Voyage d’un naturaliste autour du monde/Chapitre 15

La bibliothèque libre.
Traduction par Ed. Barbier.
C. Reinwald (p. 336-360).


CHAPITRE XV


Valparaiso. — Passe de Portillo. — Sagacité des mules. — Torrents. — Mines ; leur découverte. — Preuve du soulèvement graduel de la Cordillère. — Effet de la neige sur les rochers. — Structure géologique des deux principales chaînes ; leur origine et leur soulèvement distincts. — Grand affaissement. — Neige rouge. — Vents. — Clochetons de neige. — Atmosphère sèche et claire. — Électricité. — Pampas. — Zoologie du flanc oriental des Andes. — Sauterelles. — Grosses punaises. — Mendoza. — Passe d’Uspallata. — Arbres pétrifiés enterrés dans la position où ils ont poussé. — Pont des Incas. — Difficulté de traverser les passes considérablement exagérée. — Cumbre. — Casuchas. — Valparaiso.

Traversée de la Cordillère.


7 mars 1835. — Nous passons trois jours à Concepcion, puis nous mettons à la voile pour Valparaiso. Le vent souffle du nord ; aussi la nuit nous surprend-elle à l’entrée du port de Concepcion ; le brouillard s’élève et nous sommes si près de la terre que le capitaine ordonne de jeter l’ancre. Bientôt un grand baleinier américain s’approche si près de nous que nous entendons le capitaine ordonner en jurant à ses matelots de garder le silence pour qu’il puisse écouter s’il n’y a pas d’écueils. Le capitaine Fitz-Roy le hèle et lui dit de jeter l’ancre à l’endroit où il se trouve. Le pauvre homme crut sans doute que la voix venait de la côte, car on entendit tout à coup sortir du baleinier un déluge de commandements, chacun s’écriant : « Laissez tomber l’ancre ! carguez les voiles ! » C’était comique au possible ; on aurait dit qu’il n’y avait que des capitaines et pas de matelots à bord du baleinier. Nous avons appris le lendemain que le capitaine bégayait, et je suppose que tous les matelots l’aidaient à donner ses ordres.

Le 11, nous jetons l’ancre dans le port de Valparaiso, et deux jours après je pars pour traverser la Cordillère. Je me rends d’abord à Santiago, où M. Caldcleugh voulut bien m’aider à faire tous les préparatifs nécessaires à mon voyage. Dans cette partie du Chili, il y a deux passes qui traversent les Andes et par lesquelles on peut se rendre à Mendoza. On prend ordinairement la passe d’Aconcagua ou Uspallata, située un peu plus au nord ; l’autre passe, appelée le Portillo, se trouve un peu plus au sud et plus près de Santiago, mais cette passe est plus élevée et plus dangereuse.

18 mars. — Nous nous décidons à traverser la passe de Portillo. En quittant Santiago, nous parcourons l’immense plaine brûlée par le soleil où se trouve cette ville, et, dans l’après-midi, nous atteignons le Maypu, un des principaux fleuves du Chili. La vallée, à l’endroit où elle pénètre dans la Cordillère, est bornée de chaque côté par de hautes montagnes dénudées ; bien que fort peu large, elle est très-fertile. On rencontre à chaque instant des cottages entourés de vignes, de pommiers et de pêchers dont les branches ploient sous le poids de magnifiques fruits mûrs. Dans la soirée, nous arrivons à la douane, où on examine nos bagages ; la frontière du Chili est encore mieux défendue par la Cordillère qu’elle ne peut l’être par les eaux de l’Océan. Très-peu de vallées s’étendent jusqu’à la chaîne centrale, et les bêtes de somme ne peuvent suivre aucun autre chemin. Les douaniers se montrent fort polis ; cette politesse venait peut-être du passeport que m’avait donné le président de la République ; mais, puisque j’en suis sur ce sujet, je tiens à exprimer mon admiration pour la politesse naturelle de presque tous les Chiliens. Dans ce cas particulier des douaniers, elle offrait un frappant contraste avec ce qu’on trouve chez les mêmes hommes dans presque tous les pays du monde. Je me rappelle un fait qui me frappa beaucoup au moment où il arriva : nous rencontrâmes, près de Mendoza, une petite négresse fort grasse montée sur une mule. Cette femme avait un goître si énorme, qu’on ne pouvait s’empêcher de la dévisager pendant quelques instants ; mes deux compagnons, pour s’excuser sans doute de ces regards impolis, la saluèrent, comme on fait ordinairement dans le pays, en retirant leur chapeau. Où donc en Europe aurait-on trouvé, même dans les plus hautes classes, de tels égards pour une malheureuse créature appartenant à une race dégradée ?

Nous passons la nuit dans un cottage. Nous étions parfaitement indépendants, ce qui est délicieux en voyage. Dans les régions habitées, nous achetions un peu de bois pour faire du feu, nous louions un champ pour y faire paître nos bêtes de somme et nous établissions notre bivouac dans un coin du même champ. Nous nous étions munis d’une marmite en fer ; aussi faisions-nous cuire notre dîner, que nous mangions à la belle étoile, sans avoir à dépendre de qui que ce soit. J’avais pour compagnons de voyage Mariano Gonzales, qui m’avait déjà accompagné dans mes excursions à travers le Chili, et un « arriero » avec ses dix mules et une « madrina ». La madrina, ou marraine, est un personnage très-important : c’est une vieille jument fort tranquille portant au cou une petite clochette ; partout où elle va, les mules la suivent comme de bons enfants. L’affection de ces animaux pour leur madrina vous évite quantité de soucis. Si on a mis à paître dans un champ plusieurs troupes de mules, les muletiers n’ont qu’à conduire les madrinas dans ce champ et, s’éloignant un peu les uns des autres, à faire résonner les clochettes ; il importe peu qu’il y ait deux ou trois cents mules dans le champ, car chacune d’elles reconnaît immédiatement le son de la clochette de sa madrina et vient se ranger auprès d’elle. Il est presque impossible de perdre une vieille mule ; si on la retient par force pendant des heures, elle finit par s’échapper et, tout comme un chien, elle suit ses compagnons à la piste et les rattrape, ou plutôt, s’il faut en croire les muletiers, elle suit la madrina à la piste, car elle est le principal objet de ses affections. Je ne crois pas, toutefois, que ce sentiment d’affection revête un caractère individuel ; je pense que tout autre animal portant une clochette pourrait servir de madrina. Chaque mule, en pays plat, peut porter 416 livres (189 kilogrammes) ; mais en pays montagneux, elle porte 100 livres (45 kilogrammes) de moins. On ne dirait jamais que cet animal, d’apparence si délicate, pût porter un fardeau aussi pesant ! La mule m’a toujours paru un animal fort surprenant. Un hybride qui possède plus de raison, plus de mémoire, plus de courage, plus d’affection sociale, plus de puissance musculaire, qui vit plus longtemps qu’aucun de ses parents, voilà qui semble indiquer que, dans ce cas, l’art a surpassé la nature. Sur nos dix animaux, nous en réservions six comme montures ; les quatre autres portaient nos bagages à tour de rôle. Nous avions emporté une assez grande quantité de provisions dans la crainte d’être bloqués par les neiges, car la saison commençait à être un peu avancée pour traverser le Portillo.

19 mars. — Nous dépassons aujourd’hui la dernière maison habitée de la vallée. Depuis quelque temps déjà les habitations sont fort clairsemées et cependant, partout où l’irrigation est possible, le sol est très-fertile. Toutes les grandes vallées de la Cordillère ont un caractère commun : de chaque côté s’étend une bande ou une terrasse de galets et de sable, disposés en couches grossières et ayant ordinairement une épaisseur considérable. Ces terrasses occupaient évidemment autrefois toute la largeur de la vallée et la preuve, c’est que dans les vallées du Chili septentrional, où il n’y a pas de torrents, ces couches les remplissent entièrement. La route passe sur ces terrasses qui s’élèvent en pente douce ; si l’on a un peu d’eau à sa disposition pour les irriguer, on les cultive très-facilement. Elles se continuent jusqu’à une élévation de 7000 à 9000 pieds, puis elles disparaissent sous des amas de débris. À l’extrémité inférieure des vallées, ce que l’on pourrait appeler leur embouchure, ces terrasses se confondent avec les plaines intérieures, dont le sol est aussi composé de galets, plaines qui se trouvent au pied de la chaîne principale des Cordillères et que j’ai décrites dans un chapitre précédent. Ces plaines, qui forment un des traits caractéristiques du Chili, ont, sans aucun doute, été formées quand la mer pénétrait jusque dans l’intérieur des terres, comme elle découpe encore les côtes méridionales. Aucune partie de la géologie de l’Amérique méridionale ne m’a plus intéressé que ces terrasses de galets grossièrement stratifiées. Par leur composition, elles ressemblent absolument aux matières que déposeraient dans des vallées des torrents arrêtés dans leur cours par quelque cause telle qu’un lac ou un bras de mer. Aujourd’hui, au lieu de former des dépôts, les torrents minent et détruisent incessamment rochers et dépôts d’alluvion dans toutes les vallées, qu’elles soient grandes ou petites. Je suis convaincu, bien qu’il me soit impossible d’exposer ici toutes les raisons qui m’ont conduit à cette conviction, que ces terrasses de galets se sont accumulées pendant l’élévation graduelle de la Cordillère, les torrents ayant déposé leurs détritus à des niveaux successifs sur le bord de bras de mer longs et étroits, d’abord au sommet des vallées, puis de plus en plus bas à mesure que le sol s’élevait graduellement. S’il en est ainsi, et je n’ai pas lieu d’en douter, la grande chaîne des Cordillères, au lieu d’avoir surgi tout à coup, comme le croyaient anciennement tous les géologues et comme le croient encore beaucoup d’entre eux, a été soulevée lentement et graduellement, de la même façon que les côtes de l’Atlantique et du Pacifique ont été soulevées pendant une période toute récente. Si on adopte cette manière de voir, on peut expliquer facilement une multitude de faits relatifs à la structure des Cordillères.

Le nom de torrents conviendrait mieux aux rivières qui coulent dans ces vallées. Leur lit a une pente considérable et leurs eaux affectent la couleur de la boue. Le Maypu poursuit sa course furieuse sur de gros fragments arrondis en faisant entendre un rugissement semblable à celui de la mer. Au milieu du fracas des eaux qui se brisent on saisit distinctement, même à une grande distance, le bruit des pierres qui se heurtent les unes contre les autres, et cela nuit et jour et sur tout le parcours du torrent. Quelle éloquence pour le géologue que ce bruit triste et uniforme de milliers et de milliers de pierres se heurtant les unes contre les autres et se précipitant toutes dans la même direction ! Malgré soi, ce spectacle vous fait penser au temps, on se dit que la minute qui vient de s’écouler est perdue à jamais ! L’Océan, n’est-ce pas l’éternité pour ces pierres, et chaque note de cette musique sauvage n’est-elle pas le signe que chacune d’elles a fait un pas vers sa destinée ?

L’esprit s’accoutume bien difficilement à comprendre tous les effets d’une cause qui se reproduit si souvent, si incessamment. Chaque fois que j’ai vu des couches de boue, de sable et de galets atteignant une épaisseur de plusieurs milliers de pieds, ma première impression a été de m’extasier sur l’impuissance de nos fleuves actuels à produire de tels effets de dénudation et d’accumulation. Puis, en écoutant le bruit de ces torrents, en me rappelant que des races entières d’animaux ont disparu de la surface de la terre et que pendant tout ce laps de temps, nuit et jour, ces pierres se sont heurtées, se sont brisées les unes contre les autres, je me suis pris à me demander comment il se fait que des montagnes, que des continents mêmes, aient pu résister à cet engin destructeur ?

Les montagnes qui bordent cette partie de la vallée ont de 3 000 à 6 000 et même 8 000 pieds de hauteur ; elles sont arrondies et leurs flancs absolument nus. Partout le roc est rougeâtre et les couches sont parfaitement distinctes. On ne peut dire que le paysage soit beau ; mais il est grand et sévère. Nous rencontrons plusieurs troupeaux de bestiaux que des hommes ramènent des vallées les plus élevées de la Cordillère. Ce signe de l’hiver qui approche nous fait avancer plus vite peut-être qu’il ne convient à un géologue. La maison où nous passons la nuit est située au pied d’une montagne au sommet de laquelle se trouvent les mines de S. Pedro de Nolasko. Sir F. Head se demande avec étonnement comment il se fait qu’on ait été découvrir des mines dans une situation aussi extraordinaire que l’aride sommet de la montagne de S. Pedro de Nolasko. En premier lieu, les veines métalliques, dans ce pays, sont ordinairement plus dures que les roches environnantes ; aussi, à mesure que les montagnes se désagrègent ces veines finissent par paraître à la surface. En second lieu, presque tous les paysans, surtout dans les parties septentrionales du Chili, savent fort bien reconnaître les minerais. Dans les provinces de Coquimbo et de Copiapó, où les mines sont si abondantes, le bois de chauffage est fort rare et les habitants explorent montagnes et vallées pour en trouver ; c’est ainsi que l’on a découvert presque toutes les mines les plus riches. Un jour, un homme jette une pierre à son âne pour le faire avancer, puis l’idée lui vient que cette pierre est fort lourde et il la ramasse : c’était un lingot d’argent ; à peu de distance il trouva la veine qui s’élevait comme un véritable mur de métal. Il avait découvert la mine de Chanuncillo qui produisit, en quelques années, plusieurs millions de francs d’argent. Souvent aussi les mineurs, armés d’une pioche, vont se promener le dimanche dans les montagnes. Dans la partie méridionale du Chili, où je me trouve, ce sont les bergers, en accompagnant les troupeaux dans tous les recoins de la montagne, qui découvrent ordinairement les mines.

20 mars. — À mesure que nous remontons la vallée, la végétation devient extrêmement rare ; on ne trouve plus guère que quelques fleurs alpestres fort jolies. C’est à peine si l’on aperçoit un quadrupède, un oiseau, ou même un insecte. Les hautes montagnes, portant çà et là quelques traces de neige, se détachent admirablement les unes des autres ; une immense couche d’alluvium stratifié remplit les vallées. S’il me fallait indiquer les caractères qui m’ont le plus frappé dans les Andes et que je n’ai pas remarqués dans les autres chaînes de montagnes que j’ai parcourues, je citerais : les bandes plates formant quelquefois des plaines étroites de chaque côté des vallées ; les couleurs brillantes, principalement rouge et pourpre, des rochers de porphyre absolument nus et s’élevant perpendiculairement ; les grandes dykes continues qui ressemblent à des murs ; les couches admirablement distinctes qui, quand elles sont redressées presque verticalement, forment les pointes centrales si sauvages et si pittoresques, mais qui, quand elles sont inclinées en pentes plus douces, composent les grandes montagnes massives à l’extérieur de la chaîne ; et enfin les piles coniques de détritus brillamment colorés qui s’élèvent en pente rapide de la base des montagnes jusqu’à une hauteur de plus de 2000 pieds.

J’ai fréquemment remarqué, et à la Terre de Feu et dans les Andes, que, partout où le roc est couvert de neige, pendant une grande partie de l’année, il est concassé de façon extraordinaire en un grand nombre de petits fragments angulaires. Scoresby[1] a observé le même fait au Spitzberg. Il me semble assez difficile d’expliquer ce fait ; en effet, la partie de la montagne protégée par un manteau de neige doit être moins exposée que toute autre partie à de grands et fréquents changements de température. J’ai pensé quelquefois que la terre et les fragments de pierre, qui se trouvent à la surface, disparaissent peut-être moins vite sous l’action de la neige qui fond petit à petit et qui s’infiltre dans le sol[2] que sous l’action de la pluie, et que, par conséquent, l’apparence d’une désintégration plus rapide du rocher sous la neige est absolument trompeuse. Quelle qu’en puisse être la cause, on trouve de grandes quantités de pierres concassées dans les Cordillères. Quelquefois, au printemps, d’énormes masses de détritus glissent le long des montagnes et recouvrent les amas de neige qui se trouvent dans les vallées, formant ainsi de véritables glacières naturelles. Nous avons passé sur une de ces glacières située bien au-dessous de la limite des neiges perpétuelles.

Nous atteignons dans la soirée une singulière plaine qui ressemble à un bassin et que l’on appelle la Valle del Yeso. On y trouve quelques herbages desséchés et nous y voyons un troupeau de bestiaux errant à l’aventure au milieu des rochers environnants. Le nom de Yeso donné à cette vallée provient d’une couche considérable (elle a au moins 2 000 pieds d’épaisseur) de gypse blanc presque entièrement pur dans bien des endroits. Nous passons la nuit auprès d’une troupe d’ouvriers occupés à charger des mules avec cette matière que l’on emploie dans la fabrication du vin. Partis de bonne heure le 21, nous remontons toujours le fleuve, qui devient de moins en moins important, jusqu’à ce que nous arrivions enfin au pied de la chaîne qui sépare le bassin de l’océan Pacifique du bassin de l’océan Atlantique. La route, assez bonne jusque-là, montant toujours il est vrai, mais graduellement, se change alors en un sentier en zigzag qui grimpe aux flancs de la grande chaîne qui divise le Chili de la République de Mendoza.

Il est indispensable que je fasse ici quelques brèves remarques sur la géologie des différentes chaînes parallèles qui forment la Cordillère. Deux de ces chaînes sont beaucoup plus élevées que les autres ; du côté du Chili, la chaîne du Peuquenes, laquelle, à l’endroit où la route la traverse, atteint une altitude de 13210 pieds (3 960 mètres) au-dessus du niveau de la mer ; et du côté de Mendoza, la chaîne du Portillo qui atteint une altitude de 14305 pieds (4 292 mètres). Les couches inférieures de la chaîne du Peuquenes et de plusieurs grandes chaînes, à l’ouest, sont composées d’un immense amas, ayant plusieurs milliers de pieds d’épaisseur, de porphyres qui se sont écoulés comme laves sous-marines alternant avec des fragments angulaires et arrondis de roches de même nature, rejetés par des cratères sous-marins. Ces masses alternantes sont recouvertes, dans les parties centrales, par des couches immenses de grès rouge, de conglomérats et de schiste argileux qui se confond, à sa partie supérieure, avec les couches prodigieuses de gypse qui le surplombent. On trouve des coquillages en assez grand nombre dans ces couches supérieures et ils appartiennent à peu près à la même période que les coquillages des craies inférieures en Europe. C’est un spectacle qui n’a plus rien de nouveau, mais qui cause toujours un grand étonnement que de trouver, à près de 14000 pieds au-dessus du niveau de la mer, des coquillages, débris d’animaux qui se traînaient autrefois au fond des eaux. Les couches inférieures ont été disloquées, cuites, cristallisées et presque confondues les unes avec les autres par l’action de masses énormes d’un granit blanc à base de soude et tout particulier.

L’autre chaîne principale, c’est-à-dire celle du Portillo, est d’une formation entièrement différente ; elle consiste principalement en pics immenses de granit rouge, dont la partie inférieure sur le flanc occidental est recouverte par du grès que la chaleur a transformé en quartz. Sur le quartz reposent des couches de conglomérats ayant plusieurs milliers de pieds d’épaisseur, qui ont été soulevées par l’éruption du granit rouge et qui s’inclinent vers la chaîne du Peuquenes, en faisant un angle de 45 degrés. J’ai été tout étonné de trouver que ce conglomérat se composait en partie de fragments provenant des rochers du Peuquenes contenant encore leurs coquillages fossiles, et en partie de granit rouge comme celui du Portillo. Ceci nous amène à conclure que les chaînes du Peuquenes et du Portillo étaient en partie soulevées et exposées aux influences des intempéries au moment de la formation de ce conglomérat ; mais, comme les couches du conglomérat ont été relevées à un angle de 45 degrés par le granit rouge du Portillo et qu’au-dessous se trouve le grès transformé en quartz par la chaleur, nous pouvons affirmer que la plus grande partie de l’injection et du soulèvement de la chaîne déjà partiellement formée du Portillo, s’est produite après l’accumulation du conglomérat et longtemps après le soulèvement de la chaîne du Peuquenes. De telle façon que le Portillo, la chaîne la plus élevée de cette partie de la Cordillère, n’est pas aussi ancien que le Peuquenes, moins élevé que lui. Une couche de lave inclinée à la base orientale du Portillo pourrait servir à prouver, en outre, que cette dernière chaîne doit en partie sa grande hauteur à des soulèvements d’une date plus récente encore. Si on examine son origine, il semble que le granit rouge ait été injecté sur une couche préexistante de granit blanc et de micaschiste. On peut conclure que dans la plupart, sinon même dans toutes les parties de la Cordillère, chaque chaîne a été formée par des soulèvements et des injections réitérées et que les différentes chaînes parallèles ont des âges différents. C’est d’ailleurs seulement ainsi que nous pouvons nous expliquer le temps qu’il a fallu pour causer la dénudation vraiment étonnante de ces immenses chaînes de montagnes, si récentes cependant comparativement à tant d’autres.

Enfin, les coquillages que l’on trouve sur la chaîne du Peuquenes, ou chaîne la plus ancienne, prouvent, comme je l’ai déjà fait remarquer, qu’elle a été soulevée à une altitude de 14 000 pieds (4 200 mètres) depuis une période secondaire que nous considérons comme peu ancienne en Europe. Mais, d’autre part, puisque ces coquillages ont vécu dans une mer modérément profonde, on pourrait prouver que la superficie actuellement occupée par la Cordillère a dû s’affaisser de plusieurs milliers de pieds — dans le Chili septentrional de 6 000 pieds (1 800 mètres) au moins — pour permettre à cette épaisseur de couches sous-marines de se former au-dessus de la couche sur laquelle vivaient ces coquillages. Je n’aurais qu’à répéter les raisons que j’ai déjà données pour prouver que, à une période beaucoup plus récente, depuis l’époque des coquillages tertiaires de la Patagonie, il a dû y avoir dans cette région un affaissement de plusieurs centaines de pieds, puis un soulèvement subséquent. En résumé, le géologue trouve partout la preuve que rien, pas même le vent qui souffle, n’est aussi instable que le niveau de la croûte de la terre.

Je n’ajouterai plus qu’une seule remarque géologique. Bien que la chaîne du Portillo soit ici plus élevée que celle du Peuquenes, les eaux des vallées intermédiaires se sont ouvert un passage au travers. On a observé le même fait, mais sur une plus grande échelle, dans la chaîne orientale beaucoup plus élevée de la Cordillère de Bolivie que traversent aussi les fleuves. On a observé d’ailleurs des faits analogues dans d’autres parties du monde. On peut facilement expliquer ce fait si l’on suppose l’élévation graduelle et subséquente de la chaîne du Portillo : en effet, une chaîne d’îlots a dû se former d’abord ; puis, à mesure que ces îlots se soulevaient, les marées devaient creuser entre eux des canaux toujours plus larges et plus profonds. Aujourd’hui encore, dans les canaux les plus retirés sur la côte de la Terre de Feu, les courants transversaux qui relient les canaux longitudinaux sont extrêmement violents, si violents en somme, que dans un de ces canaux transversaux un petit bâtiment sous voiles saisi de côté par le courant a fait plusieurs tours sur lui-même.


Nous commençons vers midi la fatigante ascension du Peuquenes ; pour la première fois nous éprouvons quelque difficulté à respirer. Les mules s’arrêtent environ tous les 30 mètres ; puis, après s’être reposées quelques secondes, ces pauvres animaux, si pleins de bonne volonté, repartent sans qu’il soit besoin de les pousser. Les Chiliens donnent le nom de puna à la courte respiration que produit la raréfaction de l’atmosphère ; ils expliquent aussi ce phénomène de la façon la plus ridicule. Selon les uns, toutes les eaux du pays donnent le puna ; selon les autres, partout où il y a de la neige, le puna existe, ce qui, en somme, est assez vrai. La seule sensation que j’aie éprouvée était une légère lourdeur dans la région des tempes et dans la poitrine ; on peut, en somme, comparer cette sensation à celle que l’on éprouve quand on sort d’une chambre bien chaude et que l’on passe rapidement en plein air pendant une assez forte gelée. Je crois même que l’imagination y était pour quelque chose, car je fus si heureux de trouver des coquillages fossiles sur la passe la plus élevée, que j’oubliai instantanément le puna. Il est certain cependant que la marche devient difficile et la respiration laborieuse ; on m’a dit qu’à Potosi ( environ 13 000 pieds (3 900 mètres) au-dessus du niveau de la mer), les étrangers ne sont pas encore tout à fait accoutumés à l’atmosphère au bout d’une année. Les habitants recommandent tous l’oignon comme remède contre le puna. On emploie souvent ce légume en Europe dans les affections de la poitrine ; il est donc probable qu’il rend quelques services. Quant à moi, je le répète, il a suffi de la vue de quelques coquillages fossiles pour me guérir instantanément !

À peu près à moitié chemin de la hauteur, nous rencontrons une troupe de muletiers conduisant soixante-dix mules chargées. Il est fort amusant d’entendre les cris sauvages des conducteurs et d’observer la longue file des animaux, qui paraissent extrêmement petits, car nous n’avons que d’immenses montagnes dénudées pour terme de comparaison. Près du sommet, le vent, comme à l’ordinaire, est froid et impétueux. Nous traversons quelques champs considérables de neiges perpétuelles qui vont bientôt se trouver recouvertes par de nouvelles couches. Arrivés au sommet, nous nous retournons, et le spectacle le plus magnifique frappe nos regards. L’atmosphère limpide, le ciel bleu foncé, les vallées profondes, les pics dénudés aux formes étranges, les ruines entassées pendant tant de siècles, les rochers aux brillantes couleurs, qui contrastent si vivement avec la blancheur de la neige, tout ce qui m’entoure forme une scène indescriptible. Ni plante ni oiseaux, sauf quelques condors planant au-dessus des pics les plus élevés, ne distraient mon attention des masses inanimées. Je me sens heureux d’être seul ; je ressens tout ce qu’on éprouve quand on assiste à un terrible orage ou qu’on entend un chœur du Messie exécuté à grand orchestre.

Je trouve sur plusieurs champs de neige le protococcus nivalis, ou neige rouge, que nous ont fait si bien connaître les récits des voyageurs arctiques. Les empreintes des pas de nos mules devenues rouge pâle, comme si leur sabot était imprégné de sang, attirent mon attention. Je suppose d’abord que cette couleur rouge provient de la poussière des montagnes environnantes, qui sont composées de porphyre rouge, car l’effet grossissant des cristaux de la neige fait paraître ces groupes de plantes microscopiques comme autant de particules grossières. La neige ne revêt une teinte rouge qu’aux endroits où elle a fondu rapidement et là où elle a été accidentellement comprimée. Un peu de cette neige, frottée sur du papier, donne à celui-ci une légère teinte rose, mélangée à un peu de rouge brique. J’enlève ensuite ce qui est sur le papier, et je trouve des groupes de petites sphères dans des enveloppes incolores, ayant chacune la millième partie de 1 pouce en diamètre.

Le vent, au sommet du Peuquenes, est ordinairement, comme je viens de le faire remarquer, impétueux et très-froid ; on dit qu’il souffle constamment de l’ouest ou du Pacifique[3]. Comme les observations ont été principalement faites en été, on doit considérer ce vent comme un courant inverse supérieur. Le pic de Ténériffe, qui a une élévation moindre et qui est situé par 28 degrés de latitude, se trouve placé aussi dans un courant inverse supérieur. Il paraît d’abord assez surprenant que les vents alizés, le long des parties septentrionales du Chili et sur la côte du Pérou, soufflent presque constamment du sud ; mais quand on réfléchit que la Cordillère, courant du nord au sud, intercepte, comme un mur gigantesque tout le courant atmosphérique inférieur, on comprend facilement que les vents alizés se dirigent vers le nord en suivant la ligne des montagnes, attirés qu’ils sont vers les régions équatoriales, et qu’ils perdent ainsi partie de ce mouvement oriental que leur communique la rotation de la terre. À Mendoza, sur le versant oriental des Andes, les calmes sont fort longs et on y voit fréquemment se former des orages qui n’aboutissent pas. Il est facile de comprendre que, dans cet endroit, le vent devienne pour ainsi dire stagnant et irrégulier, car il a été arrêté par la chaîne des montagnes.

Après avoir traversé le Peuquenes, nous descendons dans une région montagneuse située entre les deux chaînes principales ; nous nous disposons à y passer la nuit. Nous avons pénétré dans la république de Mendoza. Nous nous trouvons par 11000 pieds au moins d’altitude, aussi la végétation est-elle excessivement pauvre. Nous employons comme combustible la racine d’une petite plante rabougrie, mais nous n’obtenons qu’un misérable feu, et le vent est excessivement froid. Exténué par les fatigues de la journée, je fais mon lit aussi rapidement que possible et je m’endors. Vers minuit, je me réveille et je m’aperçois que le ciel s’est tout à coup couvert de nuages ; je réveille l’arriéro pour savoir si nous ne devons pas craindre d’être surpris par le mauvais temps ; mais il me répond que nous n’avons pas à redouter un orage de neige, car il s’annonce toujours par du tonnerre et des éclairs. Quoi qu’il en soit, le danger est grand, et il est fort difficile d’y échapper quand on est surpris par le mauvais temps dans cette région située entre les deux chaînes principales. Une certaine caverne offre le seul refuge qu’il y ait ; M. Caldcleugh, qui a traversé la montagne à la même époque, a été enfermé pendant quelque temps dans cette caverne à la suite d’un orage de neige. On n’a pas construit dans cette passe, comme dans celle d’Uspallata, des casuchas, ou maisons de refuge ; aussi le Portillo est-il peu fréquenté en automne. Il est bon de remarquer qu’il ne pleut jamais dans la Cordillère ; en été, le ciel est toujours pur, en hiver il n’y a que des orages de neige.

Par suite de l’élévation à laquelle nous nous trouvons, la pression de l’atmosphère est beaucoup moindre et l’eau bout nécessairement à une température plus basse ; c’est exactement l’inverse de ce qui se passe dans la marmite de Papin. Aussi des pommes de terre, que nous laissons plusieurs heures dans l’eau bouillante, en sortent-elles aussi dures qu’elles l’étaient quand nous les y avons plongées. La marmite est restée toute la nuit sur le feu ; le matin, on la fait bouillir encore, et les pommes de terre ne cuisent pas. Je m’en aperçois en entendant mes deux compagnons discuter la cause de ce phénomène ; ils avaient d’ailleurs trouvé une explication fort simple : « Cette abominable marmite, disaient-ils (c’était une marmite neuve), ne veut pas faire cuire les pommes de terre. »

22 mars. — Après avoir déjeuné sans pommes de terre, nous traversons la vallée pour nous rendre au pied du Portillo. Pendant l’été, on amène des bestiaux dans cette vallée pour les y faire paître, mais la saison est si avancée, qu’il n’en reste plus un seul ; les guanacos eux-mêmes ont presque tous décampé, comprenant bien que s’ils se laissent surprendre dans cette vallée par un orage de neige, ils n’en pourront plus sortir. J’admire en passant une masse de montagnes appelée Tupungato ; cette montagne est complètement recouverte de neige, au milieu de laquelle on aperçoit une tache bleue, sans doute un glacier, fait fort rare dans ces montagnes. Nous commençons alors une longue et pénible escalade semblable à celle du Peuquenes. D’immenses pics de granit rose s’élèvent tout autour de nous ; les vallées sont couvertes de neiges perpétuelles. Ces masses glacées avaient çà et là, pendant le dégel, pris la forme de colonnes[4] fort élevées et si rapprochées les unes des autres que nos mules pouvaient à peine passer. Sur une de ces colonnes de glace reposait, comme sur un piédestal, un cheval gelé, les jambes en l’air. Cet animal avait dû, je pense, tomber dans un trou la tête la première, alors que ce trou était rempli de neige, puis les parties environnantes avaient disparu pendant le dégel.

Au moment où nous arrivons au sommet du Portillo, une véritable ondée de givre nous environne ; je regrette beaucoup cet incident, qui se continue pendant toute la journée, parce que cela me prive de la vue du pays. La passe a reçu le nom de Portillo à cause d’une crevasse, véritable porte, qui se trouve à la partie la plus élevée de la chaîne, et à travers laquelle passe la route. De ce point, quand le temps est clair, on peut apercevoir les plaines immenses qui s’étendent sans interruption jusqu’à l’Atlantique. Nous descendons jusqu’à la limite supérieure de la végétation, et nous trouvons un excellent abri pour la nuit sous quelques immenses fragments de rochers. Là, nous rencontrons quelques voyageurs qui nous accablent de questions sur l’état de la route dans les passes supérieures. À la nuit tombante, les nuages se dissipent soudain, l’effet est magique. Les grandes montagnes, resplendissant à la lumière de la lune, semblent surplomber tout autour de nous, on pourrait se croire dans une profonde crevasse ; le lendemain matin, ce même spectacle me frappe encore. À peine les nuages ont-ils disparu qu’il se met à geler très-fort ; mais comme il ne fait pas de vent, nous passons une nuit confortable.

À cette élévation, la lune et les étoiles brillent avec un éclat extraordinaire, grâce à l’admirable transparence de l’atmosphère. Les voyageurs se sont souvent étendus sur la difficulté qu’il y a à juger de l’altitude et des distances dans un pays de hautes montagnes, à cause de l’absence de tout point de comparaison. Il me semble que la véritable cause de cette difficulté provient de la transparence de l’air, qui est telle que les objets situés à différentes distances se trouvent confondus les uns avec les autres, et aussi de la fatigue corporelle que cause l’ascension, — l’habitude dans ce cas l’emporte sur l’évidence fournie par les sens. Cette extrême transparence de l’air donne au paysage un caractère tout particulier : tous les objets, en effet, semblent se trouver dans le même plan, comme dans un dessin ou dans un panorama. Cette transparence provient, je crois, de l’excessive sécheresse de l’atmosphère. J’acquis bientôt la preuve de cette sécheresse par les ennuis que me causa mon marteau de géologue, dont le manche se rétrécit considérablement ; par la dureté acquise par les aliments tels que le pain et le sucre ; par la facilité avec laquelle je pus conserver la peau et la chair d’animaux qui avaient péri pendant notre voyage. J’attribue à la même cause la facilité singulière avec laquelle l’électricité se développe dans ces parages. Mon gilet de flanelle, frotté dans l’obscurité, brillait comme s’il avait été enduit de phosphore ; — les poils de nos chiens se dressaient et pétillaient ; — nos draps mêmes et les courroies de nos selles lançaient des étincelles quand nous les touchions.

23 mars. — Le versant oriental de la Cordillère est beaucoup plus incliné que le versant tourné vers l’océan Pacifique ; en d’autres termes, les montagnes s’élèvent plus abruptement au-dessus des plaines qu’au-dessus de la région déjà montagneuse du Chili. Une mer de nuages d’un blanc éblouissant s’étend sous nos pieds, nous dérobant la vue des plaines. Nous pénétrons bientôt dans cette couche de nuages dont nous ne sommes pas encore sortis au bout de la journée. Vers midi, nous arrivons à Los Arenales, et comme nous y trouvons des pâturages pour nos bêtes de somme et du bois pour faire du feu, nous nous décidons à séjourner en cet endroit jusqu’au lendemain matin. Nous nous trouvions presque à la limite supérieure des buissons, par une altitude d’environ 7 000 ou 8 000 pieds.

La différence considérable qui existe entre la végétation de ces vallées orientales et celle des vallées du Chili ne laisse pas que de me frapper beaucoup, car le climat et la nature du sol sont presque absolument identiques et la différence de longitude est insignifiante. La même remarque s’applique aux quadrupèdes et, à un degré un peu moindre, aux oiseaux et aux insectes. Je puis citer la souris comme exemple ; je trouvai, en effet, treize espèces de souris sur les côtes de l’Atlantique et cinq seulement sur les côtes du Pacifique ; or, pas une seule de ces espèces ne se ressemble. Il faut toutefois excepter de cette règle toutes les espèces qui fréquentent habituellement ou accidentellement les montagnes élevées et certains oiseaux qui s’étendent dans le Sud jusqu’au détroit de Magellan. Ce fait concorde parfaitement avec l’histoire géologique des Andes ; ces montagnes, en effet, ont toujours constitué une infranchissable barrière depuis l’apparition des races actuelles d’animaux. Par conséquent, à moins que nous ne supposions que les mêmes espèces ont été créées en deux endroits différents, nous ne devons pas plus nous attendre à trouver une similitude absolue entre les êtres qui habitent les côtés opposés des Andes qu’entre ceux qui habitent les côtés opposés de l’Océan. Dans les deux cas, il faut excepter les espèces qui ont pu traverser la barrière, qu’elle soit formée de rochers ou d’eau salée[5].

Les plantes et les animaux qui m’entourent sont absolument les mêmes que ceux de la Patagonie, ou tout au moins ils en sont très-proches parents. Je retrouve ici l’agouti, la viscache, trois espèces de tatous, l’autruche, certaines espèces de perdrix et d’autres oiseaux, animaux que l’on ne rencontre jamais au Chili, mais qui caractérisent les plaines désertes de la Patagonie. Nous retrouvons aussi les mêmes buissons rabougris et épineux (quiconque n’est pas botaniste ne ferait aucune différence), les mêmes herbages flétris, les mêmes plantes naines. Les scarabées noirs eux-mêmes sont presque semblables ; après en avoir étudié quelques-uns avec grand soin, j’en suis arrivé à la conclusion qu’ils sont identiques. J’avais toujours profondément regretté que nous ayons été forcés d’abandonner l’exploration du Santa Cruz avant d’arriver aux montagnes ; il me semblait, en effet, que nous devions trouver plus haut, sur le cours du fleuve, des changements considérables dans l’aspect du pays ; je suis convaincu aujourd’hui que nous n’aurions fait que suivre les plaines de la Patagonie jusque sur le flanc des montagnes.

24 mars. — Dans la matinée, je grimpe sur une montagne située sur un des côtés de la vallée ; de là j’ai une vue magnifique sur les Pampas. Depuis longtemps je me promettais un vif plaisir de ce spectacle, mais j’éprouve en somme un grand désappointement ; au premier abord, on croirait considérer l’Océan ; mais je découvre bientôt de nombreuses inégalités de terrain dans la direction du nord. Les fleuves forment le trait le plus saillant du tableau ; au lever du soleil, ils resplendissent comme des fils d’argent jusqu’à ce qu’ils se perdent dans l’éloignement. Vers le milieu du jour, nous descendons dans la vallée et nous arrivons à une hutte où sont postés un officier et trois soldats chargés d’examiner les passeports. L’un de ces hommes est un vrai Indien des Pampas ; on l’entretient là comme une espèce de chien de chasse, chargé qu’il est de découvrir les gens qui seraient tentés de passer secrètement à pied ou à cheval. Il y a quelques années, un voyageur essaya de passer sans être aperçu, en faisant un long détour, à travers une montagne voisine ; mais cet Indien ayant par hasard découvert l’empreinte de ses pas, suivit ses traces pendant toute une journée à travers rochers et collines et finit par découvrir sa proie cachée dans une caverne. Nous apprenons que les beaux nuages dont nous avions tant admiré les couleurs brillantes du sommet de la montagne ont déversé ici des torrents de pluie. À partir de ce point, la vallée s’élargit graduellement, les collines s’abaissent, et nous nous trouvons bientôt dans une plaine formée de débris s’étendant en pente douce et couverte d’arbres rabougris et de buissons. Bien que ce talus paraisse fort étroit, il doit avoir au moins 10 milles de largeur avant de se confondre avec les pampas absolument plats. Nous voyons, en passant, la seule maison qui existe dans le voisinage, la Estancia de Chaquaio ; au coucher du soleil nous nous arrêtons pour bivouaquer dans le premier endroit abrité que nous rencontrons.

25 mars. — Le disque du soleil levant, coupé par un horizon aussi plat que peut l’être l’eau de l’Océan, me rappelle les pampas de Buenos Ayres. Pendant la nuit il y a une rosée fort abondante, fait que nous n’avons pas remarqué dans les Cordillères. La route traverse d’abord un pays bas et marécageux et se dirige directement vers l’est ; puis, dès qu’on atteint la plaine sèche, elle tourne vers le nord dans la direction de Mendoza. Nous avons devant nous deux longs jours de marche. La première étape est de 14 lieues jusqu’à Estacado ; la seconde, de 17 lieues jusqu’à Luxan, près de Mendoza. Pendant toute cette distance, on traverse une plaine déserte où il n’y a guère que deux ou trois maisons ; le soleil est brûlant et la route n’offre aucun intérêt. Il y a fort peu d’eau dans cette traversia et pendant notre second jour de voyage nous ne trouvons qu’un petit étang. Il coule peu d’eau des montagnes et ce qui en coule est immédiatement absorbé par le sol sec et poreux, si bien que, quoiqu’on ne soit qu’à 10 ou 15 milles de la chaîne de la Cordillère, on ne traverse pas un seul ruisseau. Dans bien des endroits, le sol est recouvert d’efflorescences salines, et je retrouve des plantes qui se plaisent au milieu du sel, plantes si communes dans les environs de Bahia Blanca. Le pays conserve le même caractère depuis le détroit de Magellan, le long de toute la côte orientale de la Patagonie jusqu’au rio Colorado ; puis il paraît que, à partir de ce fleuve, les mêmes plaines s’étendent à l’intérieur des terres jusqu’à San Luis, et peut-être même plus loin encore vers le nord. À l’est de cette ligne courbe, se trouve le bassin des plaines comparativement humides et vertes de Buenos Ayres. Les plaines stériles de Mendoza et de la Patagonie consistent en une couche de galets polis et accumulés par les vagues de la mer, tandis que les pampas couverts de chardons, de trèfle et d’herbe, ont été formés par la boue de l’ancien estuaire de la Plata.

Après ces deux jours de voyage désagréable, ce n’est pas sans un grand sentiment de joie que l’on aperçoit les rangées de peupliers et de saules qui croissent autour du village et de la rivière de Luxan. Un peu avant d’arriver à cet endroit, nous observons, vers le sud, un épais nuage de couleur rouge brunâtre. Nous croyons d’abord que c’est la fumée d’un immense incendie dans les plaines ; mais nous nous apercevons bientôt que c’est une nuée de sauterelles. Elles se dirigent vers le nord, et, poussées par une brise légère, elles nous rattrapent, car elles font 10 ou 13 milles à l’heure. Le principal corps d’armée remplissait l’air depuis une hauteur de 20 pieds jusqu’à 2 000 ou 3 000 pieds au-dessus du sol ; « le bruit de leurs ailes ressemblait au bruit des chariots de guerre s’entre-choquant dans la mêlée », ou plutôt au sifflement du vent dans les cordages d’un vaisseau. Le ciel, vu à travers l’avant-garde, ressemblait à une gravure ombrée ; mais on ne pouvait plus rien apercevoir à travers le corps d’armée principal. Cependant les sauterelles ne formaient pas des rangs fort épais, car elles pouvaient éviter un bâton que l’on agitait au milieu d’elles. Elles se posèrent à terre à quelque distance de nous et nous parurent alors plus nombreuses que les feuilles des champs ; la surface du sol perdit sa teinte verte pour devenir rougeâtre ; à peine posées à terre, elles s’élancèrent de côté et d’autre, dans toutes les directions. Les sauterelles sont un fléau assez commun dans ce pays ; déjà, pendant cette saison, plusieurs nuées plus petites étaient venues du Sud, où, comme apparemment dans toutes les autres parties du monde, elles semblent se propager dans les déserts. Les pauvres habitants essayent en vain de détourner l’attaque en allumant des feux, en criant, en agitant des branchages. Cette espèce de sauterelle ressemble beaucoup au Gryllus migratorius de l’Orient et est peut-être identique.

Nous traversons le Luxan, fleuve considérable, bien qu’on ne connaisse qu’imparfaitement son cours jusqu’à la côte ; on ne sait même pas s’il ne vient pas à disparaître par suite de l’évaporation en traversant les plaines. Nous passons la nuit à Luxan, village entouré de jardins et limite méridionale des terres cultivées dans la province de Mendoza. Pendant la nuit, j’ai à soutenir une lutte, ce n’est pas une exagération, contre une Benchuca, espèce de Réduves, la grande punaise noire des Pampas. Quel dégoût n’éprouve-t-on pas quand on sent un insecte mou, ayant environ 1 pouce de long, qui vous rampe sur le corps ? Avant de sucer, cet insecte est absolument plat, mais à mesure qu’il absorbe le sang il s’arrondit et, dans cet état, on l’écrase facilement. Une de ces punaises, que j’attrapai à Iquique, car on les trouve aussi au Chili et au Pérou, était absolument vide. Placé sur une table et entouré de monde, cet audacieux insecte, si on lui présente le doigt, s’élance aussitôt et se met à sucer si on le laisse faire. Sa piqûre ne cause aucune douleur ; il est fort curieux de voir son corps s’emplir de sang ; en moins de dix minutes, de plat qu’il était, il se transforme en boule. Ce repas que l’un des officiers du vaisseau voulut bien offrir à la benchuca, suffit à lui conserver un honnête embonpoint pendant quatre mois entiers ; mais au bout de quinze jours elle était toute disposée à faire un second repas.

27 mars. — Nous nous rendons à Mendoza. Nous traversons un pays admirablement cultivé et qui ressemble au Chili. Ce pays est célèbre pour ses fruits, et certainement rien de plus admirable que ses vignes et que ses bosquets de figuiers, de pêchers et d’oliviers. Nous achetons moyennant un sou des melons d’eau près de deux fois aussi gros que la tête d’un homme, admirablement frais et au parfum le plus délicieux ; pour trois sous on a une brouettée de pêches. La partie cultivée de cette province est fort peu considérable ; elle ne comprend guère que la région qui s’étend de Luxan jusqu’à la capitale. Le sol, tout comme au Chili, ne doit sa fertilité qu’à des irrigations artificielles, et il est vraiment étonnant d’observer quelle fertilité extraordinaire ces irrigations produisent dans un terrain naturellement aride.

Nous passons la journée du lendemain à Mendoza. La prospérité de cette ville a beaucoup diminué pendant ces dernières années. Les habitants disent que c’est une ville excellente pour y vivre, mais détestable pour s’y enrichir. On retrouve chez les classes inférieures les manières indolentes et inquiètes des Gauchos des Pampas ; costumes et habitudes sont, d’ailleurs, presque identiques. Selon moi, cette ville a un aspect morne et désagréable. Ni sa fameuse alameda, ni le paysage qui l’entoure ne peuvent se comparer à ce que l’on voit à Santiago ; mais je comprends parfaitement que ses jardins et ses vergers doivent paraître admirables à quiconque, arrivant de Buenos Ayres, vient de traverser les monotones pampas. Sir F. Head dit, en parlant des habitants : « Ils dînent, puis il fait si chaud, qu’ils vont se coucher et dormir ; que pourraient-ils, d’ailleurs, faire de mieux ? » Je suis absolument de l’avis de Sir F. Head : l’heureux sort des Mendozins est de paresser, de manger et de dormir.

29 mars. — Nous nous mettons en route pour retourner au Chili par la passe d’Uspallata, située au nord de Mendoza. Il nous faut d’abord traverser, pendant une quinzaine de lieues, une région stérile. En certains endroits, le sol est absolument nu ; en d’autres endroits il est recouvert d’innombrables cactus nains armés de formidables épines et auxquels les habitants ont donné le nom de petits lions. Çà et là, on rencontre quelques buissons rabougris. Bien que cette plaine soit située à près de 3 000 pieds au-dessus du niveau de la mer, le soleil est excessivement chaud ; la chaleur accablante et des nuages de poussière impalpable rendent le voyage extrêmement pénible. La route se rapproche insensiblement de la Cordillère, et, avant le coucher du soleil, nous pénétrons dans une des larges vallées, ou plutôt des baies, qui s’ouvrent sur la plaine ; peu à peu cette vallée se transforme en un étroit ravin dans lequel se trouve la villa Vicencio. Nous avions voyagé toute la journée sans trouver une seule goutte d’eau, aussi étions-nous tout aussi altérés que pouvaient l’être nos mules ; nous observions donc avec le plus grand soin le ruisseau qui coule dans cette vallée. Il est curieux de voir comme l’eau apparaît graduellement ; dans la plaine, le lit du ruisseau était absolument à sec ; il devint graduellement un peu plus humide ; puis de petites flaques d’eau apparurent, elles finirent par se réunir et à Villa Vicencio nous nous trouvions en présence d’un joli petit ruisseau.

30 mars. — Tous les voyageurs qui ont traversé les Andes ont parlé de cette hutte isolée qui porte le nom imposant de Villa Vicencio. Je passe deux jours en cet endroit, dans le but de visiter quelques mines voisines. La géologie de cette région est fort curieuse. La chaîne d’Uspallata se trouve séparée de la Cordillère principale par une longue plaine étroite, bassin ressemblant à ceux que j’ai observés au Chili ; mais ce bassin est plus élevé, car il est situé à 6 000 pieds au-dessus du niveau de la mer. Cette chaîne occupe, par rapport à la Cordillère, à peu près la même position géographique que la chaîne gigantesque du Portillo, mais elle a une origine toute différente. Elle se compose de diverses espèces de laves sous-marines, alternant avec des grès volcaniques et d’autres dépôts sédimentaires remarquables ; le tout ressemble beaucoup à quelques-unes des couches tertiaires sur les côtes du Pacifique. Cette ressemblance me fit penser que je devais trouver des bois pétrifiés, qui ordinairement caractérisent ces formations. J’acquis bientôt la preuve que je ne m’étais pas trompé. Dans la partie centrale de la chaîne, à une altitude de 7 000 pieds, j’observai, sur un versant dénudé, quelques colonnes aussi blanches que la neige. C’étaient des arbres pétrifiés ; onze étaient convertis en silice et trente ou quarante autres en spath calcaire grossièrement cristallisé. Tous étaient brisés à peu près à la même hauteur, et ils s’élevaient de quelques pieds au-dessus de la surface du sol. Ces troncs d’arbres avaient chacun de trois à cinq pieds de circonférence. Ils se trouvaient à une petite distance les uns des autres, tout en formant un seul groupe. M. Robert Brown a été assez obligeant pour examiner ces bois ; selon lui, ils appartiennent à la tribu des pins ; ils ont les caractères de la famille des Araucariées, mais avec quelques singuliers points d’affinité avec l’if. Le grès volcanique dans lequel ces arbres sont enfouis, et sur la partie inférieure duquel ils ont dû pousser, s’est accumulé en couches successives autour de leur tronc, et la pierre garde encore l’empreinte de leur écorce.

Il n’est pas besoin de profondes connaissances en géologie pour comprendre les faits merveilleux qu’indique cette scène, et cependant, je l’avoue, je ressentis tout d’abord une telle surprise, que je ne voulais pas croire aux preuves les plus évidentes. Je me trouvais en un endroit où un groupe de beaux arbres étalaient autrefois leurs branches sur les côtes de l’Atlantique, alors que cet océan, repoussé aujourd’hui à 700 milles (1 126 kilomètres) de distance, venait baigner le pied des Andes. Ces arbres avaient poussé sur un sol volcanique soulevé au-dessus du niveau de la mer ; puis cette terre, avec les arbres qu’elle portait, s’était affaissée dans les profondeurs de l’océan. Dans ces profondeurs, cette terre autrefois sèche avait été recouverte par des dépôts de sédiment, puis ceux-ci, à leur tour, par d’énormes coulées de laves sous-marines ; une de ces coulées a un millier de pieds d’épaisseur ; or, ces déluges de pierre en fusion et ces dépôts aqueux s’étaient reproduits cinq fois consécutivement. L’océan qui avait englouti des masses aussi colossales devait être fort profond ; puis les forces souterraines avaient de nouveau exercé leur puissance, et je voyais aujourd’hui le lit de cet océan formant une chaîne de montagnes ayant plus de 7 000 pieds de hauteur. En outre, les forces toujours en action qui modifient constamment la surface de la terre avaient aussi exercé leur empire, car ces immenses accumulations de couches se trouvent à présent coupées par de profondes vallées, et les arbres pétrifiés sortent aujourd’hui du sol changés en rocher, là où autrefois ils élevaient leur admirable sommet verdoyant. À présent, tout est désert en cet endroit ; les lichens eux-mêmes ne peuvent adhérer à ces pétrifications qui représentent d’anciens arbres. Quelque immenses, quelque incompréhensibles que ces changements puissent paraître, ils se sont tous produits, cependant, dans une période récente quand on la compare à l’histoire de la Cordillère, et la Cordillère elle-même est absolument moderne comparativement à beaucoup de couches fossilifères de l’Europe et de l’Amérique.

1er avril. — Nous traversons la chaîne d’Uspallata et nous passons la nuit à la douane, le seul endroit habité de la plaine. Un peu avant de quitter les montagnes, nous jouissons d’un coup d’œil extraordinaire : des roches de sédiment rouges, pourpres, vertes, et d’autres absolument blanches alternant avec des laves noires, sont brisées et jetées dans le plus grand désordre par des masses de porphyre qui affectent toutes les nuances depuis le brun foncé jusqu’au lilas clair. C’est la première fois que je vois un spectacle qui me rappelle ces jolies coupes que font les géologues quand ils veulent représenter l’intérieur de la terre.

Le lendemain, nous traversons la plaine, en suivant le cours du torrent qui coule auprès de Luxan. Ici, c’est un torrent furieux qu’il est impossible de traverser et qui nous semble beaucoup plus large que dans la plaine. Le lendemain au soir, nous atteignons les rives du rio de Las Vacas, que l’on regarde comme le torrent de la Cordillère le plus difficile à traverser. Comme ces torrents sont très-rapides et très-courts et qu’ils sont tous formés par la fonte des neiges, l’heure de la journée exerce une influence considérable sur leur volume. Dans la soirée, ils sont ordinairement boueux et impétueux, mais vers le point du jour l’eau diminue de volume et devient limpide. Il en est ainsi pour le rio Vacas, que nous traversons au point du jour sans beaucoup de difficulté.

Jusqu’à présent, le paysage est fort peu intéressant, si on le compare à la passe de Portillo. C’est à peine si l’on peut voir quoi que ce soit outre les deux murs nus de la grande vallée à fond plat que suit la route jusqu’à la plus haute crête. La vallée et les immenses montagnes rocheuses qui l’entourent sont absolument stériles ; depuis deux jours, nos pauvres mules n’ont rien eu à manger ; car, à l’exception de quelques arbrisseaux résineux, on ne peut voir une seule plante. Dans le courant de la journée, nous traversons quelques-uns des défilés les plus dangereux de la Cordillère ; mais on exagère beaucoup les dangers qu’ils présentent. On m’avait dit que si j’essayais de passer à pied j’aurais certainement le vertige, et qu’il n’y avait pas d’ailleurs d’espace suffisant pour descendre de cheval ; or, je n’ai pas vu un seul endroit assez étroit pour qu’il fût impossible d’aller en avant et en arrière et où il ne fût pas possible de descendre de sa mule d’un côté ou de l’autre. J’ai traversé une des plus mauvaises passes, qui porte le nom de las Animas (les âmes), et c’est le lendemain seulement que j’ai appris qu’elle offre des dangers terribles. Sans doute, il y a bien des endroits où, si la mule venait à s’abattre, son cavalier serait jeté dans quelque terrible précipice, mais cela est peu à craindre. Il se peut, en outre, qu’au printemps, les laderas, ou routes formées à nouveau chaque année sur les piles de détritus tombés pendant l’hiver soient fort mauvaises ; mais, d’après ce que j’ai vu, on ne court nulle part un danger réel. Le cas doit être tout différent pour les mules qui portent des marchandises, car la charge occupe un tel espace, que ces animaux, soit en se heurtant les uns les autres, soit en s’accrochant à une pointe de rocher, peuvent perdre leur équilibre et tomber dans les précipices. En été, les torrents doivent aussi former des obstacles presque insurmontables ; mais, au commencement de l’hiver, saison pendant laquelle je me trouvais dans ces régions, il n’y a aucun danger. Je me rends d’ailleurs parfaitement compte, comme le dit Sir F. Head, des expressions différentes qu’emploient ceux qui ont passé et ceux qui sont sur le point de tenter le passage, mais, en somme, je n’ai pas entendu dire qu’un homme se soit jamais noyé, bien que cela arrive assez fréquemment à des mules chargées. L’arriero vous conseille d’ailleurs de montrer le meilleur chemin à la mule que vous montez, puis de la laisser faire à sa tête ; la mule chargée, au contraire, choisit souvent le plus mauvais endroit et se perd.

4 avril. — Il y a une demi-journée de marche du rio de Las Vacas jusqu’au Puente del Incas. Nous bivouaquons en cet endroit, parce qu’il y a des pâturages pour les mules et parce que la géologie de cette région est très-intéressante. Quand on entend parler d’un pont naturel, on se figure un ravin profond et étroit à travers lequel est venu s’abattre un immense rocher ou une grande voûte creusée comme l’entrée d’une caverne. Au lieu de cela, le pont des Incas consiste en une croûte de cailloux stratifiés, cimentés par les dépôts de sources d’eau chaude qui jaillissent dans le voisinage. Il semble que le torrent se soit creusé un canal d’un côté en laissant derrière lui une partie qui surplombait, partie que des terres et des pierres, en s’écroulant, ont rejointe au bord opposé. On peut facilement distinguer dans ce pont une jonction oblique telle qu’il doit s’en produire une dans ce cas. En résumé, le pont des Incas n’est en aucune façon digne des grands monarques dont il porte le nom.

5 avril. — Nous faisons une longue étape à travers la chaîne centrale, depuis le pont des Incas jusqu’à Ojos del Agua, situé près de la dernière casucha du côté du Chili. Ces casuchas sont de petites tours rondes, ayant des marches à l’intérieur qui conduisent dans une salle élevée de quelques pieds au-dessus du sol à cause des neiges. Il y en a huit sur la route, et, sous le gouvernement espagnol, on avait soin d’y entretenir pendant l’hiver des aliments et du charbon ; chaque courrier portait une clef qui lui permettait d’y pénétrer. Aujourd’hui ce ne sont plus que de misérables prisons ; situées sur de petites éminences, elles ne contrastent pas d’ailleurs avec la scène de désolation qui les entoure. L’ascension en zigzag du Cumbre, ou ligne de partage des eaux, est longue et fatigante ; la crête de la montagne, selon M. Pentland, a une altitude de 12 454 pieds (3 736 mètres). La route ne passe pas sur des neiges perpétuelles, bien que j’en aie vu de chaque côté. Au sommet le vent est extrêmement froid ; cependant il est impossible de ne pas s’arrêter pendant quelques minutes pour admirer la couleur du ciel et la pureté de l’atmosphère. La vue est admirable : à l’ouest on domine un magnifique chaos de montagnes séparées par de profonds ravins. Il tombe ordinairement de la neige avant cette époque de l’année, quelquefois même la route est impraticable dans cette saison, mais nous avons beaucoup de bonheur ; nuit et jour, pas un seul nuage dans le ciel, sauf toutefois quelques petites masses de vapeurs qui entourent les pics les plus élevés. J’ai souvent remarqué, dans le ciel, ces petits îlots qui indiquent la position de la Cordillère, alors que la distance est si grande, que les montagnes elles-mêmes sont cachées sous l’horizon.

6 avril. — Nous nous apercevons à notre réveil qu’un voleur a entraîné une de nos mules et pris la clochette de la madrina. Nous ne faisons donc que deux ou trois milles dans la vallée et y passons un jour entier dans l’espoir de retrouver notre mule, que l’on a dû, selon l’arriero, cacher dans quelque ravin. Le paysage a repris son aspect chilien ; il est certainement plus agréable de voir la base des montagnes ornée du quillay, arbre à feuilles vert-pâle persistantes, et du grand cactus en forme de cierge, que de se trouver dans les vallées désolées du versant oriental ; je ne partage cependant pas l’admiration de bien des voyageurs. Ce qui plaît par-dessus tout, je pense, c’est l’espoir d’un bon feu et d’un bon souper, après le froid que l’on vient de ressentir en traversant la montagne ; je partage absolument cette manière de voir.

8 avril. — Nous quittons la vallée d’Aconcagua, par laquelle nous sommes descendus, et dans la soirée nous arrivons à un cottage près de la villa de Saint-Rosa. Quelle admirable fertilité dans cette plaine ! L’automne s’avance, et presque tous les arbres fruitiers se dépouillent de leurs feuilles. Les paysans s’occupent à faire sécher les pêches et les figues sur le toit de leurs cottages ; d’autres font la vendange. Tout cela forme une fort jolie scène ; mais il y manque cette tranquillité qui, en Angleterre, fait réellement de l’automne le soir de l’année.

Le 10, nous arrivons à Santiago, où M. Caldcleugh me reçoit avec son affabilité ordinaire. Mon excursion a duré vingt-quatre jours, et je ne me rappelle pas espace de temps semblable qui m’ait laissé de meilleurs souvenirs. Quelques jours après, je retourne chez M. Corfield, à Valparaiso.



  1. Scoresby, Arctic Regions, vol. I, p. 122.
  2. J’ai entendu dire dans le Shropshire que l’eau de la Severn, gonflée à la suite de longues pluies, est beaucoup plus limoneuse que quand la crue provient de la fonte des neiges sur les montagnes du pays de Galles. D’Orbigny (vol. I, p. 184), en expliquant la cause des couleurs différentes des fleuves de l’Amérique du Sud, fait remarquer que celles où l’eau est le plus bleue et le plus limpide ont leur source dans la Cordillère où fondent les neiges.
  3. Docteur Gillies, dans Journal of Nat. and Geograph. Science, août 1830. Cet auteur donne l’altitude des passes.
  4. Il y a longtemps déjà que Scoresby a observé, dans les montagnes du Spitzberg, cette transformation de la neige glacée. Dernièrement le colonel Jackson (Journal of Geograph. Soc., vol. V, p. 12) l’a observée avec beaucoup de soin sur la Néwa. M. Lyell (Principles, vol. IV, p. 360) a comparé les fissures qui semblent déterminer cette conformation en colonnes, aux jointures qui traversent presque tous les rochers, mais qui se remarquent mieux dans les masses non stratifiées. Je puis faire observer que, dans le cas de la neige congelée, la conformation en colonnes doit provenir d’une action « métamorphique » et non pas d’un phénomène qui se produit pendant le dépôt.
  5. C’est là un exemple des admirables lois qu’a le premier indiquées M. Lyell sur l’influence des changements géologiques sur la distribution géographique des animaux. Tout le raisonnement repose, bien entendu, sur le principe de l’immutabilité des espèces ; on pourrait expliquer autrement la différence entre les espèces des deux régions par des changements survenus dans le cours des siècles.