Voyage d’exploration en Indo-Chine/Retour à Compong Luong

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une rue à compong luong.

VI

RETOUR À COMPONG LUONG. — DÉPART DU CAMBODGE. ASCENSION DU GRAND FLEUVE. — LES PREMIERS RAPIDES. — STUNG TRENG. — KHONG. — BASSAC.

Nous ne fîmes qu’un court séjour à Angcor, malgré notre curiosité et tout ce qu’il restait encore à y découvrir. Ces visites à des ruines dont la grandeur et la puissante originalité dépassaient tout ce que l’imagination la plus féconde et les récits les plus merveilleux avaient pu faire pressentir, avaient un charme qui éloignait la fatigue et défiait la satiété. La magnifique végétation tropicale qui servait de décor à ces imposants monuments donnait quelque chose de féerique à leur apparition subite au milieu de la forêt, et l’inconnu du passé dont ils évoquaient soudainement la mémoire ouvrait à la fantaisie le champ le plus vaste où elle put promener ses rêves de civilisation. Il y a, à cette recherche de l’antique encore inexploré, je ne sais quelle vive jouissance que ne connaissent pas les touristes européens. Au lieu de parcourir des endroits cent fois décrits à la suite d’un cicerone bavard, être soi-même son guide, découvrir sous les herbes, ici une frise sculptée, plus loin un soubassement, chercher à reconstruire un édifice détruit et à le relier aux ruines déjà découvertes, tel était le genre d’émotions tout à fait nouveau que nous éprouvions à ces promenades. Le soir, sur la terrasse d’Angcor Wat, la parole claire, élégante, parfois animée du commandant de Lagrée, éclairait nos recherches, résolvait les problèmes posés, et nous reportait à cette grande époque où la foi avait fait surgir ces merveilles de pierres.

Il fallut nous arracher à ces intéressantes études. Le 1er juillet, à 10 heures du matin, nos éléphants nous attendaient tout sellés, sur la plate-forme qui précède Angcor Wat, et nous nous remettions en route pour Siemréap, où un bon repas nous était préparé par les soins du gouverneur. À midi, après lui avoir dit un cordial adieu, nous nous embarquions dans des barques légères vis-à-vis de la porte même de la citadelle. La crue des eaux rendait possible la navigation de la rivière d’Angcor de ce point jusqu’au Grand Lac.

La chaleur était étouffante et prédisposait plus à la sieste qu’à la contemplation du paysage monotone qu’offraient les prairies noyées au travers desquelles la rivière promenait ses capricieux méandres. D’innombrables bandes d’oiseaux de marais volaient lourdement au-dessus de nos têtes, ou, rangés impassibles le long des rives, nous regardaient passer sans interrompre leur pêche. Le soir, nous étions rendus à bord de la canonnière 27 qui appareillait immédiatement. Le 2 juillet, à la tombée de la nuit, nous jetions de nouveau l’ancre devant Compong Luong.

Comme tous les villages annamites et cambodgiens, Compong Luong se compose d’une longue rangée de maisons parallèles au fleuve et bâties sur l’espèce de chaussée que forme la rive elle-même, et qui domine les terrains environnants. Seulement, alors que les cases annamites reposent directement sur le sol, les cases cambodgiennes sont élevées sur pilotis à un, deux, quelquefois trois mètres au-dessus. On pourrait croire, de prime abord, que cet usage doit son origine à la nécessité d’échapper aux inondations du fleuve, dont les crues atteignent en cet endroit dix à douze mètres. Mais, comme on retrouve le même genre de construction employé en des lieux où les habitants n’ont pas à craindre d’être envahis par l’eau, il faut plutôt l’attribuer à un instinct de race, particulier à quelques peuples de l’Inde et de l’Indo-Chine. Son utilité réelle est de préserver le logement de l’humidité, des scorpions, des sangsues, voire des serpents et autres visiteurs désagréables.

Il n’était plus possible de parcourir les environs de Compong Luong, en raison de la crue des eaux qui avait pris depuis notre départ des proportions considérables. Il n’y avait d’autre route fréquentable que la haute et large chaussée qui conduit à Oudong. Cette promenade même n’offrait plus grand intérêt, le roi du Cambodge et toute sa cour s’étant transportés depuis peu à Pnom Penh. En suivant la chaussée, on laisse à gauche une colline à trois sommets, nommée Prea Reach Trop. Au pied de cette colline ont été enterrés presque tous les membres de la famille royale depuis le roi Ang Eng. Sur le point culminant, s’élevait jadis un sanctuaire contemporain d’Angcor, auprès des ruines duquel les rois du Cambodge ont construit au seizième siècle de nouvelles pagodes.

La canonnière 32 nous attendait à Compong Luong : M. de Lagrée régla complètement avec son successeur tout ce qui était relatif aux magasins et au petit établissement français de ce village, et les deux canonnières appareillèrent ensemble le 5 juillet pour Pnom Penh, où nous allions prendre définitivement congé de Sa Majesté Cambodgienne Noroudam.

De Compong Luong à Pnom Penh, la rive droite du bras du lac ne présente qu’une suite ininterrompue de jardins et de villages. Parmi ceux-ci, est Pignalu, siège de la mission catholique du Cambodge. Plusieurs évêques y ont été enterrés et, au dix-septième siècle, cette chrétienté servit de refuge à Paul d’Acosta, vicaire général de l’évêché de Malacca, après la prise de cette dernière ville par les Hollandais. Pignalu avait été en dernier lieu la résidence de Mgr Miche, évêque de Dansara, qui ne l’avait quitté que lors de sa promotion au siège épiscopal de Saïgon.

Vers midi, nous jetions l’ancre aux Quatre-Bras, un peu en amont de la pointe sur laquelle le roi Noroudam se faisait construire une habitation à l’européenne. Rien de plus vivant que l’aspect que présente cette partie du fleuve. Par sa position au confluent du grand fleuve et du bras du Grand Lac, Pnom Penh est appelé sans aucun doute à un immense avenir commercial, si la domination française s’implante d’une façon durable et intelligente dans ces parages. Cette ville comptait, dit-on, cinquante mille habitants avant son incendie par les Siamois, en 1834.

Sa population est une des plus mélangées de tout le delta du Cambodge. On y coudoie tour à tour des Annamites, des Cambodgiens, des Siamois, des Malais, des Indiens, des Chinois de toutes les provinces du Céleste Empire. Ceux-ci constituent, là comme partout, l’élément le plus actif et le plus commerçant, sinon le plus nombreux ; par rang d’importance viennent ensuite : les Annamites, qui fournissent tous les bateliers qu’emploient le trafic avec les provinces de la basse Cochinchine et la pêche du Grand Lac, et un grand nombre de petits boutiquiers ; les Malais, constitués en corporation puissante, et qui sont les principaux détenteurs des quelques marchandises européennes qui viennent faire concurrence aux importations analogues de la Chine ; enfin les indigènes. Sur le marché, les porcelaines, les faïences, la mercerie et la quincaillerie du Céleste Empire s’étalent à côté de quelques indiennes, de quelques cotonnades anglaises et de la bouteille de vermouth ou de liqueur qui caractérise plus spécialement la part de l’importation française.

Nous complétâmes sur le marché de Pnom Penh notre provision d’objets d’échange ; nous fîmes surtout une emplette considérable de fils de laiton de toutes dimensions, les Chinois en relations commerciales avec le Laos ayant indiqué cet article au commandant de Lagrée comme l’un des plus estimés dans la partie de la vallée du fleuve qui confine immédiatement au Cambodge.

Le 6, nous fûmes présentés par M. de Lagrée à Sa Majesté Cambodgienne, qui nous fit le plus brillant accueil et voulut bien nous donner la récréation d’un ballet exécuté par le corps entier de ses danseuses. Ce genre de spectacle est évidemment d’importation hindoue, comme en témoignent d’ailleurs les costumes des exécutantes. La danse, on le sait, est complètement étrangère à la race mongole, et les Chinois ne s’accommodent guère que de représentations historiques où les héros et les guerriers de l’antiquité viennent déclamer sur la scène le récit de leurs exploits.

La récréation du ballet, à laquelle toute la cour parut prendre le plus vif plaisir, fut suivie d’une collation, à laquelle seuls nous prîmes part avec le roi.

Ce n’était pas sans les plus vifs regrets que celui-ci se séparait de son conseiller intime et de son tuteur politique, M. de Lagrée. L’horizon était gros d’orage : l’évasion de Pou Kombo avait été suivie d’une levée de boucliers contre son royal parent. On se rappelle que Noroudam était né bien avant que son père fût roi du Cambodge, et alors que l’existence de Ang Em et de ses fils semblait devoir l’en écarter à jamais. Cette naissance en dehors de la condition royale était un des griefs les plus graves invoqués contre le roi actuel. De plus Noroudam, dont les besoins et les convoitises grandissaient depuis qu’il était en contact avec la civilisation européenne, avait, dans le but d’augmenter ses revenus, affermé la plupart des branches de l’impôt à des Chinois dont les exactions irritaient profondément les populations. Pou Kombo se hâta de promettre la suppression de ces fermes, et il sut débuter par un coup d’éclat. La population du district de Tay-ninh est très-clair-semée et composée en grande partie de Cambodgiens. Cet arrondissement est un des plus vastes et des moins peuplés de la Cochinchine. Aussi les corvées imposées récemment par l’administration locale, pour l’exécution de travaux au chef-lieu, avaient paru particulièrement pénibles et vivement excité le mécontentement des habitants. Pou Kombo exploita ces rancunes et réussit à massacrer dans un guet-apens l’infortuné capitaine Savin de Larclauze, inspecteur des affaires indigènes chargé du gouvernement du district. Des troupes, immédiatement envoyées contre le rebelle, avaient essuyé un échec qui avait coûté la vie au lieutenant-colonel Marchaisse ; grâce au prestige de ce succès sur les Français, on pouvait craindre que le mouvement ne se propageât dans le Cambodge proprement dit, et que Pou Kombo ne tentât le passage du grand fleuve et l’attaque directe de la capitale du royaume.

Dans de telles circonstances, la connaissance que M. de Lagrée avait du caractère cambodgien, l’influence personnelle qu’il avait acquise sur les gouverneurs de province et les principaux personnages de la cour, pouvaient être de l’utilité la plus grande, non-seulement au roi Noroudam, mais encore au gouverneur de la colonie, qui avait toujours agi jusqu’à ce moment d’après les indications d’un officier dans le jugement duquel il avait la confiance la plus entière et la mieux justifiée. Mais il était trop tard pour remettre un voyage solennellement annoncé en France. Rien ne faisait encore prévoir que ce mouvement insurrectionnel dût atteindre des proportions sérieuses. Quelques mesures promptes et énergiques devaient probablement suffire à l’étouffer. La présence de canonnières françaises à Pnom Penh assurait d’ailleurs Noroudam contre un coup de main, et ce n’avait pas été sans doute l’un des moindres motifs qui l’avaient porté à abandonner sa résidence d’Oudong.

Le Cosmao, de retour de Bankok, venait de mouiller à Kompot, et l’or et les passe-ports siamois qu’il rapportait avaient été immédiatement expédiés à Pnom Penh. L’heure du départ allait sonner. Le roi fit tous ses efforts pour faire accepter à M., de Lagrée le cadeau d’une barre d’or, dernier témoignage de sa royale munificence. Il ne réussit pas. Ce n’était pas le premier sujet d’étonnement que lui donnaient les mœurs françaises, si différentes à cet égard des mœurs cambodgiennes.




un ballet à la cour du cambodge.

Le 7 juillet, à midi, tous nos préparatifs étant entièrement terminés, la canonnière 27, sur laquelle se trouvaient tout le personnel et tout le matériel de l’expédition, et la canonnière 32, commandée par M. Pottier, appareillèrent en même temps de la rade de Pnom Penh. Ce n’avait pas été sans peine que notre interprète cambodgien, Alexis Om, s’était décidé au dernier moment à nous accompagner. Les supplications de sa famille, les récits effrayants que lui faisaient ses compatriotes sur les pays inconnus vers lesquels nous voulions l’entraîner, avaient ébranlé sa résolution, et le commandant de Lagrée sentit, dès ce moment, qu’il ne fallait pas espérer l’emmener bien loin. Heureusement un Laotien, nommé Arovi ou Alévi, du nom de la province lointaine dont il était originaire, qui s’était fixé au Cambodge depuis plusieurs années, consentit à reprendre la vie errante qu’il avait menée jadis et à nous suivre comme interprète. Le commandant de Lagrée pouvait converser facilement avec lui en langue cambodgienne et la connaissance qu’avait Alévi des usages des pays que nous allions traverser devait nous être de la plus grande utilité.


départ de pnom penh.


M. Pottier fit route avec nous pendant quelque temps afin de témoigner jusqu’au bout ses sympathies et sa déférence pour son prédécesseur au Cambodge. À une certaine distance de la pointe de la Douane, les deux canonnières se séparèrent après un salut de quatre coups de canon fait par la canonnière 32. Les pavillons s’abaissèrent en signe de dernier adieu ; les deux équipages poussèrent en même temps le cri de : Vive le commandant de Lagrée ! Quelques instants après, nous voguions seuls sur l’immense fleuve.

Le lendemain matin, de très-bonne heure, nous laissâmes sur notre gauche le groupe d’îles de Sutin, au delà duquel se dessine la croupe de Pnom Bachey. Ces îles sont fort importantes par leur production en coton. Après un court arrêt à Phoum Tchelong, la canonnière 27 arriva le 9 juillet devant Cratieh, village cambodgien situé sur la rive gauche du fleuve. À son extrémité sud se trouve une résidence royale dans laquelle nous nous installâmes, en attendant que les barques demandées au gouverneur de la province de Samboc-Sombor fussent prêtes pour la continuation de notre voyage. Nous nous trouvions près des rapides de Sombor et à l’extrême limite des reconnaissances hydrographiques tentées sur le fleuve en bateau à vapeur. Le commandant de Lagrée eût désiré que M. Espagnat essayât de remonter un peu plus haut avec sa canonnière, afin que je pusse me rendre compte de l’aspect que présentaient ces rapides et des chances de passage qu’ils pouvaient offrir à cette époque de l’année à un navire à vapeur de faibles dimensions. Mais l’état des chaudières et de la coque de la canonnière 27, qui avait été montée à Tchefou, en 1860, dès le début de la guerre de Chine, rendait cette expérience assez dangereuse, et le commandant de Lagrée se rendit aux observations que M. Espagnat lui fit à ce sujet. Nous nous empressâmes de clore notre dernier courrier pour Saïgon et pour la France, et, le 11 juillet, la canonnière 27 partit pour la Cochinchine, nous laissant définitivement livrés à nos propres ressources. L’un des membres de la Commission, M. le docteur Thorel, était à ce moment atteint d’une dyssenterie qui avait fait songer un instant au chef de l’expédition à le renvoyer à Saïgon. Mais l’énergie du malade le soutint, et quelques jours après un mieux sensible se prononçait dans son état.

Le commandant de Lagrée s’était informé avec soin des mouvements de Pou Kombo, et il avait appris que ce rebelle avait fait, à la tête de quatre cents hommes, une tentative pour s’établir dans une forteresse ruinée, ancienne résidence des rois de Cambodge, située à peu de distance de la rive gauche du fleuve, mais qu’il avait été battu et refoulé du côté de Tay-ninh par le mandarin de Thbong Khmom. De ce côté, il ne semblait donc pas qu’il pût y avoir des inquiétudes à concevoir sur nos communications à venir. Nous n’avions plus pour le moment qu’à nous préoccuper de l’organisation de notre navigation future, et nous dûmes y employer quatre ou cinq journées. Les huit barques mises à notre disposition nécessitaient une installation toute particulière pour être à même de remonter les forts courants du fleuve. Dans toute la vallée du Mékong, ces barques sont de simples troncs d’arbres creusés, d’une longueur variant entre 10 et 18 mètres. Pour les rendre manœuvrables, on applique tout autour un soufflage en bambou assez large pour qu’un homme puisse y circuler facilement. Ce soufflage forme à l’avant et à l’arrière deux plates-formes qui prolongent et élargissent les extrémités de la pirogue, et dont l’une sert à l’installation du gouvernail. La partie creuse de la barque est recouverte d’un toit semi-circulaire, dont la carcasse est faite en bambou et dont les intervalles sont remplis par des nattes ou par des feuilles[1].

Pendant que nos bateliers cambodgiens travaillaient activement à revêtir chaque barque de cette sorte d’armature, nous achevions de disposer le matériel de l’expédition et de prendre toutes les précautions nécessaires pour le garantir autant que possible de toute avarie. Le travail devenait d’ailleurs la seule distraction possible au milieu de l’isolement complet où nous nous trouvions.

Cratieh est un petit village de quatre à cinq cents âmes, où n’apparaît aucune espèce de mouvement commercial. Les cases, proprement construites, se disséminent sur une grande longueur le long de la rive, s’entourant de quelques arbres fruitiers et de quelques jardins. Derrière l’étroite bande qu’elles occupent au sommet de la berge du fleuve, le terrain s’abaisse rapidement, et l’on ne rencontre plus au delà que quelques pauvres cultures de riz éparpillées dans la plaine. Rien ne donne une idée plus triste de l’incurie et de l’indolence du Cambodgien, que la vue de ces petits carrés de riz, perdus au milieu de fertiles terrains restés en friche alors que ni les bras ni les bestiaux ne manquent pour les cultiver. Ce qui est nécessaire à sa consommation, mais rien de plus, telle est la limite que le Cambodgien paraît presque partout donner à son travail. Aussi, au milieu d’éléments de richesse qui n’attendent qu’une main qui les féconde, au milieu du pays le plus admirablement favorisé de la nature, reste-t-il pauvre et misérable, repoussant par paresse ou par découragement le bien-être et la fortune qui lui tendent la main : triste résultat du système de gouvernement qui tue ce riche et malheureux pays. L’intermédiaire du mandarin en tout et pour tout, en faisant toujours à celui-ci la part du lion dans les bénéfices, a tué le peu d’initiative d’une race naturellement indolente et qui paraît préférer, en toute circonstance, aux travaux sédentaires, la vie errante des forêts.

Le 13 juillet, nos barques étaient enfin prêtes ; nous procédâmes à l’embarquement et à l’arrimage à bord de tout notre matériel ; le personnel fut ensuite réparti entre elles aussi également que possible, et le pavillon français fut arboré sur celle qui portait le chef de l’expédition. À midi, les pirogues débordèrent successivement et commencèrent leur long et pénible halage le long de la rive gauche du fleuve. L’équipage de ce genre de barques se compose, suivant leur dimension, de six à dix hommes appelés piqueurs. Chacun d’eux est armé d’un long bambou aux extrémités duquel se trouvent, d’un côté un croc en fer, de l’autre une petite fourche, selon que l’on veut pousser ou tirer à soi. Les piqueurs partent de la plate-forme avant, fixent leur bambou à un point quelconque de la rive, pierre ou branche d’arbre, et marchent vers l’arrière pour revenir ensuite par le bord opposé prendre un nouveau point d’appui ou de halage. Cette espèce de manège circulaire peut imprimer à la pirogue la vitesse d’un homme marchant au pas de course quand les piqueurs sont habiles et que la rive que l’on suit est droite et nette. Le patron doit porter toute son attention à maintenir la barque dans le sens du courant ou plutôt son avant légèrement incliné vers la rive ; s’il laissait le courant frapper l’avant du côté opposé, la barque viendrait en travers, et il faudrait lui laisser faire le tour entier avant de songer à la ramener le long de la berge.

Nous ne fîmes que peu de chemin le 13 : après un court arrêt à Sombor, nous vînmes nous remiser pour la nuit à l’entrée du Prek Champi, petit affluent de la rive gauche. Nous nous trouvions là au commencement des rapides de Samboc-Sombor. La lisière d’un champ de maïs nous servit de dortoir : la nouveauté de la situation, les conversations prolongées fort avant dans la nuit, les moustiques, quelques grains de pluie firent passer une nuit blanche à la plupart d’entre nous. Le lendemain, à 6 heures du matin, après un déjeuner sommaire composé, comme à bord, de biscuit et de café, nos barques continuèrent l’ascension du fleuve.

Le courant était rapide ; les eaux avaient monté de 5 mètres environ et charriaient déjà des arbres, des branches, des amas de feuilles enlevés aux rives. Au lieu des têtes de roches qui parsèment cette partie du fleuve à l’époque des basses eaux, on n’apercevait sur l’immense fleuve que quelques lointains et rares bouquets d’arbres qui indiquaient la place des rochers submergés ; à plus d’un mille de distance apparaissait la rive droite. Le long de la berge que nous suivions, un large espace semblait libre de tout obstacle et offrait un passage facile à un navire à vapeur doué d’une force suffisante pour refouler le courant. En définitive, ces rapides tant redoutés semblaient s’évanouir avec la crue des eaux, et la navigabilité du fleuve, qui était au début du voyage le point le plus important à constater, pouvait jusque-là s’affirmer sans crainte. À 5 heures du soir, nous étions arrivés à Sombor[2].

C’était le dernier point de quelque importance appartenant au Cambodge que nous devions rencontrer. Le gouverneur de la province de Samboc-Sombor y réside : il accueil-


arrivée à la pointe du sombor.


lit le commandant de Lagrée avec tout le respect dû à son rang. Confortablement installés dans l’une des nombreuses cases qui composent la demeure de ce fonctionnaire, et bien à l’abri sous nos moustiquaires, nous passâmes une nuit meilleure que la précédente. L’excellent mandarin reçut de M. de Lagrée, en retour de quelques cadeaux de volaille et de fruits, un revolver choisi dans notre stock d’objets d’échange. À ce prix, il eût volontiers prolongé une hospitalité dont ses contribuables faisaient tous les frais. Mais le temps pressait et nous ne pûmes donner à ses instances que la matinée du jour suivant.

La province de Sombor[3] est riche surtout en produits forestiers, tels que la cire, la gomme laque, les peaux de cerfs. Des routes conduisent à l’intérieur du pays, qui est occupé par des tribus sauvages et où l’on va se procurer des esclaves. Samboc et Sombor sont considérés comme l’apanage de l’okhna Veang ou grand trésorier du royaume.

Le 15 juillet, à 11 heures, nous nous remettions en route. À partir de Sombor, le lit du fleuve s’encombre d’une multitude d’îles qui l’élargissent démesurément et qui ne permettent pas d’embrasser toute son étendue et de juger de sa configuration, tout en variant davantage ses aspects successifs. La zone que nous traversions était à peu près complètement inhabitée et couverte de forêts magnifiques. Les essences les plus communes parmi celles que nous rencontrions étaient le Dzao, le géant des forêts de l’Indo-Chine


les premiers rapides.


méridionale, dont le tronc, qui atteint parfois d’un seul jet 30 mètres de hauteur, sert à la construction des plus grandes pirogues, le Ban-lang qui fournit au batelage d’excellents avirons, le Cam-xe[4] qui donne un beau bois d’ébénisterie et fournit pour la construction des maisons des colonnes presque imputrescibles. Le premier de ces trois arbres était le seul qui parût exploité. Des excavations en forme de niches, creusées par le feu, étaient pratiquées dans la plupart des troncs et servaient de réservoir à l’huile de bois que cette espèce produit en quantité considérable. Quelques-unes de ces excavations étaient recouvertes avec soin de larges feuilles pour empêcher l’introduction de l’eau de pluie.

Le 16 juillet, nous nous trouvions en présence de véritables rapides : les rives nettes et bien dessinées des îles qui avaient encadré jusque-là le bras du fleuve que nous suivions s’effacèrent tout d’un coup. Le Cambodge se couvrit d’innombrables bouquets d’arbres à demi submergés ; ses eaux limoneuses roulaient avec impétuosité dans mille canaux dont il était impossible de saisir l’inextricable réseau. D’énormes blocs de grès se dressaient le long de la rive gauche et indiquaient que des bancs de la même roche traversaient la rivière dans toute sa largeur. À une assez grande distance de la rive, les bambous des piqueurs trouvaient le fond à moins de trois mètres, et nos barques n’avançaient qu’avec le plus grand effort contre un courant qui, en certains endroits resserrés, atteignait une vitesse de 5 milles à l’heure.

Les pluies et les orages ralentirent encore notre marche. Nous eûmes les plus grandes peines à trouver le soir un gîte sûr pour nos barques, et la crue subite de la petite rivière à l’embouchure de laquelle nous cherchâmes un abri, nous mit en danger d’être emportés pendant notre sommeil et jetés à l’improviste au milieu du courant du grand fleuve.

Nous couchions maintenant dans nos pirogues, dont le toit nous garantissait peu de la pluie : il ne fallait pas que l’orage durât bien longtemps pour percer de part en part les nattes et les feuilles qui le composaient. La température ne rendait point ces douches bien pénibles à supporter, et on se résignait assez facilement à ne pas dormir en contemplant l’illumination fantastique et véritablement grandiose que les éclairs incessants entretenaient sous les sombres arceaux de la forêt, et en écoutant le bruit éclatant du tonnerre, répercuté par tous ses échos, se mêler au grondement sourd et continu des eaux du fleuve.

Le 19 juillet, nous sortions de cette zone de rapides. Nous étions arrivés à la limite du Cambodge et du Laos sur la rive gauche du fleuve. Près de la rive droite, qui appartenait toujours à la grande province de Compong Soai et un peu en aval, se trouvait un rapide, celui de Preatapang, que les bateliers donnaient comme le passage le plus dangereux de toute cette partie du fleuve. M. de Lagrée m’engagea à essayer de le reconnaître, et je partis à cet effet dans une petite pirogue. Arrivé au milieu du fleuve, le long d’une île d’où l’on découvre une assez longue perspective en aval, mes rameurs me montrèrent du doigt la direction de Preatapang. Ce fut tout ce que j’en obtins : malgré toutes mes instances, ils me ramenèrent à la rive d’où nous étions partis et qu’avait continué de suivre le reste de l’expédition. Nous convînmes, M. de Lagrée et moi, que ce ne serait que partie remise, et que, dès notre arrivée à la prochaine étape, je tenterais une reconnaissance de la rive droite du fleuve jusqu’à Sombor, point où nous avions cessé d’apercevoir cette rive.

Le 20 juillet, le cours du fleuve qui s’était infléchi à l’ouest dans le passage des rapides, était revenu exactement au nord, et pour la première fois l’horizon nous montrait dans cette direction quelques ondulations de terrain. Le fleuve était redevenu calme et d’une apparence magnifique ; sur la rive gauche se montraient les premières habitations laotiennes. Le 21 au matin, nous apercevions le large confluent du Se Cong ou rivière d’Attopeu et nous doublions la pointe de Stung Treng ou Sieng Treng, chef-lieu de province situé sur la rive gauche de cette rivière, à peu de distance de son embouchure. Nous allions rencontrer là le premier fonctionnaire dépendant de Siam avec qui nous devions entrer en rapports.

Dès les premiers pourparlers, ce gouverneur, qui était Laotien, se montra d’une froideur et d’une défiance qui nous firent fort mal augurer de nos relations futures avec les autorités siamoises. Nous devions congédier à Stung Treng nos barques et nos équipages cambodgiens, qui ne pouvaient s’éloigner davantage de leur point de départ, réunir d’autres moyens de transport, compléter la reconnaissance hydrographique de la partie du fleuve parcourue jusque-là. Tout cela demandait du temps et le concours des habitants du pays. Il importait donc de rompre la glace qui, dès le début du voyage, menaçait de compromettre la bonne entente si nécessaire à la réussite, sans cependant se départir de la dignité nécessaire au prestige du pavillon et aux intérêts que nous voulions servir. Après avoir fait une première visite au gouverneur pour lui demander un abri et des vivres pour l’expédition, M. de Lagrée, ne voyant pas se réaliser les promesses faites, me renvoya au Muong (c’est au Laos le nom de la résidence des gouverneurs de province et le titre des gouverneurs eux-mêmes) pour renouveler ses demandes et manifester tout son mécontentement. Il y avait plus de timidité et de crainte que de mauvais vouloir dans la conduite du pauvre fonctionnaire. Après quelques pourparlers, il finit par avouer franchement que le pays était très-indisposé contre les Français, parce que la récente visite d’un négociant de cette nation, le sieur Lef…, avait donné la plus mauvaise opinion de leur manière de faire ; que, par cette raison, il serait difficile de se procurer des vivres et des moyens de transport, tant cet étranger avait usé de violence et de mauvaise foi dans les relations qu’il avait essayé de nouer avec les indigènes ; enfin, que nos armes et notre nombre, relativement considérable, n’étaient point de nature à rassurer des populations naturellement douces et craintives. Le commandant de Lagrée promit d’examiner ces plaintes[5], assura que la conduite des hommes de l’expédition serait de nature à dissiper toutes les préventions des Laotiens, obtint à son tour l’assurance du gouverneur que celui-ci ne se croyait en aucune façon le droit d’entraver la marche de la mission française, et, cette assurance reçue, exhiba les passe-ports de Siam. Il fit sentir en même temps que si l’on continuait à montrer devant ses justes demandes la même inertie, le même manque d’empressement, il s’établirait lui-même à Stung Treng sans le consentement de qui que ce fût et en référerait au gouverneur de la Cochinchine française.

Ce mélange de douceur et de fermeté, qui était le fond du caractère de M. de Lagrée, et à l’aide duquel il est parvenu dans la suite à vaincre tant d’obstacles, réussit parfaitement. Le gouverneur vint peu après lui rendre sa visite en personne et s’excuser de sa conduite en alléguant son ignorance des usages. Ses cadeaux, qui avaient été d’abord refusés par le commandant de Lagrée, furent acceptés, et il reçut à son tour en échange quelques objets français. Pendant que l’on nous construisait une case, nous nous installâmes dans le sala, sorte de maison commune que l’on trouve dans tous les villages laotiens, où le jour on délibère des affaires publiques, et où, la nuit, se tiennent quelques gardiens qui annoncent les veilles sur un tam-tam et protègent les habitants contre les déprédations des tigres et des autres rôdeurs nocturnes.

Nous pouvions dès ce moment renvoyer nos barques et nos rameurs cambodgiens ; ces derniers, au nombre de cinquante, étaient fort impatients de retourner chez eux, l’époque du repiquage des riz étant arrivée et réclamant tous leurs soins. Quoique le roi du Cambodge eût donné l’ordre de nous conduire à Stung Treng sans aucune rémunération, en prélevant ce voyage sur les corvées qui lui étaient dues à titre d’impôt par les villages frontières, M. de Lagrée ne voulut pas avoir déplacé pour rien ces pauvres gens et fit remettre à chacun d’eux quatre ligatures[6] (environ quatre francs de notre monnaie) et le riz nécessaire pour rejoindre leurs villages. Cette générosité avait également pour but de rassurer les Laotiens, devant qui elle était faite, sur le payement de leurs services à venir. En même temps, M. de Lagrée retint une petite pirogue et les deux bateliers cambodgiens qui passaient pour les meilleurs pilotes du fleuve, et il les décida à prix d’argent à me reconduire à Sombor, en redescendant par la rive droite ou par telle autre route que je leur indiquerais. Comme je l’ai déjà dit plus haut, la nature même de notre navigation jusqu’à Stung Treng avait rendu impossible toute reconnaissance hydrographique sérieuse, et l’objet de cette seconde excursion faite avec le courant en pleine eau, était surtout d’essayer de constater l’existence d’un chenal navigable au milieu de tout ce dédale d’îles, de roches et de rapides.

Je m’embarquai donc, moi quatrième, dans la frêle pirogue : en outre des deux Cambodgiens, j’emmenais un matelot français nommé Renaud, à qui un long séjour au Cambodge avait donné une certaine connaissance de la langue, et qui devait me servir à la fois de sondeur et d’interprète. Nous partîmes de Stung Treng le 24 juillet, à midi et demi. La légère barque, emportée par le courant, était gouvernée avec une merveilleuse adresse par les deux rameurs, armés chacun d’une courte pagaie et accroupis aux extrémités. Renaud et moi étions assis au centre, lui sondant de temps à autre, moi relevant rapidement la route suivie avec ma boussole et notant au crayon les différentes particularités qu’offrait le fleuve. Nous eûmes bientôt gagné la rive droite, et nous entrâmes dans le bras étroit et sinueux que le groupe d’îles de Salanh dessine le long de cette rive. À la tombée de la nuit, nous étions déjà arrivés, grâce à la vitesse du courant, à la tête de la zone des rapides ; je fis faire halte, et nous cherchâmes sur la berge le gîte pour la nuit que ne pouvait nous offrir l’étroite embarcation. Nous nous retrouvions sur le territoire cambodgien, au centre d’une exploitation forestière. Tout autour de nous gisaient d’énormes arbres abattus, dans le flanc desquels on avait commencé à creuser des pirogues ; de forts coins en bois, enfoncés de distance en distance, maintenaient entr’ouverte la plaie béante pratiquée à coups de hache dans le cœur de l’arbre et allaient servir à l’élargir démesurément. Les bûcherons avaient déjà abandonné leur travail ; mais nous trouvâmes les restes d’un feu que nous attisâmes, et autour desquels nous amoncelâmes de nouveau combustible pour la nuit. Non loin de là s’élevait une petite case, perchée sur quatre hauts piquets à plus de trois mètres au-dessus du sol ; une grossière échelle y conduisait. Cette espèce d’observatoire ou de mirador que l’on trouve dans toutes les parties de forêt exploitées, et qui sert d’abri et de lieu de veille contre les bêtes féroces, fut transformé en dortoir. Bercé par les oscillations que le vent imprimait parfois à notre domicile, et par le concert des mille bruits dont résonnait l’atmosphère de la forêt, je m’endormis bien vite, en compagnie de Renaud et de l’un de mes bateliers ; l’autre s’était allongé dans la petite pirogue qu’il remplissait tout entière, pour veiller pendant la nuit à la sécurité de notre unique véhicule.

À 6 heures du matin, nous nous remîmes en route. Le bras étroit que nous avions suivi la veille s’élargissait brusquement jusqu’à atteindre un kilomètre et demi ; en même temps le courant s’accélérait. La profondeur du fleuve, que j’avais trouvée supérieure à 30 mètres au départ de Stung Treng, n’était plus ici que de 15 mètres. Sur notre gauche était la grande île de Prea, qui masquait l’autre rive. Nous n’aperçûmes celle-ci qu’après avoir dépassé la pointe sud de l’île, et j’estime qu’en ce point la largeur du bras unique que forme le Cambodge atteint 5 kilomètres ; puis le fleuve se couvrit de nouveau d’îles de toutes dimensions, et le bruit lointain du rapide de Preatapang arriva à nos oreilles. La rive droite s’infléchissait légèrement vers l’ouest, et dans ce léger renflement venaient se placer une série d’îles longues, effilées comme des navires et dont les formes aiguës divisaient sans effort le courant devenu de plus en plus rapide. Mes bateliers voulurent à ce moment prendre le large et essayer de traverser le fleuve pour rejoindre la rive gauche ; mais je m’opposai à leur dessein et je leur manifestai mon intention de suivre de très-près la rive droite, qui me paraissait, d’après la configuration générale du fleuve, devoir offrir en cet endroit la profondeur la plus grande. Mon désir fut accueilli par les dénégations les plus énergiques. Il y avait, dirent-ils, folie à tenter ce passage ; l’eau bouillonnait, le courant était de foudre, la barque y serait infailliblement submergée. Je leur objectai qu’ils s’étaient engagés à me conduire au passage même de Preatapang, que c’était dans ce but précis qu’ils avaient été engagés à Stung Treng et qu’ils avaient reçu une rémunération exceptionnelle, qu’à ce moment ils n’avaient point considéré la chose comme impossible et que je pouvais juger moi-même qu’elle ne l’était pas avec une barque aussi légère et aussi facilement manœuvrable. Enfin je leur promis de doubler le prix convenu. Après s’être consultés un instant, ils m’assurèrent qu’ils me feraient voir Préatapang, mais ils continuèrent à s’éloigner de la côte. Je m’aperçus bien vite que leur intention était de passer au milieu du fleuve en laissant le rapide et l’île même de ce nom sur notre droite. Bien décidé à ne pas échouer comme la première fois dans la reconnaissance de ce fameux passage, j’ordonnai à Renaud de faire mine de s’emparer de la pagaie de l’arrière, en même temps que je signifiai de nouveau aux bateliers, la main sur mon revolver, de suivre la route que j’indiquais. Ils obéirent. Un instant après nous nous engagions entre la rive droite et la série des îles longues dont j’ai parlé. Là, le courant atteignait une vitesse irrésistible de 6 à 7 milles à l’heure, et il était trop tard pour retourner en arrière. Si je n’avais été préoccupé par l’examen de la partie du fleuve que j’avais sous les yeux, l’air de comique angoisse de mes deux rameurs m’eût fait rire. Je voyais de reste, à leur contenance, que s’il y avait danger à franchir ce terrible passage, il n’y avait pas mort certaine, et je m’aperçus avec plaisir qu’ils prenaient toutes leurs dispositions pour manœuvrer la pirogue avec énergie et promptitude. La menace de nous emparer des pagayes avait fait son effet ; ils préféraient se confier à leur habileté et à leur connaissance des lieux pour se sauver eux-mêmes que de remettre leurs destinées à l’audace ignorante d’un Européen.

Je vis bientôt ce qui formait le rapide. Après avoir longtemps couru presque exactement nord et sud, la rive droite du fleuve s’infléchit brusquement à l’est et vient présenter à l’eau une barrière perpendiculaire. En amont, sur l’autre rive, une pointe avancée renvoie dans ce coude toutes les eaux du fleuve qui la frappent et s’y réfléchissent, de sorte que leur masse entière vient s’engouffrer avec la rapidité et le bruit du tonnerre dans les quatre ou cinq canaux que forment les îles à base de grès qui se profilent le long de la rive droite. Irritées de la barrière soudaine qu’elles rencontrent, les ondes boueuses attaquent la berge avec furie, l’escaladent, entrent dans la forêt, écument autour de chaque arbre, de chaque roche et ne laissent debout dans leur course furieuse que les plus grands arbres et les plus lourdes masses de pierre. Les débris s’amoncellent sur leur passage ; la berge est nivelée, et, s’élevant au milieu d’une vaste mer d’une blancheur éclatante, pleine de tourbillons et d’épaves, quelques géants de la forêt, quelques roches noirâtres résistent encore, pendant que de hautes colonnes d’écume s’élèvent et retombent sans cesse sur leurs cimes.

C’était là que nous arrivions avec la rapidité de la flèche. Il était de la plus haute importance de ne pas être entraînés par les eaux dans la forêt, où nous nous serions brisés en mille pièces, et de contourner la pointe en suivant la partie la plus profonde du chenal. Nous y réussîmes en partie. Ce ne fut d’ailleurs pour moi qu’une vision, qu’un éclair. Le bruit était étourdissant, le spectacle fascinait le regard. Ces masses d’eau, tordues dans tous les sens, courant avec une vitesse que je ne puis estimer à moins de 10 ou 11 milles à l’heure et entraînant au milieu des roches et des arbres notre légère barque perdue et tournoyante dans leur écume, auraient donné le vertige à l’œil le moins troublé. Renaud eut le sang-froid et l’adresse de jeter, à mon signal, un coup de sonde qui accusa 10 mètres ; ce fut tout. Un instant après, nous frôlions un tronc d’arbre le long duquel l’eau rejaillissait à plusieurs mètres de hauteur. Mes bateliers, courbés sur leurs pagaies, pâles de frayeur, mais conservant un coup d’œil prompt et juste, réussirent à ne point s’y briser. Peu à peu la vitesse vertigineuse du courant diminua : nous entrâmes en eau plus calme ; la rive se dessina de nouveau ; mes bateliers essuyèrent la sueur qui ruisselait de leurs fronts. Nous accostâmes pour les laisser se reposer de leur émotion et des violents efforts qu’ils avaient dû faire. Je remontai à pied le long de la berge pour essayer de prendre quelques relèvements et compléter la trop sommaire notion que je venais d’avoir de cette partie du fleuve : si la profondeur de l’eau paraissait suffisante pour laisser passer un navire, la force du courant enlevait tout espoir que ce passage pût jamais être tenté, et le chenal, s’il existait, ne devait plus être cherché de ce côté, mais plus probablement au milieu des îles qui occupent la partie centrale du lit du fleuve.

En continuant la descente du fleuve le long de la rive droite, je trouvai encore quelques passages assez rapides, mais aucun qui présentât le moindre danger. Le même jour, à 2 heures et demie, j’arrivai à Sombor, ayant parcouru en douze heures, grâce à la rapidité du courant, la distance que nous venions de mettre six jours à franchir en remontant le fleuve ! Je trouvai à Sombor une barque cambodgienne chargée des caisses que nous avions dû laisser à Cratieh, faute de moyens de transport suffisants ; elle allait rejoindre l’expédition à Stung Treng ; j’abandonnai ma petite pirogue trop incommode pour un long trajet, je récompensai généreusement mes deux pilotes, et, après avoir pris définitivement congé d’eux et du gouverneur de Sombor, chez lequel je passai une nuit, je repartis avec cette barque retardataire. Ce fut avec la plus vive satisfaction que je m’aperçus, pendant le trajet, qu’elle contenait des caisses de biscuits : j’étais parti sans provisions, et je n’avais pu acheter à Sombor des vivres en quantité suffisante. Ce biscuit et un peu d’eau-de-vie me permirent de ne point recourir absolument aux boulettes de riz des bateliers. Le 30 juillet, j’étais de retour, sans autre incident, à Stung Treng.

Tout s’y passait le plus tranquillement du monde. Le commandant de Lagrée en était parti, la veille, pour faire une excursion dans le Se Cong. Le logement de l’expédition était complètement achevé et plaisamment situé à l’embouchure d’un petit arroyo, sur la berge même de la rivière[7]. Il n’était séparé des maisons du village que par le sentier qui en forme la rue principale. La population s’était bien vite accoutumée à la petite expédition ; les approvisionnements et les achats de toute nature se faisaient avec la plus grande facilité. À la pointe même de la rivière et du grand fleuve, au milieu de la solitude d’un petit bois, sont des restes fort remarquables de tours en briques de l’époque khmer. Les bases de ces tours sont divisées en deux compartiments, dont chacun forme un petit sanctuaire rectangulaire. En dedans de l’enceinte qui enclôt ces tours, sont des restes d’édicules, comme dans les monuments du Cambodge. Les encadrements des portes sont en grès ; mais si les briques employées sont d’une grande beauté et d’une grande perfection de cuisson et de forme, la pierre est plus grossière, plus mal jointe ; l’ornementation est d’un goût plus lourd.

D’autres ruines, consistant également en tours en briques, avec portes en grès, se trouvent sur la rive droite du Cambodge, vis-à-vis de l’embouchure du Se Cong. Elles furent visitées par M. Delaporte.

Il résulte, comme nous l’avons déjà vu, de la relation du voyage de Gérard van Wusthof, que Stung treng était autrefois le lieu d’une résidence royale[8]. C’est probablement en ce point que se réfugièrent Prea Borom Reachea et ses deux fils, après la prise de Lovec par Phra Chao Naret (1594). Les rois de Vien Chan profitèrent des troubles qui suivirent pour s’emparer de Stung Treng, qui depuis a passé, en même temps que tout le reste du Laos, sous la domination de Siam. Mais cette conquête semble n’avoir jamais été reconnue par le Cambodge, car Stung Treng figure encore aujourd’hui sur la liste officielle de ses provinces. Il y a encore quelques villages cambodgiens disséminés dans la vallée du Se Cong.

Malgré sa proximité du Cambodge, Stung Treng n’avait été visité dans ces derniers temps que par le sieur Lef… et les missionnaires Cordier, Bouillevaux et Beuret. Celui-ci y était mort au mois de septembre 1852 et avait été enterré sur la rive du fleuve. Cet événement et le peu de sympathie religieuse que rencontrèrent les prédications de ses


ruines à la pointe de stung treng.


confrères firent abandonner ce commencement de mission au Laos ; ce pays revêtit, à partir de ce moment, un caractère légendaire d’insalubrité et de mortalité que la mort de Mouhot vint malheureusement confirmer.

Le village même de Stung Treng peut contenir environ huit cents habitants, tous laotiens. La province dont il est le chef-lieu s’étend tout entière sur la rive gauche du Cambodge. Stung Treng est l’intermédiaire commercial entre Pnom Penh et Attopeu, centre assez considérable, situé dans le haut de la rivière, et le dernier point qui à l’est relève de Bankok. Attopeu est le lieu d’une production de poudre d’or autrefois importante, aujourd’hui presque nulle. De nombreuses tribus sauvages, dont quelques-unes, les Proons, sont réputées très-cruelles, habitent les régions montagneuses qui circonscrivent la vallée du Se Cong, et surtout la zone comprise entre cet affluent du grand fleuve et la grande chaîne de Cochinchine.

Le commerce est entre les mains de quelques Chinois, la plupart originaires du Fokien, arrivés là par la Cochinchine. Les produits qu’ils apportent sont : de la noix d’arec, des étoffes de soie, des cotonnades, du sucre, du sel, divers articles de mercerie et de quincaillerie. Ils remportent à Pnom Penh du cardamome, de l’ortie de Chine, de la cire, de la laque, de l’ivoire, des peaux et des cornes de cerf et de rhinocéros, des plumes de paon et quelques objets de vannerie et de boissellerie artistement fabriqués par les sauvages. Tous ces échanges se font en nature, et il faut une saison entière pour transformer le chargement d’une barque. Ce n’est pas que la monnaie soit inconnue dans le pays : le tical siamois, qui est la monnaie officielle, et la piastre mexicaine, y ont cours ; mais ils ne s’y trouvent qu’en quantité excessivement faible. Comme monnaie divisionnaire, on se sert à Stung Treng de petites barres de fer aplaties de forme losangique, de 3 centimètres de largeur au milieu, sur moins de 1 centimètre d’épaisseur et sur 14 ou 15 centimètres de long. Elles pèsent environ 200 grammes, et l’on en donne 10 pour un tical ; cette monnaie singulière et incommode, qui attribue au fer une valeur huit ou neuf fois supérieure à celle qu’il a dans les pays civilisés, vient de la province cambodgienne de Tonly Repou. Pour une de ces barres de fer, les habitants donnent ordinairement deux poules. Un peu plus haut dans la vallée du Cambodge, à Bassac et à Oubôn, on se sert comme monnaie divisionnaire de petits saumons de cuivre de la grosseur du petit doigt et d’une longueur de 6 à 7 centimètres, appelés lat. On en donne 24 pour un tical.

Comme on peut le pressentir aisément, le commerce dont je viens de parler ne se fait que dans des proportions excessivement restreintes. Les Laotiens de cette zone ne sont guère plus producteurs que les Cambodgiens, et ce que j’ai dit plus haut de ces derniers peut s’appliquer également à leurs voisins de Stung Treng. Sans l’intervention de l’élément chinois, ces contrées éloignées mourraient bientôt à toute relation extérieure. Malheureusement, le régime douanier déplorable auquel est soumis le Cambodge est un puissant obstacle aux efforts des laborieux émigrants que le Céleste Empire fournit à toutes ces régions. Dès notre arrivée à Stung Treng, quelques-uns des Chinois qui y résidaient adressèrent à ce sujet de vives plaintes à M. de Lagrée : l’augmentation des droits de douane à Pnom Penh, pour toutes les marchandises venant du Laos, était devenue telle, dirent-ils, que cette route commerciale, cependant si directe, et relativement si facile, se trouvait trop onéreuse et qu’il allait falloir y renoncer pour prendre celle de Bankok. Outre la dîme prélevée sur tous les produits, le fermier récemment installé par le roi exigeait encore des cadeaux en nature qui élevaient le total des droits perçus à vingt pour cent environ de la valeur des marchandises !

À côté de ce commerce, qui est peu florissant, le Se Cong est la route d’un autre genre d’échanges moins avouable, mais plus actif et plus avantageux ; c’est le trafic des esclaves. Pour un peu de laiton ou de poudre, pour quelques verroteries, les chefs des tribus sauvages de cette zone consentent à livrer des adolescents, souvent même des familles entières, que les Chinois vont vendre ensuite sur le marché de Pnom Penh. Quoique la condition de ces esclaves au milieu des Laotiens ou des Cambodgiens ne soit point comparable à ce qu’était jadis celle des nègres dans les colonies européennes, quoiqu’ils jouissent souvent d’un bien-être plus grand qu’à l’état de liberté, ce commerce n’en a pas moins les plus déplorables conséquences pour la race au détriment de laquelle il s’exerce : la guerre entre toutes les tribus presque à l’état de permanence, des enlèvements à main armée et d’indignes violences de la part des marchands qu’attire chaque année ce commerce lucratif.


vue du se cong d’attopeu près de son confluent.

Un esclave qui a coûté à Attopeu 100 ou 150 francs en marchandises, se revend à Pnom Penh 500 francs environ.

Le 5 août, M. de Lagrée était de retour de son excursion. Il avait remonté la branche la plus ouest du Se Cong, qui se divise en trois bras principaux, à très-peu de distance de Stung Treng, où, d’après une mesure de M. Delaporte, il n’a pas moins de 800 mètres de large. L’un de ces bras vient du sud et traverse le pays habité par les sauvages Radé ; les deux autres sont parallèles et descendent du nord-est.

M. de Lagrée s’était arrêté à Sieng Pang[9], chef-lieu d’une petite province laotienne, intermédiaire entre Stung Treng et Attopeu, et située à vingt lieues environ du premier de ces deux points. Il pensait que cette partie de la rivière pourrait être très-facilement rendue navigable à l’aide de quelques travaux. À la première bifurcation du Se Cong, il avait rencontré quelques ruines analogues à celles qui se trouvent à la pointe de Stung Treng. Dès son retour, il demanda au gouverneur les barques et les hommes que les lettres de Bankok ordonnaient de nous fournir en échange d’une rémunération suffisante. Ces barques devaient nous conduire jusqu’aux cataractes de Khon ; là, un transbordement devait avoir lieu, et des barques de la province suivante devaient venir nous chercher. Ces cataractes de Khon nous étaient signalées comme le plus grand obstacle à la navigabilité du fleuve, et nous étions impatients d’en juger de visu.

Pendant que le gouverneur expédiait des ordres aux différents villages pour réunir les moyens de transport qui nous étaient nécessaires, M. de Lagrée essayait par tous les


navigation dans la forêt.


moyens d’attirer à lui les anciens du pays, pour en obtenir tous les renseignements possibles sur la partie de la vallée du fleuve vers laquelle nous nous dirigions. Il dressait ainsi une espèce de carte provisoire à l’aide de laquelle il réglait nos étapes, calculait la quantité de vivres qu’il était indispensable d’emporter, tâchait en un mot de pourvoir à toutes les éventualités, à tous les besoins, avec une sollicitude minutieuse et un sens pratique que l’on rencontre bien rarement à un degré aussi développé chez un chef d’expédition. Il s’informait également avec soin de tout ce qui se rapportait à l’histoire, à l’administration, à la politique du pays. Les indications vagues, les renseignements souvent contradictoires qu’il recueillait dans ses conversations avec les indigènes témoignaient à la fois une grande ignorance et une défiance extrême ; mais, en pays inconnu, les moindres données ont une importance énorme. Leur discussion fournissait un élément à nos causeries et un stimulant à nos imaginations. Malgré les pluies qui étaient torrentielles et produisaient parfois en une nuit des crues de plus d’un mètre, tout le monde avait hâte de sortir du repos dont le plus grand nombre jouissait depuis plus de deux semaines. La santé générale de l’expédition paraissait assez bonne. Seul, depuis mon retour de Sombor, je me sentais assez sérieusement indisposé, et M. Delaporte avait dû me remplacer dans mes diverses fonctions. Au milieu des préparatifs de départ, cette indisposition se transforma tout à coup en maladie grave : j’étais atteint de typhus. Je restai pendant plusieurs jours entre la vie et la mort, et je ne pus reprendre mes travaux habituels que plus d’un mois après.

Le 14 août, à midi, l’expédition se remit en marche. Les six barques qui la portaient descendirent le Se Cong et, portées par un courant de près de trois milles à l’heure, ne tardèrent pas à atteindre la pointe où les eaux de la rivière se mélangent à celles du Cambodge. En raison de sa forme, cette langue de terre est appelée par les Cambodgiens et les Laotiens « la Queue de Bœuf ».

À partir de ce point, recommença le long de la rive gauche ce fatigant exercice de halage dont notre voyage de Cratieh à Stung Treng nous avait déjà donné l’habitude. Les eaux continuaient à monter et atteignaient presque le niveau des berges. Les branches les plus basses des arbres de la rive se projetaient au-dessus de nos têtes et nous barraient parfois le passage : il était alors impossible, à cause de la violence du courant, de contourner l’extrémité qui baignait dans l’eau, et il fallait passer une heure ou deux à élaguer l’obstacle à coups de hache. Le lendemain de notre départ, les rives mêmes du fleuve semblèrent disparaître sous l’inondation, et les barques naviguèrent en pleine forêt. Dans de pareilles conditions, il était bien difficile de se rendre compte de l’aspect et de la navigabilité du fleuve, et un examen de cette partie de son cours à une autre époque de l’année devenait une impérieuse nécessité.

Le 15 août, la commission campa à peu de distance d’un petit mamelon isolé, haut de 150 mètres environ, appelé par les Laotiens Phou Kaomin, et par les Cambodgiens Pnom Remiet. Dans la journée on avait aperçu un instant sur l’autre rive du fleuve, distante de 1,500 mètres environ, les sommets de quelques collines. Ce fut le lendemain que les petites montagnes de Khon surgirent à l’horizon et nous annoncèrent l’approche des cataractes.

Toute cette partie de la vallée du fleuve est absolument déserte. Le commandant de Lagrée désignait chaque soir au petit officier laotien chargé de nous escorter, l’endroit de la rive qu’il choisissait pour y passer la nuit, et fatigués d’une longue réclusion dans nos barques, nous nous élancions à terre. Les bateliers amarraient solidement leurs pirogues, et la forêt retentissait aussitôt des clameurs joyeuses de notre escorte qui se répandait au loin pour chercher les éléments de nos feux de cuisine et de bivouac.

Le 17 août, nos barques arrivèrent enfin au pied des cataractes de Khon. Elles sont précédées par un immense et magnifique bassin qui a environ une lieue et demie dans sa plus grande dimension et une quarantaine de mètres de profondeur[10]. Il est limité au nord par un amas compacte d’îles, au milieu desquelles surgissent pour la première fois


une halte de nuit sur les bords du mékong.

quelques collines. C’est au travers de ce groupe d’îles et par vingt canaux différents que

les eaux du fleuve, quelque temps retenues dans les sinuosités de leurs rives, se précipitent dans le tranquille bassin où elles viennent se confondre et s’apaiser. À l’extrémité ouest de ce bassin et sur la rive droite du fleuve, s’élève un groupe de montagnes. On sent que c’est là le point de départ de l’arête rocheuse qui est venue barrer si malencontreusement le cours du fleuve. En traversant le bassin, on aperçoit successivement à l’entrée de chaque bras des chutes d’eau, différentes d’aspect et de hauteur, qui ferment l’horizon de leur mobile rideau d’écume. Les eaux ne tombent point cependant partout en cascades. Dans quelques bras longs et sinueux, elles ont aplani l’obstacle et coulent en torrent. Ce sont là des passages dont profitent les indigènes pour faire passer leurs barques complètement allégées. Ces passages varient avec les saisons, et quelques-uns


vue du bassin du mékong au-dessous des cataractes de khon.


restent complètement à sec pendant certains mois de l’année. Les deux canaux les plus importants et les cataractes les plus belles se trouvent dans les deux bras extrêmes du fleuve. Là, on voit des chutes d’eau de plus de 15 mètres de hauteur verticale et d’une longueur qui atteint parfois un kilomètre. La ligne des cataractes atteint, décomposée en plusieurs tronçons, un développement total de 12 à 13 kilomètres. Au-dessus, le fleuve se rétrécit un instant jusqu’à ne plus mesurer que la moitié de cette dimension ; puis il s’épanouit de nouveau sur l’immense plateau de roches qui précède les chutes en se perdant au milieu d’îles sans nombre et en embrassant entre ses deux rives un espace de près de cinq lieues ! Tout, dans ce gigantesque paysage, respire une force et revêt des proportions écrasantes. Cette grandeur n’exclut pas la grâce : la végétation qui recouvre partout le rocher et vient se suspendre jusqu’au-dessus des cascades, adoucit l’effrayant aspect de certaines parties du tableau par d’heureux et saisissants contrastes. Au pied des cataractes mêmes viennent s’ébattre d’énormes poissons analogues aux souffleurs, et, dans les parties plus tranquilles, des pélicans et d’autres oiseaux aquatiques se laissent nonchalamment emporter par le courant.

Nos barques furent complètement déchargées sur la rive droite du petit bras qui sépare l’île de Khon des îles situées plus à l’est. Nos bagages furent transportés par terre au village situé près de l’extrémité nord de l’île où nous devions attendre les pirogues qui étaient demandées au Muong suivant, celui de Khong. Pendant ce temps, le commandant de Lagrée et M. Delaporte firent plusieurs excursions dans le groupe d’îles des cataractes pour en reconnaître les principaux passages. Le commandant de Lagrée remonta le bras qui sépare Don Sdam de Don Papheng. C’est celui que prennent les barques pendant les eaux hautes. Il a de 60 à 80 mètres de large, et présente six ou sept difficultés que l’on franchit à la cordelle.


passage du petit bras qui sépare l’île de khon de la chute de salaphe.


Aux eaux basses, les deux bras extrêmes, Papheng et Semphonit, et le bras de Sehong ont seuls de l’eau ; tous les autres bras sont à sec. M. de Lagrée visita la dernière cataracte du bras de Sehong : elle n’avait que deux mètres de hauteur. M. Delaporte alla examiner de son côté la chute de Salaphe, qui sépare le bras de Semphonit de l’île de Khon, et dut pour y arriver traverser sur une corde le petit bras qui sépare de Khon la petite île de Lai. Salaphe présentait à ce moment une hauteur verticale de 12 à 15 mètres. Cette cataracte est divisée en plusieurs chutes différentes par des amas de roches, ou par des îlots couverts de verdure. M. Delaporte visita également la chute qui sépare Don Isom de Don Khon, et qui, moins étendue en largeur que la précédente, offre une hauteur de chute plus importante encore que M. Delaporte évalue à une vingtaine de mètres[11].

Parmi les îles des cataractes, deux seulement sont habitées, l’île de Khon et celle de Sdam. Toutes les autres sont recouvertes d’une épaisse forêt. D’après une vieille tradition, il n’y avait autrefois dans cette région que des rochers, et aucune île. Petit à petit la terre végétale s’est déposée, et elle atteint aujourd’hui, en certains endroits, une grande profondeur. L’existence de ce souvenir chez les habitants prouve avec quelle rapidité relative s’accomplissent dans ces régions tropicales les transformations de cette nature.

Nous partîmes de Khon le 25 août, à midi. Nous longeâmes la côte nord de l’île Det, le long de laquelle se détachent une série de petites îles, gracieux bouquets de verdure qui se réfléchissaient dans une eau redevenue calme. À l’extrémité de l’île Det, nous aperçûmes un instant la rive droite à une distance de 3 kilomètres environ, et nous traversâmes le bras du fleuve qui sépare Det de l’île Sohm. À partir de ce moment, nous


cataractes de khon : vue de la chute de don isom.


nous perdîmes dans un dédale d’îlots et de roches où notre navigation devint extrêmement lente. Le courant atteignit de nouveau de 4 à 5 nœuds de vitesse. Le soir, les berges des îles s’élevèrent, le bras du fleuve dans lequel nous étions engagés se nettoya un peu, nous nous trouvions entre les îles Nam Kouap et Beng ; nous nous arrêtâmes pour passer la nuit auprès d’une pagode située dans cette dernière île sur les bords du fleuve. Un bras excessivement étroit sépare Nam Kouap de la grande île de Khong ou de Sitandong[12], qui a donné son nom à la province dans laquelle nous nous trouvions.

La ligne continue de palmiers, de maisons, de jardins que présentent ses rives est du plus riant aspect. De petites chaînes de collines la traversent dans toute sa largeur et forment autant de réservoirs naturels d’où l’eau de pluie se répand partout en petits ruisseaux, distribués avec intelligence dans toutes les plantations. Le Muong se trouve sur la côte est de l’île. Nous y arrivâmes le 26 août, à 4 heures et demie du soir. Un logement nous était déjà préparé sur le bord de l’eau, presque vis-à-vis de la résidence du gouverneur, et nous n’eûmes qu’à nous y installer.

Le gouverneur, bon et jovial vieillard de quatre-vingts ans, nous accueillit avec les marques de sympathie et de curiosité les plus vives : il était complètement sourd, et pour le tenir au courant de la conversation, un serviteur devait écrire sans relâche sur un tableau qu’il lui mettait ensuite sous les yeux. Sa bienveillance et son empressement à satisfaire à toutes nos demandes ne se démentirent pas un instant. À Khong, nous n’étions annoncés par aucun antécédent fâcheux pour la considération des Européens : la tranquillité et la richesse de cette province, qui devait à sa position insulaire de ne ressentir jamais les contre-coups des guerres et des troubles des pays voisins, rendaient la population plus confiante qu’à Stung Treng, où l’on était exposé souvent aux incursions des sauvages et des rebelles annamites ou cambodgiens. Notre générosité, la douceur de nos


navigation dans un bras latéral du fleuve.


allures, la régularité de la conduite des hommes de l’escorte justifièrent et augmentèrent cette confiance. Les habitants se montrèrent plus qu’empressés et nous importunèrent souvent par leur curiosité de toute heure et de toute circonstance. Les moindres objets européens, apportés comme cadeaux ou comme objets d’échange, excitaient la plus vive admiration en même temps que les plus grandes convoitises. Le gouverneur, rendu l’heureux possesseur de quelques-uns d’entre eux, disait que bien certainement Bouddha avait dû naître en France et non dans un pays aussi dénué et aussi barbare que le sien. Il nous envoya un bœuf en retour, ce qui nous causa un plaisir infini, pareille aubaine ne nous étant point arrivée depuis notre départ de Pnom Penh.

La position de Khong en fait un centre commercial assez important, et les échanges y sont plus actifs qu’à Stung Treng. Ils paraissent monopolisés entre les mains de Chinois fixés dans le pays depuis longtemps et mariés à des femmes indigènes. Aux denrées déjà signalées à Stung Treng, il faut ajouter ici la soie que l’île de Sitandong produit en quantités relativement considérables. Khong est en relation avec les tribus sauvages de l’est par une route qui part de la rive gauche du fleuve et qui est assez fréquentée. À la hauteur de Khong, et sur la rive droite du fleuve, s’étend la province cambodgienne de Tonly Repou, tombée aujourd’hui au pouvoir des Siamois. Cette province, qui doit son nom à une jolie petite rivière, était autrefois riche et peuplée ; depuis sa séparation du Cambodge elle a été désertée en partie, et les montagnes qu’elle contient sont le lieu de refuge de bandes de voleurs. Le commandant de Lagrée alla visiter, pendant notre séjour à Khong, un ou deux villages de cette province situés sur la rive droite du grand fleuve et remonta pendant quelques milles la rivière Repou que les Laotiens appellent Se Lompou. Il revint convaincu de l’importance qu’il y aurait pour le Cambodge et pour le commerce de notre colonie de Cochinchine, de revendiquer la possession de ce territoire dont Siam, on se le rappelle, s’est emparé par trahison en 1870.

Si, comme il faut l’espérer, le commerce par la vallée du Mékong prend l’extension


côté est de l’île de khong.


qui est dans la nature des choses, il serait en effet vivement à désirer que le pavillon français pût flotter sur la rive droite du fleuve, au-dessus des cataractes, pour protéger et assurer le transbordement des marchandises venant de la partie supérieure du fleuve, faciliter les travaux qui peuvent améliorer le passage et agrandir le cercle de l’influence civilisatrice qui seule peut faire atteindre à ces riches contrées le développement dont elles sont susceptibles.

La seule île de Khong possède une population qui peut être évaluée à huit ou dix mille âmes. La position de tout ce groupe d’îles, la sécurité dont on y jouit lui assurera, dès que le pays se trouvera en possession de communications commerciales plus faciles et moins onéreuses, une prospérité analogue à celle que les districts les plus favorisés du delta du Cambodge ont acquise sous la domination française. Mais à Khong comme à Stung Treng, nous avons recueilli de la part des commerçants chinois les mêmes plaintes sur les exigences et les rigueurs de la douane cambodgienne de Pnom Penh.

Dans le sud de l’île de Khong, M. de Lagrée a trouvé quelques vestiges peu importants, mais non méconnaissables, de constructions khmers. Le pays, plus accidenté, plus pittoresque que la monotone et plate étendue que nous avions traversée jusque-là, invitait, malgré les pluies, aux excursions et aux promenades. Vis-à-vis de notre campement, sur la rive gauche du fleuve, s’élevaient une série de hauteurs boisées qui nous paraissaient de véritables montagnes, habitués que nous étions aux plaines sans limites de la Cochinchine et du Cambodge. La complaisance des habitants dont nous commencions à balbutier un peu la langue rendait nos déplacements plus faciles : nous nous sentions plus libres dans nos mouvements, plus indépendants qu’au début du voyage, et chacun mettait plus d’activité et plus de plaisir à ses recherches.

On se rappelle sans doute qu’avant de nous engager définitivement dans la partie su-


campement de la commission française à khong.


périeure de la vallée du fleuve, nous devions recevoir du gouverneur de la colonie des passe-ports et des instruments qui nous manquaient encore. Il fallait choisir un point de stationnement commode et agréable pour attendre le retour de la saison sèche au commencement de laquelle on devait expédier de Pnom Penh les objets attendus. M. de Lagrée avait hésité un instant entre Khong et Bassac, chef-lieu de la province qui confine immédiatement au nord la province de Khong, et qui se trouve sur le fleuve à un peu plus de vingt lieues de ce dernier point. Après quelques jours passés à Khong, il fixa son choix sur Bassac, dont l’importance politique lui parut plus grande et où il devait lui être plus facile d’obtenir les renseignements sur le haut du fleuve, nécessaires à la continuation du voyage.

Le 6 septembre, nous nous remîmes donc en route pour cette nouvelle destination. Au-dessus de l’île de Khong, le fleuve réunit toutes ses eaux en un seul bras et n’occupe plus qu’une largeur de 12 à 1500 mètres : son lit se trouve subitement débarrassé des rochers et des bouquets d’arbres qui l’obstruent entre Khon et Khong. Ses rives, très-peuplées et très-cultivées, nous offrirent partout des lieux de halte commodes et bien approvisionnés. Il fallut au début réprimer vigoureusement les tentatives de vol et de pillage de nos bateliers laotiens ; nous eûmes toutes les peines du monde à leur faire comprendre que nos usages ne permettaient pas de telles libertés vis-à-vis des habitants des villages où nous nous reposions ; ils objectèrent naïvement que chaque fois qu’un mandarin siamois traversait le pays, les hommes de son escorte, ou les bateliers qui l’accompagnaient, avaient le droit de prendre tout ce qui se trouvait


les montagnes de bassac, vue de l’île de deng.


à leur convenance, et il fallut passer des représentations aux menaces pour les convaincre que nous n’acceptions pas cette assimilation.

La direction du Cambodge était exactement le nord. Des deux côtés de ses rives, les collines que nous avions commencé à rencontrer à Khong s’élevaient graduellement en chaînes régulières et composaient des horizons plus variés. Au fond même de la longue perspective qu’offrait le cours du fleuve, se dessinait un groupe lointain de montagnes qui chaque jour prenait au-dessus de l’horizon des proportions plus considérables. Le cinquième jour après notre départ de Khong, nous commencions à parcourir l’immense arc de cercle que décrit le fleuve au pied de ces montagnes, et le lendemain, 11 septembre, à 9 heures du matin, nous prenions terre encore une fois à Bassac.

Bassac est situé sur la rive droite du fleuve, au pied d’un imposant massif montagneux qui est le trait géographique le plus saillant de tout le Laos inférieur. Ce massif, à cheval sur le fleuve, occupe sur la rive gauche un immense espace à peu près circulaire et se prolonge sur la rive droite par deux ou trois sommets remarquables. L’un d’eux, appelé Phou Bassac par les indigènes, d’une forme conique très-élancée, s’élève à une faible distance à l’ouest du village et jette de tous côtés des contre-forts puissants. Au nord de Bassac et sur les bords mêmes du fleuve, un plateau à arêtes très-vives et coupé à pic sur sa face sud est le point de départ d’une chaîne d’un fort relief qui longe toute la rive droite du fleuve. Cette chaîne se termine par un nouveau pic, Phou Molong, qui est le plus important de tout ce groupe et dont la cime conique peut se voir, par un temps clair, de la pointe nord de l’île de Khong, c’est-à-dire d’une distance de vingt-cinq lieues.

Vis-à-vis de Bassac, le Cambodge est divisé en deux bras très-inégaux par une grande île, Don Deng, qui ne ménage le long de la rive gauche qu’un canal de 400 mètres de large et laisse les eaux du fleuve se déployer devant Bassac sur une largeur de plus de 2 kilomètres. Dans l’est-nord-est, les sommets volcaniques de la partie du massif montagneux, située sur la rive gauche, dentellent l’horizon, et à l’angle le plus sud de ce massif s’avance une haute montagne ronde que nous avions surnommée le Téton, en raison de sa forme, et à laquelle j’ai donné depuis le nom de Pic de Lagrée.

La beauté du fleuve, le cadre puissant de montagnes au milieu duquel il déroule ses paysages grandioses, font de Bassac l’une des situations les plus remarquables et les plus pittoresques de la vallée du Cambodge. Elle est aussi l’une des plus heureusement choisies au point de vue du climat. Le voisinage de Phou Bassac en tempère singulièrement les ardeurs ; quoique l’on soit à peine sous le 15e degré de latitude nord, on retrouve ici pendant quelques matinées de janvier les températures de 12 à 14 degrés, si vivifiantes pour des Européens anémiés par un long séjour sous les tropiques ; au fort de l’été, la chaleur n’est jamais aussi insupportable qu’elle l’est en Cochinchine et dans quelques autres endroits de la vallée du fleuve situés plus au nord. L’immense nappe d’eau qui s’étend devant le village rafraîchit l’atmosphère et produit des jeux réguliers de brise qui le renouvellent constamment. Cette position exceptionnelle désigne Bassac comme l’un des points du Laos inférieur où l’influence française doit désirer s’implanter le plus solidement. On pourrait y fonder dès à présent une station de convalescence pour nos malades de Cochinchine.



  1. Voy. le plan détaillé d’une de ces embarcations. Atlas, 1re partie, pl. XXII.
  2. Consultez pour tout ce qui va suivre, la carte itinéraire, no 1, Atlas, 1re partie, pl. III.
  3. Voy. sur l’importance commerciale de ce point au dix-septième siècle, la traduction annotée que j’ai donnée du voyage de Wusthof, Bulletin de la Société de géographie, sept.-oct. 1871, p. 253.
  4. Toutes ces essences, inconnues en Europe, n’ont pas d’appellations équivalentes en langue vulgaire, et je leur donne le nom annamite sous lequel elles commencent à être connues dans notre colonie de Cochinchine. Voici les noms cambodgiens et scientifiques correspondants : Teel (Dipterocarpus lœvis), Entronel (Lagœrstremia hirsuta), Sokkram (Xylia dolabriformis).
  5. Elles ne se trouvèrent que trop justifiées, et le commandant de Lagrée écrivit au gouverneur de la colonie pour demander que le passe-port siamois qui avait été délivré à ce commerçant lui fût immédiatement retiré.
  6. La ligature se compose de 600 sapèques en zinc, monnaie annamite trouée au milieu, que l’on enfile sur une corde en rotin ; on indique par des nœuds des subdivisions de 60 en 60 sapèques. Ces fractions décimales de la ligature s’appellent « tien » en annamite et valent 10 centimes environ. La ligature ou « quan » n’est en usage qu’en An-nam et au Cambodge.
  7. Voy. Atlas, 2e partie, pl. V, la vue de Stung Treng et de l’embouchure du Se Cong.
  8. Voy. Bulletin de la Société de géographie, sept.-oct. 1871, p. 255.
  9. Consultez la carte itinéraire no 2, Atlas, 1re partie, pl. IV. M. le lieutenant de vaisseau Mourin d’Arfeuille a remonté le Se Cong un peu plus haut que ce point et a rempli ainsi une partie de la lacune qui existe dans le tracé de cet affluent du Cambodge entre Attopeu et Sieng Pang. Sa carte m’a été communiquée trop tard pour que je pusse m’en servir.
  10. Voy. la carte des rapides de Khong, Atlas, 1re partie, pl. III, le plan à vol d’oiseau, pl. IV, et le panorama pris du sommet de Phou Hin Khong, petite colline située près de Muong Khong, 2e partie, pl. XIII.
  11. Voy. Atlas, 2e partie, pl. XII, la partie ouest de cette chute.
  12. Ce dernier mot est le nom mythologique de la mer au milieu de laquelle s’élève le mont Méru ; on sait que, dans la cosmogonie bouddhique, cette montagne imaginaire forme le centre du monde.