Voyage d’une femme aux Montagnes Rocheuses/Lettre III

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LETTRE III


Un temple de Morphée. — L’Utah. — Une « ville oubliée de Dieu ». — Un couple malheureux. — Les villages de chiens. — Une colonie de tempérance. — Une auberge du Colorado. — Le fléau des punaises. — Le fort Collins.


Cheyenne, Wyoming, 8 septembre.

À onze heures précises du soir, l’énorme train du Pacifique, faisant résonner sa lourde cloche, s’arrête devant l’hôtel de Truckee ; je présente mon billet à la double porte d’un « palais d’argent », et le steward, chaussé de pantoufles, me conduit à mon lit ; — lit luxueux de trois pieds et demi de large avec un sommier élastique, de beaux draps de toile et des couvertures de Californie d’un grand prix. Les vingt-quatre habitants du wagon étaient tous invisibles, endormis derrière de superbes rideaux. C’était le vrai temple de Morphée. Tout était voué au sommeil. Quatre lampes d’argent suspendues au plafond brûlaient faiblement en donnant une lumière rêveuse. De chaque côté du passage du milieu, de riches rideaux de reps, verts et cramoisis, rayés d’or, étaient attachés à des barres d’argent posées près du plafond et traînaient sur un moelleux tapis d’Axminster. La température était soigneusement maintenue à 70°. Au dehors, il y en avait 29. Des portières et des fenêtres doubles, des dispositions ingénieuses et coûteuses de ressorts et de coussins, — ainsi qu’une vitesse limitée à 18 milles à l’heure, assuraient du silence et garantissaient des cahots.

Une fois couchée, le galop sous les pins sombres, la lune froide, les forêts en feu, les lumières étincelantes et le vacarme de Truckee s’évanouirent comme s’évanouissent les songes, et, huit heures plus fard, une aurore rose et pure me laissait voir un pays plat et desséché, avec des buissons de sauge grise poussant dans un sol encroûté d’alcali et borné, de chaque côté, par des chaînes de montagnes basses et brillantes. Pendant toute la journée, nous avons voyagé sous un ciel sans nuages, traversé des plaines solitaires et lumineuses, et nous sommes arrêtés deux fois à des maisons de bois, également solitaires et brillantes, où, pour un dollar par tête, on avait un repas grossier et graisseux, infesté de mouches indolentes. Le soir, nous traversions le continent sur la ligne la plus courte ; je restai assise pendant une heure, sur la plate-forme de l’arrière du dernier wagon, pour jouir de la beauté merveilleuse du coucher du soleil et de l’atmosphère. Aussi loin que pouvaient se porter les regards dans l’air cristallin, rien que le désert. Les chaines aiguës de Humboldt flamboyaient au soleil ; leurs crevasses étaient pleines de neige et, bien qu’à une distance de 45 milles, elles semblaient n’être qu’à un temps de galop. La brillante voie de métal, rougissant comme tout le reste dans un froid lointain, était tout ce qui nous reliait à la civilisation de l’Est ou de l’Ouest.

Le matin suivant, lorsque, sans cérémonie, le steward nous chassa de nos lits peu après le lever du soleil, nous courions vers le grand lac Salé, borné par les chaînes blanches du Whasatch. Le long de ses rives, l’industrie mormonne a, au moyen d’irrigations, forcé le sol à rendre de belles récoltes de foin et d’orge. Nous dépassons quelques huttes d’où sortaient, même à cette heure matinale, des Mormons accompagnés chacun de deux ou trois femmes, se rendant à leur travail. Ces femmes étaient laides, et leurs vêtements bleus, sans forme, hideux. À la ville mormonne d’Ogden, nous avons changé de train et traversé de nouveau des plaines poudreuses, blanches et étincelantes, variées par de violents cours d’eau boueux et des vallées arides se rétrécissant de temps à autre pour former des canyons[1]. D’un commun accord, on tint les fenêtres fermées, afin d’éviter la fine poussière blanche alcaline, si irritante pour les narines. Le voyage devint plus en plus fastidieux, à mesure que nous gravissions rapidement des plaines immenses et des déserts de sable, qui n’étaient même pas bornés par des montagnes ; une butte, çà et là, rompait seule la monotonie. Les marques de roues sur le chemin de l’Utah étaient souvent parallèles à la voie du chemin de fer et des ossements de bœufs blanchissaient au soleil, restes de ceux dont les cadavres tombèrent au désert dans leur aride et long voyage. Les premiers rayons du soleil nous trouvèrent, aujourd’hui dimanche, frissonnant au fort Laramie, poste de frontière tristement situé à une hauteur de 7 000 pieds. — Mille pieds de plus, sur des terrains poudreux, nous ont amenés à « Sherman », le point le plus élevé qu’atteigne ce chemin de fer. À l’est de ce point, les eaux tombent dans l’Atlantique. On appelle « traverser les montagnes Rocheuses », l’ascension de ces plateaux qui paraissent de niveau, mais je n’ai rien vu de la chaîne, si ce n’est deux pics surbaissés à l’horizon lointain et semblables à des dents. Il faisait cruellement froid ; quelques personnes croyaient qu’il neigeait, mais je vis seulement rouler des nuages de brouillard. De jeunes garçons circulèrent à travers les wagons pendant toute la matinée, vendant des journaux, des romans, des cactus, du sucre d’orge, des pistaches et des ornements d’ivoire, si bien qu’ayant perdu toute notion des jours, je ne sus que c’était dimanche que lorsque le train s’arrêta à la porte de l’hôtel de ce vilain endroit.

Les plaines qui l’entourent sont infinies et sans verdure. L’herbe rare avait depuis longtemps été changée en foin par les intenses chaleurs de l’été. Ni arbres, ni plantes ; le ciel est gris, la terre jaunâtre, l’air orageux et tout le settlement est couvert de nuages d’une grosse poussière de granit qui balaye la prairie. On décrit Cheyenne comme un endroit « abandonné de Dieu, oublié de Dieu ». Que Dieu y soit oublié, cela est écrit sur la face de Cheyenne, qui doit son existence au chemin de fer ; sa population a diminué, mais c’est le dépôt d’une énorme quantité de choses nécessaires à la vie, distribuées dans les quelques districts établis dans un rayon de 300  milles, par des chariots tirés par quatre ou six chevaux, ou des mules, ou le double de bœufs. Il s’y trouve quelquefois plus de cent chariots ensemble avec deux fois autant de conducteurs. ― C’était, il y a peu de temps, un pandémonium achevé, habité principalement par des tapageurs et des bandits, écume d’une civilisation en marche ; les meurtres, les coups de couteau, les coups de fusil et les rixes au pistolet étaient, à cette époque, les événements de chaque instant dans ces repaires de buveurs. Mais dans l’Ouest, lorsque les choses arrivent au pire, on use d’un remède violent et sûr. Les settlers qui trouvent que la situation devient intolérable, s’organisent en comité de surveillance et le « Juge Lynch » paraît sur la scène, avec quelques mètres de corde. La majorité réunit les soutiens de l’ordre ; on envoie aux coupables des avertissements qui portent simplement la grossière esquisse d’un arbre avec un homme pendu, accompagnée de mots semblables à ceux-ci : « Décampez d’ici à six heures du matin, ou… » Une quantité des pires bandits sont jugés d’une façon encore plus sommaire que celle d’une cour martiale tambourinée, garnis d’un collier de chanvre et enterrés ignominieusement. On m’a raconté qu’ici on s’est débarrassé, de cette manière, de cent vingt brigands en une quinzaine. Cheyenne est maintenant aussi sûr qu’Hilo, et l’intervalle entre le dérèglement le plus extrême et le moment où paraît la loi des États-Unis, avec sa corruption et sa faiblesse, est d’un bon ordre et d’une sécurité relatifs. La piété n’est pas le fort de Cheyenne. Les routes y retentissent d’atroces blasphèmes, et le tapage des salles et des bar-rooms, s’il est réprimé, n’est pas anéanti.

La population, qui a été de 6 000 âmes, n’est plus que d’environ 4 000. Cheyenne est un vilain assemblage de maisons de bois et de cabanes[2] ; de monceaux de décombres et de carcasses de daims et d’antilopes, d’où s’exhalent les odeurs les plus épouvantables que j’aie senties depuis longtemps. Quelques-unes des maisons sont peintes d’un blanc qui nous aveugle ; les autres ne sont pas peintes ; il n’y a ni plantes, ni jardins ; rien de vert ! La ville s’éparpille confusément sur les plaines brunes infinies, à l’extrémité desquelles on voit les trois pics dentelés. Elle est absolument simple et sale, fourmille de gens à la lourde apparence de piliers de taverne et paraît être le séjour d’hommes bas et vils. Sous les fenêtres de l’hôtel, les wagons chargés changent constamment de voie, mais au delà des lignes du chemin de fer, il n’y a que les plaines brunes avec leurs perspectives solitaires. De temps à autre, on aperçoit un cavalier voyageant à l’amble ; tantôt une bande d’Indiens peints ornés de plumes, civilisés au point d’avoir des armes à feu, montés sur de misérables poneys et suivis de leurs squaws empaquetées à califourchon sur les poneys chargés de bagages. Puis un troupeau de bétail à la haute échine, aux longues cornes, qui, depuis plusieurs mois qu’il vient du Texas, pâture en poursuivant sa route, est escorté par quatre ou cinq hommes aux longs éperons, coiffés de chapeaux pointus et vêtus d’habits à capuchon bleu ; ils ont de grandes bottes, sont pesamment armés de revolvers, de fusils à répétition, et montent de petits chevaux nerveux ; un chariot, recouvert d’une bâche blanche et tiré par huit bœufs, porte probablement au Colorado un émigrant et sa fortune. Sur l’une des mornes étendues du settlement, six chariots, couverts aussi de leurs bâches blanches et traînés chacun par douze bœufs, poursuivent leur course vers un but éloigné. — Tout suggère un au delà.

9 septembre.

J’ai trouvé ici, au bureau de poste, grâce à l’amabilité de miss Kingsley, une lettre-circulaire de recommandation de l’ex-gouverneur Hunt ; une autre, également précieuse, « d’identité » et de recommandation, de M. Bowles, du « Spring-field republican », dont le nom est connu partout dans l’Ouest. Ainsi munie, je m’enfoncerai hardiment dans le Colorado. Les mauvaises odeurs me donnent des vertiges et des nausées. Un « aide » me dit que, depuis vingt jours, il y a eu cinquante-six morts causées par le choléra. Puisque la charité ordinaire fait défaut dans ce pays d’âpre avidité, je me demande si on peut l’acheter avec des dollars comme toute autre marchandise, y compris les votes ? Hier soir, j’ai fait la connaissance d’un sombre gentleman du Wisconsin, dans un état de consomption très-avancée, de sa femme qui est remplie de courage et de leur jeune baby. Comme dernière ressource, on lui avait ordonné les plaines, mais il allait beaucoup plus mal ! Ce matin, de bonne heure, il s’est traîné à ma porte, pouvant à peine parler tant il était faible et crachait le sang, pour me demander d’aller trouver sa femme qui, disait le docteur, était malade du choléra. L’enfant avait été souffrant toute la nuit, et, ni pour or ou pour argent, il ne pouvait trouver personne qui voulût faire quelque chose pour lui, pas même aller chercher les médicaments. La dame était bleue ; les crampes la faisaient cruellement souffrir. Le pauvre enfant, qui n’était pas sevré, hurlait pour avoir la nourriture * qui lui faisait défaut. J’essayai, en vain, de me procurer de l’eau chaude et de la moutarde pour faire des sinapismes, et, quoique j’aie offert à un nègre un dollar pour qu’il allât chercher les médicaments, il le regarda avec dédain, se mit à fredonner et dit qu’il était obligé d’attendre le train du Pacifique, qui ne devait pas arriver avant une heure. Ce fut aussi inutilement que je parcourus les rues de Cheyenne pour trouver un biberon. Pas un cœur maternel ne s’attendrit pour la mère sans secours et l’enfant affamé, et ma dernière ressource fut de tremper un morceau d’éponge dans un peu d’eau et de lait et d’essayer d’apaiser la pauvre petite créature. Après avoir appliqué des rigollots, je sortis pour me procurer des remèdes. L’hôte populaire (un célibataire) m’indiqua une jeune fille qui consentit, après de grandes difficultés, à se charger du baby et à soigner la mère moyennant deux dollars par jour. Je restai jusqu’à ce que cette dernière allât mieux, et je pris le train pour Greeley, settlement des plaines, qu’on m’avait recommandé comme point de départ pour les montagnes.

Fort Collins, 10 septembre.

J’ai éprouvé une sensation étrange en m’embarquant sur les plaines. Des plaines et des plaines encore ; des plaines généralement plates, mais se déroulant en longues ondulations comme les vagues d’une mer endormie. Elles ne présentent qu’une maigre végétation d’herbe, de tiges de fleurs desséchées, de yuccas et de petits cactus en forme de ruche. On pourrait galoper sur le tout.

Elles sont peuplées de grands villages de ce qu’on appelle les chiens de prairie, parce qu’ils poussent un aboiement court et aigu ; mais ces chiens sont, en réalité, des marmottes. Nous avons dépassé une quantité de ces villages, composés d’orifices élevés et circulaires, d’un diamètre d’environ dix-huit pouces avec des passages en pente d’une profondeur de cinq ou six pieds. Des centaines de ces terriers sont groupés presque au même endroit, et, sur chacun de leurs rebords, une petite bête à la fourrure rougeâtre se tient assise sur ses pattes de derrière et ressemble beaucoup à un jeune phoque, à l’exception de la tête. Ces animaux étaient en sentinelle et se chauffaient au soleil. Lorsque nous passions, chacun d’eux poussait un aboiement d’alarme, remuait la queue et, faisant un grotesque moulinet avec les pattes de derrière, plongeait dans son trou. L’aspect de centaines de ces bêtes, de dix-huit pouces de long, assises comme un chien qui mendie, les pattes en bas et toutes tournées vers le soleil, est tout ce qu’il y a de plus drôle. Le wish-ton-wish a peu d’ennemis et est très-prolifique. D’après son énorme accroissement, l’énergie qu’il met à creuser ses terriers et leur étendue, on peut s’imaginer que, dans quelques années, les prairies seront sérieusement atteintes, puisqu’il découpe en cellules le sol, qu’il rend très-peu sûr pour les chevaux. Les terriers semblent être ordinairement partagés par des hiboux, et beaucoup de gens soutiennent qu’ils sont aussi habités par des serpents à sonnettes ; mais j’espère, pour les joyeux et inoffensifs petits chiens de prairie, que ce fâcheux compagnon n’est qu’un mythe.

Après que le train eut couru pendant quelque temps sur une rampe inclinée, cinq chaînes de montagnes distinctes l’une au-dessus de l’autre, d’un bleu sombre sur un ciel sombre, émergèrent au-dessus de la mer des prairies. Un wagon de chemin de fer américain, chaud et rempli de Yankees chiquant et crachant, n’était pas un moyen idéal d’approcher de ces montagnes qui s’étaient, depuis longtemps, imprimées dans mon imagination. Cependant le spectacle était vraiment grandiose, bien qu’éloigné de soixante milles et que nous le contempliions d’une plate-forme d’une hauteur de 5 000 pieds. Tandis que j’écris, je n’en suis qu’à vingt-cinq milles, et peu à peu elles s’emparent de moi. Je les regarde et ne sens rien autre chose. À cinq heures de l’après-midi, des maisons et des champs verts commencèrent à paraître : le train s’arrêta, et deux de mes compagnons et moi descendîmes, portant nos bagages à travers une épaisse poussière jusqu’à une méchante taverne de l’Ouest, où, avec difficulté, on nous logea pour la nuit. On appelle ce settlement la colonie de tempérance de Greeley ; elle a été fondée dernièrement, par une classe industrieuse d’émigrants de l’Est, tous tempérants complets et d’opinions politiques avancées. Ils ont acheté et clôturé 50 000 acres de terre, construit un canal d’irrigation qui distribue l’eau à des conditions raisonnables, ont déjà une population de 3 000 âmes et forment la colonie naissante la plus prospère du Colorado, étant absolument débarrassés de paresseux et de criminels. Leurs champs si riches ne sont productifs qu’artificiellement ; et après avoir vu des régions où tout est donné par la nature, on est surpris que des gens s’établissent ici, où ils dépendent des canaux d’irrigation et courent les risques de voir leurs récoltes détruites par les sauterelles. Une clause des chartes de la colonie interdit l’entrée, la vente ou la consommation de liqueurs enivrantes, et j’entends raconter que les hommes de Greeley mènent leur croisade contre la boisson au delà de leurs frontières. Ils ont, dernièrement, saccagé trois maisons ouvertes pour vendre à boire non loin de chez eux, versant le whisky par terre, de façon qu’on n’eût plus envie de tenter la chance d’apporter des liqueurs près de Greeley ; cette influence tempérante s’étend sur un très-grand espace de pays. Les hommes n’ayant point de bar-rooms où aller, je remarquai que Greeley était endormi à l’heure où les autres endroits commencent leur tapage.

Ma première épreuve de voyage au Colorado a été plutôt sévère. À Greeley, j’avais d’abord une petite chambre en haut de la maison, mais je l’abandonnai à un ménage avec un enfant, et alors on m’en donna une pas plus grande qu’un cabinet, avec une cloison de toile. Elle était très-chaude, et il y avait partout une épaisseur de mouches noires. La maîtresse de l’hôtel, qui était Anglaise, venait de perdre son « aide » et était dans un grand embarras, si bien que je l’aidai à préparer le souper, où dominaient la graisse et les mouches noires. Vingt hommes en habits de travail prirent leurs repas et sortirent, « personne ne parlant à personne ». La maîtresse de l’hôtel me présenta à un colon de Vermont qui habite les Foot-Hills ; il fut très-aimable et se donna beaucoup de peine pour me trouver un cheval. Les chevaux abondent, mais ce sont de grands chevaux de trait américains ou de petites bêtes actives qu’on appelle broncos, d’un mot espagnol qui veut dire que l’on ne peut jamais les dompter. Presque tous ruent, et on les dit plus mauvais et plus traîtres que des mules. Il n’y a, à Greeley, qu’un seul cheval sûr pour une femme. J’essayai un poney indien au clair de lune, — et quel clair de lune ! — mais je lui trouvai les jambes faibles. — En fait de salon, il n’y avait que la cuisine ; aussi m’en allai-je promptement me coucher, mais je fus bien vite réveillée par des bêtes grouillantes qui me semblaient être par myriades. Je fis de la lumière et vis de telles multitudes de punaises, que je m’installai comme je pus sur des chaises de bois, où, mal à mon aise, je sommeillai jusqu’au lever du soleil. Les punaises sont un grand fléau du Colorado. Elles sortent de la terre, infestent les cloisons, et la plus grande propreté ne vous en débarrasse pas. Beaucoup de ménagères soigneuses démontent leurs lits toutes les semaines pour y mettre de l’acide carbonique.

La matinée était splendide et fraîche et les grandes chaînes des montagnes Rocheuses étaient magnifiques. J’essayai de nouveau le poney, mais je vis qu’il ne pourrait faire un long voyage, et comme ma connaissance de Vermont m’offrait une place dans son chariot, pour le fort Collins, qui me rapprochait de vingt-cinq milles des montagnes, je réunis quelques objets et partis. Nous avons quitté Greeley à dix heures et sommes arrivés au fort à quatre heures et demie, après nous être arrêtés une heure en route pour manger. J’ai aimé la première partie du voyage ; mais pendant la dernière, l’ardente et flamboyante chaleur du soleil sur la terre blanchâtre était terrible, même avec l’ombrelle blanche dont je ne m’étais point servie depuis que j’ai quitté la Nouvelle-Zélande ; j’en avais des étourdissements. Puis les yeux ne se reposent jamais sur rien de vert, si ce n’est dans les fonds de rivière où il y a de l’herbe. Nous avons suivi presque tout le temps le cours de la rivière Cache à la Poudre. Elle prend sa source dans les montagnes et, après avoir fourni à Greeley ses irrigations, tombe dans la Platte, l’un des affluents du Missouri. Une fois au delà des maisons éparses et des grands enclos des vigoureux colons de Greeley, nous étions dans l’immense prairie. De temps à autre quelques cavaliers nous dépassaient, et nous avons rencontré trois chariots à bâches blanches. On peut aller presque partout, excepté là où les chiens de prairie ont creusé le sol, et le passage des chariots sur la même voie fait une route. Nous avons traversé la rivière, dont le cours est marqué tout le long du chemin par une bordure de peupliers du Canada et de trembles, et les heures se sont succédé sans qu’il y eût rien à voir, si ce n’est quelques villes de chiens avec leurs drôles de petites sentinelles. Mais, devant nous, la rue était magnifique. Les Alpes vues des plaines de la Lombardie sont le plus beau panorama de montagnes que j’aie contemplé, mais n’égalent pas encore celui-ci ; car non-seulement cinq pics gigantesques, d’une hauteur presque égale à celle du mont Blanc, élèvent au-dessus des chaînes plus basses leurs sommets étincelants, mais encore l’étendue de ces montagnes est immense, et le tout baigne dans un milieu transparent d’un bleu admirable qui n’est pas de la brume, mais quelque chose de particulier au pays. Le manque de premier plan est un grand défaut artistique, et l’absence de verdure est mélancolique ; cela me fait songer tristement aux détails enchanteurs des îles Hawaï. Nous nous sommes arrêtés à une maison de bois où nous avons dîné avec du bœuf et des pommes de terre ; et ce qui m’amusa, c’est que les cinq hommes qui partagèrent notre repas s’excusèrent de n’avoir point d’habit, comme si, dans les plaines, un habit n’eût pas été une énormité.

C’est le jour des élections du territoire ; des hommes parcouraient la prairie au galop, allant inscrire leurs votes. Les trois qui étaient dans le chariot parlèrent politique tout le temps, et ouvertement et sans honte des prix attribués aux votes. Évidemment, il n’y a guère de politicien, d’un côté ou de l’autre, qui ne soit accusé d’une corruption honteuse. Nous avons vu un convoi de 5 000 têtes de bétail du Texas allant du sud de ce pays à Iowa ; depuis neuf mois il est en route. Il était sous la garde de vingt vacheros à cheval, pesamment armés, accompagnés d’un petit chariot rempli de fusils et de munitions qui peuvent être utiles, car les Indiens font partout des incursions. Ils sont enragés qu’on massacre inutilement, et avec insouciance, les buffles, qui sont leur principale ressource. Il y a dans les plaines des troupeaux de chevaux sauvages, de buffles, de daims, d’antilopes, et dans les montagnes, des ours, des loups, des daims, des lions, des bisons et des moutons. Dans chaque chariot on voit un fusil, les gens espérant toujours rencontrer du gibier.

Lorsque nous avons atteint le fort Collins, la chaleur du soleil m’avait rendue souffrante et donné des étourdissements ; aussi étais-je peu disposée à être satisfaite de cet endroit fort déplaisant. C’était autrefois un poste militaire, qui consiste maintenant en quelques maisons de bois édifiées récemment sur la plaine nue et brûlante. Les colons ont de « grandes espérances », mais qu’espèrent-ils ? Les montagnes ne semblent guère plus rapprochées qu’à Greeley ; on ne s’aperçoit de leur proximité que parce qu’on ne voit plus les pics les plus élevés. Il y a moins de punaises dans cette maison que dans celle de Greeley, mais elle est pleine de mouches. Ces nouvelles colonies sont absolument révoltantes ; uniquement utilitaires, vouées à parler dollars aussi bien qu’à les gagner. Les conversations sont grossières, la nourriture est grossière, tout est grossier ; il ne s’y trouve rien pour satisfaire des aspirations plus élevées, si elles existent ; rien sur quoi les yeux puissent se reposer avec plaisir. En outre de milliers de mouches noires, le plancher de l’auberge fourmille de sauterelles ; les premières couvrent le sol et s’élèvent en bourdonnant lorsqu’on marche.

  1. Ravins.
  2. La découverte de l’or dans les Black Hills lui a donné dernièrement une grande impulsion, et comme c’est le point de départ pour les placers, il augmente en population et en importance. — Juillet 1879.