Sankea, je franchis, sur un nouveau pont en bois, le Se Coptan, rivière assez considérable qui se jette dans le Se Moun.

Comme Coucan et Sankea, Sourèn est le chef-lieu d’une province cambodgienne, passée depuis la fin du dix-septième siècle (voy. p. 144) sous la domination siamoise. C’est un gros village, et sa position par rapport à Korat et à Bankok lui donne un certain mouvement commercial. Les ruines qu’on m’avait signalées se trouvaient dans le nord-ouest, à une petite journée de marche. Il aurait fallu consacrer deux jours au moins à cette excursion qui était à l’opposite de la route que je devais prendre. Les circonstances n’autorisaient point cette perte de temps, et j’abandonnai, non sans regret, mon projet de visite.

Le gouverneur de Sourèn était absent, et celui qui le remplaçait, tout ahuri d’une aventure aussi surprenante que l’arrivée d’un Français dans son village, ne sut trop quelle attitude il convenait de prendre à mon égard. Il voulut exiger que j’attendisse le retour de son chef ; je m’y refusai ; mais je dus, pour obtenir de nouveaux moyens de transport, le menacer à plusieurs reprises de la colère du « consul farang ». Les chars qu’il me procura, après une journée entière d’attente, avaient ordre de ne me conduire que jusqu’au prochain village, et, au lieu de faire directement route sur le chef-lieu de la province suivante, celle de Tchoncan, je dus subir un relai toutes les deux ou trois heures. Ce que j’usai de patience et de colère durant ce long trajet me restera toujours en mémoire ; toute ma furia francese venait se briser sans résultat contre l’apathique indolence des chefs de village qui me proposaient toujours de remettre mon départ au lendemain : les bœufs étaient au pâturage, les chars en réparation, la chaleur était bien grande, disaient-ils. L’un d’eux parut prendre tant de plaisir à me voir qu’il me proposa d’attendre, pour repartir, la confection d’un char tout neuf, dont il avait ébauché le timon. Vous n’en aurez que pour quatre ou cinq jours, me répéta-t-il plusieurs fois. Aucun de ces braves gens ne paraissait comprendre que l’on pût être pressé.

Le 22 janvier au soir, la plaine s’accidenta un peu, la forêt s’épaissit. La nuit était tombée depuis longtemps, lorsque j’arrivai au village de Soukrom. Le chef de la localité parut considérer comme une grave affaire mon départ du lendemain ; de nouveau on me parla de montagnes, de précipices, d’impossibilité pour les chars d’arriver à la station suivante. Ne comprenant que très-imparfaitement la langue, et ne croyant pas à l’existence de difficultés sérieuses dans la direction que je suivais, je crus que l’on n’employait à mon égard qu’une de ces nombreuses ruses dilatoires à l’aide desquelles on avait coutume de tromper mon impatience. S’il y avait des difficultés, c’était une raison pour partir de meilleure heure le lendemain matin. — Mais le temps manquait d’ici là pour réunir des hommes. — Je me mis à rire : les trois ou quatre conducteurs de chars qui m’avaient suffi jusque-là me paraissaient faciles à trouver. — Mais il en faut bien davantage. — Je haussai les épaules et déclarai que je me contenterais de ce nombre. J’étais habitué à voir toujours les indigènes annoncer des difficultés et à ne rencontrer jamais les obstacles signalés. Je ne pris donc aucune objection au sérieux. Ma résolution paraissait si ferme, mon irritation de toutes ces fins de non-recevoir se trahissait si grande, que l’on se tut, et que le lendemain, au point du jour, comme je l’avais exigé, trois chars à buffles étaient prêts. Je me remis en route. Le sol de la forêt s’élevait graduellement et nous traversions successivement de petits ruisseaux qui paraissaient très-près de leur source ; au dernier de ces cours d’eau, mes conducteurs demandèrent à s’arrêter : il était encore de très-bonne heure, et il valait mieux cheminer pendant que la chaleur était supportable. Je promis un repos vers midi. Mais plus loin il n’y a pas d’eau, me dit-on. Cette ruse avait été employée si souvent pour me forcer à choisir une halte à la convenance de la paresse des indigènes, je me trouvais si bien du système de n’en faire qu’à ma tête, que, sans en écouter davantage, j’ordonnai de continuer de marcher. Je cheminais à pied et en avant ; Renaud conduisait lui-même l’un des chars, et les deux autres Français se mirent à faire comme lui. Les indigènes en profitèrent pour se laisser attarder peu à peu et disparaître. Leur absence ne laissa pas que de m’inquiéter un peu. Du côté du sud, la voûte de la forêt semblait devenir plus transparente. Tout d’un coup une éclatante lumière pénétra sous ses arceaux. Le sol nous manqua sous les pieds. La forêt prenait fin, et un immense horizon s’ouvrait devant nous. Ce fut pour moi comme une révélation : nous étions parvenus à l’arête du plateau que nous avions parcouru jusque-là. La plaine inférieure, qui s’étendait à 200 mètres environ au-dessous de nous, était au niveau du Grand Lac, et ces 200 mètres représentaient — et au delà — toute la différence de niveau entre Pnom Penh et Oubôn.

Les abords du plateau étaient presque à pic. La muraille de grès qui le soutenait présentait une série de rampes irrégulièrement tracées en zigzag, à pente très-inégale et très-roide, où l’on distinguait les traces du passage des hommes et des chars. J’étais en présence de la difficulté que l’on m’avait signalée, et je compris alors la nécessité d’un grand nombre de bras. Il fallait décharger nos chariots, les démonter et les transporter pièce à pièce au bas du plateau. Retourner en arrière ou attendre des secours nous eût fait perdre un temps précieux. Je donnai l’exemple et, tous les cinq, nous nous mîmes résolument à l’œuvre. Au-dessous de nous, à mi-hauteur environ, un rocher en saillie formait une plate-forme de 8 ou 10 mètres carrés de surface. Nous commençâmes par y conduire nos bêtes de somme qui, une fois dételées, faisaient mine de vouloir regagner leur village. Nos légers bagages les suivirent bientôt : le transport des chars fut beaucoup plus long et beaucoup plus fatigant.

Il était midi : le soleil dardait à pic sur nos têtes, aucune ombre ne nous protégeait ; les rochers, que nous gravissions et que nous descendions sans cesse, nous brûlaient les pieds et les mains ; une soif ardente nous dévorait tous. Autour de nous, tout était aride. Le dernier ruisseau franchi était à plusieurs lieues de distance, encore n’était-il point facile d’en retrouver la route, au milieu des nombreux sentiers qui se croisaient dans la forêt. Il nous fut bientôt impossible de continuer notre travail ; nos gorges saignaient, nos voix devenaient rauques. Je n’eusse jamais cru que la soif pût devenir une souffrance aussi vive. Les hommes se couchèrent découragés. Le plus profond silence régnait autour de nous. Seul, j’essayai de chercher encore : les bords du plateau se dentelaient sur notre droite en plusieurs gorges au fond desquelles croissaient quelques arbres ; il pouvait y avoir là, dans le roc, des cavités assez profondes pour conserver un peu d’eau provenant des pluies ou des suintements qui alimentent les ruisseaux de la plaine inférieure. Je trouvai en effet plusieurs lits de petits torrents ; ils étaient tous à sec. Je commençais à perdre tout espoir et j’avais comme un nuage devant les yeux. Tout à coup des buissons d’un aspect vigoureux et d’une verdure fraîche attirèrent au-dessous de moi mes regards ; je me laissai glisser le long d’un rocher poli par la chute des eaux de pluie de la saison dernière : à mes pieds était un bassin rempli d’une eau claire et chaude. J’eus comme un éblouissement de joie. Je me jetai à plat ventre et je me mis à boire : il y avait de quoi désaltérer largement tout le monde. Je retrouvai des poumons pour signaler ma découverte, et au bout de quelques minutes, hommes et bêtes furent réconfortés.

Dès que le plus fort de la chaleur du jour fut passé, nous reprîmes notre rude besogne. À dix heures du soir nous étions au bas du plateau, à l’entrée de la forêt inférieure : nos chars étaient remontés, nos buffles parqués auprès de nous. Mon Annamite Tei nous avait rendu les plus grands services en maniant ces farouches animaux que la vue d’un Européen mettait hors d’eux-mêmes. Quelques arbres abattus gisaient autour de nous ; nous mîmes le feu à l’un d’eux pour éclairer notre campement et nous protéger contre les bêtes féroces. Depuis la tombée de la nuit, les miaulements du tigre se faisaient entendre, et nos bêtes paraissaient inquiètes ; le feu les rassura et elles vinrent d’elles-mêmes se coucher à l’entour. Nous avions quelques provisions : du riz et des poules. Renaud les assaisonna en habile cuisinier. J’ai rarement fait un meilleur repas. J’étais enchanté d’avoir vaincu la difficulté et de me trouver à la tête de moyens de transport qui me conduiraient jusqu’au prochain Muong. M’approprier jusque-là les buffles et les chars me paraissait d’excellente guerre vis-à-vis du village dont les hommes m’avaient abandonné.


SPEAN TEUP.
(Échelle de 2 millimètres par mètre)

Ce mince résultat de tant de fatigues m’échappa bientôt : vers quatre heures du matin, nous fûmes réveillés par le bruit de voix nombreuses s’appelant au-dessus de nos têtes. Des torches éclairaient de haut en bas la pente, rapide au pied de laquelle nous nous trouvions. C’étaient les gens de Soukrom, conduits par le chef même du village, qui accouraient à notre secours. Ils furent abasourdis de voir que nous n’avions plus besoin d’eux et ils se confondirent en excuses. Je leur avais prouvé que leurs impossibilités de la veille n’en avaient pas été pour moi, et que cinq Français pouvaient faire le travail de trente Laotiens. Je me gardai bien de leur avouer que quelques heures auparavant je n’aurais eu garde de me montrer si fier, et qu’in petto j’implorais ardemment leur présence.

Dès que le jour fut venu, nous nous remîmes en route. La forêt fit bientôt place à une plaine sablonneuse entièrement dénudée. Le pays, désert aux abords de l’arête du plateau, se peupla de nouveau et nous dûmes recommencer à changer de véhicules et de conducteurs. Le 25 janvier, j’arrivai enfin à Tchoncan. Un peu en avant de ce point, se trouve une grande plaine entièrement nue, de forme elliptique et qui a toutes les apparences d’un lac desséché. Çà et là, quelques crevasses contiennent encore de l’eau. Cette plaine est bordée de tous côtés par une ceinture d’arbres et peut avoir quatre ou cinq lieues dans son plus grand diamètre. De nombreuses routes la sillonnent, mais elles doivent être impraticables pendant la saison des pluies.

Tchoncan était le dernier Muong que je dusse traverser avant d’arriver à Angcor. C’est là encore une province cambodgienne passée en même temps que Coucan, Sourèn et Soukéa sous la domination siamoise. Le gouverneur, qui était siamois de naissance, était absent ; mais son remplaçant fut aussi complaisant et aimable pour moi que la seconde autorité de Sourèn avait été ennuyeuse et tracassière.

Je recueillis, à Tchoncan, de nombreuses indications sur les ruines échelonnées sur ma route jusqu’au Grand Lac.

Non loin du village, est un magnifique pont khmer auprès duquel j’allai camper quelques heures. Les habitants le désignent sous le nom de Spean Teup. Il est jeté sur le Stung Sreng, rivière qui va se jeter dans le Grand Lac et dont je devais au retour retrouver la source. En ce point, elle est très-large et divisée, par des îles, en trois bras ; le pont se compose donc de trois tronçons ; le plus important, celui du milieu, a 148 mètres de long, 15 mètres de large, 10 mètres de hauteur au-dessus de l’eau et trente-quatre arches. Les rampes, qui sont en grès, sont supportées par des groupes de singes ; elles se terminent, comme à Angcor, par des serpents à neuf têtes ; le reste de la construction est en pierre de Bien-hoa. J’en ai levé un plan rapide que l’on trouvera ci-contre. Un pont analogue a été rencontré par le docteur Bastian, à quelque distance en aval sur la même rivière. À partir de ce point, les vestiges khmers se multiplièrent sur ma route ; je sentais que je me rapprochais d’Angcor, et je regrettai souvent la célérité qui m’était imposée. Le 27 janvier, je passai auprès d’un sanctuaire construit non loin des bords du Stung Plang, rivière qui se jette dans le Grand Lac. Cette construction en grès est d’une bonne époque. Le sanctuaire est en forme de croix, et sa façade principale est tournée vers l’est. Il est entouré d’une enceinte, dans l’angle sud-est de laquelle s’élève une tour. En avant de la porte principale, s’étend un grand bassin, ou Sra, à revêtement de grès.

À partir de Tchoncan, les villages devinrent plus nombreux et plus rapprochés ; les immenses espaces en friche, qui les séparent sur le plateau d’Oubôn, disparurent. Tout ce bassin nord-ouest du Grand Lac est admirablement cultivé ; la population est douce, les habitations respirent l’aisance. Cette partie du Cambodge, dont on ne soupçonne même pas l’existence, et que l’on croit habitée par des Siamois, m’a paru être plus fidèle aux anciens usages, et conserver plus intactes les traditions du passé qu’aucune autre partie du royaume. La situation intérieure de ces provinces, leur éloignement de toute frontière, de tout théâtre d’action, ont contribué sans doute à ce résultat, en leur évitant tout contact étranger. J’y ai remarqué certaines singularités de mœurs dont l’origine doit être recherchée avec soin et peut fournir des indications historiques précieuses sur les Khmers ; la manière d’ensevelir les morts paraît se rapprocher de ce que raconte, sur cette nation, l’écrivain chinois traduit par Rémusat. Dans beaucoup de villages, j’ai rencontré, à l’écart des maisons, des bières à peine closes, abritées d’un léger toit en paille et soutenues par quatre piquets ; quelquefois une simple natte enveloppait le corps, qui était ainsi à la merci des bêtes sauvages. M. de Lagrée a trouvé employé à Amnat, au nord d’Oubôn, le même procédé de sépulture.


TOMBEAUX À AMNAT.

La fertilité et la richesse de cette zone, qui est arrosée par de nombreux cours d’eau se déversant tous dans le Grand Lac, justifient le choix de la position d’Angcor pour la capitale d’un puissant empire. Aujourd’hui, malheureusement, la division du Grand Lac entre deux dominations, celle de Siam et celle du Cambodge, interdit à cette magnifique contrée sa route commerciale naturelle, et la laisse isolée, sans voie d’échanges avantageuse. Ses produits, au lieu de descendre, par le lac et le fleuve, jusqu’à Saïgon, prennent la route de terre, plus difficile et plus longue, qui mène à Bankok. Le manque absolu d’initiative d’une race en pleine décadence, l’intérêt qu’ont les mandarins à accroître les relations commerciales avec la ville du gouvernement de laquelle ils dépendent, les rapports soupçonneux qui ne peuvent manquer d’exister entre les gouverneurs cambodgiens du protectorat et les gouverneurs pour Siam des autres provinces cambodgiennes, sont les principaux obstacles au rétablissement du commerce du Grand Lac. Il n’est pas rare, par exemple, de voir des Cambodgiens de l’une ou l’autre frontière, retenus indûment chez leurs voisins : la communauté de race et de langue, les liaisons de parenté qui existent des deux côtés d’une frontière factice, fournissent mille prétextes à ces vexations, dont le but inavoué est d’augmenter les inscrits de la province, et par suite l’impôt.

On voit de quelle importance serait, pour les populations du bassin nord-ouest du Grand Lac, l’unification de pavillon et d’influence sur ses rives. La restitution au Cambodge des provinces de Battambang et d’Angcor représenterait, pour notre colonie de Cochinchine, l’accès à l’une des régions les plus riches de l’Indo-Chine.

À quatre heures du soir, le 29 janvier, au sortir d’un petit bois taillis qui s’étend à l’ouest du mont Bakheng, je débouchais dans la plaine où s’élève la citadelle de Siemréap. C’était le moment de la moisson. Rien de plus riant et de plus animé que le paysage qui s’offre alors au voyageur. Toute la campagne a revêtu une teinte dorée. De nombreux troupeaux de bœufs et de buffles, au milieu desquels folâtrent les nouveau-nés de la saison, diaprent les rizières de taches rouges et noires d’où s’échappe un sourd murmure de grelots. Colosse isolé qui domine toute la création vivante, l’éléphant secoue lentement avec sa trompe la gerbe de riz qu’il vient de glaner dans le champ récolté. Dans le chemin creux qui serpente sur la plaine, passe parfois, avec un bruit étourdissant de clochettes, une légère voiture à bœufs qui éclabousse tout le paysage d’un épais nuage de poussière. Les lourds et lents chars à buffles se croisent partout, rentrant au village le riz qui va être emmagasiné dans les huttes en bambou, lutées de terre glaise, d’où on le retirera au fur et à mesure des besoins. Sur les aires nombreuses disséminées dans les champs, des attelages de buffles piétinent les gerbes, et, après un long et monotone travail, séparent le grain de l’épi. Cadre ravissant de grâce et de fraîcheur, une longue ligne d’arbres à fruit encadre tout ce tableau et cache les toits de chaume éparpillés sous leur ombre. Il n’y a que la végétation des tropiques qui puisse offrir une pareille variété de nuances et de formes : les cimes mobiles des bambous se jouent le long des troncs élancés des palmiers ; parmi ceux-ci, le borassus[9] élève jusqu’aux nues sa roide collerette de feuillage et semble de sa colonne robuste soutenir tout cet édifice de verdure. Le cocotier échevèle ses longs et tremblants rameaux sur le large faîte du tamarinier ; l’aréquier svelte se fait jour à travers l’épais feuillage des manguiers, et sa forme aérienne contraste vivement avec le massif échafaudage du banian qui s’étale à côté. Autour des cases, le papayer balance son léger parasol et un rideau bas et continu de bananiers masque les troncs des pamplemoussiers, des orangers et des jacquiers. La sombre ligne des créneaux de la forteresse vient se dessiner sur ce fond riant. Que votre regard ne s’arrête point trop de ce côté : il pourrait y découvrir quelque tête humaine, desséchée au soleil et tristement balancée à l’extrémité d’un bambou. Le soir arrive ; le soleil s’abaisse derrière le rideau d’arbres qui cache la rivière et ses rayons décomposés mélangent la pourpre et l’émeraude ou se tamisent au travers du feuillage.


PALMIERS BORASSUS ET RÉCOLTE DU VIN DE PALMIER.

Les troupeaux rentrent dans les parcs et les beuglements sonores des taureaux se mêlent aux cris brefs et plaintifs des buffles. Le silence et le calme se font peu à peu ; l’on n’entend plus que la note monotone et douce que la brise du soir fait rendre aux cerfs-volants captifs qui planent dans les airs et auxquels les habitants qui les lancent chaque année dans cette saison, attachent de superstitieux présages. Quelques lumières s’allument dans les cases accumulées sur la rive droite de la rivière, à peu de distance de la citadelle, et dans l’intérieur de celle-ci, le bruit du gong et du tamtam, successivement répété par tous les corps de garde, va marquer à de réguliers intervalles les veilles de la nuit.

Alexis n’avait pas encore paru à Siemréap, quoiqu’il y eût plus d’un mois qu’il fût parti de Bassac pour cette destination. Le gouverneur d’Angcor me reçut à merveille et me donna, ainsi qu’à mon escorte, la plus confortable hospitalité. J’avais hâte d’apprendre de lui des nouvelles de la colonie et du Cambodge. Elles étaient bien différentes de ce qu’on m’avait annoncé à Coucan. La révolte de Pou Kombo avait pris des proportions de plus en plus grandes. Les provinces de Compong Soai et de Pursat s’étaient soulevées. Norodom avait été cerné à Pnom Penh, et il avait fallu que les troupes françaises livrassent un grand combat pour le dégager. Les entrées du lac, Compong Leng et Compong Tchanang, étaient gardées par les rebelles, et quand je parlai de continuer ma route jusqu’à Pnom Penh, le gouverneur d’Angcor se récria vivement. Mais je n’étais pas venu de si loin pour rebrousser chemin sans rapporter le courrier attendu. Je déclarai donc à mon hôte que ma résolution était inébranlable et que je tenterais de passer à tout prix. Je lui donnai même cette déclaration par écrit pour qu’on ne pût le rendre en rien responsable des conséquences de ma décision. Je le priai aussi d’expédier au commandant de Lagrée une lettre, qui informait le chef de l’expédition de l’état des choses et du parti auquel je m’arrêtais.

Ces précautions prises, je m’occupai de mes préparatifs de départ. Le gouverneur m’offrit pour la traversée du lac, une grande et forte barque qui lui appartenait. Il n’y avait pas à songer à recruter mes bateliers parmi les Cambodgiens : les sympathies des gens de la province étaient pour Pou Kombo et je pouvais trouver un traître parmi eux. Je préférai m’adresser aux Annamites qui résident à Siemréap et qui se livrent à la pêche sur le lac. Je trouvai parmi eux, grâce à la promesse d’une forte récompense, un équipage adroit, méprisant fort les Cambodgiens par habitude, et rendu courageux par la présence de Français bien armés. Je dus aller chercher la barque du mandarin de Siemréap à Compong Plouk, petit village situé près de l’embouchure d’une petite rivière, qui vient se jeter dans le Grand Lac, à l’est de la rivière d’Angcor. Nous passâmes la nuit à la gréer avec soin ; je me munis de haches, pour couper les estacades qui pourraient nous barrer le passage, de torches, de combustibles, en un mot de tous les ustensiles nécessaires, et, le 2 février, nous nous lançâmes sur le lac dont nous côtoyâmes la rive orientale. À la tombée de la nuit, nous passions devant Compong Kiam, dont la rivière sert de limite aux provinces d’Angcor et de Compong Soai. Nous entrions dans les eaux ennemies.

Le lendemain, comme nous nous étions engagés, pour laisser reposer nos Annamites, dans la forêt noyée qui couvre les bords du lac, on vint me prévenir que deux barques armées, venant du large, se dirigeaient de notre côté. Examinées à la longue-vue, elles me parurent être, en effet, des barques de guerre : plumes de paon et pavillon rouge à la poupe ; lances, fusils et hallebardes plantées à l’avant de la chambre. Je fis cacher tout mon monde et préparer les armes. On pouvait nous prendre pour une simple pirogue de pêche, montée par des Annamites seulement. À grande portée de voix, je fis héler par mon patron les nouveaux venus : leur contenance témoigna la surprise qu’ils éprouvaient de se voir devancés. « Nous sommes les rameurs du mandarin de Compong Thom qui chemine par terre avec une escorte de dix soldats. Nous portons ses bagages. Et vous, qui êtes-vous ? répondirent-ils. — Peu vous importe, dit l’Annamite, passez au large, il n’y a ici rien de bon pour vous. » L’assurance de mon patron leur donna à penser. Le reflet d’un sabre-baïonnette leur fut sans doute renvoyé par le soleil. Notre barque était grande et pouvait cacher bien des soldats. Leur chef n’était point avec eux ; à quoi bon se compromettre inutilement ? Les deux barques s’éloignèrent sans mot dire. Ce fut la seule alerte de la journée. Dans la nuit du 4 au 5 février, nous donnâmes dans les passes qui conduisent du lac au bras de Compong Luong et nous les franchîmes sans encombre. Au petit jour, nous passâmes devant le poste rebelle de Compong Prak. À notre vue le tamtam fut battu sur la rive et l’on nous héla : « Capitaine français qui se rend à Pnom Penh, » telle fut la fière réponse de mon patron. Un grand silence s’ensuivit sur la rive : quelques hommes coururent à droite et à gauche, cherchant du feu pour faire partir leurs espingoles. Quand ils y réussirent, le courant nous avait mis hors d’atteinte.

Le soir, à cinq heures, j’aperçus le pavillon français flottant sur Compong Luong. La canonnière 28 y était au mouillage ; j’appris de l’officier qui la commandait que M. Pottier était à Pnom Penh et je continuai immédiatement ma route sur ce dernier point. J’y arrivai à onze heures et demie du soir.

Il faut avoir subi un long isolement au milieu de contrées étrangères, et être resté plusieurs mois privé de toute communication avec des gens civilisés, pour bien comprendre la joie que j’éprouvai en me retrouvant tout à coup au milieu de Français et d’amis. Leur surprise n’était pas moins grande que ma joie. M. Pottier, après avoir fait une tentative infructueuse pour nous faire parvenir notre courrier, s’était résigné à attendre et il n’était pas sans inquiétude à notre sujet. Comme il arrive toujours en pareil cas, des bruits fâcheux avaient circulé dans le pays sur notre compte ; deux membres de la Commission avaient, disait-on, succombé aux fatigues et aux maladies de ce redoutable Laos. Je rassurai tout le monde.

Je me hâtai de faire le dépouillement du courrier destiné à l’expédition. Il contenait les passe-ports de Chine, si nécessaires pour continuer notre reconnaissance du fleuve au delà de Luang-Prabang ; mais les instruments qui nous manquaient encore étaient restés à Saïgon, où ils dormaient à l’observatoire depuis leur arrivée de France. Je ne trouvai à emporter, faute de mieux, qu’un baromètre holostérique. Une grande partie de nos lettres particulières étaient également restées au chef-lieu de la colonie. M. Pottier m’offrit une canonnière pour me rendre à Saïgon ; mais, si attrayante que fût cette offre, j’aurais manqué à mon devoir en l’acceptant. Tout retard pouvait être préjudiciable à l’expédition, et le commandant de Lagrée comptait les heures. Mon voyage s’était déjà prolongé au delà de tous ses calculs, et il avait dû continuer à s’avancer dans le nord. Chaque jour augmentait la distance qui nous séparait. Enfin, j’avais à retraverser le Grand Lac, seul avec un Annamite, et je ne voulais pas que le bruit de mon retour pût me précéder. Le 7 février, après avoir clos mon courrier pour l’amiral, j’allai avec M. Pottier rendre visite au roi Norodom, qui me remit une lettre pour M. de Lagrée. Le lendemain, à huit heures du matin, je repartis pour Angcor, emportant le meilleur souvenir du bienveillant et hospitalier accueil de M. Pottier. Celui-ci ne laissait pas que d’être un peu inquiet, en me voyant repartir dans de telles conditions, et il me recommanda, si je rencontrais sur ma route la canonnière 28, de m’en faire escorter jusqu’aux entrées du lac. Ce secours me fut inutile. Je réussis à passer sans encombre, et, le 13 février, j’étais de retour à Siemréap. Alexis n’y était pas encore arrivé. Le courrier de l’expédition qu’il portait me sembla fort compromis. Le gouverneur d’Angcor était parti depuis deux jours pour Bankok où il était appelé pour les funérailles du second roi de Siam. Je priai son frère, qui le remplaçait, d’expédier sur Pnom Penh notre interprète, dès que celui-ci ferait son apparition, et je me préparai à reprendre le chemin du Laos. Il fallait allonger mes étapes pour rejoindre l’expédition le plus vite possible. Au lieu de suivre la route sinueuse que j’avais prise en venant, je résolus de marcher droit dans la direction du nord, pour aller à Oubôn. On m’objecta que je traverserais une zone déserte, dont certaines parties étaient impraticables aux chars. Nous n’étions plus que deux ; notre bagage était assez mince, malgré ce que je rapportais de Pnom Penh. Je répondis que nous irions à pied quand cela deviendrait nécessaire.

La nouvelle route que j’allais suivre me faisait passer par Angcor Wat. Je consacrai une heure ou deux à revoir le temple. C’est un de ces monuments qu’on ne se lasse jamais d’admirer. Je traversai la rivière d’Angcor et je me dirigeai vers la chaîne de Pnom Coulèn. Après avoir gravi les premières pentes, je me trouvai au milieu d’une plaine complètement déserte, recouverte de hautes herbes et parsemée de quelques bouquets d’arbres. Sur l’un des points les plus élevés, je rencontrai des ruines khmers : ce sont des tours en briques dont la base est déjà profondément enfouie dans le sol. La décoration, dont la surface extérieure est revêtue, est d’une grande perfection de dessin et de moulage. Tout auprès se trouve un grand bassin à revêtement de pierre. Ces tours présentent cette singularité que, seules parmi les trente ou quarante monuments khmers que l’on connaît aujourd’hui, elles n’obéissent point à la loi qui veut que les façades soient exactement orientées selon les quatre points cardinaux.

Plus loin, le plateau s’ondule légèrement, de nombreux ruisseaux, coulant tous vers l’est, le sillonnent ; nous nous trouvions sur la lisière d’une épaisse forêt, célèbre au Cambodge sous le nom de Prey Saa (en cambodgien « forêt magnifique »). La route qui la traverse n’avait pas été pratiquée depuis longtemps. Il fallut que nos Cambodgiens nous la rouvrissent à coups de hache. L’unique char à buffles qui portait toutes nos affaires se trouvait souvent arrêté par des lianes, ou par les arbres qui bordaient le sentier, et dont les troncs grossis ne laissaient plus entre eux un espace suffisant. Nous étions souvent obligés de les entailler à hauteur des essieux. La nuit nous surprit occupés à ce travail ; une bande d’éléphants sauvages vint à passer et s’arrêta pour nous regarder faire. On distinguait vaguement à travers le feuillage les défenses blanches qui brillaient dans l’obscurité. En guise de passe-temps sans doute, le chef de la troupe appuya son large front contre un jeune arbre et se mit en devoir de l’ébranler ; ses compagnons vinrent à la rescousse ; un grand déchirement se fit dans le feuillage, et l’arbre vint tomber à peu de distance de nous en travers de la route. Il avait environ un pied de diamètre et ce n’était pas un petit travail que de se débarrasser de la barrière que formaient son tronc et ses branches, enchevêtrés dans le feuillage voisin. Mes Cambodgiens se lamentèrent et dans un premier mouvement de fureur, j’ajustai l’éléphant coupable de ce méfait ; mais les indigènes me supplièrent de ne pas tirer, me représentant que la bande entière se précipiterait sur nous. Je me rendis ; les éléphants s’éloignèrent, en riant sans doute du bon tour qu’ils venaient de nous jouer. À minuit, nous terminions à peine de déblayer la route.

Le 18 février, nous sortions de Prey Saa, et nous quittâmes la province d’Angcor pour entrer dans celle de Sankéa. Quelques petits hameaux se montrèrent çà et là. Nous venions de faire cinquante kilomètres sans rencontrer un être humain.

Le lendemain, j’abandonnai toute espèce de véhicule ; j’engageai quelques porteurs, et, après avoir traversé le Stung Sreng très-près de sa source, j’allai coucher en pleine forêt, au pied même du plateau d’Oubôn. Il est là aussi à pic qu’au point où je l’avais descendu, en venant de Sourèn. Mais à pied, cette escalade n’était qu’un jeu. Au sommet du plateau, j’appris que je me trouvais à deux jours de marche de Coucan. Je n’avais pas assez appuyé dans l’est ; il ne me restait plus qu’à reprendre, à partir de ce chef-lieu de province, la route que j’avais déjà suivie.

On m’annonça à Coucan qu’Alexis avait enfin passé quelques jours auparavant, se rendant à Angcor. Ce paresseux interprète avait prolongé outre mesure son séjour à Bassac, et, sans se préoccuper davantage de la mission qui lui était confiée, s’était laissé séduire par les beaux yeux d’une Laotienne qu’il avait prise pour femme. Après avoir consacré plus d’un mois aux douceurs de cet hyménée, il s’était enfin mis en route en promettant à sa nouvelle famille de revenir bientôt. Il avait, bien entendu, l’intention formelle de ne pas tenir sa parole. Alexis était légitimement marié à Pnom Penh où sa femme était venue toute en larmes me demander de ses nouvelles.

Le 12 février, j’étais de retour à Oubôn. La Commission avait déjà quitté cette ville. Je vais faire l’historique de son voyage à partir du jour où je m’étais séparée d’elle.



  1. Voy. le panorama du fleuve pris du sommet de cette montagne, Atlas, 2e partie, pl. XIV.
  2. Consultez, pour la suite du récit, la carte itinéraire n°3, Atlas, 1re partie, pl. VI.
  3. Farang ou Falang, selon la prononciation laotienne qui est très-rebelle aux r, n’est que la corruption du mot Franc par lequel dès le moyen âge, on désignait les Européens dans toute l’Asie occidentale.
  4. Le général Fytche, gouverneur des provinces anglaises en Birmanie, a fait rechercher les auteurs de ces désordres ; ils n’étaient munis d’ailleurs d’aucun passeport.
  5. Nom annamite d’un arbre de la famille des Diptérocarpées, genre Hopea, dont le bois est très-recherché pour la construction des ponts et des barques. Son nom cambodgien est Koki et son nom laotien Takien.
  6. Sorte de cotonnier arborescent de la famille des Sterculiacées, genre Bombax. Son nom cambodgien est Roca ; son nom laotien Nhieou.
  7. Arbre d’un bon usage comme bois d’ébénisterie et de construction. Il appartient au genre Shorea des Diptérocarpées. Les Cambodgiens l’appellent Ptioc.
  8. Nom annamite, Thông ; nom cambodgien ; Sràl ; nom laotien, Sôu.
  9. Palmier qui fournit du sucre et du vin de palme. Son nom cambodgien est Tenot et son nom annamite Thôt lôt.