Voyage d’une femme aux Montagnes Rocheuses/Lettre V

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LETTRE V


Jour sans date. — « Voyez vos mains. » — — Un puritain. — Abattement continu. — La mère — Le culte de famille. — Un triste dimanche. — Un Anglais à tête dure. — Visite du matin. — Une autre atmosphère. — Le grand pays solitaire. — Le camp. — Mauvais chemin pour les chevaux. — Les accidents. — Désappointement.


Canyon. — Septembre.


Ce manque de date vous peint ma situation. Ils ne reçoivent pas de journal, et je n’ai point de calendrier ; le père est absent pour toute la journée, aucun des siens ne peut me venir en aide, et ils méprisent mon désir de savoir où j’en suis. La monotonie de mon existence aura un terme demain, car Chalmers s’offre à me guider à travers les montagnes jusqu’à Estes-Park, et il a persuadé à sa femme « de venir s’amuser pour une fois », Après avoir témoigné beaucoup de répugnance, après bien des gémissements en songeant au temps qu’elle allait perdre, et malgré sa peur des dangers, elle a consenti à l’accompagner.

Ma vie est devenue moins ennuyeuse depuis que la leur m’intéresse davantage ; et comme je me suis « rendue agréable », nous sommes dans de bons termes d’amitié. Mon premier effort pour fraterniser avait été cependant arrêté net. Il y a quelques jours, ayant terminé mon propre travail, j’ai offert de laver les assiettes ; mais Mrs Chalmers, avec un regard qui en disait plus long que les paroles, un mouvement du nez et un accent ironique, me dit : « Vous ne pourriez pas travailler plus que vous ne faites : ces mains-là (mes mains étaient hâlées et abîmées) ne sont bonnes à rien. Je parie qu’elles n’ont jamais rien fait. » ― Puis, s’adressant à sa disgracieuse fille : « Cette femme voudrait laver la vaisselle ! Ha ! ha ! Regarde ses bras et ses mains ! » Voilà ce que, chez les Chalmers, j’ai entendu qui s’approchât le plus du rire, et jamais je ne les ai vus sourire. Depuis lors, j’ai gagné dans leur estime en improvisant une lampe hawaïenne, c’est-à-dire en plaçant une mèche dans de la graisse. Maintenant on condescend à veiller jusqu’à ce que paraissent les étoiles. J’ai fait une autre avance au moyen d’un couvre-pieds d’un modèle en forme de coquilles que je tricote pour vous ; on a manifesté une tendance à le trouver bien, et, il y a quelques jours, la jeune fille me l’a arraché des mains en disant : « J’en ai besoin ! » Selon toute apparence, elle l’a emporté au camp ; il résulte de ceci que j’ai une classe de tricot, et, pour élèves, Mrs Chalmers, sa fille mariée et une femme du camp. J’ai gagné, d’ailleurs, du terrain avec l’homme, parce que je suis capable d’attraper un cheval et de le seller. Mon distique favori me revient souvent à l’esprit :


« Gardez-vous des actes désespérés ; le jour le plus sombre
Ne dure que jusqu’au lendemain ; alors il est passé. »


Mais que cette existence avec laquelle je suis maintenant en contact est triste et étroite ! Les seuls mobiles élevés sont une religion mesquine et peu attrayante, que je crois cependant sincère, et un patriotisme intense, mais borné. Il y a neuf ans que Chalmers est venu de l’Illinois ; les médecins avaient déclaré qu’il était dans un état de consomption très-avancé et, au bout de deux ans, sa santé était devenue robuste. Ces Chalmers sont une famille bizarre ; j’en ai vu une autre semblable quelque part, — dans le fond des Highlands. Le chef est grand, décharné, hérissé et a perdu un œil. Sur une route d’Angleterre, on le prendrait pour un mendiant affamé et dangereux. Il est peu intelligent, fort opiniâtre et désire qu'on le croit instruit, ce qu’il n’est pas. Il appartient à la secte la plus rigoureuse des presbytériens réformés (les chanteurs de psaumes), dont il exagère toute la bigoterie et l’intolérance. Sa grande gloire est que ses ancêtres étaient des covenantaires écossais. Il se considère comme un théologien profond, et le soir, près des troncs de pins, il me fait des discours sur les mystères des desseins éternels et des décrets divins. Le Colorado et son avenir sont aussi le sujet perpétuel de nos entretiens. Il hait l’Angleterre d’une haine amère et personnelle. Il espère vivre assez pour voir la chute de la monarchie britannique et la désagrégation de l’empire. Il aime beaucoup à causer et me demande une foule de détails sur mes voyages ; mais si je parle favorablement du climat ou des ressources d’un autre pays, il prend cela pour une injure au Colorado. Il possède 160 acres de terrain, un droit de squatter et une force hydraulique inestimable. Il vend du bois de construction et conduit une scierie d’un genre très-primitif, dans laquelle je remarque qu’il ya toujours quelque chose qui ne va pas ; c’est le cas pour tout. S’il veut transporter du bois, on ne peut découvrir l’un ou l’autre des bœufs ; si le bois est en route, une roue ou une partie des harnais cède, et l’opération est arrêtée pour plusieurs jours. La hutte n’est guère qu’un abri ; mais on la laisse en ruine, parce qu’autrefois on avait creusé là les fondements d’une maison en charpente. On peut être certain que le cheval boitera parce qu’un clou manquera à son fer, ou qu’une selle ne pourra servir parce qu’une boucle est brisée. Le chariot et les harnais sont une merveille d’expédients provisoires : de pièces et d’attaches peu solides faites de bouts de corde. Ce dont on a besoin n’est jamais prêt ou complet. Cependant Chalmers est dur à l’ouvrage, frugal et sobre ; lui, son fils aîné et « un homme de peine » se lèvent de bonne heure, se rendent à leur tâche et travaillent jusqu’au soir, et s’ils se reposent avant une heure avancée, ils mangent en vérité « le pain de la vigilance ». Il n’est guère surprenant que neuf années, passées à user opiniâtrément de moyens aussi peu faits pour réussir, n’aient amené d’autre résultat que celui de se procurer les choses strictement nécessaires à la vie.

Je parlerai moins de Mrs Chalmers. Elle ressemble aux pauvres femmes anglaises que nous voyions dans notre enfance : maigre, propre, édentée, parlant comme plusieurs d’entre elles d’une voix faible et chagrine, qui semble exprimer un reproche personnel. Elle passe toutes ses journées coiffée d’un grand chapeau destiné à la préserver du soleil. Jamais elle n’est oisive, pas même pendant une minute ; elle est dure, sévère et méprise tout, excepté le travail. Je crois qu’elle souffre de la maladresse de son mari. Elle parle toujours de moi, en m’appelant « cette femme ». La famille se compose d’un fils déjà grand, jeune homme mélancolique et sans énergie, qui soupire peut-être après une vie plus large ; d’une fille de seize ans, créature aigre et repoussante qui a autant de manières qu’un porc, et de trois enfants plus jeunes qui n’ont rien de l’enfance. Ces Chalmers considèrent tout ce qui est politesse et douceur d’actions ou de paroles comme « œuvres de la chair », sinon du démon. Ils font tomber toutes vos affaires sans s’excuser ou les ramasser, et quand je les remercie pour quelque chose, ils ont l’air profondément étonné. Je crois qu’ils trouvent criminel que je ne travaille pas autant qu’eux. Je voudrais leur apprendre une voie meilleure. Partout, dans l’Ouest, cette âpre avidité et l’exclusive poursuite du gain, unies à l’indifférence pour tout ce qui n’aide pas à l’acquérir, absorbent la vie et l’amour de la famille. J’écris ceci à contre-cœur, mais après une complète expérience de près de deux ans dans les États-Unis. Ces gens ne me paraissent pas avoir d’habits du dimanche, et en ont bien peu d’autres. Comme la plupart de leurs affaires, la machine à coudre est hors de service. Il n’y a qu’un peigne pour toute la famille. Mrs Chalmers est propre, ses vêtements aussi ; la nourriture l’est également, quoique très-simple. Travailler, travailler et encore travailler, voilà toute leur vie. Ils n’ont aucune générosité, et parlent de chacun avec cet air de soupçon qui n’est pas rare dans le pays de leurs ancêtres. Ils ont deux misérables chevaux, une excellente jument bronco, une mule, quatre mauvaises vaches, quatre bœufs maigres à l’air affamé, des pourceaux de mœurs singulièrement actives et beaucoup de volailles. Les vieilles selles sont attachées avec de la ficelle ; l’un des côtés de la bride est une lanière usée, l’autre une corde. Les hommes portent des bottes, mais jamais deux de la même paire ; naturellement, elles ne sont pas cirées, et ils n’ont pas de bas. Dormir sous un toit leur semble très-efféminé, excepté pendant les mois les plus rigoureux de l’année. La fille mariée habite de l’autre côté de la rivière. Elle est absolument semblable à sa mère : âpre, froide, morale, dure au travail. Tous les matins après sept heures, dès que j’ai balayé la cabane, la famille vient faire la prière ; Chalmers chante un psaume d’une voix gémissante, dans toute l’acception du mot gémir, sur le plus triste des airs lamentables ; ils lisent un chapitre tour à tour, et lui prie. Si sa prière a quelque chose du ton des psaumes imprécatoires, il a pour lui une haute autorité, et s’il s’y trouve une teinte de l’action de grâces pharisaïque, il n’est guère surprenant qu’il soit reconnaissant de n’être point comme le reste des hommes, lorsqu’il contemple l’impiété générale de cette région.

Dimanche a été un jour épouvantable. La famille a littéralement observé le commandement et n’a pas travaillé. Le culte a eu lieu deux fois et a duré plus que d’habitude. Chalmers ne permet pas, chez lui, d’autres livres que des ouvrages de théologie et deux ou trois volumes d’ennuyeux voyages, de sorte que la mère et les enfants ont dormi presque toute la journée. L’homme a essayé de lire une édition usée du Quadruple État de Boston, mais le sommeil l’a vite gagné, et lui et les autres ne se sont réveillés que pour les repas. Vendredi et samedi ont été assez froids, avec des nuits glaciales ; mais, depuis ce dernier jour, le temps a changé, et depuis que j’ai quitté la Nouvelle-Zélande, je n’ai rien ressenti de pareil à la chaleur de dimanche, bien que le thermomètre ne fût qu’à 90°. On en était malade, on grillait, on fondait, c’était insupportable par la seule puissance des rayons du soleil. Cette journée a été terrible et semblait ne devoir jamais finir. La hutte, avec son toit de boue à l’ombre des arbres, donnait un peu d’abri ; mais la famille l’occupait, et je soupirais après la solitude. Je pris l’Imitation de Jésus-Christ et me mis à errer dans le canyon parmi les feuilles desséchées qui craquaient sous mes pas. J’avais une très-grande frayeur des serpents, et, m’étendant sur une table grossière que quelque émigrant de passage avait laissée là, je ne tardai pas à m’endormir. Quand je me réveillai, il n’était que midi. Le soleil avait un air méchant et brillait de l’éclat blanc du magnésium. Un grand serpent (tout à fait inoffensif), était suspendu au pin sous lequel je m’étais réfugiée et semblait au moment de tomber sur moi. J’étais couverte de mouches noires. Le bruit affairé des insectes remplissait l’air, et les serpents, les guêpes, les mouches et les sauterelles s’en donnaient à cœur joie sous la chaleur torride. Je me demandai si la philosophie sublime de « Thomas A Kempis »aurait résisté à une température pareille. Pendant toute la journée, il me semblait entendre comme une ironie, le rire clair des fleuves de Hilo, le bruit des gouttes d’eau des averses de Kona, et je croyais voir, comme dans un mirage, la verdure perpétuelle des Hawaï du vent. ― Je ne revins à la hutte que tard dans l’après-midi. Pendant la soirée, j’ai entendu, deux heures de suite, injurier mon pays et condamner, sans exception, tous les religionistes en dehors de la confrérie des chanteurs de psaumes. C’est agaçant et pénible ; cependant, je dirai de Chalmers ce que le docteur Holland dit d’un autre :

« Si je parviens jamais à cette demeure céleste,
Où j’espère humblement trouver un repos précieux,
Je suis sûr de rencontrer le vieux Daniel Gray,
Dans la grande compagnie des pardonnés. »

La nuit est venue sans fraîcheur ; mais lundi matin, au point du jour, le feu était agréable. Vous avez maintenant quelque idée du milieu où je me trouve. La vie de ces gens est morale, mais âpre et froide, écrasante. Il y a chez eux un manque du confortable et de l’élégance qu’on ne trouve que chez des gens de souche britannique. Un « étranger » remplit sa cabane de jolies choses. L’Hawaïen ou l’insulaire des mers du Sud sait rendre sa maison d’herbe charmante. Ajoutez à ce qui m’entoure un grand canyon infranchissable par le haut et par le bas, et des murailles de montagnes s’ouvrant à quelques milles plus loin, sur la vaste mer des prairies.

Un médecin anglais s’est établi sur une colline située à un demi-mille d’ici. On dit qu’il a des opinions avancées. Chalmers se moque de lui, parce que c’est « un Anglais à tête dure » ; qu’il est poli, courtois, etc. Ici, dire qu’un homme est « poli », c’est lui faire une insulte. On accuse aussi ce docteur d’avoir des idées subversives de toute moralité. Malgré cela, comme je pensai qu’il pouvait avoir une carte, je persuadai à MrsChalmers de l’aller voir avec moi. Elle en fit une visite de cérémonie ; elle portait cependant son inévitable chapeau, et sa robe était retroussée comme pour faire la lessive. C’est seulement lorsque j’atteignis la porte du docteur que je me rappelai que j’avais mon costume de cheval hawaïen, et que je portais encore les éperons avec lesquels j’avais essayé un cheval dans la matinée. La maison était située dans une vallée herbeuse, s’ouvrant à partir du terrible canyon à travers lequel la rivière avait frayé son cours. Les Foot-Hills, avec leurs terrasses de rochers d’un rouge magnifique, brillaient à la lueur du soleil couchant, et un ciel d’un vert pur s’étendait tendrement sur un doux paysage du soir. Habituée à la pauvreté et à la sécheresse des habitations des colons, je fus enchantée de voir que, cette fois-ci, la nlog-cabin habituelle n’était que l’étage inférieur d’une petite maison ressemblant d’une façon délicieuse à un chalet suisse. Elle était dans un potager fertilisé par un fossé d’irrigation, en dehors duquel se trouvaient une grange et une vacherie. Une jeune Suissesse ramenait les vaches ; près de la barrière, une Anglaise vêtue d’une robe d’indienne très-propre tenait un baby dans ses bras, tandis qu’un homme de belle mine, portant une garibaldienne rayée et des pantalons pareils relevés dans de grandes bottes, égrenait du maïs. Dès les premières paroles de Mrs Hughes, j’eus le sentiment qu’elle était une femme vraiment distinguée, et ses manières anglaises, gracieuses et élégantes, lorsqu’elle nous invita à pénétrer dans sa maison, me parurent délicieuses. L’entrée était basse, et on y arrivait par un porche de bois qu’un concombre sauvage ornait de ses festons et couvrait presque en entier. À l’intérieur, la pièce, quoique pauvre et simple, avait un air de « home » très-dissemblable d’une hutte de squatter. Un vieux pot était complètement caché par une gracieuse clématite qui se mélangeait aux masses grimpantes des plantes de Virginie ; des rideaux de mousseline blanche, et surtout deux rayons de livres admirablement choisis, donnaient un air presque élégant à cette chambre. Pourquoi dire : presque ? C’était une oasis. Il n’y avait guère que trois semaines que je n’étais plus en communion avec des gens bien élevés, et les premiers mots que prononcèrent mon hôte et mon hôtesse me donnèrent l’impression qu’il y avait une année. Mrs Chalmers resta pendant une heure et demie avec nous ; puis, lorsque nous fûmes lancés dans le courant d’une conversation sympathique, elle retourna à ses vaches. Les Hughes n’avaient pas rencontré de femme bien élevée depuis deux ans, et me pressèrent de les venir voir. Il faisait nuit lorsque je revins à la maison sur le cheval du docteur. Je n’y trouvai ni feu, ni lumière. Mrs Chalmers était rentrée en disant : « Ces Anglais parlent comme des sauvages, je n’ai pu comprendre un mot de ce qu’ils ont dit. » Je fis du feu, improvisai une lampe, et Chalmers entra pour parler de ma visite. Nous passâmes le reste de la soirée à nous préparer à traverser les montagnes. Chalmers assure qu’il connaît bien le chemin, et que demain nous coucherons au pied du pic de Long. Mr Chalmers se repent d’avoir consenti à venir ; elle évoque de lamentables visions. Que va devenir la famille privée de son chef ? Qu’adviendra-t-il des vaches et des poules ? Je pourrais lui dire que son fils aîné et le domestique ont comploté de fermer la scierie, de faire une expédition de chasse et de pêche ; que les vaches s’égareront, et que l’individu qu’on appelle respectueusement « Mr. Skunk » fera un carnage dans le poulailler.

Septembre. Région inconnue, montagnes Rocheuses

Ceci est vraiment bien loin. Il me semble que je suis plus éloignée de vous qu’en aucun autre endroit où je sois jamais allée, si ce n’est au sommet glacé du volcan de Mauna-Loa. L’homme a si peu profané cette région que, si l’on était forcé de vivre ici, dans la solitude, on pourrait, en toute vérité, dire des ours, des daims et des élans qui abondent : « Leur familiarité m’est insupportable ». C’est la terre du gros gibier. Tout à l’heure, un élan à la tête pesante, aux bois larges et fourchus, s’était arrêté pour me regarder, puis s’en est allé trottant tranquillement. Il était si près de moi que j’entendais l’herbe couverte de givre craquer sous ses pas. La nuit dernière, à quelques mètres de nous, des ours ont dépouillé des buissons de cerises. Dans ce moment, deux ravissants oiseaux bleus huppés becquètent à quelques pas. C’est la « grande contrée solitaire » qui, il y a peu de temps encore, était le pays de chasse des Indiens. Il n’est pas colonisé et ne le sera probablement pas, parce qu’il n’y a pas d’eau. Un chasseur a construit ici une log-cabin, qu’il occupe quelques semaines pour chasser l’élan. Mais on n’a pas encore levé le plan du pays, qui est inexploré dans sa plus grande partie. Il est sept heures du matin, le soleil n’est point encore assez chaud pour fondre le givre ; l’air est clair, brillant et froid ; le calme profond. Je n’entends rien, si ce n’est au loin, dans un canyon profond, le mugissement mystérieux d’une rivière que, cette nuit, pendant deux heures, nous avons essayé de découvrir. Les chevaux sont perdus, et si j’étais disposée à renvoyer à mes compagnons les termes qu’ils m’appliquent invariablement, j’écrirais avec une emphase amère : « cet homme » et « cette femme » sont partis à leur recherche.

Le paysage est splendide ; le sublime s’unit à la beauté, et, dans cet air élastique, je ne sens plus la fatigue. Ce n’est point un pays pour les touristes et les femmes ; seuls, quelques chasseurs d’élans et d’ours y viennent parfois, et sa fraîcheur non encore profanée me donne une vie nouvelle. Je ne puis par des mots vous donner une idée d’un paysage si différent de tout ce que vous et moi avons jamais vu. Imaginez une vallée élevée, herbeuse et fleurie, avec des clairières et des pelouses en pente ; le lit des torrents desséchés est bordé de cerisiers ; des pins se groupent artistiquement, et les flancs de la montagne sont recouverts de ces arbres qui se séparent en bordure, en descendant vers le « parc ». Les montagnes, trouant le bleu du ciel, se découpent en sommets d’un roc gris, abrupt ; un vallon d’herbe verte et luisante, sur laquelle des massifs nains de toxicodendrons écarlates font l’effet de parterres de géraniums, s’abaisse à l’ouest comme s’il conduisait à la rivière que nous cherchons. De profonds et vastes canyons s’étendent vers le couchant dans une lueur de pourpre. Des chaînes revêtues de pins, s’élevant vers le sommet desséché du Storm-Peak, courent aussi à l’ouest, et toute cette beauté, toute cette gloire, ne sont que le cadre d’où ressort (s’élevant au ciel dans une lueur perlée) le sommet à double cime, solitaire, effrayant, imposant, du pic de Long, le mont Blanc du Colorado du Nord.

C’est un spectacle auquel il ne manque rien. En dépit du docteur Johnson, ces « protubérances monstrueuses enflamment l’imagination et élèvent l’esprit ». Ce paysage satisfait mon âme. Maintenant les montagnes Rocheuses réalisent, dépassent même les rêves de mon enfance. C’est magnifique ; l’air qu’on respire vous donne la vie. J’aimerais à passer quelque temps dans ces hautes régions, mais je sais que l’expédition avortera, à cause de la sottise et de l’entêtement des Chalmers.

Il existe, à une hauteur de 7 500  pieds, un lieu très-romantique appelé Estes-Park ; on peut y arriver en descendant jusqu’aux plaines, puis alors en remontant le canyon de Saint-Vrain. Mais c’est à cinquante-cinq milles, et comme Chalmers était sûr de me faire traverser les montagnes à une distance de vingt milles environ, je suis partie hier dans l’après-midi, avec le ferme espoir de ne pas revenir. Pendant toute la journée de mardi, Mrs Chalmers avait été occupée à préparer ce qu’elle appelait « de la mangeaille » qui, avec une quantité de couvertures, devait être chargée sur une mule. Mais au moment du départ, je m’aperçus avec dégoût que Chalmers était sur ce qui aurait dû être la bête de somme, et qu’on avait placé sous ma selle deux épaisses couvertures de coton capitonnées, ce qui la rendait haute, large et inconfortable. Tout être humain aurait ri en voyant partir une expédition si grotesquement et si mal pourvue, J’avais un très-vieux cheval gris de fer, dont la lèvre inférieure pendait faiblement, laissant voir ses dents rares : il projetait ses jambes en avant, et du pus coulait de ses yeux presque aveugles. C’est de la bonté de l’avoir conduit à un pâturage abondant. Ma selle est une vieille selle de cavalerie de Mc. Lellan, à pointe de cuivre brisée ; un des côtés de la bride est une lanière de cuir pourri et l’autre un bout de corde. Les courtes-pointes de coton couvraient la rossinante de la crinière à la queue. Mrs Chalmers avait un vieux jupon d’indienne, une vieille robe courte, un tablier d’indienne aussi, et son grand chapeau, dont le bord lui tombait jusqu’à la taille ; elle était aussi propre et avait l’air aussi usé et soucieux que d’habitude. La fourche intérieure de sa selle était brisée ; à la fourche extérieure étaient suspendus une casserole et un paquet de hardes. L’unique sangle était sur le point de se rompre au moment où nous nous mettions en route.

Mon paquet et mon parapluie étaient placés derrière ma selle. Je portais mon costume hawaïen, un mouchoir attaché sur le visage, et j’avais plié et mis sur mon chapeau l’enveloppe qui fait de mon parapluie une ombrelle, car le soleil était très-ardent. La tournure la plus bizarre était celle du soi-disant guide. Avec son œil unique, sa taille maigre et efflanquée, ses habits déchirés, il avait beaucoup plus l’air d’un chaudronnier ambulant que de l’honnête et digne settler qu’il est en réalité. Il était assis plutôt que monté sur une mule maigre à laquelle on avait rasé tout le poil de la queue, à l’exception d’une touffe qui formait un gland à l’extrémité. Deux sacs de farine qui fuyaient, étaient attachés derrière la selle ; deux, couvertures et mon sac de toile étaient placés dessou : une cantine délabrée, une poêle et deux lassos étaient suspendus à la fourche. L’un des pieds de Chalmers était chaussé d’une grande botte usée dans laquelle était retroussé son pantalon ; l’autre, d’un vieux soulier, au travers duquel passaient les doigts.

Nous avons fait une ascension de quatre heures, dans un ravin qui, peu à peu, s’ouvrait sur ce « parc » splendide, mais nous avons marché pendant plusieurs milles sans que la vue s’offrit à nos yeux. De même que pour les distances astronomiques, il est difficile de concevoir l’immensité de cette chaîne de montagnes. Je suppose qu’à cet endroit elle n’a pas moins de deux cent cinquante milles d’étendue, et, avec à peine une solution continuité, elle s’étend presque du cercle arctique au détroit de Magellan. À partir de la cime du pic de Long, on aperçoit, dans un espace peu étendu, vingt-deux sommets ayant chacun 12,000 pieds de haut, et l’on voit serpenter distinctement, à travers ce désert de montagnes, la Snowy Range, épine dorsale ou séparation du continent, d’où les eaux se dirigent vers l’un ou l’autre des Océans. Depuis la première cime que nous avons traversée après avoir quitté Canyon, nous avons eu une vue singulière de montagnes au-dessus de montagnes coupées de canyons profonds, avec de nombreuses vallées elliptiques richement herbeuses. Aussi loin que se portent les regards, une herbe fine, prête pour la faux, mais qui ne nourrit que les animaux sauvages, ondule sur les pentes des collines. Tous ces sommets ont boisés de pitch pines, et là où ils descendent sur les pentes verdoyantes, les arbres ont l’air d’avoir été disposés par un jardinier paysagiste. Au loin, par l’ouverture d’un canyon, nous apercevions la prairie simulant l’Océan ; plus loin encore et dans une autre direction, les contours brillants de la Snowy Range. Cependant, jusqu’à ce que nous ayons atteint cet endroit-ci, le spectacle était monotone, quoique en somme grandiose : d’un gris vert ou gris chamois, avec des éclats de rocs aux couleurs brillantes, et varié seulement par le vert noir de pins qui ne sont pas majestueux comme ceux en pyramide de la sierra Nevada, mais ressemblent au sapin d’Écosse. À quelques milles de nous se trouve North-Park, grande étendue de terre que l′on dit riche en or, mais ceux qui y sont allés en sont rarement revenus, la région étant habitée par des tribus indiennes en hostilité perpétuelle avec les blancs, et les unes avec les autres.

À cette grande hauteur, nous arrivâmes à un grossier campement fait de troncs d’arbres, très-artistement situé, occupé pendant l’hiver par un chasseur d’élans, mais actuellement désert. Sans aucun scrupule, Chalmers a enlevé le cadenas. Nous avons allumé du feu, fait le thé, frit du lard, puis, après un bon repas, nous sommes remontés à cheval et partis pour Estes-Park. Pendant quatre mortelles heures, nous cherchons notre route çà et là, le long de toute échancrure de sol que nous pourrions supposer descendre vers la rivière la « Grande Thompson ». Nous savions qu’il fallait la passer à gué. Cette recherche devenait de plus en plus fatigante ; le pic de Long se dressait toujours devant nous, montrant le chemin dans une gloire de pourpre, et, toujours à ses pieds, un creux rempli d’une atmosphère d’un bleu profond, où je savais que devait être Estes-Park. Entre nous et lui les milles d’inaccessibilité ne diminuaient pas. Chalmers, qui était parti confiant, présomptueux, bruyant, se troublait de plus en plus, tandis que la voix grêle de sa femme était plus irritée. Mon cheval trébuchait à chaque instant ; son pas devenait encore plus incertain, et moi plus déterminée (je le suis encore maintenant) à atteindre, d’une façon ou d’une autre, le creux d’Azur et même à m’arrêter sur le pic de Long, là où brillait la neige. Les choses prenaient une tournure sérieuse. L’incompétence de Chalmers était la source de réels dangers, lorsque, après être parti en exploration, il revint plus présomptueux que jamais, disant qu’il savait que tout irait bien. Il avait trouvé un chemin ; nous pourrions traverser la rivière dans l’obscurité et camper pendant la nuit. Il nous conduisit donc dans un ravin sauvage, profond et escarpé, où il nous fallut descendre de cheval, car partout des arbres gisant à terre le traversaient, et il n’y avait presque pas de point d’appui sur les grandes plaques des rochers en pente. — Il y avait cependant un sentier assez bien tracé, et près du sol les branches et les broussailles étaient rompues. Ah ! c’était un lieu sauvage. Mon cheval s’abattit le premier, roula deux fois, cassant une partie de la selle, et en me heurtant il me fit tomber sur un rocher en pente. Puis, le cheval de Mrs Chalmers et la mule roulèrent l’un sur l’autre, et, en se relevant, se mordirent avec férocité. Le ravin devenait un abîme sauvage, lit desséché de quelque horrible torrent. De grandes murailles le surplombaient. Il était jonché d’énormes quartiers de rocs et de grands arbres abattus ; des aiguilles de cèdre et des cactus blessaient nos pieds. Puis s’ouvrait un immense précipice ! Ce sentier avait été tracé par des ours à la recherche de cerises sauvages qui abondent.

La nuit venait. Il nous fallait gravir, au prix de violents efforts, le gouffre terrible où nous étions descendus si imprudemment. Les chevaux tombèrent plusieurs fois. Je pouvais à peine faire avancer le mien, quoique l’aidant de mon mieux : je m’étais blessée et étais toute contusionnée, égratignée, déchirée. Une épine de cactus m’était entrée dans le pied et quelque chose me blessait la nuque. La pauvre Mrs Chalmers avait beaucoup souffert, et je la plaignais, car elle ne retirait pas de ces aventures l’amusement que j’y trouvais. Cette escalade a été terrible. Une fois hors du gouffre, Chalmers était si troublé qu’il prit une mauvaise direction, et ce n’est qu’après avoir erré pendant une heure, que mes assertions opiniâtres, agissant sur son faible cerveau, le ramenèrent dans le bon chemin. J’avais envie de me fâcher contre ce hâbleur incapable, qui s’était vanté de nous conduire à Estes-Park les yeux fermés. Mais aussi, J’étais peinée pour lui, de sorte que je me suis tue, quoique étant obligée de marcher en faisant tous ces méandres pour ménager mon cheval fatigué. Enfin, lorsqu’à la nuit nous sommes arrivés à l’entrée du campement, il tombait des averses de neige accompagnées de violentes rafales, et un abri, quelque froid et sombre qu’il fût, était désirable. Nous avons fait du feu, mais n’avons pas mangé. Je m’étendis sur un peu d’herbes sèches, ma selle renversée en guise d’oreiller, et je m’endormis profondément jusqu’au moment où le froid d’une gelée intense et la souffrance de mes nombreuses blessures et contusions me réveillèrent. Chalmers avait promis que nous repartirions à six heures, de sorte que je le réveillai à cinq, et je suis seule ici à huit heures et demie. Je lui avais dit plusieurs fois, qu’à moins qu’il ne mit des entraves aux chevaux ou ne les attachât, nous les perdrions. Il m’avait répondu que tout irait bien. Le fait est qu’il n’avait pas de piquets. Dans ce moment, les bêtes trottent joyeusement vers la maison, et, il y a une heure, je les ai aperçues à deux milles au loin, avec Chalmers à leur suite ; sa femme, qui est avec. lui, était exaspérée. C’est, disait-elle, le plus ignorant et le plus insouciant des propres à rien. Là-dessus, j’ai insisté sur ce qu’il avait l’intention de bien faire. Il y a ici une sorte de puits, mais notre thé d’hier, et les chevaux qui s’y sont abreuvés, l’ont mis à sec. Depuis la veille nous n’avons rien bu, car la cantine, qui n’avait pas de bouchon, a perdu tout son contenu quand la mule est tombée. J’ai fait un feu énorme, mais la soif et l’impatience sont dures à supporter, et les infortunes qu’on aurait pu éviter sont toujours pénibles. J’ai découvert un estomac d’ours qui contenait une pinte de noyaux de cerises et j’ai passé une heure à en prendre les amandes. Voilà qu’à neuf heures passées j’aperçois le coupable et sa femme qui reviennent avec les bêtes.

Lower Canyon, 21 septembre.

Nous n’avons pas atteint Estes-Park. Il n′y a pas de route, et des chevaux n’y sont jamais allés. Après avoir quitté le camp, nous avons passé quatre heures à chercher le chemin. Chalmers essayait de nouveau tous les ravins, et ses affirmations faiblissaient un peu après chaque échec ; parfois, il allait à l’est, alors que nous aurions dû aller à l’ouest, et nous étions toujours arrêtés par un précipice ou quelque autre obstacle. À la fin, il partit seul et revint, en se réjouissant, dire qu’il avait trouvé la piste. Bientôt, en effet, nous suivions une vieille trace, faite évidemment par des chasseurs qui y avaient traîné des bêtes mortes. En vain lui montrai-je que nous allions au nord-est au lieu d’aller au sud-ouest, et montions au lieu de descendre. Il répondait toujours que c’était ce qu’il fallait et que nous trouverions bientôt la rivière. Pendant deux heures, nous sommes montés lentement à travers un fouillis de trembles. Le froid augmentait toujours ; la piste, qui devenait plus faible, disparut, et une ouverture nous laissa voir, pas très-loin de nous ni beaucoup au-dessus, le sommet du Storm-Peak, qui a cependant 11 000  pieds de haut. Je ne pus m’empêcher de rire. Chalmers avait délibérément tourné le dos à Estes-Park. Il avoua alors qu’il était égaré, et qu’il ne pouvait trouver le chemin pour revenir chez lui. Sa femme s’assit par terre et se mit à pleurer amèrement. Nous avons mangé du pain sec, et je leur dis que j’avais une grande expérience des voyages et que j’allais prendre la direction de la bande, ce qui fut accepté. Alors commença la grande descente. Mrs Chalmers fut bien vite jetée à bas de son cheval, et la peur et la mortification lui firent répandre des larmes. Peu après, la sangle de la mule se rompit, et comme elle n’avait pas de croupière, la selle avec tout le reste passa par-dessus la tête de Chalmers, et la farine se dispersa sur le sol. Puis, ce fut le tour de la sangle du cheval de sa femme, et la malheureuse fut projetée par-dessus sa bête. Il se mit alors à aider maladroitement, en injuriant l’Angleterre pendant tout ce temps, tandis que j’assujettissais la selle et dirigeais la bande vers une issue du parc. Là, nous fîmes du feu, et notre repas se composa de pain et de lard. Nous avons ensuite passé deux heures à chercher de l’eau, et n’avons trouvé qu’un trou boueux, foulé et souillé par des centaines de pieds d’élans, de daims, d’ours, de chats et d’autres bêtes : il ne contenait que quelques gallons d’une eau aussi épaisse que de la purée de pois, avec laquelle nous avons abreuvé les chevaux et fait du thé très-fort.

Le soleil se couchait dans toute sa gloire, au moment où nous nous mettions en route pour la course de quatre heures qui nous ramenait à la maison. Il gelait très-fort, le froid faisait péniblement souffrir nos membres contusionnés et écorchés. J’étais peinée pour Mr Chalmers qui était tombée plusieurs fois et supportait ses maux avec patience. Elle avait, dans une bonne intention, dit à plusieurs reprises à son mari : « Je suis vraiment fâchée pour cette femme de tout ce qui arrive. » J’étais si fatiguée des faux pas de mon cheval aussi bien qu’engourdie par le froid, que je marchai pendant les deux dernières heures. Chalmers, comme pour faire diversion à son échec, s’adonna à une conversation incessante et bruyante, disant du mal de tous les religionistes et invectivant l’Angleterre de la manière américaine la plus grossière. Après tout, ces gens n’ont cependant point été méchants, et, quoiqu’il ait échoué si grotesquement, l’homme a fait de son mieux. — Le feu de troncs d’arbres brûlait joyeusement dans la hutte ; je l’entretins pendant toute la nuit, regardant les étoiles à travers les trous du toit et songeant au pic de Long dans sa solitude splendide. Advienne que pourra, j’arriverai à Estes-Park, — j’y suis résolue.