Voyage d’exploration en Indo-Chine/Préface.

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PRÉFACE




Le voyage scientifique dont cet ouvrage contient le récit a été résolu, en 1865, par M. le marquis de Chasseloup-Laubat, ministre de la marine, et alors comme aujourd’hui président de la Société de géographie de Paris ; la publication en a été ordonnée, en 1869, par son successeur, M. l’amiral Rigault de Genouilly. Après la longue interruption causée par les événements de 1870-71, cette publication a été reprise et vient d’être achevée sous le ministère de M. le vice-amiral Pothuau.

C’est à la sagesse et à l’énergie de son chef, M. le capitaine de frégate Doudart de Lagrée, que la Commission française d’exploration a dû de réussir dans la tâche difficile qu’on lui avait confiée. Il a payé de sa vie la gloire de cette entreprise : elle lui appartient tout entière.

Doudart de Lagrée (Ernest-Marc-Louis-de-Gonzague), était né le 31 mars 1823 à Saint-Vincent de Mercure, canton du Touvet (Isère). Sa famille, originaire de Bretagne, mais fixée depuis longtemps dans le Dauphiné, occupait un rang distingué dans la province et avait fourni depuis plus de deux siècles à l’armée et à la magistrature un grand nombre de sujets d’élite.

Ernest de Lagrée fit son éducation au collège des Jésuites, à Chambéry, mais témoigna de bonne heure la ferme volonté de servir la France ; malgré les offres séduisantes qui lui étaient faites pour le retenir en Savoie, il entra à l’École Polytechnique, dont il sortit élève de première classe de la marine le 1er octobre 1845 : Enseigne en 1847, nommé lieutenant de vaisseau au choix le 8 mars 1854, il commanda en cette qualité la batterie basse du vaisseau le Friedland pendant le combat du 17 octobre, sous les murs de Sébastopol, et reçut pour ses brillants services pendant la campagne de Crimée la croix de chevalier de la Légion d’honneur. Il exerça ensuite avec distinction le commandement de l’aviso le Rôdeur, sur les côtes de la Méditerranée. Une affection de larynx, dont l’origine remontait à son enfance, l’obligea, à la suite de cette campagne, à quitter le service actif pour suivre un traitement spécial. À peine convalescent, il partit pour la Cochinchine, où il joua bientôt le rôle le plus intelligent et le plus utile. Nommé capitaine de frégate le 2 décembre 1864, en récompense des services qu’il avait rendus dans les négociations relatives à l’établissement du protectorat du Cambodge, il voulut compléter la tâche à laquelle il s’était voué, et il accepta, au commencement de 1866, la direction du voyage d’exploration qui devait lui coûter la vie.

Ce voyage mit dans tout leur relief les éminentes qualités de M. de Lagrée : la sûreté d’intelligence, l’élévation de caractère qu’il déploya au milieu des circonstances les plus difficiles, excitèrent souvent notre admiration. Son extrême distinction d’esprit, sa délicatesse de cœur lui conquirent dès les premiers jours notre affection et notre respect. Il fut pour nous moins un chef qu’un père de famille : il se réserva la plus grande part des fatigues et garda tout entiers les soucis et la responsabilité du commandement. Continuateur insuffisant de son œuvre, j’ai hâte de placer sous l’égide de son souvenir un ouvrage auquel il aurait seul pu donner l’autorité et le développement nécessaires.

Malheureusement, à l’exception d’un mémoire sur les ruines d’Angcor que sa famille a bien voulu me communiquer, je n’ai disposé, pour la partie politique et historique dont M. de Lagrée s’était réservé la rédaction, que de quelques documents épars. Mes notes personnelles, les rapports officiels que M. de Lagrée a adressés au gouverneur de la Cochinchine pendant les premiers mois du voyage, le journal très-succinct de ses excursions particulières, le souvenir de ses conversations m’ont permis d’aborder une étude à laquelle j’étais peu préparé. Elle sera nécessairement plus incomplète que le travail spécial qu’avait sans doute commencé M. de Lagrée et que, par des scrupules d’une excessive modestie, il a compris dans les papiers dont, au moment de sa mort, il a exigé l’anéantissement. J’ai soigneusement précisé par des notes la part de M. de Lagrée à la rédaction du texte.

Le premier volume contient la partie descriptive, historique et politique du voyage. Je n’espère pas avoir réussi à concilier l’intérêt du récit avec les nécessités scientifiques qui sont la raison d’être de la présente publication. À vrai dire, je crains bien que ceux qui chercheront dans ce livre des narrations amusantes, n’éprouvent une déception. À leur tour, les savants n’y trouveront peut-être pas, traitées avec des développements suffisants, les questions spéciales qui les intéressent. J’ai dû réduire le côté pittoresque et anecdotique aux faits qui pouvaient contenir des indications nouvelles ou des renseignements utiles. J’ai évité en matière scientifique les conclusions définitives et les théories de toutes pièces, me contentant de rassembler des matériaux dont les érudits feront un meilleur usage que moi.

Notre première visite, en quittant Saïgon, a été pour ces magnifiques ruines d’Angcor qui ont attiré depuis peu d’années l’attention des orientalistes, et j’ai naturellement placé au début du livre l’étude de M. de Lagrée sur les monuments cambodgiens. Elle occupe les chapitres III et IV. J’ai dû combler quelques lacunes et donner plus d’unité à l’exposition, mais j’ai toujours respecté, même quand je ne les ai pas partagées, les opinions de l’auteur. Les archéologues liront sans doute avec intérêt et profit ce travail approfondi et consciencieux.

Je n’ai pu résister à la tentation de joindre à la description des monuments d’Ancor un Essai historique sur le peuple qui les a construits. Je n’ai malheureusement pas réussi à dissiper les obscurités dont les origines des Khmers restent enveloppées. Peut-être eût-il mieux valu ne pas chercher à résoudre un problème historique trop difficile et trop ardu. L’immense intérêt qui s’attache à de pareilles études m’excuse de les avoir entreprises, et je conviens volontiers que les résultats que j’ai obtenus ne répondent pas aux efforts qu’ils m’ont coûtés.

Dans l’exposition du reste du voyage, j’ai continué à rejeter dans des chapitres séparés[1], ou des paragraphes spéciaux, les études d’ensemble sur l’histoire, les mœurs, la législation, le commerce des différentes contrées traversées ; mais j’ai cru devoir faire entrer les renseignements géographiques et ethnographiques dans le cadre même du récit. S’il est toujours avantageux, pour les contrées dont l’étude est déjà avancée, de réunir ces renseignements en un corps de doctrine, il est dangereux de le faire dans une région aussi peu connue que l’Indo-Chine. En séparant les faits de cet ordre du paysage auquel ils se rapportent, ou des circonstances pendant lesquelles ils ont été observés, on s’expose à en dénaturer la portée et à échafauder des théories qui se trouvent démenties le lendemain.

Enfin, dans un dernier chapitre, j’ai essayé de poser les prémisses de la politique française dans l’extrême Orient. Il paraîtra peut-être présomptueux d’avoir osé exprimer aussi vivement des opinions toutes personnelles et qui n’ont d’autre autorité que celle qu’elles empruntent à un séjour de quelques années dans ces lointains parages. Inspirées par mon dévouement au pays, on leur reconnaîtra au moins le mérite de la sincérité et du désintéressement.

Le premier volume se termine par un appendice contenant quelques documents curieux et les pièces les plus intéressantes de la correspondance du voyage.

Le second volume est exclusivement consacré aux observations scientifiques et aux travaux spéciaux de la Commission d’exploration. La Géologie et la Minéralogie y ont été traitées par M. le docteur Joubert ; l’Anthropologie, l’Agriculture et l’Horticulture, par M. le docteur Thorel. Mon interprète chinois, M. Thomas Ko, y a donné la traduction d’un ouvrage chinois qui contient de précieux renseignements sur les richesses métallurgiques et les procédés d’exploitation de la province du Yun-nan. J’ai annoté cette traduction et j’ai analysé, au commencement du volume, les Déterminations géographiques et les Observations météorologiques faites pendant le voyage. Le volume se termine par les spécimens des Langues indo-chinoises recueillis par M. de Lagrée et par moi.

Dans un ouvrage dont les diverses parties ont été rédigées par des écrivains différents, à des époques fort éloignées les unes des autres, où un nombre considérable de mots géographiques nouveaux, appartenant à des langues peu connues, font pour la première fois leur apparition, il était bien difficile d’arriver d’une façon absolue à l’unité d’orthographe. Les quelques variantes qui ont échappé à mon attention sont en général peu importantes : ce sont des i pour des y, des c pour des k, quelquefois des l pour des r[2], etc. Je me suis efforcé, en reproduisant les noms d’hommes et les noms de lieux dérivés du pali, de leur conserver la physionomie particulière qu’ils revêtent dans la langue du pays qui les a adoptés. Prea bat, « pieds sacrés », qualification des princes, fera reconnaître immédiatement au lecteur une source ou un nom cambodgiens, alors que Phra bat et Pha bat lui indiqueront une source ou un nom siamois ou laotiens.

L’Atlas qui accompagne cet ouvrage se divise en deux parties. La première, à laquelle ont contribué MM. de Lagrée, Delaporte et moi, comprend les Cartes et les Plans ; la seconde est l’Album même du voyage : elle est entièrement l’œuvre de M. Delaporte, auquel on doit aussi une partie du travail géographique, ainsi que les dessins ou les croquis qui ont servi à l’illustration du texte. C’est M. Laëderich, premier maître mécanicien de la marine, qui a dessiné les plans des monuments d’Angcor, plans au levé desquels il avait été employé par M. de Lagrée.

Il me reste à remercier tous ceux qui ont bien voulu s’intéresser à mon travail et faciliter ma lourde tache : MM. Doudart de Lagrée, l’un, président du tribunal civil de Blidah, et l’autre, chef de bataillon en retraite, ont mis à ma disposition avec le plus grand empressement tous les papiers de leur regretté frère, qui, de près ou de loin, pouvaient se rapporter au voyage ; je dois à MM. H. Yule et Garrez la communication de nombreux et précieux documents, et leurs indications ont contribué dans une large mesure à diriger et à éclairer mes recherches. Je ne sais en quels termes reconnaître leur concours dévoué et véritablement infatigable — MM. J. Fergusson, Mohl, Viollet-le-Duc, Pauthier, C. Maunoir, Veersteg, Lefèvre, lieutenant de vaisseau, à qui je dois les dessins de Pnom Bachey, publiés dans le premier volume ; Luro, lieutenant de vaisseau, dont les connaissances en chinois et en annamite m’ont été du plus grand secours ; Renard, bibliothécaire du Dépôt de la marine ; A. Thénard, fils de l’éminent académicien ; et enfin Léon Garnier, mon frère, qui a bien voulu se charger de la tâche délicate de revoir en épreuves la dernière partie de mon travail, ont des droits à toute ma reconnaissance. Que l’on me pardonne de ne pas citer les noms de tous ceux qui m’ont aidé par leurs conseils ou soutenu par leurs encouragements. Cette liste serait trop longue, et ne serait sans doute profitable qu’à mon amour-propre.

On s’étonnera peut-être de ne pas trouver traitées ou tout au moins indiquées, dans cet ouvrage, certaines questions de géographie sur lesquelles notre itinéraire devait appeler mon attention. C’est volontairement que j’ai omis de mentionner les renseignements que j’ai recueillis sur la partie tibétaine du cours de quelques-uns des grands fleuves de l’Indo-Chine. Ces renseignements ne jetaient aucune lumière décisive sur le problème peut-être le plus important et à coup sûr le plus obscur de la géographie de l’Asie.

Je vais essayer, avant de les produire, de les compléter sur les lieux mêmes.

Francis Garnier.


En mer, à bord de l’Hoogly, 3 octobre 1872.




  1. Voy. notamment les chapitres VIII, XV, XVIII et XX.
  2. Par exemple, Saniabouly au lieu de Saniaboury ; les Laotiens éprouvent une grande difficulté à prononcer les r et le souvenir du son réellement entendu prévaut souvent, à l’insu de l’écrivain, sur l’étymologie réelle du mot.