Voyage d’exploration en Indo-Chine/De Kémarat à Houten

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BANCS DE SCHISTES À DÉCOUVERT DANS LE LIT DU FLEUVE.


XI

DE KÉMARAT À HOUTEN. — BAN MOUK. — LE MONUMENT DE PEUNOM. — LAKON. — UNE COLONIE ANNAMITE ET UNE NOUVELLE ROUTE COMMERCIALE. — HOUTEN. — MINES DE PLOMB. — VOYAGE DE M. GARNIER D’OUBÔN À HOUTEN.


Le 13 février au matin, l’expédition quitta Kémarat dans six barques légères : les difficultés de navigation rencontrées par M. Delaporte au-dessous de ce point, se prolongent, pendant quelque temps encore, au-dessus. Le lit du fleuve, en partie desséché, est parsemé de larges bancs de grès au milieu desquels les eaux se frayent par mille canaux un passage torrentueux et difficile. La route que suivent les barques varie avec la saison ; elles recherchent en général les eaux les moins profondes pour éviter les grands courants et les remous.

L’expédition s’engagea le 14 au matin dans le bras que forment les îles de Khien et de Senot et elle s’arrêta au pied d’un passage difficile qui nécessitait le déchargement des bagages. Ce rapide s’appelle Keng Kabao. Aux eaux tout à fait basses, le fleuve, en cet endroit, a moins de deux mètres dans sa partie la plus profonde.

Pendant toute la journée, la navigation resta fort difficile dans le bras étroit qui sépare Don Senot de la rive droite. Les bateliers devaient à chaque instant se mettre à l’eau pour pousser les barques au milieu des rochers. On coucha le soir à Ban Thasakou où un sala était préparé pour l’expédition. La route d’Oubôn à Muong Lomnou traverse le Cambodge en ce point.

La résidence du gouverneur de la province de Kham khun keo, qui s’étend le long de la rive droite du Cambodge, est située sur la rive opposée un peu au-dessous de Don Khien.

Les difficultés de navigation du fleuve disparurent à partir de Ban Thasakou. Le Cambodge coule, au delà de ce village, dans une immense plaine, recouverte d’une admirable végétation, et où il retrouve quelquefois une largeur de près de 2,000 mètres ; son courant est faible, ses eaux assez profondes.

Le 15 février, les voyageurs entrèrent dans la province de Ban Mouk au chef-lieu de laquelle ils arrivèrent le lendemain. Ils avaient admiré sur leur route, dans le village de Tong bao, une pagode dont la façade était incrustée de porcelaine, genre de décoration d’un effet assez original.

Le gouverneur de la province était déjà parti pour Bankok en laissant l’ordre à ses subordonnés de traiter de leur mieux l’expédition française. Ban Mouk s’étend sur la rive droite du fleuve, au nord d’une chaîne de petites collines qui font dévier légèrement vers l’est le cours du Cambodge. Une triple rangée de maisons pressées s’étend parallèlement à la rive. Cinq ou six pagodes seulement s’élèvent au milieu des cases. Ban Mouk, comme la plupart des provinces voisines, est de création récente et a hérité d’une partie des habitants de la ville détruite de Vien Chan.

La Commission n’y séjourna que deux jours.

À partir de Ban Mouk, le fleuve se dirige droit au nord pendant une soixantaine de milles en ne dessinant que des inflexions à peine sensibles. Quelques bancs de sable, quelques îlots apparaissent çà et là au milieu de ses eaux calmes et peu profondes.

Peunom, où la Commission arriva le 22 février, est un village important, situé sur la rive droite du fleuve, à une trentaine de milles de Ban Mouk, vis-à-vis de l’embouchure du Se Bangfay. C’est un point célèbre dans tout le Laos inférieur par le sanctuaire qu’il possède. On y arrive du bord du fleuve par une longue avenue plantée de palmiers. Le monument de Peunom est un de ces Dagobas si communs dans tous les pays bouddhistes et qui reçoivent au Laos le nom de Tât ; il consiste en une pyramide massive dont la base carrée mesure environ 10 mètres de côté et dont la flèche dorée atteint une hauteur de 45 mètres. Elle porte 5 thés ou ombrelles de dimension décroissante et garnis de clochettes à leur circonférence. Cette pyramide est construite en briques et sa surface est couverte de moulures et d’arabesques qui ne manquent ni d’art ni d’une certaine grâce. Les parties supérieures de la pyramide sont d’une construction récente ; la base, plus ancienne, accuse une ornementation et une architecture d’inspiration birmane[1]. Suivant l’usage, la légende rend cet édifice contemporain de Bouddha : tel qu’il est, il est impossible d’en faire remonter les parties les plus anciennes au delà de la première moitié du seizième siècle. Nous avons vu (page 140) qu’à cette époque une princesse cambodgienne épousa le roi de Vien Chan : c’est à elle que la chronique attribue la réédification du Tât ; mais, depuis cette époque, il a subi un grand nombre de restaurations, nécessitées, et par la fragilité des matériaux qui le composent, et par les guerres et les révolutions qui ont occasionné à plusieurs reprises sa destruction ou son abandon.

Le Tât de Peunom est entouré d’une triple enceinte entre lesquelles se trouvent intercalées une foule de petites pyramides en bois ou en briques qui indiquent, en général, le lieu de sépulture de quelque grand personnage. Une grande et riche pagode, de construction récente, plusieurs oratoires et de nombreuses bonzeries s’élèvent à quelque distance. La pagode est construite dans le style des temples siamois modernes, et les murailles sont couvertes de fresques représentant les sujets les plus variés. De chaque côté de la porte


UNE FRESQUE DE LA PAGODE DE PEUNOM.


d’entrée, sont deux figures représentant un seigneur européen et sa femme, en grand costume du seizième siècle ; l’original de ce dessin aurait été offert à une ancienne pagode, jadis construite sur l’emplacement de celle-ci, par l’ambassadeur hollandais Wusthof.

J’ai déjà dit que le sanctuaire de Peunom est en grande vénération dans tout le Laos. Les dévotions qu’on y accomplit ou les pénitences qu’on s’y impose ont aux yeux des fidèles une valeur toute particulière. Notre interprète Alévy, à qui la vue de ce lieu sacré rappelait la vie pieuse et errante qu’il avait menée comme bonze dans le Laos, la vie coupable et mondaine à laquelle il s’était ensuite abandonné au Cambodge, se résolut, à Peunom, à une expiation méritoire. Après quelques jours passés en prières, M. de Lagrée le vit revenir à lui, pâle, mais la physionomie rayonnante ; il s’était coupé en l’honneur de Bouddha la première phalange de l’index de la main gauche.

La chronique du Tât de Peunom lui attribue les plus célèbres et les plus puissants fondateurs. En voici le résumé : « Huit années sept mois douze jours après l’entrée de Bouddha dans le Nirvana, Maha Phacasop et cinq cents saints apportèrent une relique de Sammonocodon qu’ils déposèrent sous un Pouchrey (Ficus religiosa). Les princes de Souvana Phikarat, Khamdeng, Enthapat, Chounrakni Phoumatat, et Nanthasin, convoquèrent leurs peuples pour élever aussitôt un monument. Chacun d’eux fit dans la terre un trou de deux coudées de profondeur et de deux brasses de côté. Les mandarins et le peuple vinrent creuser à leur tour. On fit ensuite des briques de la grandeur de la main de Phacasop. Phya Chounrakni plaça sous la relique 5,550 barres d’argent ; chacune d’elles pesait 64 ticaux, il y ajouta 550 barres d’or dont chacune avait le poids de 48 ticaux. Ces barres furent mises à l’ouest. Phya Enthapat donna 9,999,900 phé[2] d’argent et 33,300 phé d’or ; avec cet or, on fit une petite barque. Le tout fut placé au sud. Phya Khamdeng plaça au milieu un crachoir, une couronne et une boîte en or pesant 140 livres, neuf plateaux en or pesant 38 livres ; neuf plateaux et un vase en argent pesant 200 livres. »

« Phacasop ordonna aux cinq princes de faire trois fois le tour du monument en répandant une eau parfumée. Chacun d’eux dut ensuite élever, chacun de son côté, le monument d’une brasse. Phacasop l’éleva ensuite de deux brasses[3], et l’on fît brûler tout autour pendant trois jours et trois nuits des bois odorants pour durcir les briques. On étendit alors des étoffes appelées Kampala sur les objets d’or et d’argent, et les reliques vinrent s’y placer d’elles-mêmes. Les cinq princes envoyèrent chercher une pierre au pays de Kousinarai (Kousinagara où mourut Sammonocodon), destinée au côté nord du monument, une autre à Purean nosey (Bénarès), destinée au côté sud, une autre à Lanka, destinée au côté sud-ouest ; une dernière à Takasila, destinée au côté nord-ouest. »

« Phacasop et les 500 saints firent ensuite trois fois le tour du monument ; les cinq princes répétèrent après eux la même cérémonie. Ils prièrent pour que leurs présents furent agréés et restassent 5,000 ans à la même place. Phya Souvana et Phya Khamdeng demandèrent en outre de devenir après leur mort deux bonzes unis comme deux frères ; et comme Phya Enthapat et Phya Chounrakni s’étonnaient de cette prière, ils leur répondirent que chacun était libre de les imiter. Phacasop et les saints bénirent les princes et partirent pour le pays de Reacheacru. »

« Les cinq princes préposèrent 500 hommes à la garde du monument. »

Il est assez difficile de décider quels sont les royaumes dont il est parlé dans la chronique. On sait qu’Enthapat est le Cambodge ; la tradition veut que Chounrakni Phoumatat


VUE DU MONUMENT DE PEUNOM.

soit un pays annamite. La chronique se continue par la liste des princes qui ont contribué

à l’entretien ou à l’embellissement du monument ou qui ont régné sur le pays de Peunom. Il en sera de nouveau question dans la partie historique de cet ouvrage.

Le Se Bangfay, qui se jette dans le fleuve vis-à-vis de Peunom, prend, dit-on, sa source dans un lac appelé Nong Makang et traverse sous une voûte naturelle Phou Sommang, montagne située à mi-distance du Cambodge et de la grande chaîne de Cochinchine.

La Commission quitta Peunom le 24 février et continua sa route vers Lakon, important chef-lieu de province, situé, comme tous ceux que nous devions rencontrer dans le Laos siamois, sur la rive gauche du fleuve. Le Muong ou la résidence du gouverneur, se trouvait autrefois sur la rive opposée, un peu en aval de l’emplacement actuel, et l’on y retrouve encore quelques vestiges intéressants. Vis-à-vis Lakon, surgit un groupe de montagnes calcaires dont les crêtes, bizarrement découpées, tranchent vivement sur l’azur du ciel. Ce massif présente cela de particulier qu’il n’est annoncé au milieu de la plaine par aucune ondulation de terrain. Sous la puissante impulsion de quelque force souterraine, les rochers de marbre qui le composent ont traversé le sol sans l’infléchir, et se sont entassés les uns sur les autres de la façon la plus étrange. Deux membres de la Commission, M. Joubert et M. Thorel, allèrent visiter ces singulières montagnes au milieu desquelles se trouvent des grottes profondes, des cirques naturels, formés par des murailles de marbre ayant des centaines de mètres de hauteur verticale, des aiguilles calcaires, surgissant comme des colonnes au milieu de la plaine et ressemblant de loin aux ruines gigantesques de quelque temple pélasgique.

Un immense banc de sable s’étend devant Lakon. Le lit du fleuve a en ce point 836 mètres de large, mais les eaux n’occupent, à la fin de la saison sèche, que la moitié environ de cet espace (480 mètres). La plus grande profondeur se trouve le long de la rive gauche, elle est de 10 mètres ; la profondeur moyenne est de 5m,68. Le courant parcourt à la surface 0m,66 par seconde.

La Commission trouva à Lakon une colonie annamite assez nombreuse, qui avait émigré de la province de Nghe-an, à la suite des guerres qui ont désolé le Tong-king. La route que ces émigrants avaient suivie pour venir du Nghe-an, traverse une région assez montagneuse, qu’il serait intéressant d’explorer afin de reconnaître si elle n’offre aucune difficulté insurmontable à l’établissement de relations commerciales directes entre les côtes de la Cochinchine et la vallée du Cambodge. Lakon ne se trouve qu’à trente-cinq lieues marines de la côte de la province annamite de Quang-binh, le long de laquelle il y a de bons mouillages, et les obstacles de navigation, que présente la partie inférieure du fleuve, doivent faire songer à substituer à la route fluviale le cabotage actif qui relie le port de Saïgon aux différents points de la côte cochinchinoise. Je donnerai dans le chapitre suivant les quelques renseignements que nous ont laissés les missionnaires sur la contrée très-peu connue qui sépare du Laos la Cochinchine et le Tong-king.

La formation calcaire qui a fait irruption d’une façon si pittoresque sur la rive gauche du Cambodge vis-à-vis de Lakon, donne lieu à une fabrication de chaux qui constitue pour toute la contrée une industrie assez importante. Toutes les provinces voisines viennent s’approvisionner à Lakon de la chaux nécessaire à la construction des pagodes et des tombeaux, et de celle, beaucoup plus fine, qui entre dans la composition de la chique que mâchent sans cesse les Indo-Chinois. Sur les berges du fleuve, aux environs de Lakon, on rencontre de nombreux fours à chaux en pleine activité. Quelque imparfaits que soient les procédés d’exploitation, la chaux est fort belle et son prix ne dépasse pas 1 fr. 50 le picul (60 kilogrammes).

La commission quitta Lakon le 5 mars. Cette ville est une de celles que l’on retrouve le plus vivante dans la relation de Wusthof[4] ; elle a beaucoup perdu de son animation et de son commerce depuis la conquête siamoise.

À partir de Lakon, le fleuve, qui depuis Ban Mouk s’était constamment dirigé vers le nord, commence à s’incliner fortement vers l’ouest, paraissant ainsi ressentir l’influence de la direction des montagnes et de la côte du golfe du Tong-king. Son cours reste toujours calme ; un peu au-dessus de Lakon, il se rétrécit un instant jusqu’à n’avoir plus que 400 mètres de large, des roches s’élèvent sur ses rives et les basses eaux mettent à découvert les bancs de schistes qui traversent son lit. (Voy. le dessin en tête du chapitre.)


VUE DES MONTAGNES DE PLOMB.

Le lendemain 6 mars, la Commission fit halte à Houtén, autre chef-lieu de province, situé vis-à-vis de l’embouchure du Nam Hin boun, jolie rivière dans la vallée de laquelle on avait signalé à M. de Lagrée des mines de plomb exploitées. Il partit dès le lendemain avec le docteur Joubert pour aller les visiter. Les deux explorateurs remontèrent en barque le Hin boun pendant deux jours, et débarquèrent le 8 mars sur la rive gauche de cette rivière, près de son confluent avec le Nam Haten, petit affluent innavigable dont ils suivirent la vallée. Le 9 mars, ils visitèrent, près du village de Nanhô, une grotte de près de 400 mètres de longueur et d’une hauteur de 30 à 40 mètres, dont les parois sont formées d’un marbre gris veiné de noir. Ils étaient arrivés dans la région des mines de plomb.


partie est des montagnes de lakon, vue à vol d’oiseau prise avant d’arriver à lakon.


partie ouest des montagnes de lakon, vue prise de la rive du fleuve entre lakon et houten.

Quatre ou cinq hameaux, disséminés dans un rayon de quelques kilomètres, sont les centres d’exploitation. La production du métal paraît peu considérable : un mineur n’obtient guère dans une saison que huit à dix livres de plomb. Il paye un impôt en nature. Le plomb a sur les lieux une valeur de 0 fr. 80 le kilogramme. Les étrangers ne sont pas admis à travailler aux mines. Faute de prendre des précautions suffisantes pendant le traitement du minerai, la population indigène est affligée de maladies scrofuleuses et offre le plus misérable aspect. La mort par suite de coliques est fréquente. Quand un malheur de ce genre arrive, on arrête les travaux dans tous les villages pendant une semaine. On ne tolère sur les lieux d’exploitation aucun habit rouge ou blanc. Les habitants croient fermement que ces couleurs excitent les mauvais génies de la montagne, auxquels ils attribuent toutes leurs infortunes, et qu’ils tâchent d’apaiser le plus possible à l’aide de nombreux sacrifices.

Il résulte des informations prises par le commandant de Lagrée qu’il n’y a de ce côté aucune communication avec le Tong-king, dont la vallée du Hin boun semble séparée par une longue série de montagnes. La formation métamorphique déjà rencontrée à Lakon semble prédominer dans toute cette région, dont les grottes de marbre rappellent les fameuses grottes de Tourane, et appartiennent sans aucun doute à la même époque géologique. D’après quelques renseignements, il y aurait des gisements de cuivre dans ces montagnes.

Le commandant de Lagrée revint de cette excursion le 12 mars au matin.

Dans l’intervalle, j’avais enfin rejoint l’expédition.

On se rappelle que j’étais arrivé à Oubôn le 26 février. Je me décidai à aller rejoindre le fleuve à Ban Mouk, et pour éviter les lenteurs qui résultaient d’un trajet fait en char ou à éléphant, je résolus de faire la route à pied. Cette façon de voyager m’obligeait à changer de porteurs à chaque village, mais il m’en fallait un si petit nombre que ce ne devait pas être là une bien grande cause de retard. Je me mis en route le 27 février.

Après avoir laissé sur ma gauche le petit Muong d’Amnat, et croisé la route que l’expédition avait suivie pour se rendre de ce point à Kémarat, j’entrai dans une zone plus accidentée et moins habitée. La forêt reparut. Le 1er  mars, j’arrivai au dernier village relevant d’Oubôn. Les hommes étaient fort occupés à la récolte ; on ne put me trouver, comme porteurs, qu’une douzaine de jeunes filles de dix-huit à vingt ans. Je me remis en route avec cette escorte, dont la gaieté et les éclats de rire donnaient fort à faire aux échos de la forêt.

Le surlendemain, j’entrai dans la province de Ban Mouk ; comme porteurs je n’avais plus mes jeunes filles, mais bien de vigoureux Laotiens ; les ondulations du sol étaient devenues de véritables collines, entrecoupées de ruisseaux à l’eau claire et vive. La forêt était d’une puissance et d’une beauté au-dessus de toute comparaison. Je n’ai jamais vu ailleurs de pareils géants végétaux, de semblables entrelacements de troncs et de lianes. Les chaînes de collines que je traversais séparent le bassin du Se Moun de celui du Se Bang hi, rivière assez considérable qui va se jeter dans le Cambodge, au-dessous de Ban Mouk, vis-à-vis de l’île qui porte son nom ; d’après les renseignements des indigènes, le Se Bang hi sort tout formé d’une grande grotte d’un accès facile, qui se trouve à peu de distance dans l’ouest. Après une longue marche dans un pays inhabité, mais de l’aspect le plus pittoresque, j’arrivai, à la tombée de la nuit, à l’étape où je devais changer de porteurs. On entendait le bruit sourd des coups de hache résonner dans les profondeurs du bois. C’était un village nouveau qui s’installait au milieu de la forêt. Tout à coup des cris perçants éclatèrent à nos oreilles, et devant moi, à quelques mètres à peine, déchirant le feuillage dans un immense bond, parut et disparut un tigre qui emportait un enfant. Décharger mon revolver sur l’animal, crier à mes compagnons de jeter bas leur fardeau et de me suivre, nous élancer tous ensemble, en criant, à la poursuite de la bête féroce, fut l’affaire d’une seconde. Quelques instants après, nous étions auprès du bébé que l’animal, effrayé ou blessé, avait laissé tomber dans sa fuite. C’était un enfant de quatre ou cinq ans. Les cris qu’il continuait à pousser prouvaient surabondamment qu’il n’avait point encore rendu le dernier soupir. Je m’empressai de le relever, je le retournai dans tous les sens ; il n’avait pas une égratignure ! Il ne cessa pourtant de crier que lorsqu’il fut dans les bras de sa mère, qui accourait tout en larmes. Le père coupait des branches sur un arbre, quand son enfant, qui jouait non loin de là, avait été enlevé. Éperdu, il avait été donner l’alarme dans le village. Les détonations de mon revolver avaient guidé les habitants qui me prirent pour un Dieu sauveur maniant le tonnerre. La soudaineté de mon apparition, ma physionomie nouvelle, mon costume bizarre donnaient à ce sauvetage quelque chose d’étrange et de miraculeux. En quelques minutes, j’eus à mes pieds tous les cochons, toutes les poules, tous les fruits dont disposaient ces pauvres gens, et que la mère, pleurant maintenant de bonheur, me suppliait à genoux d’accepter. Les hommes se mirent à me construire une case et je ne reçus jamais une hospitalité plus empressée. Je repartis le lendemain de bonne heure.

Le 4 mars, j’arrivai à Ban Mouk ; l’expédition en était repartie depuis douze jours. Les autorités du lieu me remirent une lettre adressée au commandant de Lagrée. Quel ne fut pas mon étonnement de reconnaître le pli que je lui avais envoyé d’Angcor, avant mon départ pour Pnom Penh. J’avais devancé la poste indigène. À Ban Mouk, je retrouvais le grand fleuve dont j’avais quitté les rives depuis plus de deux mois. Je n’avais qu’à le remonter le plus rapidement possible, sûr maintenant de rencontrer l’expédition sur ses bords. Le 5 mars, je repartis dans une petite barque. Je n’étais point fâché, surtout pour l’Annamite Tei qui m’accompagnait, de changer de mode de transport. Le pauvre garçon, peu habitué à la marche, avait les pieds enflés ; il y avait sept jours consécutifs que nous allions à pied, en faisant de 30 à 40 kilomètres par jour, sous un soleil de plus en plus ardent et par des routes peu frayées.

Le 6, je ne faisais que toucher à Peunom. Le lendemain, je passai à Lakon. Enfin, le 10 mars, j’aperçus avec un léger battement de cœur le pavillon français flottant au milieu des palmiers, sur la rive de Houtén. J’avais enfin rejoint l’expédition : c’était mon trentième jour de route depuis Pnom Penh, et j’avais parcouru 1,660 kilomètres depuis que je m’étais séparé, à Oubôn, du commandant de Lagrée. Il y avait un mois que je n’avais dit ou entendu un mot de français.

  1. Voyez le dessin de l’une des faces de cette pyramide, Atlas, 2e  partie, pl. XX.
  2. Petite monnaie qui a cessé d’être usitée au Cambodge depuis longtemps et qui est probablement équivalente à celle qui porte le même nom en Birmanie et dont le poids est environ d’un gramme.
  3. Voyez sur ces élévations successives des dagobas bouddhistes, Yule, Mission to the court of Ava, p. 51. Il est intéressant de comparer cette chronique avec celle de Choué Madoue. J. A. S., 1867, partie II, p. 109 et suiv.
  4. Voyez la description qu’il en fait, Bulletin de la Société de géographie, septembre-octobre 1871, page 260.