Voyage d’une femme au Spitzberg (quatrième édition)/07

La bibliothèque libre.
Hachette et Cie. Bibliothèque rose illustrée (p. 213-302).


LETTRE VII

MATTARINGUY


Après avoir pris trois jours d’un repos indispensable, j’ai quitté Hammerfest le 28 août, par le même et unique bateau à vapeur du Finmark, qui m’y avait déjà amené ; loin de vouloir retourner avec lui jusqu’à Drontheim, notre projet était de nous faire débarquer à Kaafiord, en laissant à bord du bateau toutes nos caisses et ne gardant avec nous que ce qui nous était strictement nécessaire pour entreprendre la traversée de la Laponie.

Kaafiord (prononcez Cofior), où nous descendîmes, est un petit port au fond d’une baie profonde : il est situé à vingt milles à peu près d’Hammerfest. Il y a quelques années, on y trouvait à peine cinq ou six cabanes habitées par des pêcheurs ou des Lapons côtiers ; aujourd’hui, c’est un gros village riche et industrieux, dont la vue réjouit le voyageur attristé de la misère du Finmark. Voici le secret de cette transformation : il existe à Kaafiord une mine de cuivre fort riche ; le gouvernement suédois en avait eu connaissance ; mais, trop pauvre pour faire les dépenses nécessaires aux premières années d’exploitation, il ne s’en était pas occupé. Une compagnie anglaise se forma dans l’intention d’exploiter ces mines, et sollicita du gouvernement suédois un privilége à cet effet ; il lui fut facilement accordé. Le peuple anglais possède à un haut degré le génie de l’industrie et de la colonisation. Les ingénieurs venus de Londres à Kaafiord le prouvèrent une fois de plus. Rien ne rebuta ce petit groupe d’hommes, ni les rigueurs d’un climat auprès duquel les brouillards de la Tamise sont de chauds zéphirs, ni les difficultés inhérentes à un pays sans végétation et sans habitants. Il n’y avait pas de bois, on fit venir de la houille d’Angleterre ; on manquait d’ouvriers, on en envoya chercher en Cornouaille ; en peu de temps tout fut transformé, et une petite colonie, composée seulement de deux familles, avait su transporter dans ce coin reculé du monde les mœurs civilisées et une partie du confort de la vieille Angleterre. Lorsque j’arrivai à Kaafiord, je marchai de surprises en surprises : je trouvai, au lieu des chétives maisons d’Hammerfest, des appartements vastes, bien meublés, bien clos et bien aérés à la fois, des poêles et des cheminées agencés en perfection, des tapis, des livres, quelques tableaux, un piano ; c’était à n’y pas croire. Nous reçûmes de MM. Crowe et Woodfall, concessionnaires des mines, de M. Thomas, ingénieur, et de leurs familles, l’accueil le plus cordial. La table de Kaafiord faisait aussi le contraste le plus complet avec nos menus d’Hammerfest ; grâce à de fréquentes relations entre les mines et la mère-patrie, on nous servit avec abondance et variété, et lorsque, réconfortés par un bon dîner, égayés par le spectacle de ces excellents hôtes qui s’empressaient autour de nous, nous nous trouvâmes le soir prenant le thé entre de jeunes miss décolletées et quelques hommes vêtus d’habits irréprochables, nous eûmes grand peine à nous croire encore au bord de cet océan Glacial qui venait de nous offrir des aspects si terribles et si désolés. Dès qu’on passe le seuil de la maison anglaise, l’illusion se détruit bien vite, et les 70° de latitude nord se montrent écrits partout.

Kaafiord compte aujourd’hui plus de mille habitants, ouvriers compris, bien entendu ; la plupart de ses mineurs sont anglais et suédois ; ils se sont adjoint cependant dans ces dernières années des paysans du Finmark et même quelques Lapons, qui ont préféré le salaire assuré de l’ouvrier aux profits incertains du pêcheur. Toute la petite colonie vit dans une aisance et dans un bien-être relatifs, comparés à la misérable existence de leurs voisins ; aussi les enfants ont-ils, à Kaafiord, un visage de bonne santé que je n’étais plus habituée à rencontrer.

Le lendemain de mon arrivée, on me fit les honneurs des mines, on me les fit même trop bien ; car mon cicerone, M. Crowe fils, en vrai propriétaire, ne me fit pas grâce d’un caillou.

Quoique l’exploitation des mines de Kaafiord soit commencée depuis plusieurs années, elle est encore très-incomplète ; les galeries sont nombreuses, mais toutes basses et humides ; en les parcourant, on a souvent de l’eau jusqu’à la cheville ; les murailles suintent incessamment, et on reçoit sur la tête des gouttes d’eau glacée ; pour moi, le pis n’était pas cela, mais l’épaisse vapeur sulfureuse répandue dans les souterrains ; j’en étais à demi suffoquée, et elle m’empêcha de voir à six pouces de distance, malgré la bonne grosse torche de résine que M. Crowe faisait porter devant moi. Cette excursion, comme vous voyez, manquait absolument de gaieté ; je regrettai beaucoup de l’avoir entreprise, mais je crus devoir à l’aimable hospitalité de mes hôtes de garder une contenance résignée. Pendant trois heures j’errai à travers un nombre infini d’escaliers inégaux, de pentes humides, d’échelles vacillantes, de voûtes basses et de galeries tortueuses à désespérer Thésée et son peloton. Enfin au moment où j’allais demander merci, je me retrouvai au grand air, mouillée jusqu’aux os, fatiguée à l’excès et à moitié asphyxiée par les exhalaisons du soufre. « Hélas ! pensai-je en regardant avec amour le ciel gris et brumeux, qui me fit alors l’effet de resplendir, il y a pourtant de pauvres gens dont la vie se passe dans ces abîmes où j’ai failli étouffer pour une promenade. »

Pendant ce malencontreux examen, M. Crowe prenait obligeamment la peine de me donner des explications, de suivre les filons, d’ouvrir les nouvelles voies, de diriger les eaux ; j’avoue n’avoir pas prêté grande attention à ses descriptions : je n’avais pas l’humeur à la géologie. Tout en écoutant fort mal, pressée que j’étais de sortir de ces voutes noires semblables à des défilés de l’enfer, je crois avoir compris cependant que la mine contenait, outre du cuivre, ou plutôt mêlés au cuivre, de l’arsenic, du cobalt, des morceaux de cristal de roche, du fer en assez grande proportion, de l’argent en petite quantité et des parcelles d’or pur.

Après avoir visité la montagne au dedans, je voulus l’examiner au dehors ; un rayon de soleil m’ayant favorisée le lendemain de ma visite à la mine, je me mis bravement à la gravir, sans autre compagnon que mon bâton ferré, le meilleur guide en pareille circonstance. Je traversai une espèce de jardin dont les colons anglais sont parvenus à entourer leur habitation, luttant à la fois contre le sol ingrat et le climat inclément, et je me trouvai au bout de peu de temps au milieu des rochers et des éboulements.

Cette montagne de Kaafiord, si sauvage il y a quelques années, a subi de singulières transformations depuis que l’industrie en a fait son domaine. En bas, elle est aplanie, bêchée, ratissée avec soin ; en haut, le pic et la poudre l’ont perforée jusqu’au cœur ; les grues lui ont enlevé ses grands ossements de granit ; elle est déchirée, bouleversée, éventrée de toutes parts. Dans les endroits que les redoutables mineurs n’ont pas encore envahis, elle nourrit trois ou quatre bouquets de pins maigres et de bouleaux chétifs ; puis, dans les interstices de toutes les pierres, au bord de toutes les crevasses, autour de tous les puits, croît la broussaille épaisse de myrtille, et ses touffes d’un vert sombre, constellées de petites baies bleuâtres, lui font comme un manteau charmant dont elle cache ses profondes blessures. En arrivant au sommet de la montagne, j’atteignis un plateau où les femmes des mineurs donnent aux pierres leur première façon en les concassant grossièrement. Comme j’étais en plein air et en plein jour, je suivis avec intérêt leurs opérations. Le minerai ainsi divisé est placé dans de larges conduits de bois posés sur la pente de la montagne ; ces conduits, sortes de rigoles massives, le font glisser jusqu’à quatre énormes cylindres de pierre posés horizontalement ; ces cylindres, mus par un torrent, tournent incessamment l’un contre l’autre avec une force qui réduit les pierres les plus dures en poussière. En sortant des meules, le minerai est placé dans de petits wagons et conduit par un étroit chemin de fer à l’édifice de la fonderie. Là il subit les sept façons qui lui sont nécessaires pour être complétement épuré, et tout cela se fait si rapidement, qu’il suffit de deux heures pour transformer les fragments du rocher de Kaafiord en belles barres de cuivre rouge, que des navires anglais emportent, non sans grand profit pour la société concessionnaire ; car le minerai de Kaafiord contient, m’a-t-on dit, environ 10 pour 100 de cuivre pur. Du haut de la montagne on a un panorama très-vaste très-pittoresque, réunissant dans un même tableau les aspects de la nature la plus abrupte et les scènes de la vie civilisée.

Le petit golfe de Kaafiord a la forme d’un entonnoir ; le goulet d’entrée est si étroit que deux navires auraient, je crois, de la peine à y passer de front ; d’un côté du golfe, ses grands rochers s’élèvent à pic sur la mer ; de l’autre, la montagne descend en pentes et forme de temps en temps de petits plateaux où l’on a construit les maisons de bois des mineurs. Sur l’un des promontoires d’entrée on a élevé une église, petite, simple, peinte en gris, et qui, vue de loin, se confond avec le rocher ; derrière l’église, à quelque distance, la fonderie montre incessamment la gueule ardente de ses fournaises et vomit d’épais tourbillons
Église de Kaafiord.
de fumée par ses quatre cheminées ; au fond du golfe, tapie dans le lieu le plus calme et le mieux abrité, la maison anglaise apparaît avec son toit rouge, ses murailles peintes et luisantes, son air d’aisance et d’ordre, et laisse sortir un groupe d’enfants qui va s’ébattre dans le petit parterre de renoncules, de pavots et de myosotis. La prière, le travail, la famille, la vie entière de l’homme dans ce qu’elle a de meilleur, est ainsi représentée dans ce petit golfe des côtes du Finmark.

Je passai quatre jours à Kaafiord, fort occupée des préparatifs de notre voyage à travers la Laponie. Les membres de la commission scientifique devaient également faire ce trajet difficile ; mais nous désirâmes partir avant eux. Mes hôtes firent beaucoup d’efforts pour me détourner du projet de revenir par la Laponie. « Vous ignorez, madame, me disaient-ils tous, les dangers des déserts de la Laponie ; figurez-vous des marais profonds, fangeux, impraticables ; vous serez obligée de faire plus de cent lieues sans rencontrer un toit, sans voir un chemin frayé ; si vous voulez absolument explorer cet affreux pays, attendez au moins les premières neiges ; alors, du moins, vous pourrez voyager en traîneaux sur la terre gelée, et vous traverserez en dix jours tout l’espace que vous mettrez peut-être six semaines à parcourir maintenant ; c’est folie d’entreprendre de gagner Torneä par cette saison de pluie et de dégel ! » Tout ceci était fort sensé et dit dans les meilleures intentions ; seulement, comme pour suivre le conseil, il eut fallu se décider à passer le reste de l’hiver à Stockholm et prolonger ainsi de trois mois un voyage déjà infiniment long, nous ne pûmes l’accepter.

Il n’y a pas de chevaux sur les côtes du Finmark ; ils y seraient ruineux et inutiles ; les communications étant impossibles par terre, tous les trajets se font donc par mer ; nous avions prévu cette difficulté et, dès notre premier séjour à Hammerfest, donné les ordres nécessaires pour faire venir, vers le 1er  septembre, à Kaafiord, les six chevaux dont nous avions besoin ; ils arrivèrent en effet le 30 aout, conduits par deux Norwégiens. Dès que j’appris leur arrivée, j’allai faire connaissance avec nos futures montures : c’étaient des chevaux de race norwégienne, petits, lourds, avec le poil ébouriffé, de grosses jambes et de longues queues ; des coureurs qui auraient fait, je vous jure, triste mine dans un handicap ou même aux Champs-Élysées. Ils étaient maigrement harnachés de cuirs usés et de cordes. Malgré cet extérieur peu encourageant, ce furent d’excellentes bêtes ; ils nous servirent vaillamment, et leur énergie nous tira de plus d’un mauvais pas. Je me trouvai d’abord assez embarrassée ; la présence d’une femme n’ayant pas été prévue, nos correspondants avaient négligé de se procurer une selle de femme, et je vis le moment où je serais obligée de faire l’homme jusque-là, de monter à califourchon, ce qui m’était, malgré mon costume, très-gênant, et j’ajoute très-effrayant ; car je ne suis pas du tout adroite dans cette attitude. Un de nos bons Anglais me vint en aide en me cédant une vieille selle de femme que, par un heureux hasard, il avait apportée de Londres, et dont il croyait bien ne devoir jamais avoir l’emploi. Le 30 août, tout fut prêt pour notre départ ; j’avais, je vous l’ai dit, repris mon costume masculin, et on m’engagea à y ajouter une paire de grosses bottes de postillon ; je les chaussai par-dessus les miennes, afin de me garantir le mieux possible de la boue liquide des marais.

Notre caravane était ainsi disposée : trois de nos chevaux servaient de montures pour mon mari, notre domestique français et moi ; le quatrième portait la tente, une vraie tente de soldat en grosse toile, avec un bâton au milieu et des trous en bas tout autour pour y passer des pieux ; les deux autres portaient nos provisions de conserves et de biscuit de mer, un peu de linge, des chaussures de rechange et la marmite de fonte qui devait être toute notre batterie de cuisine pendant longtemps. Ces pauvres animaux se trouvaient ainsi fort chargés ; aussi chacun de nous prit-il derrière lui, en guise de valise, un sac de cuir contenant les objets indispensables à la toilette, le manteau et la peau de renne qui devaient lui servir de matelas et de couverture pendant la route.

Je fis avec regret mes adieux à nos colons anglais ; de leur côté ils me témoignèrent le même sentiment, et huit ou dix d’entre eux voulurent nous accompagner pendant quelques milles. Lorsque nous fîmes halte pour nous séparer, j’embrassai d’un dernier regard le toit hospitalier des mineurs, et cette vaste mer du Nord qui déroulait delà du petit goulet de Kaafiord ses plaines mobiles : en ce moment on entrevoyait au loin, à moitié perdu dans la brume, un petit navire courant sous toutes ses voiles orientées grand largue, ce qui le faisait ressembler à un vol d’oiseaux de mer émigrant à tire-d’ailes. Nous tournâmes un grand rocher ; nous vîmes encore les chapeaux de notre amicale escorte s’agiter en l’air en notre honneur, puis tout disparut à nos yeux.

Nous faisions nos premiers pas sur chemin de la Laponie.

Le soir de ce jour, nous n’essayâmes pas encore notre tente : nous allâmes coucher chez un de nos conducteurs, à quelques lieues dans les terres. La maisonnette du guide Mathisen était construite dans un lieu plein d’un charme sauvage : posée à mi-côte d’une colline boisée, elle était toute cachée par les broussailles, et, avec son toit d’herbe, on eût dit un nid. À quarante pieds au-dessous de la maison miroitait un petit lac profondément encaissé dans ses berges vertes ; derrière les berges s’élevait une muraille de hauts rochers : cette fortification naturelle n’était interrompue qu’à un seul endroit, où se formait une gorge étroite dont le lac profitait pour se répandre comme une coupe trop pleine et s’enfuir en cascades. Au-dessus des rochers, la colline était tantôt abrupte et aride, tantôt boisée de bouleaux et de pins, partout agreste et inculte. Ce qui saisissait l’âme de ce paysage, c’était sa grâce sévère, son calme suprême et indicible : la main de l’homme n’avait passé là nulle part, et, on le sentait, les rochers n’avaient jamais été gravis, la prairie n’avait jamais été fauchée, les arbres tombaient de vétusté les uns sur les autres : pas de barques au bas du lac, pas de sentier dans l’herbe, pas de fumée à
Maison du guide Mathisen.
l’horizon : aucun bruit dans l’air autre que la voix de la cascade ou le léger bruissement des feuilles, et, au-dessous de tout cela, le dôme gris du ciel du Nord laissant tomber sur toutes choses sa lumière voilée et mélancolique.

C’était autre chose que ces solitudes embaumées de l’Amérique du Sud, exubérantes de séve et de soleil : c’était un coin vierge et inconnu de notre vieille Europe, une oasis douce et charmante placée par Dieu au milieu des déserts glacés, comme il en a mis au milieu des déserts torrides. À quelques lieues plus au sud, on ne trouve pas un arbre : à quelques lieues plus au nord, on ne trouve plus une plante.

Le mobilier de la maison du guide était très-primitif : un tronc d’arbre servait de table, deux ou trois escabeaux étaient les siéges ; quant au lit, on avait le plancher. Après avoir soupé d’une tasse de lait de chèvre, je m’étendis par terre sur ma peau de renne, à peu de distance d’un feu de sapin déjà très-nécessaire, et je m’endormis d’un sommeil de sauvage.

Le lendemain, de grand matin, tout notre monde était sur pied. Notre troupe se composait de dix personnes : trois étaient à cheval, je vous l’ai dit, les sept autres allaient à pied : c’était d’abord notre guide Abo le Lapon, chef absolu de la caravane, puis les trois hommes conducteurs des chevaux, un interprète finlandais (notre domestique ne sachant parler que le norwégien), enfin deux jeunes garçons du Finmark qui avaient demandé la faveur de se joindre à nous pour passer en Russie.

Géographiquement parlant, on nomme Laponie tout le pays compris entre le fond du golfe de Bothnie et le cap Nord ; quelques voyageurs, Regnard en tête, la font même commencer à Luléa, sur la côte ouest du golfe. Tout ce pays est, si je puis m’exprimer ainsi, la Laponie de nom et pas la Laponie de fait ; car les Lapons ne l’habitent pas. Du côté de la mer Baltique, on trouve des Finlandais ; du côté de la mer du Nord, on trouve ces habitants du Finmark au milieu desquels je vous ai conduit. Ceci n’empêche pas qu’on ne voie des Lapons à Tornéä ou sur les côtes du Finmark ; mais alors ils y sont en voyageurs pour faire des échanges avec les Russes ou les Norwégiens. La Laponie proprement dite est un immense désert marécageux où les oasis sèches sont rares, où la végétation est presque nulle ; vue à vol d’oiseau, elle doit ressembler à une plaine profondément labourée, dont chaque sillon forme une irrigation ; les collines y sont en petites chaînes basses, et toujours séparées entre elles par un lac, une rivière ou un marais. C’est cette abondance d’eau qui rend la traversée du pays si difficile pendant l’été ; l’hiver venu, les rivières se gèlent les marais se durcissent, et la Laponie est alors une plaine de neige à travers laquelle courent les traîneaux emportés par les rennes avec une vitesse infiniment supérieure à celle de nos chevaux de poste.

Quant à nous, nous ne courions pas la poste au début de notre voyage ; bien au contraire, nous allâmes lentement et péniblement pour gravir ces hautes collines qui entourent le petit lac de Kaafiordal. À mesure que nous avancions, les arbres devenaient plus nombreux, et bientôt nous fûmes dans une véritable forêt : je n’en pouvais croire mes yeux ; une forêt à une journée de marche de Kaafiord ! Je regardais de vigoureux bouleaux renversés à coups de hache par nos hommes pour nous frayer un passage, et je me demandais si j’avais été subitement transportée des côtes arides du Finmark dans quelque beau lieu de l’intérieur de la Suède. Ces quelques kilomètres boisés sont, je crois, un coin unique du Finmark septentrional : les arbres y atteignent à des hauteurs inusitées ; ils y ont un aspect de verdure et de vigueur qu’on ne retrouve plus ailleurs. Nos chevaux semblaient aussi étonnés que nous de cette nouveauté ; par moments, leur étonnement se changeait en frayeur à la vue des grands branchages embarrassant leur route ; sous cette impression, ils se mettaient à courir comme des fous à travers les obstacles, malgré les racines à fleur de terre et les taillis de broussailles dans lesquels ils s’embarrassaient les jambes. Je ne suis pas assez bonne écuyère pour maintenir un cheval effrayé : j’employais toute ma science à ne pas tomber, et je mettais mon adresse à garantir mes yeux mis fort en péril dans ces courses désordonnées. Je crois pouvoir assurer que La Marche et Chantilly ont vu peu de steeple-chases plus dangereux que celui-là.

Au bout d’une heure, l’habitude du danger ou la fatigue de nos montures nous avait procuré des allures plus paisibles ; j’aurais alors désiré prendre le temps d’herboriser un peu au milieu des plantes vivaces et touffues dont nous étions entourés. Malheureusement nous devions faire une longue étape ce jour-là, et le guide me refusa une halte. J’ai donc dû me borner à tenter de discerner leurs espèces tant bien que mal ; mais ma botanique a la vue courte, et sans doute bien des choses m’ont échappé. Mon observation superficielle me montra les fougères de grande taille et les hautes touffes de l’angélique comme étant partout en majorité, puis des plantes plus délicates : la campanule uniflore, des draves de plusieurs espèces, l’andromède bleue, la saxifrage penchée, la stellaire, et quelques autres plantes dont j’ignore les noms. Je ne dis rien des lichens abondants et variés là comme dans tout le Finmark. Toute cette couche de végétation vivante et fraîche reposait sur la couche flétrie de l’année précédente, et celle-ci s’était affaissée à son tour sur les plantes qui l’avaient devancée. En fouillant avec un bâton ferré, on distinguait jusqu’à une grande profondeur les traces de ces générations de plantes. C’était comme une sorte de cimetière végétal où les vivants vivaient sur les morts, comme cela se passe sur nos étroits espaces civilisés, cimetières humains :

Abîme ou la poussière est mêlée aux poussières,
Où sous son père encore on retrouve des pères,
Comme l’onde sous l’onde en une mer sans fond

La forêt traversée, nous avons franchi la rivière de Kaafford. Notre guide lapon Abo (Abraham), après avoir sonde çà et là avec soin, indiqua l’endroit où le gué était bon ; les chevaux eurent néanmoins de l’eau jusqu’au poitrail. Cette rivière est plus dangereuse par sa rapidité que par sa profondeur. Sur la rive opposée, les arbres s’éclaircirent ; ils disparurent au pied d’une montagne élevée à laquelle notre guide donnait le nom de Kormovara. Cette montagne n’avait rien d’encourageant ; elle s’élevait devant nous sans beaucoup plus de douceur qu’une muraille : il fallait avancer rapidement. Nous mîmes pied à terre, et on déchargea les chevaux de bagage ; les hommes se partagèrent les fardeaux, et alors commença une ascension très-pénible. Le versant de cette montagne était couvert d’une mousse molle, humide, glissante, sur laquelle on ne pouvait tenir pied, et qui restait aux mains si on s’y accrochait. Sans quelques bouleaux qu’on trouvait de distance en distance, on n’aurait jamais, je crois, atteint le sommet. Les arbres étaient des haltes de salut pour tout le monde : bêtes et gens en profitaient pour respirer une minute. Les chevaux fatigués savaient très-bien se placer d’eux-mêmes au-dessus d’un arbre, afin de se servir du tronc comme d’un point d’appui pour ne pas glisser. Vers le milieu de notre ascension, une pluie pénétrante vint ajouter à nos difficultés, et je crus que, pour ma part, il me serait impossible de voir la fin de cette terrible montagne. Gênée par mes lourdes bottes, embarrassée dans mes vêtements chargés d’eau, je pouvais à peine faire un pas sans tomber, et je fis plus de chemin sur mes genoux que sur mes pieds. Enfin, après trois heures d’efforts inouïs, nous gagnâmes le plateau supérieur. J’étais à demi morte, et, à la vue d’un terrain plat, sans écouter aucune observation, je me couchai dans mon manteau sur la terre, et, malgré la froide pluie, je n’endormis de ce sommeil de plomb que procure l’épuisement.

Je dormis ainsi deux heures, et, quoique je me trouvasse bien reposée, au réveil je regrettai de n’avoir pas écouté les avis de nos guides : les moustiques avaient profité de mon immobilité pour me faire de cruelles blessures : j’avais le visage enflé et meurtri à faire peur ; ce fut ainsi que la vraie Laponie me paya ma bienvenue sur son territoire marécageux. Les moustiques, cette plaie des pays chauds, sont aussi le fléau des contrées humides ; en Laponie on en voit des nuages, et leur compagnie nous fit tant souffrir, que nous accueillîmes par la suite avec joie le premier jour de froid qui nous en débarrassa.

Il pleuvait, je vous l’ai dit, quand nous fûmes au sommet du Komiovara ; si le temps eût été clair, j’aurais découvert de ce point élevé tout le pays environnant, j’aurais vu Kaafiord, Alten, Reipass, où se trouvent des mines encore plus riches que celles de Kaafiord, le cours de la rivière à plusieurs lieues de distance, et même la grande mer dans le lointain. Je ne vis rien ; un brouillard intense comblait toutes les vallées et interposait sa masse trouble entre l’horizon et nous.

Malgré la tristesse du ciel, il fallut prolonger la halte assez de temps pour reposer les chevaux ; avant de les recharger, on déjeuna ; nos guides, sobres comme des Norwégiens, tirèrent de leurs sacs du pain d’orge et du beurre salé ; le Lapon Abo mangea avec ses doigts je ne sais quel étrange mélange qu’il portait renfermé dans une petite boîte de bois, et François nous fit une soupe au biscuit de mer et au jus de viande conservé, dont l’odeur me ferait peut-être fuir aujourd’hui, mais qui, servie bien chaude, me parut délicieuse sous cette pluie glaciale.

En quittant la montagne, je m’attendais, après avoir tant grimpé, à être obligée de descendre. Il n’en fut rien ; nous continuâmes notre route dans une immense plaine dont la ligne était à peine troublée par de rares mouvements de terrain ; cette plaine, aride et humide à la fois, ce qui ne s’exclut pas, était de l’aspect le plus morne, semée de pierres et tachée de mares d’eau : les pierres, petites, polies, de forme sphérique, avaient été roulées par les eaux ; les mares, dépourvues de toute végétation sur leurs bords, n’étaient que des flaques d’eau accidentelles causées par la fonte récente des neiges. Partout la terre était molle, fangeuse, crevassée ; partout les chevaux enfonçaient dans ce terrain mouvant. Quelquefois le sol n’était plus qu’un vaste bourbier : alors les pauvres animaux ne pouvaient plus tenir pied, et il fallait les décharger pour les aider à se tirer du péril. Lorsqu’on rencontrait ces dangereux marais, notre guide Abo déployait la plus admirable activité ; il semblait se multiplier au service de la sûreté de tous. Il fallait le voir inquiet, empressé, allant, venant, sondant de tous côtés avec un long bâton, et découvrant avec un tact très-sûr les meilleurs passages. Ce pauvre petit être, misérablement enveloppé dans une vieille robe de peau de renne, la tête à peine couverte, les pieds à peine chaussés, était écouté de notre troupe comme un général d’armée. Il parlait, on obéissait ; il faisait un signe, on le suivait ; son bâton ferré était bien réellement un bâton de commandement, et dans la brume épaisse le feu de sa pipe était la chétive étoile qui attirait tous les yeux. Il était l’arbitre de notre destinée. Que fussions-nous devenus sans lui dans ces insondables marais, au milieu desquels on n’a pour se diriger que la boussole ! Le Lapon, lui, a des points de repère dans la forme des montagnes, dans la situation des lacs, dans le cours des rivières, et cependant il se trompe encore de direction s’il n’a pas fait souvent ce long voyage.

Abo avait avec lui son chien, une agile bête, à demi sauvage aussi, qui, dans les moments difficiles, ajoutait son instinct à l’intelligence de son maître pour lui donner souvent de bonnes indications. Le chien d’Abo, de pure race laponne, était noir et de taille ordinaire, avec les signes distinctifs de son espèce : la fourrure d’un ours et la tête fine d’un renard. Dans les moments où la caravane avançait sans trop d’encombres, le chien prenait des vacances et faisait une chasse acharnée à une sorte de petits rats sans queue nommés par les Norwégiens comme par les Anglais, lemmings. À de certaines années, ces petits animaux apparaissent en Laponie en quantités innombrables, on en trouve dans les moindres trous ; ils sont par bandes, dans toutes les plaines, sous toutes les pierres. Ils sont roux et noirs, et ont beaucoup d’analogie avec le hamster, dont la peau sert à doubler les manteaux. Les lemmings sont de la race des rongeurs, et de plus, méchants et effrontés d’une façon surprenante ; le chien qui les tue ne les fait pas fuir, et j’en ai vu s’attaquer à nos chevaux. Ceux-ci les écrasaient sans même les voir, et, dans leur placide justice, représentaient assez bien l’allégorie de la Gloire terrassant l’Envie.

N’ayant vu d’exemplaire de ces singuliers petits animaux nulle part, je voulus essayer d’en conserver quelques-uns, dans l’intention ambitieuse de les offrir à notre Jardin des Plantes ; mais, malgré mes soins attentifs, tous ceux que je pris, au nombre d’une trentaine, moururent au bout de quelques heures.

La pluie avait rendu le début de notre voyage fort pénible ; nous nous trouvions vers sept heures du soir si mouillés et si fatigués que nous résolûmes de camper au premier endroit favorable ; bientôt après, sur le bord d’un torrent, nous trouvâmes un bon espace de terre solide, et, ce qui nous fit pousser des cris de joie, plusieurs traîneaux laissés là par des Lapons, afin sans doute de les venir ensuite reprendre à la saison des neiges.

Les traîneaux lapons ne contiennent qu’une personne ; ils ont la forme de grands sabots ; ils sont construits en bois et recouverts en peau de phoque. On s’assoit dans la partie qui figure le talon du sabot ; de cette façon, les jambes sont garanties et recouvertes ; près de la pointe de l’avant se trouve une petite cavité fermée par un couvercle, où le Lapon enferme ses provisions ; quelquefois une peau de renne est clouée tout autour et forme comme une sorte de sac par lequel s’introduit le voyageur, bien à l’abri du froid grâce à cette précaution. On voit que cette installation est loin des traîneaux de poisson gelé en usage chez les Esquimaux ; elle est commode et je dirais presque confortable, si ce mot ne se trouvait fort dépaysé en Laponie. Ces traîneaux, au moment où nous les rencontrions, me firent l’effet d’une attention de la Providence ; rien ne pouvait m’être plus agréable, transie comme je l’étais, que la perspective d’un lit sec, ou à peu près. J’aidai gaiement aux préparatifs de notre souper, et je m’amusai à regarder les œuvres de l’industrie de notre ami Abo ; gêné comme nous par la pluie, il avait imaginé, pour se garantir, de se faire un bonnet imperméable avec de l’écorce de bouleau, et cela lui avait fort bien réussi ; lorsqu’il s’assit pour souper, il fabriqua une assiette de cette même écorce de bouleau, et avait l’air très-satisfait de la façon dont se comportaient dans cette vaisselle improvisée l’huile de poisson et le morceau de saumon salé qui composaient son repas. Je lui envoyai une tranche de jambon dans un de nos vases d’étain, il accepta la viande et refusa le plat, disant qu’il préférait le sien. Orgueil d’inventeur, où ne te niches-tu pas !

Le souper terminé, on dressa la tente et chacun s’arrangea du mieux qu’il put. Je fus la moins malheureuse ; car, étant la plus petite de notre bande (j’en excepte Abo, qui dormit à la belle étoile), je pus entrer à peu près dans l’un des traîneaux, je me fis un oreiller d’un sac de cuir, et je n’aurais pas été trop mal si, la pluie ayant traversé la tente, je n’avais senti constamment des gouttes d’eau glacée me tomber sur le visage ; ce petit supplice me tint éveillée toute la nuit, et le lendemain je me trouvai plus fatiguée que la veille.

À six heures, lorsque je sortis à grand’peine de mon sabot, nous étions complétement environnés de brouillard, et Abo refusait de continuer la route avant que le temps fut devenu meilleur. Il nous fallut attendre, et attendre dans les conditions les plus insupportables. Le brouillard s’éclaircit seulement vers midi, et on put plier la tente.

À peine avions-nous fait un mille, nous nous trouvâmes au bord d’une rivière de très mauvaise physionomie : elle courait rapidement sur de grandes pierres plates inégalement superposées, formant une sorte d’escalier interrompu de temps en temps par des trous en entonnoirs ; les berges, faites des mêmes pierres, étaient très hautes et coupées de fentes énormes. Les chevaux, voyant ce mauvais bord et au fond ce cours d’eau large et violent, ne voulurent pas avancer ; on fut près d’une heure à faire passer le premier ; les autres suivirent sans difficulté. Je me réjouissais de nous voir tirés sans catastrophe de ce difficile passage, quand je m’aperçus que je venais de perdre sur la rive opposée l’innocent poignard qui n’avait pas quitté ma ceinture dans toutes mes pérégrinations. Je tenais beaucoup à ce poignard ; j’aimais à me figurer qu’il pourrait m’être utile ; il me faisait contenance : c’était un compagnon silencieux et fidèle, dont la vue m’entretenait dans l’illusion que je saurais me défendre en cas d’ours ou de loup ; j’étais bien tentée de traverser la rivière pour aller le chercher, mais à mes premiers mots le guide jeta les hauts cris, s’opposa à mon projet, et il fallut continuer ma route. Mon cher poignard gît donc dans une solitude laponne ; s’il est ramassé et s’il retourne dans des mains civilisées, il pourra offrir un vaste champ aux conjectures des antiquaires ; comment expliqueront-ils la présence d’une arme espagnole du quatorzième siècle au fond de la Laponie ? Les suppositions les plus étranges viendront sans doute à leur esprit avant la véritable, qui n’est déjà pas toute simple.

Le reste de cette journée, nous fûmes sans cesse dans une plaine pierreuse coupée seulement de larges crevasses où s’étaient formés des bourbiers impraticables. On voyait nos pauvres chevaux poser leurs pieds avec hésitation sur de petits monticules de terre apparaissant à la surface du marais, et enfoncer jusqu’au cou dans une vase épaisse. Alors le cavalier s’empressait de vider la selle, et, si par malheur le cheval était chargé de bagage, les hommes s’entraidaient pour le tirer d’affaire ; on se mettait quatre ou cinq après lui, et on le tirait qui par la tête, qui par la queue, jusqu’à ce qu’il fut hors de danger. Ce pénible incident s’étant fort renouvelé pendant cette journée, et la pluie, la détestable pluie, n’ayant pas cessé, le soir tout le monde était harassé ; on arracha et on alluma quelques broussailles de bouleau, mais ce triste combustible nous donna plus de fumée que de chaleur ; alors on dressa la tente et on se coucha sur la terre détrempée sans essayer de sécher ses vêtements. Nos peaux de rennes de cette couchée ne valaient pas les traîneaux de la veille ; l’immersion dans les marais les avait singulièrement rafraîchies ; mais tout est aux voyageurs couchette et matelas. La fatigue aidant, on dormit quand même.

Le lendemain, de grand matin, nous étions en route. Le ciel, chargé de grandes nuées blanches semblables à des écharpes, semblait nous présager une meilleure journée, et, en effet, pour premier bonheur, nous quittâmes nos marais fangeux pour un terrain sec. Nous nous trouvions alors dans une plaine qui s’étendait à perte de vue ; le sol était couvert de larges pierres grises, plates et s’enlevant par lames comme l’ardoise ; ces pierres étaient si rapprochées qu’il nous semblait marcher sur une route dallée, mal dallée toutefois, car à chaque instant nos chevaux trébuchaient en se prenant les pieds dans quelque fente. Quand on rencontrait une inclinaison du terrain, les larges pierres s’appuyaient les unes aux autres par couches horizontales, imitant un vaste escalier : ce devait être le lit de quelque torrent disparu. Nous avancions au moins par ce rude chemin, et cette conviction donnait de la gaieté à chacun de nous ; à cela près des détours, inévitables dans un pareil pays, nous marchions presque directement du nord au sud, et déjà le troisième jour nous pouvions nous en apercevoir. La végétation prenait plus de vigueur, et les broussailles de bouleaux qui, dans notre première journée, rampaient sur la terre, commençaient le soir du troisième jour à ressembler à de petits taillis de deux pieds de hauteur. Remarquez qu’il ne faut pas faire acception du bois voisin de Kaafiord dont je vous ai parlé ; il représente une oasis exceptionnelle en Laponie, et doit sa beauté à son heureuse situation encore favorisée par le voisinage de la mer : car, vous le savez, le voisinage de la mer adoucit toujours la température dans les hautes latitudes. Nous fûmes donc, dès le troisième jour, campés au milieu d’un bois nain ; tous ces petits arbres avaient un étrange aspect quand on les apercevait de loin ; dépouillés de feuilles, étendant de tous côtés leurs maigres rameaux capricieusement enlacés, ils avaient l’air d’une forêt de cornes de cerfs. J’avais été assez peu mouillée ce jour-là pour espérer parvenir à me sécher tout à fait ; j’y réussis à peu près, grâce au bon feu entretenu par nos guides, et j’entrai dans la tente vraiment réchauffée pour la première fois depuis notre départ. François, satisfait comme tout le monde d’avoir enfin du feu, s’agitait autour de ses écuelles et avait donné à la tente un petit air de fête ; des bouts de bougie ajustés sur de petits bâtons formaient un éclairage a giorno ; le couvert était symétriquement arrangé sur un manteau posé à terre, et des sacs du bagage étaient disposés autour pour nous servir de siéges. C’était luxueux, je dois en convenir, et bien capable de faire écarquiller les yeux rouges du bon Abo lorsqu’il passa sa tête par notre porte pour nous regarder souper ; il examina tout curieusement, puis il nous adressa une sorte de grimace en faisant claquer sa langue ; était-ce de l’admiration, était-ce du dédain ? Cela voulait-il dire : « Qu’ils sont heureux ! » ou bien : « À quoi bon tant de façons pour manger ? » Voilà ce que je n’ai pu démêler ; d’autres plus habiles que moi se trompent tous les jours en voulant lire sur la physionomie d’un homme.

Il serait, je le crains, monotone de vous faire suivre jour par jour, avec trop d’exactitude, les accidents de notre longue pérégrination. Le peintre comme le narrateur n’a guère à faire en de pareils pays.

La Laponie n’a que deux aspects : les plaines pierreuses et les plaines boueuses. Quand on traverse les premières, si le soleil vient un moment à percer les nuages, l’immensité de l’horizon, l’aridité du sol, la teinte roussâtre des broussailles, les font ressembler au grand désert ; ainsi le proverbe a raison : les extrêmes se touchent. Ce qui est inimaginable, c’est la quantité de torrents, de rivières, d’étangs, de lacs, de mares, de ruisseaux, qui coupent le pays en tous sens ; si un jour le niveau de toutes ces eaux montait un peu, la Laponie ne serait plus qu’un lac de cent cinquante lieues carrées. Ce pays a dû être témoin d’étranges bouleversements, de cataclysmes violents ; car nous rencontrions souvent des monceaux de pierres rondes et blanches comme des œufs monstrueux ; c’étaient évidemment les galets gigantesques de quelque torrent diluvien. Ces pierres avaient souvent la circonférence d’une roue de voiture ; quelle force avait-il fallu pour les polir comme des boules de marbre ! Les paysages les plus agréables étaient ceux où nous trouvions le sol couvert de cette précieuse mousse de renne qui nourrit les troupeaux du Lapon nomade. La mousse de renne est un lichen, comme l’indique son nom (lichen rangiferinus) ; cette plante a beaucoup d’analogie comme forme et comme couleur avec la salade d’escarole bien mûre ; elle est exactement de ce jaune tendre du cœur de la salade.

Le 6 septembre, en descendant du penchant d’une colline au bord d’un petit lac limpide où nous voulions faire boire nos chevaux, nous aperçûmes au loin un campement lapon ; la curiosité me poussant et le terrain se trouvant assez bon, je mis mon cheval au galop, et en peu de minutes je me trouvai près de deux tentes et entourée d’une nuée de chiens noirs me regardant avidement ; me regardant n’est pas très-juste, regardant mon cheval serait plus exact ; ils semblaient tous fort surpris de la vue de cet animal nouveau pour eux, et ne témoignèrent pourtant pas leurs impressions par leurs aboiements, ce qui m’étonna ; on m’assura plus tard que les chiens de cette race n’aboient jamais. Ce serait un motif de plus pour en faire une race intermédiaire entre les chiens et les renards. Quelques rennes, moins hardis que les chiens, s’enfuirent à mon approche, et je pus entrer sans obstacle dans l’une des tentes.

Les tentes laponnes sont toutes construites de même façon ; en vous donnant la description de celle-ci, vous aurez une idée exacte de la configuration de toutes les autres. Ces tentes sont petites et peuvent loger tout au plus six ou huit personnes ; elles ont la forme circulaire ; leur carcasse est faite avec des montants de bois de bouleau reliés entre eux par le haut et sur lesquels est ajustée une étoffe de laine grossière, noire ou brune ; l’étoffe s’arrête avant d’atteindre le sommet des montants, pour laisser passer la fumée. À l’intérieur, une longue et forte traverse, placée environ à cinq pieds du sol, repose sur le bois de la charpente et y prend assez de solidité pour soutenir une grosse marmite de fer qui y pend par une chaîne ; au-dessous de la marmite, des pierres formant un cercle circonscrivent le foyer, et la fumée s’échappe, comme je vous l’ai dit, par l’ouverture laissée au sommet de l’habitation. Autour de la tente sont rangées les peaux de rennes servant de lit et les coffres de bois qui sont à la fois les tables, les siéges et les armoires du Lapon. Nulle part, je crois, les besoins de la vie ne peuvent être restreints à une plus simple expression ; cette absence de superflu produit du moins l’égalité, et la tente du Lapon le plus riche diffère à peine de celle du plus pauvre. La richesse n’a qu’une forme en ce pays-là : les rennes ; un homme pauvre en a toujours bien une vingtaine ; un homme riche en a quelquefois plus de mille.

Dans la tente où j’entrai, il y avait deux femmes : l’une vieille, ridée, sale, déchirée, hideuse, des yeux rouges éraillés et sans cils, le teint terreux, d’affreuses petites pattes noires et sèches, un monstre de laideur ! L’autre était jeune et assez jolie pour une Laponne ; je la soupçonnai même d’avoir quelque peu de sang norwégien à se reprocher : car elle était blonde avec les yeux bleus, du reste le nez écrasé, les pommettes saillantes ; mais, pour tout embellir, une belle fraîcheur. Ne croyez pas que je me trouvasse bien embarrassée en présence de ces maîtresses d’un logis que je convoitais pour en faire un cabinet de toilette ; je n’avais pas la possibilité de faire des explications, j’agis comme en pays conquis. Après leur avoir fait quelque signe amical, je fermai la porte de la tente (quand je dis fermer la porte d’une tente, il faut toujours comprendre baisser le lambeau d’étoffe qui retombe devant l’ouverture d’entrée) et je m’installai ; je pris ma valise sans beaucoup étonner mes hôtesses, et, heureuse d’avoir un peu de temps à moi, un bon feu et de l’eau chaude, je me mis en devoir de procéder à une toilette plus complète que je ne pouvais la faire au milieu des hommes de notre escorte. Tant que je me coiffai et fis des ablutions sur mon cou, mon visage et mes mains, les deux femmes se contentèrent de me regarder de tous leurs yeux ; mais, lorsque je fis mine de me déshabiller complétement pour changer de linge, elles sortirent précipitamment en manifestant un effroi singulier. Pendant plusieurs minutes, je restai stupéfaite, ne m’expliquant pas le motif de leur crainte ; tout à coup mon costume masculin me revint en mémoire, et je ne pus m’empêcher de rire aux larmes de leur méprise ; leur susceptibilité sur ce point était assurément bien éveillée : car mon aspect, ainsi vêtue, était celui d’un redoutable cavalier de douze ans. Cet incident, qui m’amusa très-fort, répond, ce me semble, avec autorité, aux accusations calomnieuses répandues sur ces honnêtes Laponnes par le poëte Regnard.

Après avoir paisiblement terminé ma toilette, je sortis de la tente et trouvai toute une bande de Lapons environnant notre troupe voyageuse. Les hommes jetèrent un coup d’œil anxieux de mon côté ; mais, à l’expression de leur physionomie, je dus croire qu’ils avaient été à mon égard plus perspicaces que les femmes. On criait fort de part et d’autre à mon arrivée ; une discussion entamée entre notre domestique et un vieux Lapon, passant avec difficulté par l’interprète finlandais, menaçait de ne pas arriver à bonne fin. François épuisait sa rhétorique norwégienne, qu’il appuyait d’un répertoire de gestes expressifs ; le vieux Lapon, façon de patriarche tanné, vêtu de guenilles impossibles, levait à chaque mot les bras au ciel et criait comme un sourd, afin de nous faire mieux comprendre son langage. Enfin, beaucoup de bonne volonté aidant, et le flegmatique Finlandais ne nuisant pas en répétant à mesure les mots prononcés par chaque interlocuteur, je parvins à comprendre. Il s’agissait d’un jeune renne ; François le voulait acheter pour notre garde-manger, le vieux refusait de le vendre. On en fut pour ses cris, rien ne put décider le vieil entêté à nous livrer un renne ; le tout à la grande tristesse de nos estomacs, déjà réjouis de la perspective d’un bon quartier de venaison remplaçant nos monotones conserves. Il fallut repartir ; mais quelques lieues plus loin la Providence nous gardait un dédommagement : nous aperçûmes la fumée d’un autre campement et nous rencontrâmes un magnifique troupeau de rennes. On parle rennes à propos de Lapons, comme on parle chameaux s’il s’agit d’Arabes. Il est en effet difficile de séparer ces précieux animaux du peuple auquel ils rendent des services si nombreux. Le renne est assurément plus indispensable au Lapon que le chameau ne peut l’être à l’Arabe ; sans lui tout un peuple mourrait de faim, ceci est péremptoire.

Le renne est la Providence du Lapon. Il est à la fois sa vache, son mouton, son cheval ; il le nourrit, l’habille, le traîne ; il lui procure du lait, du beurre, du fromage, une chair grasse et succulente. Le Lapon prend la peau du renne et se façonne un costume solide et chaud ; il en double son traîneau, il en fait son matelas et sa couverture ; il coud avec les tendons de l’animal ; il façonne des manches de coutelas et divers petits ustensiles avec ses cornes. Lorsqu’il change de résidence, lorsqu’il quitte la côte pour le bois, la plaine pour la montagne, le renne est encore là, serviteur fidèle et robuste ; on l’attelle au traîneau, et il entraine, avec une admirable rapidité, le maître, les enfants, la maison, toute la vie, qui se transplante suivant le caprice de l’humeur du Lapon nomade. Ajoutez à cette immense dose d’utilité que le renne est un magnifique animal, grand, vigoureux, vif, agile, beau à regarder au repos, plus beau à regarder courir ; c’est un cerf, vous le savez, mais ayant dans l’aspect les caractères de force qui manquent aux gracieux hôtes de nos forêts : si j’osais bien faire comprendre ma pensée par une comparaison prise dans le domaine de l’art, je dirais que le renne est au cerf ce qu’une des belles Italiennes du Titien est à une figure vignette de keepsake.

Les rennes perdent leur bois tous les ans, et, quand on voit les gigantesques rameaux de leurs andouillers, on s’étonne qu’une année suffise pour une pareille croissance. Le bois de l’animal s’étend derrière le front sans s’élever perpendiculairement ; il se déploie plutôt vers sa croupe, et souvent il est presque aussi long que lui. Les femelles ont un bois peu différent de celui des mâles.

Les rennes de ce second campement étaient infiniment plus nombreux que ceux du campement précédent. Je pensai que nous nous trouvions parmi des Lapons riches ; deux robes de wadmel bleu, bordées de bandes blanches et rouges, dont étaient vêtus nos premiers interlocuteurs, me confirmèrent dans ma première opinion. Je ne me trompais pas ; c’étaient vraiment des gens fort comme il faut, ils gagnèrent ma sympathie en consentant à nous vendre un jeune renne, objet de toutes nos convoitises gastronomiques. Excusez-moi de vous parler encore des intérêts de mon rôti : mais on ne sait pas dans les villes ; ils ignorent, les gens qui dînent tous les jours, ce que peuvent devenir les anxiétés du voyageur affamé, épuisé et inquiet du lendemain !

Pour trois species (environ seize francs), on convint de nous livrer un jeune renne ; les conditions du marché, fort longuement débattues, portaient qu’on nous tuerait notre renne et qu’en retour nous laisserions au propriétaire les entrailles, le sang et la peau. Le troupeau, d’abord effarouché de notre présence, s’était peu à peu rapproché, et les rennes semblaient faciles à prendre comme des chiens familiers ; il n’en était rien pourtant : à peine le Lapon fit-il un pas vers eux, tout le troupeau se dispersa dans différentes directions, non sans attraper de très-bons coups de dents des huit ou dix chiens noirs qui lui servaient de gardiens. Le Lapon m’engagea à choisir mon renne ; j’en désignai un au hasard parmi les plus jeunes, qui, plus apprivoisés, revenaient sans cesse autour de nous. Le maître n’essaya pas de l’approcher ; le laissant, au contraire, prendre beaucoup d’avance sur lui, il saisit une longue corde dont il lança avec force le bout plein de nœuds sur la tête de l’animal ; le renne, retenu par les cornes, tomba sur les genoux ; le Lapon, s’avançant alors très-rapidement, saisit le moment où le renne, rejetant en arrière sa tête embarrassée, découvrait son large poitrail, pour lui plonger dans le cœur un long couteau qu’il ne retira pas. Le pauvre renne eut deux convulsions et tomba sur le côté : il était mort. Cet affreux petit drame, que j’avais regardé presque malgré moi, avait duré moins de temps qu’il ne vous en faut pour le lire. Le renne mort, le Lapon l’écorcha avec une dextérité surprenante, puis il le dépeça de manière que rien ne fût perdu : il fit couler le sang dans des jattes de bois, et on le mit à part pour la famille ; la chair, proprement coupée par quartiers, nous fut remise, et les femmes emportèrent soigneusement les tendons, les os et la peau. On procédait à ces opérations en présence de nombreux et attentifs spectateurs, je veux parler des chiens qui, rangés en cercle à distance respectueuse, montraient leurs crocs aigus et battaient leurs flancs maigres de leurs longues queues ; leur attente ne fut pas trompée : on leur abandonna les entrailles, qui disparurent en un clin d’œil.

Cette première acquisition terminée, j’entamai une seconde négociation pour acheter un de ces chiens lapons, à la fois si sauvages et si bien dressés. Je savais qu’il n’en existait aucun en France, même au Jardin des Plantes, et j’aurais aimé posséder à Paris un animal aussi rare. Mon projet rencontra des obstacles infinis ; la cession d’une province n’aurait pas soulevé, dans un congrès, les orages que souleva la vente de ce chien. Si les Lapons, par un motif de prudence matérielle, ne veulent pas se défaire de leurs rennes, ils refusent absolument de se séparer de leurs chiens ; ce n’est pas par affection, car ils sont loin de leur être attachés comme on pourrait le supposer ; la familiarité souvent tendre du paysan et du berger avec leur chien est ignorée en Laponie. Les Lapons tiennent donc à leurs chiens par je ne sais quel motif superstitieux, dont on trouverait la source dans quelque croyance du paganisme, encore mal étouffé chez certains d’entre eux. Heureusement nous avions en suffisante quantité le nerf de toutes les heureuses transactions, l’argent, et nous avions eu la précaution d’en emporter en nature et non en bons de papier, monnaie courante de toute la Norwége, beaucoup moins appréciée par les Lapons, quoiqu’ils en connaissent très-bien la valeur. La vue des species fit fléchir, non sans combats, tous les scrupules, et l’on nous céda une petite chienne noire, encore toute jeune, qui, dès les premiers moments, se familiarisa fort bien avec nous.

Comme nous remontions à cheval, la femme de notre vendeur survint et parut lui administrer une mercuriale sévère pour avoir vendu un de leurs chiens ; l’homme la laissait dire, absorbé par la contemplation des trois species, qu’il retournait dans ses doigts avec un air de béatitude infinie, songeant sans doute au moment où il irait en grossir sa cachette à l’argent. Presque tout Lapon a une épargne, un trésor gros ou petit, formé de toutes les pièces d’argent qu’il a pu réunir ; souvent lui seul connait la place où est enfouie sa richesse, et il meurt en frustrant ses enfants d’une partie de son héritage. Cette habitude se rattache aussi à une superstition. Leur ancienne religion leur faisait croire qu’ils pourraient se servir dans l’autre monde des biens amassés ici-bas.

Nous quittâmes ce campement, après une halte de deux heures, fort intéressés par ce que nous avions observé par nous-mêmes des mœurs des Lapons, et très-enchantés de nos deux conquêtes : le renne mort et le chien vivant. Cette journée se passa assez agréablement pour nous, car la pluie ne revint pas et le terrain se maintint relativement fort bon ; aussi le soir étions-nous dans les meilleures dispositions possibles pour faire honneur à notre beau rôti. Ce repas fut pour moi non-seulement une jouissance, mais un baume réparateur ; depuis mon départ de Kaafiord, ma santé s’altérait de jour en jour ; j’étais atteinte d’une irritation d’estomac qui m’avait obligée à renoncer au thé, au café, au vin, ces précieuses ressources du voyageur, et j’avais dû me mettre au régime de la soupe de biscuit pour toute nourriture. Vous pouvez penser quelle excellente diversion me procura une tranche de filet de renne convenablement grillée.

Le lendemain de cette journée si bien remplie vit se renouveler nos tribulations les plus pénibles ; la pluie revint drue et forte, et tomba pendant quatorze heures avec une intensité inouïe ; si nos vivres n’avaient été strictement mesurés pour le temps de notre voyage, nous ne nous fussions pas mis en route par cet épouvantable déluge ; mais nos jours étaient comptés, il fallait avancer à tout prix. On partit, et on s’en repentit bientôt ; nous nous trouvions avoir à traverser une suite des plus vastes marécages que nous eussions encore rencontrés. Que vous dire ? nous étions dans une plaine de vase resserrée entre des collines et des torrents ; le sol absolument détrempé offrait çà et là de petits monticules vacillants, sur lesquels il fallait tenter de poser les pieds. Souvent le petit monticule, inconsistant comme une éponge, se dérobait sous le pied ; alors on enfonçait dans l’eau, et on s’en tirait comme on pouvait. Tous les chevaux furent déchargés et on entreprit de porter le bagage à dos d’homme ; mais quelles complications ! les hommes tombaient avec leur charge ; les chevaux, plus lourds, ne trouvaient aucun point solide et disparaissaient dans la boue. On ne peut se faire une idée de nos peines pour parvenir à sauver ces pauvres animaux. Au milieu d’un pareil conflit, on s’occupait peu de moi ; je suivais à grand peine notre troupe ; à chaque instant je perdais l’équilibre : je barbotais et m’enfonçais dans cette horrible terre liquide. Mes bottes de postillon alourdies par la boue devinrent des masses impossibles à soulever ; la fatigue m’accablait, la pluie m’aveuglait ; je crus bien ce jour-là que je ne pourrais pas aller plus loin ; à bout d’efforts, mouillée jusqu’aux os, voulant encore avancer et ne le pouvant plus, il m’arriva vingt fois de tomber épuisée, la sueur au front, la rage au cœur, pleurant dans une indicible angoisse en voyant ce révoltant triomphe de la matière sur la force morale. « Ainsi, me disais-je, il y a ici lutte entre le plus vil des obstacles, la boue et moi ! je réunis toute mon énergie, toute ma volonté, et c’est le marais qui l’emporte ! » J’étais aussi exaspérée qu’anéantie ; arrangez cela !

Si nous sortîmes enfin de ces abîmes fangeux, nous le dûmes à Abo ; il fut admirable de persévérance, d’activité, de calme, de coup d’œil : plus alerte qu’un chien de chasse, il sondait en vingt endroits différents presque en même temps, pour voir où l’on aurait pied, poussant de petits cris pour nous faire avancer, grognant sourdement lorsqu’il découvrait un danger ; ce pauvre sauvage était bien réellement notre chef alors ; c’était de lui que dépendait notre salut, et ses encouragements étaient seuls capables de donner à nos hommes l’énergie désespérée dont ils avaient besoin. À la fin du jour, les hommes allaient encore, les chevaux ne voulaient plus avancer ; ils s’arrêtaient épuisés, il fallait les traîner par la bride ; et ils avaient fait cinq lieues en quatorze heures ! lorsque enfin nous trouvâmes au pied d’une colline un petit espace de terrain solide et quelques broussailles de bouleau, personne n’eut la force de monter sur la pente afin de chercher une place un peu sèche ; on s’arrêta au bord même du marais, et, sans prendre le temps de manger, on se laissa tomber sur les peaux de rennes ; notre harassement était si complet que, malgré nos vêtements chargés d’eau, malgré la pluie, malgré le froid, nous fûmes tous bientôt profondément endormis.

Telle quelle, cette halte nous avait rendu des forces ; au matin, nos chevaux se mirent à brouter péniblement les feuilles et l’écorce des bouleaux malingres. J’allai explorer les environs de notre campement.

Au sommet de la colline, je découvris l’aspect étrange du pays qui nous environnait. Je constatai d’abord avec joie l’absence de marais ; la terre était couverte d’une épaisse couche de mousse de renne. Cette mousse, jaune-soufre, semblait un tapis posé sur le sol ; de maigres bouquets de bouleaux élevaient de distance en distance leurs rameaux noircis, chargés de feuilles teintes par l’humidité de l’automne en orange et en rouge vif ; de loin en loin on voyait, perçant la couche de mousse, de grosses pierres arrondies, les unes rougeâtres, les autres d’un beau gris lilas ; nulle part on n’apercevait une tache de verdure. Cet horizon jaune, noir, rouge, lilas, faisait l’effet le plus singulier ; c’était une nature artificielle, impossible, un paysage de porcelainier chinois en humeur d’extravagance ; on brode de pareilles choses sur des écrans, on en rêve parfois, mais on n’en voit jamais.

Notre troupe reposée se mit en marche à travers cette fantaisie du bon Dieu, et pendant quelques heures tout alla bien, mais peu à peu les plis du terrain prirent de plus grandes proportions, et nous eûmes à parcourir un long feston de petites collines. Ce fut alors bien vraiment un voyage par monts et par vaux : les monts me paraissaient charmants, ils étaient secs et couverts de bons taillis de broussailles très agréables à nos chevaux ; quant aux vaux, c’étaient encore et toujours les épouvantables marais : tout recommença, y compris la pluie, et il fallait descendre à chaque instant. C’était toujours un moment odieux pour moi que celui où je remontais à cheval, après avoir traversé un marais : ma selle était trempée d’eau, tout le harnachement de mon cheval était devenu, non du cuir, mais une matière molle, glacée, visqueuse, du contact le plus repoussant.

Vers la fin de ce jour, nous rencontrâmes un immense marais, je dirais un lac, si l’eau en eût été claire ; mais elle était vaseuse, noirâtre, épaisse, avec une physionomie perfide et une barbe emmêlée de roseaux fort effrayante. Essayer de traverser au hasard, c’eût été risquer la vie de tout le monde ; il fallut se résigner à côtoyer ce sombre lac pendant deux heures, puis Abo désigna un passage, et on s’engagea, bêtes et gens, dans la vase ; on y barbota, on s’y épuisa, on but l’eau noire, on s’y noya presque. Enfin, Dieu aidant, on en sortit ; mais dans quel état !… Vous me trouvez bien monotone, n’est-ce pas ? Que voulez-vous, je vous peins la Laponie telle qu’elle est !

En dépit des fatigues et des accidents, nous arrivâmes pourtant un soir au bord de l’Alten ; la vue d’un grand beau vrai fleuve après nos horribles marais nous réjouit, et sans crainte on tenta la traversée. À l’endroit désigné par Abo, le fleuve n’était pas plus large que la Seine et se trouvait guéable pour les chevaux dans plusieurs places ; en outre, au milieu du fleuve, une île couverte de cailloux roulés nous offrait un point de repos pour faire souffler nos chevaux. Malgré nos soins ils fatiguèrent beaucoup : car, comme notre troupe se composait de onze personnes, chaque cheval dut traverser trois fois le fleuve. Pour ma part, j’avoue avoir éprouvé un sentiment d’inquiétude lorsque je me sentis livrée à la force et à l’instinct de mon cheval au milieu de ce large courant.

De l’autre côté de l’Alten, nous trouvâmes un meilleur terrain, et, après avoir rapidement franchi quelques lieues, nous fîmes l’agréable rencontre d’un pin ; c’était le premier depuis Kaafiord : il était la constatation de tout le chemin que nous avions
Passage de l’Alten en Laponie.
fait vers le sud : nous le saluâmes comme un heureux augure, et chacun en cueillit une petite branche ; on ne prend pas avec plus d’empressement au bois de Boulogne la première aubépine annonçant le printemps. En calculant d’après nos journées de marche, nous devions être alors à peu près par le 69° de latitude nord. Il est curieux et attachant d’observer dans ce voyage la croissance progressive des plantes ; lorsque comme nous on vient de l’extrémité du monde où toute végétation cesse faute de soleil, on est surtout sensible à cette renaissance de la nature faisant chaque jour un progrès. Telle plante que nous avions vue quarante lieues plus au nord, maigre, chétive, rampant sur le sol humide, nous la revoyions, sur le bord de l’Alten, grande, forte, vivace et fleurie ; pour la diapensia et l’azalea laponnaise, la différence me fut surtout facile à constater ; les bouleaux n’étaient pas restés en arrière, et, après avoir eu d’abord l’aspect de cornes de rennes fichées en terre, ils avaient atteint au bout de quatre jours la hauteur de notre tente.

Le 7 septembre au soir, nous aperçûmes, se profilant sur un ciel clair, les maisons de bois de Kautokeino, la ville laponne. Je dis ville, en parlant de Kautokeino, et je ne sais s’il convient de lui faire cet honneur ; à proprement parler, Kautokeino n’est ni une ville, ni un bourg, ni même un village : c’est la seule agglomération d’habitations qu’on trouve au nord de la Laponie ; cela se compose de dix ou douze maisons de bois entourées d’une vingtaine de petites granges fermées. Ces petites granges, portées sur des pierres comme certains anciens bahuts, sont autant de magasins où les Lapons renferment leur foin, leurs provisions et leurs vêtements ; la plupart appartiennent à des Lapons nomades et sont le lieu de dépôt où ils viennent chercher ce qui leur est nécessaire au fur et à mesure de leurs besoins.

Était-ce par comparaison ? l’aspect de Kautokeino me ravit ; du point où il m’apparaissait, il était vraiment agreste : je voyais d’abord au sommet d’une colline l’église, dont la masse rouge se détachait harmonieusement sur le gris clair du ciel ; à mi-coteau les maisons, dispersées, coiffées de leur capuchon de chaume vert, élevées sur leurs piliers de troncs d’arbres, avaient l’air de ruches d’abeilles ; plus bas, de longues perches plantées en terre soutenaient des claies où séchait le foin de la récolte ; puis, sur l’herbe, au bord de l’eau, de petits enfants jouaient parmi les jeunes rennes, faisant assaut avec eux d’adresse et de gaieté ; le fleuve, formant un large circuit, faisait à ce tableau frais et calme une bordure d’argent mobile ; c’était charmant ; je m’arrêtai quelques minutes pour le contempler ; je retrouvais enfin un lieu habité ; je sentais l’odeur pénétrante du foin, je voyais la fumée s’échappant en spirales des toits hospitaliers, j’entendais de joyeux cris d’enfants, mon cœur se remplit d’une inexprimable émotion ; il me semblait aborder après un naufrage !… et, si l’on m’avait condamnée à passer ma vie en ce lieu qui me remplissait d’enchantements, je serais morte de désespoir. Je vous l’ai déjà dit : tout est comparaison !

Tandis qu’on déchargeait nos chevaux et qu’on ouvrait nos paquets, nous fûmes entourés de tous les habitants de Kautokeino ; ils examinaient curieusement chacun de nous, chaque objet de notre bagage, et se livraient à notre sujet à une conversation fort animée et malheureusement fort incompréhensible pour moi. Au milieu des groupes s’agitait et pérorait d’une voix aigre et exténuée une petite vieille hideuse ; vous n’avez jamais rêvé une fée malfaisante plus parfaitement horrible. Représentez-vous un amas de peaux de bêtes haut de trois pieds et demi à peine, d’où sortaient de petites mains maigres, sèches et noires comme celles d’un singe, et une petite figure plissée, ratatinée, rugueuse, basanée, pareille à un cuir de bottes qui aurait été exposé au feu et à l’eau alternativement pendant longues années. Cette stryge idéale, plus hardie que ses compagnons, s’approchait tout près de nous, regardant, touchant et dérangeant toutes choses sans se préoccuper des observations de l’interprète ; elle n’en tenait compte et continuait à fouiller. Il arriva qu’elle tira d’un de nos sacs le costume de femme mis en réserve pour le moment où je quitterais mon vêtement d’homme ; parmi les pièces de ce costume était un châle de chenille bleue, très-grand et très chaud ; quoique fripé et passablement déteint par son séjour au fond du sac de cuir, il parut plaire à la vieille : elle s’en empara et parut émerveillée de la douceur de ce tissu inconnu ; elle plongeait et replongeait ses abominables petites griffes dans la chenille avec une volupté grotesque, et cherchait à tirer quelques fils pour se rendre compte de la manière dont était faite cette étoffe si moelleuse. Elle s’interrompit pourtant pour adresser vivement la parole à un jeune Lapon, auquel elle parut donner un ordre avec beaucoup d’insistance ; celui-ci s’éloigna à regret ; j’appelai François et l’interprète, je voulais savoir ce qu’avait dit cette sorcière.

« Demandez-lui où elle a envoyé ce jeune garçon, dis-je à mes hommes.

— Madame, elle a envoyé chercher sa mère.

— Sa mère ? Vous aurez mal compris ; cette vieille ne peut pas avoir sa mère, elle a au moins quatre-vingt-dix ans. Demandez-lui son âge.

— Elle n’a que quatre-vingt-quatre ans, madame. »

Le que de l’interprète me fit rire.

« Si sa mère vit encore, combien a-t-elle donc de siècles ?

— La mère a cent trois ans. »

Ceci était catégorique. Je devins fort impatiente de voir une Laponne centenaire : mon attente ne fut pas de longue durée, au bout de dix minutes, je vis arriver une sorte de momie douée de mouvement. C’était la mère ; elle n’était pas très-différente de sa fille : elle était plus maigre et plus rentrée en elle-même ; sa hauteur totale ne devait pas dépasser trois pieds. Elle marchait assez vite en s’appuyant sur un bâton, et ses petits yeux, quoique fort larmoyants, brillaient de vitalité : somme toute, elle était beaucoup mieux pour son âge que sa fille. Elle partagea l’admiration de l’autre pour le châle, et me fit demander quel était l’animal dont la laine était aussi douce.

« Ce n’est pas de la laine, c’est de la soie. »

Elles ne parurent pas comprendre le mot soie, mais quand, sur mon ordre, l’interprète ajouta que l’animal produisant cette matière était une espèce de ver, elles accueillirent l’explication avec un rire ironique et blessé ; évidemment elles croyaient découvrir que je me moquais de leur simplicité.

Sentant bien l’impossibilité de justifier de ma bonne intention, je changeai de discours et fis à la vieille mère des compliments sur sa vigueur et sa bonne santé ; elle accueillit mes paroles d’un air très-satisfait, et répondit sentencieusement : « Je me porte bien, quoique vieille ; ce n’est pas étonnant, la jeunesse ne fait la santé ; car ma fille cadette a soixante-quinze ans, et elle est cependant souvent malade ! » Cette jeune fille de soixante-quinze ans me semble une bonne naïveté de centenaire.

En faisant causer mes deux vieilles, j’appris que l’extrême longévité n’est pas rare en Laponie ; on y atteint souvent l’âge de quatre-vingts ans, surtout dans le canton de Kautokeino, où l’air est particulièrement pur. Les Lapons sont peu sujets aux infirmités ; la seule dont ils soient fréquemment atteints est la cécité, produite par la double cause de la neige, qu’ils voient sans cesse au dehors, et de la fumée, qu’ils trouvent toujours au dedans de leurs habitations.

Comme je m’étonnais de n’avoir vu aucun Lapon marqué par la petite vérole, l’interprète m’assura que les rennes portent, comme les vaches, autour des mamelles, le bienfaisant virus du cow-pox (vaccin), et, comme les hommes et les femmes se livrent au soin de les traire, sans doute ils sont préservés de la petite vérole par cette vaccination accidentelle. Ils ne sont pas à l’abri d’une autre contagion plus horrible : celle de la lèpre. Cette affreuse maladie se rencontre encore dans les régions boréales ; la saleté, l’absence de linge l’engendrent, et la rigueur du climat contribue à la rendre incurable. À part cette calamité, les Lapons sont doués de constitutions robustes et sont peu sujets aux indispositions ; lorsqu’ils éprouvent un malaise, une médecine composée de quelques parcelles de tabac infusées dans de l’eau de-vie forme toute leur médication : les riches et délicats possèdent un peu de poivre et de cannelle pour de semblables circonstances ; les pauvres ont l’angélique, si commune en Norwége, et ce peu de pharmacie leur suffit.

Tous ces détails, recueillis parmi mon entourage lapon, m’intéressaient fort ; mais ma fatigue extrême me contraignit à un repos absolu pendant quarante-huit heures : j’avais une fièvre ardente, et je devais craindre de la voir m’empêcher de continuer ma route.

Les voyageurs exténués par le rude bivouac des marais ont la bonne fortune de trouver à Kautokeino une maison toujours ouverte pour les recevoir : c’est celle du pasteur. Là on trouve un toit et un plancher, une grande cheminée de pierre, des coffres de sapin faisant office de lit, et quelques vaisseaux de bois pour contenir l’eau et le lait : voilà tout. C’est beaucoup pour le voyageur ; c’est bien peu pour le pasteur. Jamais la pauvreté évangélique ne m’apparut plus complète et plus noble que dans cette humble maison ; elle me fit involontairement penser à l’étable de Bethléem. L’actif missionnaire de la parole du Christ passe chaque année deux mois dans cette grange ; pendant ce temps il instruit les enfants, marie les fiancés, dit des prières sur la tombe de ceux que la mort a pris depuis son dernier passage ; puis, quand il a éclairé, béni, consolé, il reprend sa course et va porter la semence divine parmi d’autres peuplades.

Ces pasteurs errants sont nombreux dans tout le Nordland, où un petit nombre d’habitants est disséminé sur des points éloignés les uns des autres ; le prêtre n’a pas de demeure fixe, il dessert plusieurs paroisses, séjournant quelques semaines dans chacune d’elles ; ordinairement l’année entière s’écoule pour que sa tournée s’accomplisse. Avec des émoluments à peine suffisants pour le faire vivre, le prêtre doit sans cesse voyager au milieu de contrées impraticables, exposé l’été à des pluies torrentielles, l’hiver à des froids excessifs ; chaque fois qu’il arrive dans une paroisse il est accablé par la multiplicité de ses devoirs. Rien ne se fait en son absence ; il représente la première autorité du canton, et souvent ses fonctions ecclésiastiques sont compliquées et augmentées par l’amour même de ses ouailles, qui le mêlent à toutes leurs affaires privées. Son zèle suffit à tout ; à peine il a fini dans un canton, un autre le réclame, qui le trouve toujours empressé et toujours infatigable, et ainsi s’écoule son année. Cycle admirable de foi et de dévouement !…

J’aurais voulu connaître l’hôte vénérable du presbytère de Kautokeino et lui exprimer mon admiration ; mais il n’était attendu qu’à l’hiver, et je dus renoncer même à l’espoir de le rencontrer sur notre route.

Ma santé était très-altérée, et je m’en inquiétais ; un hasard providentiel me fit trouver à Kautokeino le meilleur remède pour l’indisposition dont je souffrais. Cette pharmacie était une belle vache, qu’un Lapon menait de Karesuando à la colonie anglaise de Kaafiord ; je décidai l’homme à s’arrêter en lui donnant un bon prix du lait de sa vache pendant deux jours ; puis, me privant de toute autre nourriture, je me mis à boire du lait coupé par seaux ; j’en éprouvai un grand soulagement ; dès le second jour le feu de mon estomac parut s’apaiser. Je recommande cette médication pour les irritations aiguës causées par de trop grandes fatigues. Dès que je me sentis mieux, je quittai mon lit de foin et j’allai parcourir la ville.

Les maisons de Kautokeino ont de fort petites dimensions ; les étages, les subdivisions intérieures, y sont inconnus ; le plafond touche presque la tête des habitants ; il touche tout à fait à celle des étrangers. Le jour pénètre dans la maison par de petites fenêtres de deux pieds de haut, garnies de vitres épaisses et troubles comme des fonds de bouteilles ; la grande cheminée de pierres plates occupe, comme toujours, tout un pan de la muraille.

L’ameublement de ces pauvres demeures est celui des huttes d’Hammerfest : des caisses de bois pour se coucher, des peaux de renne pour s’asseoir, l’indispensable marmite de fer, et des vases de bois pour contenir le lait de renne. Dans les maisons comme sous la tente, les Lapons couchent pêle-mêle, hommes, femmes, enfants, serviteurs ; si la maison est grande et le maître riche, les rennes familiers, les
Hutte en Laponie.
chiens et quelques porcs de luxe amenés de Norwège viennent se joindre le soir à la famille. En entrant ainsi dans les maisons, j’assistai à quelques repas lapons. Ils se composaient de poisson, de chair, de lait de renne, le tout largement arrosé d’huile de poisson ; les convives me parurent manger avec grand plaisir d’un mélange fait de lait de renne caillé mêlé avec des herbes et avec les petites baies du myrtille. Le lait de renne est très-épais et très-nourrissant ; l’été, on le mange ainsi assaisonné ; l’hiver, on le laisse se geler tout naturellement, et on le conserve solidifié dans des vessies. Les Lapons en sont très-friands sous cette forme ; j’ajoute pour votre édification qu’ils sont obligés d’employer la hache pour diviser ces succulents glaçons. Je n’ai pu essayer de cette gourmandise laponne, il ne faisait pas assez froid ; quant au beurre, au lait caillé ou frais, la vue des bergères qui présidaient à ces préparations m’ôta tout désir et même toute possibilité d’en goûter.

Les Lapons de Kautokeino laissent une autre impression que les Lapons d’Hammerfest, et ce sont les mêmes hommes, mais les deux faces du sauvage : à Hammerfest, le sauvage en fête est ivre, hébété, hideux ; à Kautokeino, dans sa vie de famille, il est doux, paresseux, borné. Hors de chez lui il inspire le dégoût ; chez lui il fait naître la pitié.

Le 10 septembre, je pus me remettre en route. Quand je quittai le toit hospitalier du pasteur, le ciel s’était changé en un immense arrosoir, et l’horizon tout entier disparaissait derrière un épais rideau de pluie ; décidément une fatalité inexorable s’attachait à moi et me rendait la traversée de cette marécageuse Laponie aussi humide que possible. L’Alten, si beau et si paisible à notre arrivée, débordait de toutes parts ; il eut été imprudent de le faire passer à des chevaux lourdement chargés. Nous résolûmes d’envoyer les chevaux avec les guides à un endroit nommé Kalanitoe, situé à sept lieues de Kautokeino, et de nous rendre jusque-là en bateau. Les secousses du cheval me faisant beaucoup souffrir, je fus très-satisfaite de pouvoir les éviter encore pendant quelques heures. Je m’étendis dans un léger bateau de peau de phoque, et, supportant avec résignation la pluie qui m’inondait malgré mes de manteaux, je regardai les rives du fleuve.

L’Alten, en lapon Sapriokki, est très-sinueux, et ses bords présentent les aspects les plus variés dans le petit espace qui sépare Kautokeino de Kalanitoe : tantôt il court large et impétueux comme un torrent, se précipitant avec fracas sur des îlots de pierres ; tantôt il glisse paisible et limpide entre deux berges vertes, comme la rivière factice d’un parc anglais. Dans ses moments violents, l’Alten est coupé de rapides et sa navigation devient dangereuse. Les Lapons, aidés seulement de longues perches, sont d’une surprenante habileté pour faire franchir ces rapides à leurs bateaux ; ils prennent leur point d’appui avec une précision parfaite et font faire au bateau, en toute sûreté, les sauts périlleux les plus inquiétants avec d’autres pilotes. Près de Kalanitoe, en sortant d’une espèce de lac immense formé par l’Alten, nous nous trouvâmes entraînés vers une cascade haute d’une trentaine de pieds, qui nous faisait entendre un mugissement fort effrayant ; cependant nous avancions toujours dans la même direction ; un cri d’effroi allait sortir de notre bouche ; nous nous voyions au sommet de la chute d’eau, nous allions être broyés, lorsque, par une manœuvre adroite et rapide, notre pilote, faisant tourner l’embarcation sur elle-même, la lança dans un petit bras du fleuve que nous n’avions pas encore aperçu ; en abordant, il nous adressa un sourire malin, où je crus lire qu’il avait voulu nous donner une preuve de son talent en éprouvant notre courage.

À quelques portées de fusil de l’Alten, nous retrouvâmes nos guides et nos chevaux. Les hommes s’étaient mis à l’abri dans une hutte grossière faite de troncs d’arbres et calfatée de mousse ; nous y entrâmes aussi dans l’espoir de sécher un peu nos vêtements ; mais tous les efforts pour allumer du feu restèrent sans résultat ; la pluie tombait à flots du haut du toit et s’y opposa constamment. Cette cabane délabrée et abandonnée est le seul vestige humain que nous aperçûmes au lieu nommé Kalanitoe ; elle sert, me dit-on, d’asile aux Lapons dans leurs excursions de chasse.

Cette journée du 10 septembre, commencée sous de si tristes auspices, fut encore affreuse. Je ne reviens pas sur nos désastres de chevaux qui enfoncent, de chutes dans la boue, de vêtements collés sur le corps, vous devez être familiarisé avec tout cela ; à la nuit on ne put trouver d’élévation pour camper ; on s’arrêta sur une sorte d’île au milieu d’un marais. Personne ne put ni se réchauffer ni dormir, car la pluie continua toute la nuit avec un incroyable acharnement, et les gouttes glacées tombaient pressées sur nos lits de peaux de renne. On attendit l’aube avec impatience ; elle parut un peu après six heures et fut le signal du départ.

Les tribulations, les travaux reprirent leur cours ; nouvelle pluie, nouveaux marais ; par instants on rencontrait un coin sec paré de mousse de renne jaune et de bouleaux à feuilles de carmin, et puis on retrouvait la boue noire, odieuse, éternelle. Dans cette partie du voyage, je crus souvent ramasser de beaux morceaux de ces pierres gris lilas dont je vous ai parlé, et, lorsque je les touchais, je trouvais une substance molle comme de la terre glaise, fléchissant sous le doigt et n’ayant conservé de la pierre que la physionomie extérieure. Je ne saurais quelle cause assigner à cette transformation, s’il ne m’avait été assuré que l’excès du froid parvient à désagréger la pierre et la réduit, au bout d’un certain temps, à l’étrange matière dont j’ai vu de si nombreux échantillons sur un espace de quelques lieues.

Le 11 septembre, dans l’après-midi, la pluie se changea en neige ; nous n’en avions pas vu depuis le Spitzberg ; un vent violent s’éleva en même temps et fit tourbillonner la neige autour de nous, de manière à nous empêcher d’avancer. Notre petite caravane prit alors l’aspect le plus triste : Abo le Lapon marchait en tête ; les chevaux suivaient péniblement à la file les uns des autres, maintenus par leur conducteur dans le sentier tracé par le guide ; chacun des hommes, la tête cachée sous son capuchon, échauffant tour à tour une main sous ses vêtements, luttait de son mieux contre les difficultés de la route et les tourbillons de la neige. Tout le monde était morne : on voyait l’excès de la fatigue sur tous les visages ; cependant on était soutenu par l’espoir d’arriver bientôt à Karesuando, mais jusque-là que de misères encore ! Le soir de ce jour, après nombre de marais et quantité de rivières que nous passâmes, et que je vous passe, nous atteignîmes le lac Suvajervi (lac Profond). Au bord du lac était une maison de Lapon.

C’était une étroite et chétive maison ; mais elle me parut un palais, et j’y entrai avec un sentiment que comprendront seuls les gens qui connaissent les horreurs d’un bivouac sous l’eau et dans l’eau. La maison était construite comme celles dont je vous ai parlé, en troncs de bois, et recouverte en gazon : l’unique pièce de l’habitation était entourée de coffres garnis de foin, lits habituels de la famille. Comme je m’étais en hâte approchée de la grande cheminée où brûlaient de longues branches de bouleau, je crus voir remuer quelque chose dans un des coffres : c’était l’aïeul de la famille, retenu là par ses infirmités ou sa vieillesse ; ce pauvre être semblait avoir au moins quatre-vingts ans. Je dis être, car je ne pus deviner si c’était un homme ou une femme. Il était perclus et sourd ; un reste de vie éclairait seulement encore de lueurs fugitives ses yeux, qu’il roulait autour de lui sans jamais les arrêter sur rien.

Par un de ces contrastes si fréquents dans la nature, auprès de cette ruine humaine était posé, sur une couche de fougères sèches, un petit enfant d’environ deux ans, aux joues fraîches, aux yeux brillants, aux membres ronds et potelés, beau de la grâce de l’enfance et de la santé, et ce voisinage faisait ressortir dans toute son horreur la décrépitude de l’habitant du coffre.

À la nuit close, l’hôte et sa femme rentrèrent accompagnés de trois garçons entre huit et quinze ans ; nos guides et nos domestiques vinrent réclamer leur part d’abri ; deux grands chiens, un porc, trois rennes familiers, furent admis aussi, et la chambre se trouva pleine à ne pouvoir faire un mouvement. Je me trouvai fort heureuse au milieu de cette agglomération d’êtres immondes, et n’aurais certes pas donné, cette nuit-là, ma part de plancher et de peau de renne pour beaucoup. Cet aveu peut seul vous faire apprécier mes souffrances de la nuit précédente.

Tandis que je reprenais des forces dans un sommeil réparateur, une aurore boréale parut au ciel : c’était la première de l’année, et les Lapons en conclurent que les jours suivants seraient très-froids. Les aurores boréales apparaissent dès l’automne et durent jusqu’au printemps. Cette longue nuit, qui est l’hiver de la Laponie, est presque toujours éclairée par ces lueurs, et l’horreur de l’obscurité se trouve ainsi un peu adoucie.

Les jours décroissent sous cette latitude avec une rapidité dont vous ne pouvez vous faire idée. Le 12 septembre, nous eûmes onze heures d’obscurité ; le 22 août, nous avions eu le premier quart d’heure de nuit ; depuis ce temps nous avions cependant fait près de cent lieues vers le sud, ce qui devait diminuer la rapidité de la croissance des nuits. Le 12 septembre, au cap Nord, on doit avoir des nuits de quatorze heures.

Le lac de Suvajervi est situé dans la Laponie russe ; il est assez voisin du fleuve Muonio, et distant seulement d’environ six lieues de Karesuando, terme de notre voyage à cheval. C’est un beau lac bien encaissé dans des pentes verdoyantes et qui n’a pas besoin d’être en Laponie pour charmer les yeux du voyageur. Du sommet de ses collines on aperçoit tout le pays de Kautokeino, sous la forme d’une immense plaine mamelonnée couverte de mousse de renne. Les marécages, vus à cette distance, semblent des taches de verdure ; les torrents et les lacs sont des miroirs où se réfléchit le ciel : cela forme un paysage ne manquant ni de grandeur ni de charme ; jamais assurément perspective ne fut plus trompeuse.

Le Lapon propriétaire de la maison de Suvajervi est riche : il possède, nous dit-il, plus de cinq cents rennes ; il s’occupe uniquement de l’augmentation de son troupeau et se soucie peu d’assainir ou d’embellir son habitation. Voyant par la forme de ses discours qu’il était fort intéressé, nous lui offrîmes de nous conduire à Karesuando, moyennant deux species, et il accepta avec empressement ; nous nous mîmes donc en marche malgré la neige, et vers huit heures du soir, nous étions au bord du Muonio.

La géographie de ces contrées est peu présente à la mémoire ; permettez-moi donc de vous rappeler que le Muonio prend sa source dans la petite chaîne de montagnes voisine de Kautokeino, à peu de distance du lac d’où sort l’Alten, et tandis que celui-ci court en ligne droite vers le nord, le Muonio descend vers le sud, reçoit la rivière de Torneä auprès de Kengisbruck, change son nom en cet endroit pour celui de son affluent, et, sous le nom de fleuve Torneä, se jette dans la mer Baltique, entre Torneä et Haparanda

À Karesuando, le Muonio est déjà un beau fleuve, violent, rapide, et conséquemment dangereux à traverser à la nage. Heureusement pour nous, il n’en fallut pas venir à cette extrémité. Arrivé sur la rive, notre guide poussa quelques cris aigus, et aussitôt deux barques se détachèrent de Karesuando et vinrent nous chercher. Grâce à l’habileté de nos rameurs, en moins de dix minutes nous étions sur le bord opposé.

Karesuando est le chef-lieu d’une province de huit cents habitants, Lapons ou Finlandais ; les habitations ne sont pas plus nombreuses qu’à Kautokeino, et leur aspect est sale, misérable et délabré. Aucune rue dans cette métropole lapone ; les maisons sont dispersées dans la plaine au bord du fleuve ; le terrain, très-humide, coupé de nombreux ruisseaux, est partout resté inculte. Les habitants de Karesuando, comme les Lapons nomades, vivent de pêche pendant l’été et de chasse durant l’hiver. Depuis quelques années, leur chasse garnit à la fois leur garde manger et leur bourse, car ils vendent à des marchands suédois et russes les peaux des animaux tués ; ils font souvent ample butin de martres de diverses espèces, de renards à croix, de renards bleus et blancs, de loups et d’ours. Autrefois, au temps de Regnard, les Lapons chassaient avec des flèches ; aujourd’hui ils emploient de préférence les pièges, qui ne trouent pas la fourrure des animaux et ne la souillent pas de sang. Plusieurs d’entre eux ont aussi des
Camp de Lapons et troupeaux de rennes.
fusils et s’en servent fort bien, mais ils n’aiment pas cette arme d’un entretien et d’un emploi difficiles au milieu de leur humidité. À propos de fourrures, il convient de vous faire remarquer que tous les animaux, à l’exception des rennes, deviennent blancs l’hiver dans toutes les régions boréales, et que tous, à l’exception des ours blancs, sont d’un gris plus ou moins roux l’été. L’hermine elle-même, cet emblème de blancheur, est grise durant l’été ; aussi ne la chasse-t-on qu’en hiver. On rencontre en Laponie une espèce de lièvre fort bonne à manger et meilleure à voir : ce sont des lièvres-hermines, d’un pelage plus blanc que la jolie bête si estimée chez nous, et ayant comme elle la queue entièrement noire. Ces lièvres charmants y ajoutent même des oreilles de même couleur du plus singulier effet. Ces animaux sont infiniment communs et leur fourrure a fort peu de valeur ; les Lapons en font grand usage ; ils en enveloppent les petits enfants qui ne marchent pas encore et en forment des couvertures excellentes contre le froid. J’achetai à Hammerfest, pour douze francs une douzaine de ces peaux, et cela serait la plus jolie et la moins chère des fourrures, si le peu de solidité du poil du lièvre ne la rendait d’un très-mauvais usage. Cet inconvénient l’empêche d’être répandue dans le commerce.

À Karesuando comme à Kautokeino, nous allâmes loger chez le pasteur. Celui-ci étant un pasteur fixe, nous le rencontrâmes chez lui ; j’en aurais pensé plus de bien s’il eut été absent. Ce pasteur, un nommé Laestadius, nous offrit un fâcheux mélange de prétentions savantes et de grossièreté rustique. Malgré nos lettres de recommandation, malgré ce qui eût dû le toucher, le triste état où nous avaient mis nos longs jours de bivouac, il nous accueillit de l’air rogue d’un homme important qu’on dérange. Le bonnet sur la tête, la pipe à la bouche, il nous fit donner de mauvaise grâce une chambre et ne s’occupa plus de nous.

Cet homme, parce qu’il écorche le latin et possède la très-restreinte flore de Laponie, se croit un personnage ; il prend des poses d’homme supérieur et affecte le langage dédaigneux ; il montre en tout une vanité de son mérite fort en désaccord avec le caractère dont il est revêtu. Autant je me sens de respect et d’admiration pour ces vénérables prêtres dont je vous ai parlé, autant j’éprouvai d’éloignement pour la fausse dignité de cet ours mal léché. Je ne trouvai chez lui ni les soins ni l’accueil qui m’étaient dus, ni même cette vulgaire compassion que le pitoyable état de ma santé inspirait aux Lapons. Cet hôte rébarbatif nous fournit de la paille hachée pour lit, des galettes d’orge, un poisson du fleuve et des navets, et, pour compléter la mauvaise opinion qu’il nous avait donnée de lui, nous fit payer le tout fort cher.

Il neigeait, je crois vous l’avoir dit, et je vis avec intérêt, le lendemain de notre arrivée à Karesuando, atteler les rennes aux traîneaux. Le renne est attaché à ce petit traîneau sabot dont je vous ai parlé par une longe qui, lui passant sous le ventre entre les jambes, rejoint un collier de cuir recouvert de drap, placé à la naissance des épaules ; le collier, souvent assez habilement brodé en fil d’étain, est entouré d’une multitude de petites sonnettes. Ce bruit plaît, dit-on, au renne et l’excite à courir ; de plus, ces clochettes aident les Lapons à se retrouver pendant l’obscurité des jours d’hiver. Pour être à peu près docile, le renne doit être dressé fort jeune, et encore arrive-t-il souvent qu’il refuse de marcher quand on l’attelle. Alors il se met en colère, se retourne contre le traîneau, le frappe avec ses pieds de devant et peut porter ainsi au voyageur des coups fort dangereux. La rapidité du renne est sans pareille ; on peut se figurer de quel train court un cerf excité, ayant derrière lui une charge très légère relativement à sa force. S’il est sauvage et indépendant, il est aussi robuste et sobre ; il se nourrit de cette petite mousse qui tapisse les plaines de Laponie. Lorsque la neige couvre la terre, il sait fort bien creuser des trous avec ses pieds, afin de découvrir sa nourriture. Ce précieux lichen rangiferinus a le goût fade, légèrement sucré, présentant une analogie avec celui de la guimauve, dont il doit avoir les propriétés adoucissantes. Je ne sais si, dans ma description des rennes, je vous ai parlé de leur fourrure ; leur poil est le plus gros qu’on puisse voir ; il est très-cassant, extraordinairement épais, et tient fort peu sur l’animal ; si on en prend une pincée, il vient à la main. Lorsque l’animal est tué, c’est bien pis : le poil se détache de la peau dès qu’on la secoue ; sans ce défaut absolument capital, la peau de renne ferait de chauds et excellents tapis, car la fourrure du renne a souvent trois pouces d’épaisseur, et les poils y sont serrés de façon à être tout droits les uns contre les autres. Aucun tapis de roi ne produit la sensation qu’on éprouve en posant le pied sur une peau de renne. La nuance de cette fourrure varie du gris clair au roux pâle. À Karesuando, je dis adieu aux rennes ; je savais que je n’en verrais plus au delà de ce village, où nous devions quitter la route de terre pour descendre les fleuves. À Karesuando, nous nous séparâmes de nos guides et de nos chevaux ; les uns et les autres devaient refaire le pénible trajet que nous venions d’achever, pour retourner chez eux, en Finmark. Tous nos gens s’étaient parfaitement conduits ; nous ajoutâmes donc quelques species au prix de cent francs par cheval, qui avait été fixé à Kaafiord. Les hommes n’avaient pas été très-malheureux ; nous leur avions souvent fait partager nos provisions, et cette réserve de biscuit mouillé et de graisse rance que je trouvais si repoussante leur faisait, à eux, des repas excellents. Les chevaux avaient eu plus à souffrir ; les premiers jours, ils trouvaient à peine quelques broussailles sur le sol détrempé, et deux fois nous fûmes même obligés de leur faire donner du biscuit, le lieu de notre campement étant aride au point de ne pas produire un brin d’herbe. Quoi qu’il en soit, tout le monde était bien portant à notre arrivée à Karesuando, et nos guides se réjouissaient de la venue de la neige, qui leur présageait pour le retour un voyage moins pénible.

Les guides devaient se reposer huit jours à Karesuando. Nous avions l’intention de faire comme eux ; mais la crainte de voir le Muonio charrier de la glace nous engagea à partir sans délai. Je fis rapidement une tournée d’observateur à travers la ville : j’entrai dans les maisons, et les trouvai absolument semblables à celles de Kautokeino. Je visitai l’église, sorte de grange peinte en rouge, coiffé d’un lourd toit de bois, meublée à l’intérieur par quelques bancs et une chaire de planches. Tout cela était très-nu, très triste, et n’avait même plus pour moi l’intérêt de la nouveauté ; aussi ne regrettai-je rien de Karesuando, sauf les quelques jours de repos absolu que je m’étais promis d’y prendre.

Le fleuve Muonio, sur lequel nous allions naviguer, ressemble à ces grands fleuves du nord de l’Amérique, qui offrirent tant de dangers à leurs premiers explorateurs. Il est, comme eux, impétueux, violent, capricieux, entrecoupé de rapides, semé de rochers innombrables, sa pente subit des inclinaisons brusques et fréquentes qui varient de dix à vingt degrés et forment des cascades plus ou moins redoutables ; à chaque masse de rochers qu’il rencontre, la vague se fonce, se brise, écume, puis se sépare avec bruit ou se précipite en surmontant l’obstacle. Grâce à ces accidents, son cours est très varié et très-pittoresque, et, si la navigation en est dangereuse, elle n’est du moins pas ennuyeuse. Les batelets finlandais sont construits de manière à lutter le mieux possible contre toutes ces difficultés ; ils sont longs, légers, et si plats, qu’il faut se tenir couché au fond et rester presque immobile si on ne veut risquer de chavirer. Ils ne peuvent admettre plus de deux voyageurs, deux rameurs et un pilote. Lorsqu’on a du bagage, il faut le placer dans un bateau séparé, où il tient la place du fond, comme des voyageurs. Le pilote, commandant responsable de ces expéditions, se place à l’arrière ; il tient une espèce de pagaie, dont il se sert comme d’un gouvernail. Les rameurs, placés à l’avant, ont sans cesse les yeux fixés sur lui et exécutent ses ordres avec une ponctualité de machine. L’admirable adresse de ces trois hommes fait glisser le batelet avec une agilité de poisson au milieu des écueils du fleuve. Lorsqu’on rencontre une cascade, les bateliers doivent éviter à la fois d’être entraînés par la violence du courant ou lancés contre quelque rocher. Leur habileté suprême consiste à conserver le gouvernement de leur vitesse au moment même où ils sont emportés avec la rapidité d’une flèche. Parfois il arrive que la quille du bateau touche quelque rocher à fleur d’eau. On reçoit alors un choc. On frémit ; mais, avant que la crainte se soit complétement formulée, le bateau a rebondi comme une balle au milieu du remous de la cascade, qui se venge des voyageurs téméraires en les couvrant d’une pluie pénétrante. Les cascades sont infiniment rapprochées ; nous en avions franchi quarante-cinq le premier jour. Leur longueur varie de cinquante à cent vingt toises ; elles se partagent ordinairement en plusieurs chutes ; de façon qu’on met de une à quatre minutes pour les franchir.

Entre Karesuando et Muonioniska, le pittoresque me parut concentré sur les rapides. Les bords du fleuve ont un aspect fort monotone ; ils offrent une suite non interrompue de prairies dominées au loin par de petites collines basses et boisées de bouleaux. Dans ce canton, les bords du Muonio sont déserts ; rarement la fumée de la cabane d’un pêcheur ou la silhouette d’une ferme finlandaise en égaye la solitude. En avançant vers le sud, le paysage s’enrichit du feuillage élégant des pins, qui, d’abord petits,
Bateaux finlandais.
chétifs et grêles, n’acquièrent tout leur développement qu’aux environs de Torneä.

Le Muonio étant la limite de la Finlande suédoise, on aborde alternativement sur la rive russe ou sur la rive suédoise. Muonioniska, où nous couchâmes le premier jour de notre voyage par eau, est une bourgade russe composée d’une centaine d’habitations qui sont dispersées dans une vaste plaine. Les maisons y ont un air aisé, bien différent du triste aspect des maisons laponnes : elles sont en bois, avec de grands toits à auvents et de hauts perrons à rampes découpées : elles ont une certaine ressemblance avec les chalets suisses. Il n’en fallait pas davantage pour que Muonioniska me parût charmant au premier coup d’œil ; au second, je le trouvai encore bien pauvre, car je ne pus m’y procurer d’autre gîte qu’une hutte de bois sans cheminée, meublée de deux bottes de paille. Néanmoins je résolus d’y passer une journée. Le pasteur de Muonioniska nous vint voir : c’est un homme instruit, s’occupant de sciences naturelles, Il nous montra une assez belle collection de coléoptères recueillis dans les différents cantons de la Finlande, et quelques lépidoptères, parmi lesquels je m’étonnai de rencontrer plus de nocturnes que de diurnes. Le pasteur me dit que ces espèces volent le jour sous ces hautes latitudes.

Je dormais très-profondément sur mon lit de paille, quand on vint m’appeler pour voir une aurore boréale. Je fus prête en un instant, et fus alors témoin d’un des plus magnifiques spectacles du monde. Le ciel étant très-noir, il se forma d’abord à l’horizon un foyer de lumière pâle qui avait l’apparence de l’avant-coureur de l’aurore. Cette lueur s’élargit peu à peu de façon à occuper une notable partie du ciel. Du point central s’échappaient des gerbes de lumière mobile qui prenaient toute espèce de formes : tantôt pareilles à des langues ardentes, tantôt semblables à des serpents de feu, elles s’enlaçaient de mille façons avec un mouvement lent et continu. Au moment où la clarté devint plus intense, le ciel fut couvert d’innombrables spirales de flammes tordues et diffuses, s’agitant comme des panaches au souffle d’un vent mystérieux !

Phénomène étrange ! l’aurore boréale, à son plus beau moment, n’efface pas l’éclat des étoiles, qui scintillent à travers toutes ces lueurs. La teinte de l’aurore est jaune soufre très-pale ; sa lumière, incertaine et blafarde, luit sans éclairer. C’est un spectre de lumière ; car comment nommer une lumière ne produisant pas de clarté ? L’aurore boréale de Muonioniska dura trois heures. Je restai tout ce temps immobile, attentive, sous cette impression indicible que j’avais déjà éprouvée en présence des glaces flottantes. L’aurore boréale et les glaces polaires sont de ces choses dont la contemplation fait monter l’admiration jusqu’à la stupeur : le spectateur se tait, le narrateur est tenté de jeter sa plume. Qui saurait décrire le degré d’infinie magnificence où peut atteindre la nature de Dieu ?

Muonioniska semble posé au bord d’un lac, tant le fleuve y est large ; l’eau a, pour se répandre, les belles prairies de la plaine, et y reste calme et unie comme un miroir ; mais, à quelques lieues au sud du bourg russe, le pays change d’aspect : le Muonio serré entre deux chaînes de collines, devient tumultueux comme un torrent ; il arrache sans cesse au rivage des pierres, de la terre, des branches d’arbres, qu’il charrie pêle-mêle. Des pentes multipliées précipitent encore son élan, et par moments sa marche devient tout à fait furieuse : il déracine les arbres entiers, se rue contre les blocs de granit, dont la tête se dresse au-dessus de ses vagues, passe par bonds sur les énormes rochers qui montrent à fleur d’eau leurs sommets arrondis comme des dos de baleines. Quelquefois il tombe en une nappe éblouissante où se reflète le soleil, où se jouent les truites bleues et jaunes. D’autres fois il se précipite, mugit, écume, et alors déchire et emporte tout ce qu’il peut atteindre. Depuis Muonioniska, son cours entier est une cascade immense, et jusqu’au golfe de Bothnie il semble descendre les marches inégales d’un gigantesque escalier.

Au milieu de ces tempêtes, on rencontre parfois de grosses mottes de terre descendant ce fleuve violent avec toute leur végétation d’herbe, de mousses et de fleurettes ; le rejaillissement de l’eau les couvre de perles brillantes, les moucherons voltigent à l’entour, les scarabées vont et viennent au fond des mousses ; tout un petit monde frais, calme et charmant, côtoie ces rudes écueils, flotte sur ces abîmes, et ce fleuve, qui émiette les rochers et broie les grands sapins, transporte, en les épargnant, les humbles îlots de mousse. Il m’arrivait, en les suivant des yeux, de les comparer à ces âmes simples qui traversent le courant redoutable des hommes et des événements protégées par leur obscurité et leur faiblesse ; ignorantes des périls, elles arrivent sans secousses au terme de leur voyage en ce monde, tandis que d’autres, fortes et courageuses, se brisent dans leur lutte contre d’invincibles obstacles !

Dans sa partie septentrionale les bords du Muonio sont déserts ; rarement aperçoit-on une fumée, indice d’une cabane, et les fermes où l’on couche sont séparées par de grandes distances. Toute cette province est fort pauvre ; pourtant on rencontre dans les habitations finlandaises le premier symptôme de civilisation : la propreté. Lorsque nous nous arrêtions le soir, nous trouvions dans quelque vaste salle, carrelée de pierres grises bien lavées, de longues tables couvertes de vases pleins de lait, et dans un coin, se dressant fièrement, comme la reine du logis, une large et haute cheminée où brûlaient des sapins presque entiers posés verticalement ; cette façon de placer le bois avive singulièrement la flamme et lui fait jeter dans la salle des lueurs joyeuses bien douces aux yeux du voyageur fatigué. La plupart du temps le lit où l’on dort dans ces fermes se compose de paille hachée posée sur des planches ; mais en revenant de Laponie on n’est pas difficile, et le confort parait suffisant dès qu’on a le bonheur de reposer sur une place sèche abritée par un toit. La navigation au milieu des rapides n’est pas sans dangers ; mais ils sont heureusement conjurés par l’habileté du pilote et des rameurs ; il faut à ceux-ci une force prodigieuse pour ramer sans relâche avec une rapidité qui, pour maîtriser le flot, doit être double de celle du courant. La manœuvre du pilote, lorsqu’il aperçoit un rocher redoutable, est très-curieuse à observer : il gouverne directement sur l’écueil, et, au moment où la barque va s’entr’ouvrir dans un choc, il donne une secousse au gouvernail ; le bateau fait un brusque écart comme un cheval effrayé décrit un angle, et continue sa course folle au milieu des tourbillons bruyants. Le bruit assourdissant de l’eau, la pluie d’écume dont on est couvert, empêchent de se rendre compte du danger ; on l’aperçoit seulement lorsqu’en regardant derrière soi on voit au loin la barre furieuse et mugissante de la cascade. Une demi-heure après on entend un grand bruit ; c’est un autre rapide et on recommence. Cette lutte entre le fleuve et le bateau, cette victoire continuellement renouvelée de l’adresse de l’homme contre la force aveugle d’un élément, aurait l’attrait de tout péril affronté et vaincu, s’il ne s’y joignait le désagrément peu glorieux d’être mouillé jusqu’aux os par la pluie des cascades et les lames qu’on embarque ; ajoutez-y l’ennui d’être obligé de se tenir, toujours couché, immobile au fond d’un bateau ; et tout cela dure longtemps, car on rencontre quatre-vingt un rapides plus ou moins importants entre Karesuando et Torneä, dans un espace d’environ cent dix lieues.

La plus fameuse des cascades du fleuve est près de Muonioniska ; elle se nomme l’Eyanpaikka (le saut des Garçons) ; elle est, dit-on, très-redoutable, et on prend dans le voisinage un pilote exprès pour la franchir. Les bateaux l’évitent ordinairement et font un portage sur le bord de l’eau ; on me fit faire comme aux bateaux craintifs, et par un motif de prudence on ne me permit pas de faire ce saut périlleux. J’obéis, mais à mon grand regret ; je fus m’asseoir sur un rocher à l’extrémité d’une île qui partage le fleuve en cet endroit, et du haut de mon observatoire je vis parfaitement arriver nos deux bateaux,
Une chute du Muonio.
qui me firent l’effet de deux sabots d’enfant emportés par le courant. L’Eyanpaïkka franchi, j’allai reprendre ma place au fond de mon bateau ; dans ma précipitation j’oubliai sur l’île ma pauvre chienne laponne, et nous étions déjà loin quand je m’aperçus de son absence ; nous tenions beaucoup à ce chien et nous étions résolus à tout tenter pour le recouvrer. Remonter le fleuve encore tout ému du saut qu’il venait de faire, c’était tout à fait impossible ; on prit le parti d’aborder, et l’un des bateaux tenta de tourner l’île par l’autre bras du fleuve. Je restai à la pointe méridionale de l’île, et, après avoir traversé une longue prairie récemment fauchée, j’eus la satisfaction d’apercevoir une métairie dans le lointain ; je me dirigeai aussitôt vers elle, comptant y demander l’hospitalité pour quelques heures. Je traversai une grande cour entourée de haies et pittoresquement encombrée de herses, de charrues et de ces grands triangles faits de trois planches, qui servent en Suède et en Norwège à tracer des chemins dans la neige[1]. Sur le seuil de la maison, je fus accueillie par une vieille femme sèche et droite, qui, après avoir écouté le récit fait par mon domestique, me fit entrer de bonne grâce et m’offrit une tasse de lait et un escabeau sous le manteau de la grande cheminée ; j’acceptai l’un et l’autre.

La pièce où je me trouvais était vaste et propre ; les dalles de pierre étaient bien balayées, les murs soigneusement blanchis à la chaux jusqu’à hauteur d’homme ; point plafonnée, car on voyait au-dessus de soi les entre-croisements des poutres de la toiture ; quelques gros écheveaux de chanvre pendaient aux solives, et sur des planches étaient posés des vases de bouleau et quelques-unes de ces jattes de bois vernissé à fleurs peintes que la Russie envoie partout comme un échantillon de son goût semi-barbare, semi-asiatique. Une table de sapin, huit ou dix escabeaux et un métier à tisser complétaient l’ameublement. La fenêtre basse et garnie de verres troubles jetait un jour terne sur cet intérieur simple et nu ; heureusement la grande cheminée, où brûlaient royalement trois grosses bûches posées en hauteur, envoyait de joyeux reflets autour d’elle.

Après m’avoir curieusement examinée, la vieille hôtesse se remit à filer à la quenouille ; bientôt je vis entrer une jeune fille de dit-huit à vingt ans, grande, robuste, avec des cheveux blond pale et des yeux bien clair, qui, après avoir écouté avec étonnement le récit de sa grand mère, se plaça devant le métier et se mit à tisser avec une force et une rapidité particulières. Je m’approchai pour examiner son travail ; elle me le montra avec une complaisance ou perçait l’orgueil de son adresse, elle fabriquait une grosse étoffe de laine à larges raies de couleurs éclatantes, très-semblable à ces couvertures espagnoles dans lesquelles se drapent les muletiers : ces étoffes, d’une originalité si gaie, me semblent faites pour les regards d’un beau soleil, et non pour les brumes des contrées du Nord. Tout en regardant travailler mon adroite hôtesse, j’étais fort préoccupée d’un détail d’ameublement dont je ne vous ai pas parlé ; je voyais sortir de la muraille, de distance en distance, des broches de fer terminées par un large anneau, et je ne pouvais m’en expliquer l’usage : c’étaient des candélabres ; je le vis lorsque le jour tomba. La jeune fille prit dans un coin des bûchettes de sapin longues et minces, les réunit en faiscaux, puis, en faisant entrer un paquet dans chacun des anneaux de fer, elle y mit le feu, et une vive lumière se répandit dans la salle. Une longue habitude doit être nécessaire pour se livrer à un travail quelconque avec ce singulier éclairage, tant il varie dans son intensité ; il produit du reste un effet bizarre et amusant : les lueurs du feu si vacillantes donnent à tous les objets des aspects fantastiques, les couleurs miroitent étrangement ; les contours se dérangent, et les choses inanimées prennent une vie factice sous ces reflets multipliés et changeants. Cette manière d’éclairer les chambres finlandaises m’expliqua pourquoi les murs n’étaient blanchis qu’à hauteur d’homme et pourquoi on ne fait pas de plafonds ; le haut des murailles est abandonné à la fumée ; elle le badigeonne d’une belle couleur noire ; de cette façon, les chambres sont mi-partie noires et blanches et comme en deuil ; cela leur donne une physionomie tout à fait étrange. À la nuit close, le personnel masculin de la ferme rentra ; il se composait de quatre jeunes hommes et d’un vieillard, mari de la fileuse ; à leur arrivée il fallut recommencer, au profit de leur curiosité, le récit de mon aventure ; puis une servante prépara le couvert et posa sur la table un large quartier de veau rôti accosté d’un grand fromage et d’un immense pot rempli de lait. Je fus conviée à prendre ma part de ce festin, et j’y consentis volontiers ; j’étais encore à la table hospitalière de ces braves fermiers, quand ma bonne chienne, ramenée par mon mari, fit joyeusement irruption dans la salle ; elle bondit, jappa, hurla, me lécha follement et me donna tous les témoignages en son pourvoir de l’affection la plus vive. Je fus extrêmement heureuse de la retrouver ; cette chienne m’était devenue fort précieuse : car, outre sa rareté, c’était assurément un excellent et intelligent animal ; en quelques jours, elle avait été dressée à obéir à toutes mes volontés.

Le dîner fini et l’hospitalité payée par un species, ce qui me fit prendre pour une princesse par mes hôtes, nous remontâmes en bateau malgré la nuit, afin d’aller coucher dans une grange située plus loin, où nous devions arriver ce jour-là afin de ne pas déranger notre itinéraire, qui avait réglé nos stations à l’avance.

Cette ferme, comme je vous l’ai dépeinte, vous donne une idée exacte des habitations des riverains du Muonio ; le lendemain de cette halte, nous étions à Kélangi, le surlendemain, à Turtula ; de cascade en cascade nous arrivâmes ensuite et sans autre incident à Kengisbruck.

Près de Kengisbruck, le Muonio reçoit la Torneä[2] et quitte son nom pour prendre celui de son tributaire ; là elle s’élargit, se calme, et ses allures deviennent plus conformes à la dignité d’un grand fleuve qui approche de son embouchure.

De belles forges ont été établies à Kengisbruck ; elles fonctionnent depuis plus de deux cents ans, et là, comme partout, l’industrie a apporté son contingent de bien-être au lieu où elle est honorée.
Aurore boréale.
La maison du directeur des forges est située à une demi-lieue dans les terres. Nous dûmes faire ce trajet à la nuit noire, et, quoique bien fatiguée, je ne m’en plaignis pas. Le chemin côtoyait une forêt de sapins admirablement éclairée par la lune, alors dans son plein ; ses rayons perçaient de quelques flèches d’argent la voûte sombre des arbres ; au loin, la fumée rouge des forges montait dans l’air en tourbillons épais, et à l’horizon une aurore boréale promenait ses bandes de lumière pâle sur l’azur sombre du ciel ; ce qu’il y avait d’harmonies mystérieuses dans le contraste de toutes ces lueurs, je ne saurais vous l’exprimer, et le pinceau lui-même serait inhabile à le faire comprendre.

La maison des forges de Kengis est riche et hospitalière ; nous y trouvâmes des recherches de bien-être dont nous avions perdu l’habitude : on nous logea dans une grande chambre boisée de sapin ; la paille hachée des lits était enfermée dans de la toile, et au lieu de peaux de bêtes pour nous couvrir, en nous donna de l’édredon. Je m’apprêtais à jouir de tout ce luxe, lorsque, la lune s’étant couchée, l’aurore se fit si belle que je sortis pour l’admirer. Je la vis d’abord s’agiter avec des mouvements réguliers, comme une mer de lumière ; puis deux grands bras de feu sortirent du foyer principal et enfermèrent tout un côté du ciel. Au bout d’un quart d’heure, ces bras se séparèrent en s’agitant comme les tronçons d’un serpent blessé ; la lumière prit mille formes étranges : celle de rubans inextricablement mêlés, celle d’un peigne immense, celle de panaches touffus, de gerbes amoncelées, enfin, lorsqu’après deux heures de contemplation je rentrai afin d’aller me reposer, elle avait la forme d’une couronne à fleurons aigus, posée à l’extrémité de l’horizon. Cette couronne était absolument semblable à la couronne de fer des rois lombards, dont nous voyons l’effigie sur nos pièces de monnaie de l’époque impériale, et de chacune de ces pointes jaillissaient mille rayons lumineux et mobiles.

Cette magnifique aurore boréale fut suivie d’un grand abaissement dans la température ; à peine avait-elle disparu qu’une neige épaisse commença à tomber et donna à la terre ce manteau blanc dont elle reste couverte, en Finlande, près de neuf mois de l’année.

Kengis marquera dans mon souvenir par ses admirables paysages ; le lendemain de cette belle nuit, que j’ai essayé de vous décrire, quand nous arrivâmes au bord de la Torneä pour nous embarquer, l’aurore couronnait d’une teinte rosée le sommet des sapins de la forêt ; bientôt le soleil se leva derrière les arbres, de l’autre côté du fleuve, en montant dans l’azur, son disque éclatant se doubla en se reflétant dans l’eau ; le tapis de neige des berges, les petits glaçons de la rive se teignirent de pourpre et d’or : on eût dit des pierres précieuses entourant un miroir d’argent. Jamais je ne vis plus splendide lever de soleil.

À partir de ce jour, le froid ne nous quitta plus, il rendit très-pénible la dernière partie de notre navigation. La Torneä nous offrit encore beaucoup de rapides, et les lames d’eau glacée ne nous furent pas épargnées ; malgré cet inconvénient, ma santé se
Aurore boréale.
trouva fort bien du repos obligé. Le bon lait des fermes finlandaises, dont je fis ma nourriture exclusive, me guérit à peu près de mes maux d’estomac, et enfin, cher frère, de rivières en cascades, couchant tantôt en Suède et tantôt en Russie, j’arrivai le 21 septembre à Mattaringuy, petit bourg suédois, séparé de Torneä seulement par une quinzaine de lieues. Là j’ai réuni toutes mes notes éparses, écrites sous la tente ou en bateau, et je puis ainsi vous envoyer un historique assez complet et très-sincère de ma traversée de la Laponie.


  1. On attelle un cheval au sommet d’un des angles du triangle et, à mesure qu’il avance, les planches posées verticalement refoulent la neige de chaque côté de la route.
  2. La Torneä sort du lac Torneä-Trask, situé en Laponie. Près de Kengis, elle forme deux cataractes d’environ quarante pieds de haut. La Torneä a de quinze à dix-huit cents pieds de large, et de vingt-cinq à trente pieds de profondeur.