Voyage d’une femme au Spitzberg (quatrième édition)/09

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Hachette et Cie. Bibliothèque rose illustrée (p. 325-358).


LETTRE IX

LA SUÈDE ORIENTALE. — LA PRUSSE.


Nous avons mis dix-neuf jours pour faire la route d’Haparanda à Stockholm, quoique nous nous soyons bien peu arrêtés : un jour à Sundswall, deux à Gèfle, un à Fahlun, voilà tout ; et nous avons été bon train avec ces petits chevaux de Suède, si laids et si vigoureux, dont je vous ai parlé. D’Haparanda à Umeä (Uméo), il y a cent trente lieues ; on les fait dans une forêt de sapins ; le premier jour, on trouve cela ennuyeux ; le second, insipide ; le troisième, insupportable. La nature, qui possède l’art souverain de faire les mêmes choses différentes entre elles, semble l’avoir oublié lorsqu’elle fit les sapins ; tous les sapins semblent être le même sapin ; à peine, le mètre à la main, trouverait-on quelques pouces de différence entre les hauteurs et les grosseurs des troncs d’arbres. Le sapin, si beau avec sa tige élancée et ses franges d’aiguilles vertes, lorsqu’on le voit au milieu des autres arbres, devient horriblement monotone si on le voit seul pendant vingt lieues ; il est maudissable au bout de cinquante. Parfois, fatiguée de ces grands rideaux vert sombre, fermant la route à droite et à gauche, je descendais de voiture et entrais sous le bois ; alors j’avais sur ma tête une voûte obscure posée sur une forêt de mâts de navires ; le tronc de ces magnifiques arbres est lisse, droit et sans branches à une très grande hauteur ; le sol est couvert d’une couche épaisse d’aiguilles sèches, qui forment comme un plancher glissant ; rien de plus triste qu’une telle forêt : ni fleurs, ni mousses, ni herbes, ni insectes, ni oiseaux. Quand j’apercevais un écureuil roux sautant d’une branche à l’autre, c’était une joie ; un renard s’enfuyant au bruit de mes pas, c’était un événement. L’événement n’était pas rare du reste, et j’aimais à rencontrer ces beaux renards fauves, dont la queue est tantôt semblable à une massue et tantôt pareille à un magnifique panache, suivant que le renard la laisse traîner ou l’agite. Souvent nous en apercevions un assis au bord de la route ; il nous regardait passer avec cet air étonné et confiant d’un renard qui n’a point coutume de voir des chasseurs, et si cependant nous faisions le moindre geste inquiétant pour lui, il sautait légèrement dans l’intérieur de la forêt ou traversait la route par un bond prodigieux. Ces renards-là sont en vérité des écureuils à la plus haute puissance ; ils en ont la grâce, l’agilité, la belle queue, tout enfin, même l’odeur. Hélas ! sans ce dernier détail je n’aurais pas résisté au désir d’en rapporter un jeune en France, car ils s’apprivoisent très-bien. Parfois, on rencontre un spectacle étrange, la forêt a été incendiée ; le feu d’un bûcheron ou la pipe d’un berger ont suffi pour dévaster tout un canton. La flamme, trouvant un aliment toujours nouveau dans ces troncs gonflés de résine, s’est répandue comme une mer sur un espace de plusieurs lieues ; les grands arbres réduits en charbon restent encore debout, retenus par leurs racines profondes ; ils étendent autour d’eux leurs branches noires dépouillées et affreuses comme des bras de squelettes échappés de l’enfer ; d’autres, rongés d’un côté par la flamme, ont encore des branches vivantes qui prospèrent et verdissent sur un tronc à moitié calciné, le sol est jonché de branches charbonnées et de débris, au milieu desquels une nouvelle végétation s’élève pleine de sève et de force, nourrie par l’excitant engrais des cendres refroidies. Le vert éclatant des jeunes arbres, poussant dans ces brasiers éteints, offre au regard le contraste le plus singulier. Comment de si formidables incendies peuvent-ils s’éteindre ? Question que je n’ai pu résoudre. Une négligence, un hasard les allume, et ils s’éteignent d’eux-mêmes quand ils ont encore des aliments autour d’eux ! On voit des arbres servant de limite au foyer incandescent ; leurs branches roussies et desséchées sont mortes sans avoir été atteintes par la flamme. Qui a circonscrit le torrent dévastateur, qui a dit à ce feu : « Tu n’iras pas plus loin ? » Sans doute, celui qui le dit à l’Océan.

À cette extrémité de la Suède, le pays est triste et désert ; quelques arpents de terrain semé d’orge ou de seigle interrompent seulement la monotonie de l’éternelle foret de sapins ; les routes sont étroites, mais bonnes. La première ville que l’on traverse en allant de Torneä vers le sud est Calix, d’où je vous écrivis. Calix doit à la rareté des habitations dans la Suède septentrionale, d’être classé parmi les villes ; partout ailleurs, ce serait un simple bourg. La ville donc, puisque ville il y a, est une seule longue rue, non pavée, bordée de maisons basses peintes en rouge ; cette rue est à mi-côte d’une colline au bas de laquelle coule le Calix, une belle et large rivière dont la ville a pris le nom. Sa civilisation n’a pas encore permis de construire un pont sur cette rivière : on la traverse dans un bac.

Après Calix, la route continue de suivre la côte à une distance plus ou moins grande, et on arrive à Luleä (Luléo), aussi à l’embouchure d’une rivière. Luleä est à la fois plus grand et plus laid que Calix : il a en plus quelques maisons, et en moins la situation perchée, toujours très-pittoresque. Après Luleä, on traverse Piteä, aussi sur une belle rivière, et on atteint enfin Umeä. Umeä une ville de quinze cents âmes ; elle possède trois ou quatre rues bien alignées, une vaste église, une grande place, et une quantité raisonnable de maisons basses à petites fenêtres. J’y trouvai pourtant le premier symptôme de luxe sous la forme de meubles en acajou dont était ornée ma chambre à l’auberge.

Depuis Haparanda, nous voyagions à peu près comme nous l’avions déjà fait durant notre longue route sur la côte occidentale de la Suède, avec un förbud (courrier), pour éviter les retards, et nous arrêtant quelques heures chaque nuit chez les paysans. Contrairement à ce qui nous arrivait au début de notre voyage, nous rencontrions chaque jour un meilleur gîte chez les paysans aisés. La propreté habituelle connaît certaines recherches qui la font monter jusqu’à l’élégance : le plancher, soigneusement blanchi, est couvert de menues branches de sapin répandant dans la chambre une odeur doucement résineuse ; les draps, de belle toile, sentent la bonne lessive et attirent agréablement les gens fatigués ; ajoutez à cela les repas de bon gibier et de laitage dont on ne manque pas dans ces hospitalières maisons, et vous comprendrez combien je les trouvais confortables, en revenant de mes pénibles expéditions du Spitzberg et de la Laponie. Il est probable même qu’ils ont beaucoup gagné à être comparés à mes récentes misères ; mais, pour ce motif ou pour tout autre, je leur garde un souvenir favorable. L’aisance, chez ces bons paysans suédois, conserve dans ses formes un certain air rustique et original, qui a sa saveur propre pour l’observateur. Ils ne font pas, comme le bourgeois des villes, venir à grands frais des meubles de pacotille, des papiers et des étoffes de mauvais goût, pour orner leurs demeures ; non, leur luxe sort de leurs mains : il est le fruit de leur persévérance et de leur invention. Ordinairement les lits, les tables, les buffets, les chaises, sont recouverts d’une peinture rouge et bleue, émaillée d’étoiles, de soleils ou de fleurs ; sur le haut des meubles, courent, en guise de frise, des cordons d’oiseaux impossibles, ayant seulement un bec et des ailes. Ce genre d’ornementation manque de grâce et non de gaieté ; il s’allie parfaitement avec les grandes couvertures à raies bariolées, avec les plats de verre où se met le lait caillé, avec la vaisselle d’étain ou de terre brune, avec les grands vidercomes d’argent, avec les murailles revêtues de la teinte claire du bois de sapin.

Entre Umeä et Sundswal, l’aspect du pays se modifie ; il s’embellit, de quelques mouvements de terrain, les forêts s’éclaircissent, les arbres prennent de la variété, les champs et les prairies viennent réjouir la vue du voyageur, la fumée des fermes s’aperçoit plus souvent, on commence à rencontrer des troupeaux de petites vaches, et de ces bons chevaux suédois qui, quoique nourris d’herbes vertes, sont plus courageux et plus forts que la plupart de nos chevaux gâtés. Dans toutes les villes, nous trouvions une auberge, et il nous est arrivé de ne pas y être traités comme chez certains paysans. Peut-être notre extérieur prévenait-il peu en notre faveur ; le fait est qu’étant réduits à aller jusqu’à Gèfle (prononcez Yèvle) avec notre défroque de Laponie, nous avions fort triste mine. Pour ma part, j’étais arrivée à un dénûment voisin de la misère : quelle singulière figure devais je avoir avec mes cheveux courts, et une casquette surmontant une robe recouverte par un paletot de caoutchouc ! Cet étrange assemblage devait me donner une physionomie de bohémienne et de mendiante ; heureusement, j’arrivais en voiture ; sans cela, on m’eût peut être refusé un lit dans les fermes.

À Sundswall, je trouvai aux rues et aux habitations un air de grande ville dont je fus intimidée, et je n’osai pas braver les regards dans non accoutrement habituel. Voulant cependant voir la ville, je me composai un costume comme je pus ; je revêtis mon unique robe, une robe de velours, belle, épaisse et soyeuse autrefois, mais alors brodée de reprises que je lui faisais chaque soir. Je n’avais pas de chapeau, et, pour comble d’infortune, après avoir fouillé tous les coins du sac de nuit qui me servait de malle depuis Kaafiord, je me trouvai trois gants de la même main. Il fallait s’ingénier ; je me coiffai d’un vieux voile de dentelle noire, je cachai ma main nue sous un grand châle moins maltraité que le reste de ma garde robe par les nombreux bains de la Laponie, et m’armant de hardiesse, je sortis. Malgré mes efforts pour ne pas paraître trop extraordinaire, on me regardait beaucoup ; je donnai ordre à mon domestique de colorer d’espagnolisme, aux yeux des habitants, la singularité de mon costume : ceci était afin d’expliquer la mantille. Le remède fut pire que le mal : ces bons Suédois connaissaient la France, quelques uns y avaient été, mais aucun ne connaissait l’Espagne. Une Espagnole ! quelle rareté ! Le bruit se répand, et chacun d’accourir. « Oh ! elle est blonde ! Mais elle est bien grande ! » Les livres ne les dépeignent pas ainsi ! Et puis c’étaient des yeux immenses, et des questions à n’en plus finir. J’eus à peine le temps de me réfugier à bord du bateau à vapeur, récemment arrivé, pour n’être pas trop victime de mon mensonge. Le capitaine présidait à un débarquement général ; il nous reçut néanmoins à merveille. Quand mes curieux se furent un peu dissipés, car j’étais suivie, je montai sur le pont, et là j’eus une joie : je vis de grands paniers de pommes, de sincères et véritables pommes, bien rouges et bien jaunes, comme en Normandie : cela sentait et le sud et la France ; les larmes m’en vinrent aux yeux ; il y avait si longtemps que je n’avais rien vu de chez nous ! Ces pommes n’avaient pas mûri à Sundswall, comme bien vous pensez : le bateau à vapeur venait de les apporter, et elles étaient fêtées comme le sont à Paris les oranges. Le capitaine du bateau, voyant mes regards de convoitise pour ses pommes, m’en offrit deux ; je les mangeai avec délices. En France, je n’aime pas les pommes ; mais, en Suède, en revenant du pôle arctique, c’était bien différent.

Je rentrai à l’hôtel sans trop de gêne, à cause d’une pluie, protectrice des Espagnoles, qui vint à tomber. Si mal que j’aie vu Sundswall, je vais vous la décrire. La ville, construite aux bords de la mer, entre deux rivières, est extrêmement humide ; il y pleut, m’a-t-on dit, tout le temps où il ne gèle pas : elle a, vous le voyez, un fort vilain climat. À cause de ce climat, peut-être, on n’y voit pas une seule promenade ; les habitants pensent que, dans un tel pays, le mieux est de ne pas sortir de chez soi. Leurs habitations, hautes et mal bâties, placées dans des rues étroites, presque toujours comblées de boue noire, sont affreuses au dehors, assez confortables à l’intérieur. Sundswall a de fréquentes communications avec Stockhlom et Abo en Russie. Sundswall est situé en face d’Abo, sur la rive ouest du golfe de Bothnie ; le bateau arrive tout l’été chargé de denrées de toutes natures, d’étoffes, de meubles, etc.

Sundswal est une ville de bois, c’est tout dire, il n’y a rien à chercher là, ni pour l’artiste ni pour l’antiquaire : le promeneur y trouve un pavé de cailloutis, détestable pour les pieds et pour les voitures, et il n’y a rien autre à regarder qu’une grande église et un hôtel de ville construits en bois comme la ville. Ces constructions de bois sont sans doute commodes et appropriées au climat, mais en vérité elles sont bien laides à voir, surtout dans les villes : une chaumière, un moulin de bois peuvent être jolis ; une église de bois peint a toujours un faux air de joujou infiniment déplaisant. Au coin d’une rue étroite, dans une sorte d’échoppe basse et sombre, s’ouvrant comme une caverne sous une vieille maison, j’aperçus, derrière des vitres troubles, quelques volumes fraichement brochés ; cela me ravit : je voyais un libraire ! J’ai donc rencontré à Sundswall des fruits, une douceur de la vie matérielle ; et des livres, une jouissance de la vie intellectuelle. Ces quelques lieues faites chaque jour, depuis deux mois, m’avaient enfin assez rapprochée des pays heureux pour que je pusse sentir, dans cette petite ville de Suède, les lointains rayons de ces deux astres qu’on appelle le soleil et la pensée.

Non loin de Sundswall, on entre dans la province de Gestrikland, une des plus belles de la Suède ; le sol apparait alors plein de fertilité, le feuillage touffu des chênes se mêle heureusement aux pyramides sombres des sapins : ce sont les chênes les plus septentrionaux de la Suède ; ce bel arbre ne pousse plus au delà du 63e degré de latitude nord. Gèfle, capitale de la province, est une ville plus riante que Sundswall ; elle est aussi un point important et prospère de la Suède : elle était pour moi le point important où je devais trouver mes caisses. Dès mon arrivée à l’hôtel, je m’empressai de faire déballer au plus vite une toilette complète, afin de quitter mon costume hybride et affreux. Ici, je dois le confesser dans toute la faiblesse de ma nature féminine, j’éprouvai un très-grand plaisir à mettre une jolie robe fraiche, à grands volants, et un chapeau de crêpe bien léger, bien couvert de fleurs, plein de cette grâce dont nos modistes parisiennes ont le monopole. Ainsi transformée, j’allai diner chez le consul, où je reçus l’accueil le plus empressé de la part de plusieurs aimables femmes que j’y rencontrai. Elles me firent faire force descriptions sur ces étranges régions arctiques et sur la Laponie, très peu connue des Suédois eux-mêmes. Si je n’eusse été si pressée par la crainte de la saison froide, j’eusse volontiers prolongé mon séjour dans cette hospitalière petite ville de Gèfle ; mais mon désir de visiter les mines de Fahlun nécessitant un détour assez long, je dus me résoudre à résister aux très-pressantes instances qui cherchaient à me retenir. Le lendemain, de grand matin, je m’asseyais de nouveau dans mon mauvais berlingot. À une vingtaine de lieues autour de Gèfle, le paysage est charmant, à la fois fertile et pittoresque ; les champs cultivés sont coupés de beaux grands bois ; les collines entourent des lacs au bord desquels sont posées des habitations de paysans, où respirent la paix et l’aisance. En approchant de Fahlun, le sol s’appauvrit, on gravit des côtes pelées, on traverse des landes arides ; enfin, du haut d’un plateau pierreux, semé de quelques bouquets de sapins, on aperçoit la ville au fond d’une vallée profonde. Des maisons basses, enfumées, sont dominées par l’église et quelques autres édifices, dont les toits, d’un beau vert clair et pur, sont les seules taches de couleur gaie que l’on voie ; cette belle nuance verte est due à l’oxydation égale et parfaite des planches de cuivre qui forment les toitures, La ville est affreuse, noire, couverte d’un ciel de fumée ; dans ses rues étroites s’agite une population hâve, chétive, misérable, étiolée par une atmosphère à exhalaisons malsaines.

Quand j’arrivai, il tombait une pluie torrentielle ; le pavé, formé de cailloux pointus, était couvert d’une boue semblable à de l’encre épaisse : on était sali et blessé à chaque pas. Malgré cela et les cascades qui tombaient de tous les toits dépourvus de gouttières, je voulus aller visiter les mines.

Les mines de cuivre de Fahlun sont les plus anciennes de toutes celles de Suède ; le directeur nous parla du treizième siècle. Pendant un long espace de temps elles donnaient un minerai d’une richesse magnifique ; aujourd’hui elles sont à peu près épuisées, et c’est à grand peine qu’on obtient quatre pour cent des matières extraites du fond de leurs abîmes au prix de tant de peines et de dangers. La longue exploitation dont elles ont été l’objet a bouleversé le sol sur un long espace. On arrive à l’entrée des mines par une route taillée en spirale sur le flanc d’une colline élevée. Les excavations nécessaires et les éboulements successifs qui ont eu lieu à différentes époques ont creusée à l’entrée de la mine un gouffre dont on aperçoit à peine le fond, et où l’œil plonge avec effroi à travers des fragments de rochers et d’énormes tas de pierres ; le minerai monte, du fond de ce gouffre au niveau du sol, dans de grands paniers attachés à des cordes et hissés par des poulies. Il y a quelques années, minerai, mineurs et visiteurs prenaient le même chemin ; maintenant on descend d’une manière moins effrayante dans les entrailles de la montagne.

Avant de commencer ce voyage dans le noir, le directeur des mines, un homme poli et obligeant, nous fit revêtir une grande robe de laine à pèlerine, un chapeau de feutre à larges ailes et des bottes fortes ; ainsi accoutré, on a plutôt l’aspect d’hérétiques recouverts du san benito et marchant au supplice aimé de l’inquisition, que de gens du monde curieux ; mais on est sur de préserver ses vêtements des brûlures des acides qui suintent sans cesse le long des parois humides. Cinq mineurs mal vêtus, à la physionomie souffrante, pâles sous la poussière noire qui les couvrait, nous furent donnés pour guides ; l’un d’eux portait une énorme brassée de bûchettes de sapin : c’était notre provision de lumière. Ces bûchettes, réunies dans un anneau de cuivre, se tiennent commodément allumées à la main et répandent une clarté au moins égale à celle d’une torche. Nous primes chacun notre torche et, entourés de nos cinq hommes, nous commençâmes à descendre. L’escalier des mines est taillé dans le sein même de la colline ; il n’est recouvert d’aucun revêtement ; le plus souvent de simples traverses de bois retiennent la terre et forment les marches. À gauche on a le flanc de la montagne, à droite une légère barrière derrière laquelle on devine des gouffres. Par moments on descend entre deux murailles rapprochées ; mais cela dure peu, et bientôt après on côtoie de nouveau les précipices. Quand l’œil s’est habitué à la faible clarté des torches, on distingue au-dessous de soi les mares d’eau noire et huileuse formées du continuel suintement des voûtes ; cet escalier inégal et humide est parfois remplacé par des sentiers en pente, rapides, glissants et dangereux. Si on rencontre une galerie exploitée et épuisée, sentier et escalier s’interrompent, et on les retrouve au bout de la rue parcourue. Les galeries sont hautes, voûtées, soutenues de loin en loin par de larges contre-forts en bâtisse et des poutres entre-croisées ; ces précautions contre les éboulements rassurent imparfaitement, si l’on vient à songer à l’énorme masse de terre qui pèse sur ces voûtes ; on rencontre ainsi un nombre incalculable de paliers et d’articulations. Les mines de Fahlun sont bien différentes de celles de Kaafiord, et me présentaient pour ce motif un autre genre d’intérêt : à Kaafiord l’exploitation est récente, les galeries sont à peine percées, et regorgent de minerai ; à Fahlun, c’est une mine épuisée, où l’homme a multiplié ses efforts pour obtenir un rendement devenu chaque jour plus faible. Dans leur état actuel, les mines de Fahlun présentent, si je puis m’exprimer ainsi, le plus magnifique monument par extraction que la main de l’homme ait jamais pu produire. Figurez-vous un labyrinthe inextricable, immense, de rues obscures qui se croisent, montent, descendent, se rapprochent, s’éloignent, se rencontrent et se fuient ; figurez-vous de temps en temps des carrefours qui sont comme les nœuds de ces routes souterraines et parfois tracent au milieu des ténèbres une espèce d’étoile dont chaque rayon est une galerie perdue profondément dans les terres ; figurez-vous enfin une sorte d’écheveau sombre et effrayant de rues, de corridors, de ponts, de sentiers, d’escaliers et de rampes, dans lequel, même bien accompagné, on frissonne à chaque instant, dans la crainte de ne pas s’y retrouver. À mesure que l’on descend, l’air se raréfie ; à cent cinquante ou deux cents pieds sous terre, on est fort incommodé par une vapeur épaisse d’exhalaisons sulfureuses ; dans les rares moments où l’on peut distinguer les objets, les parois des galeries brillent par places comme des murailles féeriques ; les filons de cuivre mêlés de fer, d’argent, d’or, de cobalt, de pyrite d’arsenic (qui dans le commerce de bijoux prend le nom de marcassite), ont donné au minerai des teintes violacées, irisées, bronzées, chatoyantes, du plus superbe effet ; de temps en temps, un morceau de grenat ou de cristal de roche étincelle sous un rayon de lumière.

Vers le milieu de la mine, on a creusé un puits d’une immense profondeur et d’un diamètre de dix à douze pieds ; il reçoit les eaux des galeries de tous les étages, qui viennent y aboutir à cet effet ; il ressemble ainsi au tronc d’un arbre immense, dont ces salles, ces galeries et ces rues seraient les rameaux. Des fenêtres en voutes s’ouvrent sur ce puits à tous les étages, et permettent aux mineurs d’y venir puiser, s’ils ont besoin d’eau, sans faire un trajet fatigant. Lorsque nous fumes à une des fenêtres de l’étage inférieur, deux mineurs, placés à l’orifice du puits, y jetèrent d’énormes brassées de sapin enflammé ; les bûchettes, en s’éparpillant, lançaient de vives clartés, et, à mesure qu’elles passaient devant les grandes fenêtres, elles éclairaient les profondeurs mystérieuses des galeries. On avait alors, pendant quelques secondes, un coup d’œil fantastique et admirable ; le tourbillon de feu descendait en pétillant, faisant briller chaque goutte d’eau des murailles comme un diamant, et remplissant de lueurs éclatantes toutes ces sombres voûtes qui s’entre-croisaient ; puis il allait s’éteindre avec bruit dans l’eau plate et noire, et, lorsque la dernière flamme était éteinte, le silence des souterrains me semblait plus profond et ses ténèbres plus épaisses. Nous descendîmes à plus de trois cents pieds sous terre ; là, la route prend un autre aspect, celui d’une poutre traversée de branches de fer comme un perchoir de perroquet, et elle disparaît, sous cette forme, dans les entrailles de la mine. Je m’arrêtai là, pensant en avoir assez vu, et, après m’être reposée un moment sur un bloc de pierre, j’entrepris de remonter au jour, Cette dernière partie de mon expédition ne fut pas la plus facile, et je souffris beaucoup de la boue glissante, de la vapeur empestée et des gouttes glacées ; en faisant cette ascension, ma fatigue s’augmentait, n’étant plus soutenue par ma curiosité. Je mis près de deux heures à venir retrouver l’air pur. J’arrivai enfin, je revis le ciel, la nature, les arbres, la lumière et la sauvage vallée de Fahlun, sa ville triste, laide, enfumée ; tout cela me parut un paradis, comparé à ce dédale de ténèbres d’où je sortais.

En jetant un dernier regard à ces gouffres malsains et horribles des mines, je me demandais avec stupeur comment il était possible qu’il y eût des mineurs. Oui, il y en a, et des milliers ; des milliers d’existences s’écoulent dans ces enfers humides. Si l’on nous disait : En Chine, des multitudes d’hommes passent leur vie entière dans les profondeurs de la terre, au milieu d’une obscurité complète et de vapeurs suffocantes ; ils sont soumis à un travail dangereux et fatigant qui abrège leur existence ; ils le savent ! Voudrions nous croire un pareil récit ? Et cela se fait sous nos yeux, en pleine Europe, en France même, et des populations entières languissent, souffrent et meurent sous ce travail accablant, et, hélas ! nécessaire, jusqu’à ce que les machines, ces bienfaitrices de l’ouvrier, aient remplacé les mineurs. Oh ! martyrs de la pauvreté, que de noms à ajouter à vos annales !…

J’ai fait la route de Fahlun à Stockholm dans un nuage chargé d’eau ; j’ai en vain cherché à voir le paysage ; de temps en temps mon voile gris se déchirait et j’apercevais, entre deux averses, le jour, une perspective de champs bien cultivés, ou le soir, quelque feu placé à l’avant d’une barque de pêcheur, afin d’attirer les truites des lacs, qui venaient se faire prendre avec un petit trident fait pour cela.

Enfin, un matin j’entrai dans Stockholm, et dès le premier moment je fus charmée de son aspect ; je retrouvais enfin une belle grande ville, animée et élégante ; j’entrevoyais, en passant rapidement, de riches magasins, les églises, des palais, des statues, et je saluais joyeusement ces indices de la civilisation complète au milieu de laquelle j’allais me retrouver. Le lendemain, je fus bien autrement enchantée par ma première sortie : du sommet d’une haute colline nommée Mosebakkan, on a le panorama entier de la ville ; on voit Stockholm à vol d’oiseau, à peu près comme on découvre Paris du haut des buttes Montmartre ; de ce lieu, je dois le dire, la comparaison est toute à l’avantage de la capitale de la Suède. Stockholm possède toutes les beautés naturelles ; sa situation est sans doute unique dans le monde ; placée juste à l’endroit où le Melär se verse dans la Baltique, elle réunit les éléments les plus divers du pittoresque : un lac, la mer, des îles, des canaux, des touffes de verdure agréablement disséminées, puis, entourant tout cela, un horizon sans limites, où l’œil ne rencontre que les plaines agitées de la mer ou les sommets ondoyants des forêts. Les clochers des églises, les mats des navires, la fumée du toit des maisons, ajoutent à ce splendide paysage le mouvement et la vie, et complètent sa grandiose harmonie. Stockholm, embrassée ainsi d’un regard, apparaît bien réellement comme la cité reine du nord ; elle serait la rivale de Constantinople, si elle avait le soleil. À l’intérieur Stockholm peut se diviser en ville neuve et ville vieille. Le centre de la ville est, comme à Paris la Cité, bâti irrégulièrement en rues étroites ; les maisons y sont vieilles, mais la plupart manquent de ce caractère et de ce style auquel se prêtent les maisons de pierres et non les maisons de bois et de briques. Les faubourgs renferment les quartiers élégants et aristocratiques ; les rues y sont larges, propres, bordées d’habitations modernes, habitées par les gens riches, les étrangers et les nobles. Peu d’édifices attirent l’attention ; un seul, l’église de Riddardholm, ancienne sépulture des rois de Suède, est une belle et massive construction du quatorzième siècle, on la laisse dans un grand abandon, et le voyageur peut à peine lire, sous la poussière des siècles, les noms illustres inscrits sur ses dalles sépulcrales. Les places de la ville réparent en partie l’oubli qu’on constate à Riddardholm : j’ai vu la statue de bronze de Gustave-Adolphe et celle de Charles XIII ; j’ai vainement cherché celle de Charles XII.

Le palais des rois de Suède, comme la ville elle-même, tire sa principale beauté de sa position : il est entre la mer et le lac ; il a la forme carrée ; une de ses façades domine un beau pont de pierre jeté sur le Melär. Ce pont, dont l’arche du milieu repose sur une petite île transformée en un charmant jardin, est d’un aspect ravissant. L’architecture du palais rappelle la cour du Louvre, modifiée par le goût lourd, sobre et froid du dix-huitième siècle ; les proportions de son ensemble peuvent seules être louées sans réserve ; la façade du côté de la mer, précédée d’un jardin, ornée d’un large balcon de pierre, est d’un bel effet, surtout vue de loin.

Le roi et la famille royale occupent une partie de ce vaste édifice ; les musées de peinture, de sculpture et d’antiquités, la bibliothèque royale, prennent le reste. Les appartements sont de ce style empire qui trouve moyen de faire des choses disgracieuses, mesquines et pauvres avec de l’or, du marbre, des sculptures, des bois précieux et des soieries, parce qu’il répand l’or sur des cous de cygnes, sur des griffons, sur des flèches, sur des pommes de pin et sur des étoiles ; parce qu’il taille le marbre en vases dits Médicis ou en bustes drapés comme le faux romain du Directoire ; parce qu’il constelle les magnifiques étoffes de Lyon de rosaces insipides encadrées de hideuses palmettes. Tout cela, du reste, fait beaucoup plus penser au maréchal Bernadotte qu’au roi Charles-Jean.

Les musées de peinture et de sculpture contiennent un petit nombre d’œuvres assez choisies ; celui des antiquités scandinaves est aussi curieux, mais moins riche que le musée de Copenhague. Le musée qui m’a le plus intéressée n’est pas dans le palais : c’est un musée d’un genre inconnu chez nous, un musée de souvenirs, si je puis ainsi m’exprimer ; il offre la collection des vêtements historiques des souverains de la Suède, particulièrement de ceux qu’ils portaient le jour de leur couronnement et le jour de leur mort.

Cela présente un intérêt profond ; un semblable musée serait bien précieux chez nous. Quel prix aurait à nos yeux la toque qui couvrait le front de François Ier devant Charles-Quint, le pourpoint percé par Ravaillac, le manteau de Louis XIV le jour de son sacre, ou seulement la redingote de Napoléon à Sainte-Hélène[1] !… Depuis de longues années les Suédois mettent à exécution cette pensée nationale, et réunissent dans des armoires formées par de grandes glaces tous ces vêtements, dont quelques-uns sont des reliques historiques. J’ai vu la chemise de Gustave-Adolphe à Lutzen ; le corps est déchiré, les manchettes sont en lambeaux, et partout le sang du héros de la guerre de Trente ans forme de larges taches devenues brunes par le temps. Près de là est le costume entier de Charles XII le jour de sa mort ; je remarquai surtout son large chapeau de feutre tout bossué ; sur le devant, on voit le trou rond de la balle qui perça cette cervelle si fière, si héroïque et si folle à la fois. Charles XII a été atteint en brave, au milieu du front ; son dernier regard à Frédéricshall fut, comme toujours, tourné vers l’ennemi. Près des dépouilles de ces soldats illustres, on voit une grande robe de soie de couleur foncée, qui a une déchirure près du cœur : c’est le domino de Gustave III. La déchirure a été faite par le poignard de l’assassin Enkastrom. Ainsi de suite. L’histoire elle-même passe sous vos yeux sous une forme vive et saisissante, qui éveille en foule les souvenirs et s’empare des émotions. Ces vêtements font l’effet de spectres, on regarde si un front pâle n’apparaît pas sous les chapeaux rabattus, si une main glacée ne soulève pas les plis roides des manteaux.

Les diadèmes, les colliers, les longues robes brodées d’or des reines, laissent une impression plus mélancolique. Quelle femme ont-elles parée ? À peine sait-on quelques noms ; toutes ces pompes ne rappellent rien. Pauvres femmes ! elles ont eu pourtant la jeunesse, la beauté, la royauté, triple couronne ; et on les ignore ? Oui. Elles n’avaient que ce qui passe !

Deux noms surnagent sur tout cet oubli : la grande Marguerite et la grande Christine ; le grand guerrier, le grand politique. Ô femmes ! aimez et soyez heureuses dans la vie, ou souffrez, travaillez et faites-vous grandes pour la mort.

Dans la dernière armoire, à moitié occupée, on voit resplendir la robe lamée et le manteau de velours semé d’étoiles portés le jour de son couronnement par Mlle Clary, reine de Suède, femme du roi Charles-Jean.

Les autres vitrines sont tout à fait vides. Qui dirait, à voir une de ces belles armoires vernies, dorées, avec ses glaces et ses moulures, qu’elle est sœur jumelle d’un cercueil ? L’une et l’autre s’emplissent le même jour !

Après avoir parcouru la ville, on va visiter le parc du Diurgard, le Neuilly du roi de Suède, placé aussi aux portes de Stockholm ; le roi y passe une partie de la belle saison. Par une coutume qui a quelque chose de patriarcal, le jardin du roi est aussi la promenade du peuple ; point de grilles fermées, de guérites, de sentinelles, de gardes rangés en haie ; si le roi sort, il apparaît comme un promeneur mêlé aux autres promeneurs, devant lequel chacun s’incline avec respect. Le chef de l’État marche sans crainte au milieu de son peuple : une telle confiance honore à la fois un roi et une nation.

Le parc de Diurgard est magnifique ; j’y ai vu des chênes qui m’ont rappelé les chênes de Fontainebleau, des gazons dignes de Saint-James Park, des parterres comme aux Tuileries ; devant l’habitation royale on a placé une vasque de porphyre rouge d’un seul morceau, qui a neuf pieds de diamètre et pèse neuf mille kilogrammes ; elle fut tirée des carrières du sud de la Suède, et on employa deux cents hommes à la transporter. Cette superbe vasque ne serait déplacée devant aucun palais, et elle fait peut-être paraître un peu mesquine la façade bourgeoise de la maison de campagne du roi de Suède.

Si Stockholm possède peu d’églises et de monuments intéressants pour le voyageur, en revanche elle a un grand nombre de salons, dont la plupart s’ouvrirent devant moi avec l’empressement le plus flatteur. Je me trouvai là comme chez moi, tout le monde parlant français ; des manières nobles et affables, un esprit de conversation vif et varié, des femmes jolies et élégantes, une France enfin à cinq cents lieues de la France : plusieurs de nos villes de province sont assurément plus loin de Paris que certains quartiers de Stockholm. J’aurais bien volontiers passé deux mois au milieu de toute cette bonne compagnie ; mais malheureusement l’hiver n’attend personne ; il fallait partir ou rester jusqu’au mois de mai, à cause des glaces de la Baltique. Je partis donc, au bout d’une semaine, malgré de vives instances, malgré les attrayants récits des plaisirs que l’hiver amène dans la capitale du Nord : courses en traîneaux, chasses aux flambeaux, bals éblouissants. Je partis, non sans regrets, et emportant de cette charmante société suédoise le souvenir le plus sympathique.

C’était vraiment grand dommage de courir si vite en quittant Stockholm ; car je devais, pour gagner le port d’Ystad, traverser les plus belles provinces de Suède : la fertile et héroïque Dalécarlie, la Sudermanie aux beaux lacs, la Scanie aux côtes heureuses. Nous ne nous arrêtâmes même pas pour dormir ; de temps en temps j’apercevais sur le pas d’un gaards rustique quelques-uns de ces blonds Dalécarliens qui, avec leurs grands chapeaux, leurs longs cheveux, leurs bas rouges, leurs souliers carrés à hauts talons, leurs braies larges, m’ont l’air de gentilshommes de la cour de Louis XIII devenus paysans sans avoir cessé d’être élégants.

La Suède méridionale offre d’admirables paysages. J’avais sans cesse sous les yeux un panorama dont les beautés variaient à chaque instant : les grandes forêts versaient leurs ombres sur d’agrestes vallées ; l’émeraude des lacs s’enchâssait dans tous les tons chauds des plaines couvertes de chaume ; quelque belle rivière allait rejoindre la mer entre deux rives de prairies, ou bien nous traversions Nykoping, Norkoping, villes grandes et gaies où les physionomies ont comme un reflet de la riante nature qui les entoure. Linkoping, commerçante et bien bâtie, est encore mieux située que les deux autres, étant placée sur le trajet que fait l’écoulement du lac Weter pour gagner la Baltique.

Une nuit, près de cette dernière ville, nous eûmes un spectacle merveilleux ; le ciel s’enflamma, et une aurore boréale rouge vint y promener ses lueurs mouvantes. Au début, nous n’avions vu que de longues spirales d’un rose pâle tourmentées et tordues comme des joncs entrelacés ; puis le rose devint pourpre et les joncs devinrent les cordes d’une harpe gigantesque dont une main mystérieuse semblait remuer les cordes silencieuses ; enfin les contours se déplacèrent, le mouvement se ralentit, et il ne resta à l’horizon qu’une sorte de roue immense et rouge qui disparut lentement derrière les collines en les colorant de lueurs, comme l’aurait fait un incendie lointain.

Cette aurore boréale, remarquez-le, était rouge, différant en cela de toutes celles que j’avais observées dans les contrées de l’extrême nord, où elles nous apparurent toujours d’un jaune pâle un peu verdâtre, couleur soufre.

Bien nous en avait pris de nous tant hâter, nous entrions à Ystad au moment où le bateau à vapeur chauffait sa machine, et ce bateau était le dernier qui dût faire le trajet cette année. À partir des premières glaces, les correspondances par mer sont interrompues, et Stockholm reçoit ses lettres par le Danemark. Ystad est un petit port à la pointe sud de cette immense presqu’ile qui comprend la Suède et la Norwége ; il est éloigné d’Helsingborg, où je posai pour la première fois le pied sur la grande terre du nord, de quelques milles ; j’ai donc fait bien complétement mon tour de Suède, puisque, ayant monté les côtes à l’ouest, je les ai descendues à l’est, et sous ce rapport je prétends en remontrer aux Suédois eux-mêmes, plus curieux, s’ils voyagent, de venir voir Londres ou Paris, que d’explorer leurs huit cents lieues de côtes.

Tandis que l’alerte hôtesse d’Ystad mettait rapidement à la broche son meilleur poulet à notre intention, je regardai par la fenêtre de l’auberge et crus avoir sous les yeux une décoration d’opéra-comique. Une foule élégante, bariolée et pimpante, bourdonnait joyeusement sur une place entouré de maisons proprettes enjolivées de peintures. Des papiers, des chevaux, des baraques de toile et de bois encombraient le terrain ; c’était jour de foire, et de plus fête au pays. Il fallait voir les belles robes, les colliers d’argent, les fines toiles à jour, les broderies de laine et tous les coquets ajustements qui s’étalaient là ! Ah ! cette fois les armoires, si discrètes pour moi, s’étaient enfin ouvertes, et avant de quitter ce beau pays dont j’avais si bien vu les paysages, je pouvais jeter un coup d’œil sur ses costumes pittoresques. Les femmes d’Ystad portent la longue robe de laine brune ou bleue, sur laquelle tranche un tablier de couleur très-vive ; le corsage de la robe est orné de plusieurs rangs de chaînes d’argent et de plaques d’argent incrustées de verroteries qui font un effet riche et joyeux ; leur coiffure est délicieuse : c’est une sorte de béret en étoffe de laine rouge vif, monté en éventail, posé sur le côté de la tête ; cela ajoute un piquant particulier à ces placides et roses visages suédois, et relève un peu la fadeur des cheveux d’or et des yeux où semble se refléter l’azur pâle du ciel du nord. Je suis descendue et me suis mêlée un moment à cette multitude animée, gaie comme une foule méridionale ; j’ai acheté à une belle baraque, qui brillait comme un maître-autel espagnol, une parure de Scanienne bien complète ; j’ai eu pour cinquante-quatre francs une croix grande comme ma main, un collier à six chaînes et une douzaine de grands boutons de corsage, le tout en filigrane d’argent orné de pierres fausses et fabriqué dans un goût naïf et original, qui fera un très-bon effet dans un bal costumé.

Il fallut partir ; le paquebot était prêt ; la vapeur grondait dans sa prison comme un monstre captif impatient de dévorer l’espace ; je m’embarquai, et en peu d’heures cette belle, poétique et hospitalière terre de Suède disparut à mes yeux. Cette courte traversée Ystad à Greiswal fut affreuse : la mer, tourmentée par le vent, nous secouait sur des vagues courtes et brusques, contre lesquelles la machine luttait en vain ; je ne puis vous dire à quel point le mal de mer m’accabla pendant seize heures, moi si bien aguerrie et qui avais si victorieusement résisté aux terribles caprices de l’océan Glacial, Peut-être étais-je à bout de forces ; le fait est que j’arrivai à Greiswald incapable de me tenir sur mes jambes, et je dus y garder le lit quarante-huit heures.

Greiswald est un petit port du Mecklembourg dont le commerce ne doit pas être fort actif, si j’en juge par son aspect paisible ; le plus beau de la ville est un magnifique jardin qui lui sert de promenade ; le reste se compose de rues régulières bordées de maisons blanches à contrevents verts, dont la physionomie prude, grave, roide et, comme on dit, tirée à quatre épingles, annonce le voisinage de la Prusse.

Un voiturier, possesseur d’une immense et détestable calèche, nous conduisit à petites journées de Greiswald à Berlin ; cette façon de voyager est, par un mauvais temps, le triomphe de l’ennui, surtout si on traverse un pays tel que ce côté de la Prusse. Figurez-vous la Beauce avec ses champs roux à perte de vue et ses longues lignes d’arbres bordant le pavé des routes ; de temps en temps cependant on trouve un village : alors c’est charmant. En Prusse, les chaumières ont toute la grâce, toutes les lignes rompues et harmonieuses qui manquent aux maisons ; les plus pauvres sont les plus jolies ; elles sont en torchis soutenues par des pans de bois qui forment des zigzags capricieux sur toutes les murailles ; leurs grands toits de chaume sont plus hauts qu’elles-mêmes et les encapuchonnent de façon pittoresque. Entrez-y et, grâce à quelque monnaie, vous y trouverez toujours d’excellent laitage, du gros bon pain et un accueil cordial de la part de quelque robuste ménagère aux bras nus, entourée d’une armée de marmots ébouriffés et joufflus.

Berlin n’est pas dans les régions hyperborées : c’est une belle capitale très-rapprochée de Paris ; maintenant trop de gens l’ont connue, dépeinte et explorée, pour que je prétende vous en donner une description ; je dois me borner au récit de mes impressions toutes personnelles. Je vous engage même à vous méfier un peu de mon jugement, je ne suis plus dans une bonne disposition d’esprit pour apprécier ce qui n’est plus hors des limites ordinaires du voyageur ; j’ai tant vu de pays, j’ai été émue par de si grands spectacles de la nature, que tout entière sous l’impression de mes récents souvenirs, je reste froide en présence de beaucoup de choses généralement admirées, je suis émoussée. Tout ceci est probablement cause que Berlin, avec ses grandes rues, ses vastes places et sa population riche et civilisée, m’a néanmoins fort ennuyée. Je n’y fusse pas restée deux jours, si je n’y avais connu cet esprit profond et orné, cette conversation vive et intarissable, cet inépuisable savoir, cette persévérance glorieuse et éprouvée, ce voyageur illustre enfin, qui se nomme M.  le baron de Humboldt. Notre maitre à tous en voyages a bien voulu me servir de cicerone pour me faire visiter les musées et les palais de Berlin. Le musée de peinture, par lequel nous avons commencé, est fort vaste ; il est assez riche de belles œuvres ; on y arrive par une coupole soutenue de colonnes, entourée de statues de marbre, qui a l’air d’un temple ; c’est en effet le portique du temple de l’art. Les galeries, divisées en compartiments ayant chacun leur fenêtre sont parfaitement disposées pour faire valoir les tableaux. Si l’œuvre a un grand mérite, elle est fixée à un panneau mobile à charnières et se détache du mur de façon que le spectateur peut la placer sous le jour le meilleur pour l’admirer. Les galeries suivent un ordre chronologique : la peinture byzantine d’abord, puis la première manière allemande, puis enfin l’épanouissement complet de l’art : les écoles florentine, vénitienne, flamande et hollandaise.

Un Raphaël bien pâli, le portrait de la fille du Titien, et surtout deux Corréges admirables sont, je crois, les principaux joyaux du musée prussien. Les deux Corréges doivent être enviés par notre Louvre : l’un est la Léda si fameuse et tant copiée, l’autre Jupiter et Io. On estime fort à Berlin un Rembrandt, le duc de Gueldre insultant son père, qui n’est pas à la hauteur des Rembrandts de Hollande. Ajoutez à cela un Claude Lorrain, deux Tintorets, etc. Le musée est pauvre en Rubens, au point qu’on a dû y admettre des copies. Les galeries de sculpture renferment un grand nombre de belles œuvres, parmi lesquelles j’ai remarqué deux Victoires antiques, l’une grecque, l’autre romaine, d’une exécution irréprochable, les originaux de l’Adorateur et de la petite Joueuse d’osselets, et une charmante Nymphe qui rattache sa sandale. La sculpture moderne oppose à ce groupe de chefs-d’œuvre une Hébé de Canova, dont la grâce un peu froide séduit pourtant par la perfection juvénile des formes. Le musée égyptien me fut montré par un amateur antiquaire ; c’est vous dire qu’on ne m’épargna ni une amulette, ni un papyrus, ni un sarcophage, ni une momie ; je vous les passe. Je m’arrêtai pourtant avec intérêt devant une colossale statue d’Anubis taillée dans un bloc de granit noir du poids de dix mille livres : le Dieu-chien est assis tout roide, formant un angle parfait comme toutes les idoles égyptiennes ; ses bras sont collés le long de son corps et se rejoignent devant lui ; la vie est concentrée dans sa tête de chien, singulier mélange de formes animales et de physionomie humaine ; on le regarde, et il vous arrête comme une énigme de pierre, et on pense aux générations qui ont passé déjà devant ce visage ironique et impassible et à toutes celles qui passeront encore, le trouvant toujours le même, indéchiffrable et indestructible.

Après Paris, Versailles ; après Berlin, Potsdam ; la proportion est à peu près gardée entre les deux résidences royales comme entre les deux capitales ; le Château-Neuf de Potsdam a coûté, dit-on, vingt millions de thalers, ce qui répond aux innombrables millions engloutis par Versailles, comme le nom de Frédéric II répond à celui de Louis XIV. Si Potsdam a l’infériorité en magnificence, il a l’avantage en monnaie : Potsdam renferme deux palais, il en a trois autres à ses portes ; aussi l’appelle-t-on les Cinq-Châteaux. Sans-Souci, le Château-Neuf et le Palais-de-Marbre sont les plus remarquables de ces demeures royales. Le Château-Neuf fut bâti par le grand Frédéric après la guerre de Sept ans, pour prouver, disait-il, qu’il n’était pas ruiné ; jamais protestation ne fut plus énergique. Le Château-Neuf est une habitation digne du prince le plus magnifique ; les jardins sont superbes, les salons dorés et sculptés, remplis d’œuvres d’art, de bronzes et de porcelaines de Saxe exquises. Le plus charmant de ces salons est en même temps le plus original ; c’est le salon des coquilles. Figurez-vous une immense salle soutenue par de gros piliers de marbre blanc dans lesquels sont incrustés pêle-mêle, dans un harmonieux et gai désordre, les plus beaux minéraux, des topazes, des améthystes, du lapis-lazuli, du cristal de roche, du grenat, du porphyre de toutes nuances, des malachites, des agates irisées, des jaspes ; puis encore des coraux, de l’ambre et des nacres précieuses, et des fragments de ces minerais si riches de tons qu’on trouve dans les profondeurs des mines, et des madrépores bizarres, des onyx, des cornalines, des perles. Je n’en finirais pas en voulant tout nommer ; d’ailleurs, j’ignore probablement le nom de beaucoup de ces matières. Figurez-vous enfin cet écrin de la terre et de la mer répandu sur toutes les murailles, couvrant tous les piliers, et cela dans un intelligent pêle-mêle et par fragments de forme naturelle et capricieuse, taillés seulement assez pour faire jouir de tout leur éclat. Aux deux bouts du salon, sur des pyramides de coquilles rares, sont placées quatre fontaines dont la vasque est formée de grandes coquilles bénitiers ; au milieu du salon brillent, comme deux diamants des Mille et une Nuits, deux immenses coupes de cristal de roche, présent de l’empereur de Russie à son féal ami le roi de Prusse. On ne rêve pas le palais d’Amphitrite plus merveilleux, plus éclatant, plus féerique que ce splendide salon ! Il y a pourtant quelque chose de plus intéressant à voir à Potsdam ; je veux parler du cabinet de travail du grand Frédéric.

La pièce témoin des rêveries de l’écrivain conquérant et du roi philosophe a été conservée par un religieux respect telle qu’il l’a laissée ; elle est fort étroite, éclairée par une haute fenêtre, meublée de fauteuils recouverts d’un satin feuille morte tout usé ; près de la fenêtre est un petit canapé couvert d’une housse de toile blanche ; c’est là que s’asseyait le roi. Devant le canapé, une table couverte d’un velours fané ; près de la table, un fauteuil de cuir, quelques livres reliés en maroquin rouge sur une planche, un buste Cicéron au-dessus de la porte ; tout cela est un, triste, froid et sec comme l’esprit philosophique. La bibliothèque communique avec le cabinet ; elle est spacieuse et encombrée, elle a aussi été gardée intacte. Sur un pupitre je vis un gros livre ouvert, c’étaient les œuvres françaises du héros de la Prusse ; il a pour titre :

Épîtres familières, avec privilège d’Apollon.

Ce volume est sans prix ; il est annoté tout entier de la main de Voltaire. Je lus sur la première page :

Je vous recommanderai pour l’avenir d’éviter les redites, et d’élaguer ainsi les branches du plus bel arbre du monde !

Et plus loin :

Trop d’abondance est un défaut, mais c’est aussi le plus facile à corriger.

Il est impossible de mieux concilier la leçon du critique avec les devoirs du courtisan.

Ce livre doit être bien curieux à parcourir ; malheureusement on ne me laissa pas le temps d’y jeter un second coup d’œil ; l’heure pressait, il fallait retourner à Berlin, sous peine de manquer un dîner à l’ambassade de France. Je traversai donc en courant les délicieux jardins de Sans-Souci, encore beaux même sous le givre. J’entrevis, au jour tombant, les hautes statues qui ornent la cour d’honneur du grand château, et j’arrivai au chemin de fer… justement pour voir le panache blanc de la vapeur qui emportait le convoi. Vous dire notre désappointement est impossible ; vous le connaissez sans doute ; il se compliquait pour nous de l’inquiétude de passer pour grossièrement impolis. Il fallut se résigner : le railway met trente-six minutes pour faire les huit lieues qui séparent Potsdam de Berlin ; une voiture nous demandait cinquante francs et trois heures ; mieux valait attendre le convoi suivant : c’était deux heures qu’il fallait passer là. Je voulus les mettre à profit, et, malgré l’heure avancée, je me fis ouvrir l’église pour voir le tombeau du grand Frédéric. De l’église, je ne vous en dirai rien ; je l’ai traversée en suivant le pas hâté d’un sacristain malcontent d’avoir été dérangé au moment où il allait souper. J’ai donc entrevu l’édifice à la lueur tremblotante et douteuse d’un lumignon. Elle m’a semblé vaste et belle, elle a gagné sans doute à être vue ainsi : les églises protestantes sont si nues que l’ombre les pare.

Le tombeau du grand Frédéric répond bien à son cabinet : c’est un petit caveau ouvrant de plain-pied sur l’église par deux portes de fer ; le caveau est en bas, voûté, bien blanchi à la chaux, propre et balayé comme le fruitier d’une ménagère ; le cercueil, supporté par deux appuis en maçonnerie, est recouvert de lames de plomb ; un autre cercueil revêtu de marbre noir est placé près de lui ; ce second cercueil renferme les restes de Frédéric Ier, le père de Frédéric II ; le père et le fils dorment là seuls et côte à côte. Du reste, pas une inscription, pas une de ces statues, froides filles de l’art, qui du moins, font penser au mort et appellent la prière ; cela n’a ni la grandeur d’un monument, ni le charme triste que la nature sait répandre sur une tombe, ni même la poésie de l’abandon, la poignante mélancolie de l’oubli sur un grand nom. C’est un caveau bien entretenu, contenant deux bières en bon état, voilà tout ; c’est muet, positif et glacial.

La nudité de ce tombeau me rappela que je n’avais pas vu à Berlin de statue de Frédéric II. La Prusse me semble bien indifférente pour son héros, un des plus grands hommes du dix-huitième siècle. N’est-ce donc pas à elle à honorer sous toutes les formes l’homme qui a fait du marquisat de Brandebourg le second royaume d’Allemagne, et de quelques millions d’hommes peu comptés en Europe une nation forte, guerrière, puissante et respectée ! Cependant, ce n’est pas la coutume des peuples de se montrer ingrats envers leurs grands hommes morts ; vivants, c’est différent.

Les deux heures se passèrent enfin, nous revînmes à Berlin. J’allai dîner en habit de voyage et toute couverte de la poussière de l’empressement ; on voulut bien rire de ma mésaventure ; je ne sais si les femmes ne rirent pas un peu aussi de mon accoutrement : elles en avaient le droit. Je faisais un effet fort bizarre au milieu de leurs fraîches robes de gaze, de leurs dentelles et de leurs bijoux. Et dire que j’avais préparé une toilette digne de soutenir la réputation des Parisiennes ! Dieu dispose ! Pour ce soir-là, je dus me contenter de mon rôle de voyageur botté ; heureusement, si je n’avais rien à montrer, j’avais beaucoup à dire. Tout se passa fort bien.

Je partirai demain. Je ferai bien, je crois, cher frère, d’arrêter ici cette longue narration d’un voyage qui va avoir duré près d’une année ; mon retour en France s’effectuera par Dresde, Leipzig, Cassel, Mayence et Mulhouse ; toutes ces villes sont trop connues pour que je puisse exciter votre intérêt en vous les dépeignant. Un grand talent d’écrivain peut seul rehausser le mérite de peintures auxquelles manque le charme de la nouveauté ; quant à moi, simple et obscur voyageur, ma tâche est accomplie, si j’ai pu vous donner une idée des lointaines régions dont je suis si heureusement revenue. Adieu donc, cher frère, à bientôt et à toujours !

FIN.
  1. Un musée analogue a été récemment formé au Louvre ; il n’existait pas lors de mon séjour en Suède.