Voyage d’une femme aux Montagnes Rocheuses/Lettre VII

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LETTRE VII


« Personnalité » du pic de Long. — Mountain Jim. — Le lac des nénufars. — Une forêt silencieuse. — Le campement. — « Ring. » — Un boudoir. — L’aurore et le lever du soleil. — Une vue splendide. — Les chaînes de diamants. — L’ascension du pic. — Le « Coup du Chien ». — Les souffrances de la soif — La descente. — Le bivouac.


Estes-Park, Colorado, octobre.

Ce récit de l’ascension du pic de Long n’ayant pu être écrit au moment même, j’ai d’autant moins envie de le faire maintenant, qu’aucune description, dans la limite de mes moyens, ne pourra faire sentir aux autres le sublime admirable, la solitude majestueuse, la fascination et la terreur inénarrables des scènes au milieu desquelles j’ai passé lundi, mardi et mercredi. Le pic de Long (14, 700  pieds) bloque une des extrémités d’Estes-Park et rapetisse toutes les montagnes… environnantes. Formées par les neiges, la brillante Saint-Vrain, la grande et la petite Thompson y prennent leur source de ce côté. Aux rayons du soleil ou aux clartés de la lune, son sommet gris et déchiré arrête infailliblement les regards, en dépit des daims et des élans, des skunks et des ours gris. De lui viennent toutes les tempêtes, et les éclairs qui jouent autour de sa tête lui font une auréole. C’est l’une des plus belles montagnes, et, pour l’imagination, elle devient plus qu’une montagne, elle prend une personnalité. On en vient à se figurer qu’elle engendre et enchaîne les vents impétueux dans ses cavernes et ses abîmes, pour les déchaîner dans sa furie. Le tonnerre devient sa voix et les éclairs lui rendent hommage. Les autres sommets rougissent sous le baiser matinal du soleil, et pâlissent un instant après ; mais lui reçoit les premiers rayons et les retient autour de sa tête, jusqu’à ce qu’il lui plaise de passer d’un rouge rose à un bleu profond, et, comme sous l’influence d’un charme, le soleil à son coucher erre en dernier lieu sur sa crête. Les vents légers, qui, ici, agitent à peine les aiguilles des pins, font rage là-haut autour de sa cime immobile. Il porte la marque du feu, et, bien qu’arrivé à un repos effrayant, il parle encore de soulèvements avec autant de vérité, quoique avec moins d’éloquence, que les volcans en activité d’Hawaï. On apprend à son ombre qu’il est dans l’ordre d’adorer, et le sentiment propitiatoire des forces de la nature pénètre les esprits que n’éclaire point une lumière supérieure.

L’ascension du pic de Long, le Matterhorn américain, a été faite pour la première fois, il y a cinq ans. Je pensais que j’aimerais à la tenter, mais jusqu’à Lundi, jour où Evans partait pour Denver, le projet était tombé dans l’eau. La saison était trop avancée, les vents seraient trop forts, etc. Mais au moment où il s’en allait, Evans dit que le temps paraissait plus sûr, et que si je ne dépassais pas la limite boisée, cela valait la peine de tenter l’aventure. Peu après son départ, Mountain Jim entra et s’offrit comme guide ; moi et les deux jeunes gens qui m’avaient accompagnée depuis Longmount, avons accepté sa proposition. Mrs Edwards se mit tout de suite à faire du pain pour trois jours ; on découpa des tranches sur le bœuf si commodément suspendu, et l’on y ajouta du thé, du sucre et du beurre. Notre pique-nique ne devait pas être luxueux car afin d’éviter la dépense d’une mule de somme, nous… avions limité nos bagages à ce que la selle de nos chevaux pouvait porter. Derrière la mienne, j’avais trois paires de couvertures de campement et un couvre-pied qui m’arrivaient aux épaules. Mes bottines étaient si usées qu’il m’était pénible de marcher, même dans le parc et Evans m’avait prêté une paire de bottes de chasse qui pendaient à ma selle. Les chevaux des deux jeunes gens étaient également chargés, car il fallait nous attendre à supporter de grands froids. Jim avait un tenue choquante. Il portait une vieille paire de grandes bottes dans lesquelles était retroussé un pantalon peau de daim, attaché par une écharpe usée ; une chemise de cuir et, par-dessus, trois ou quatre gilets en loques non boutonnés ; un feutre râpé à grands bord : d’où s’échappaient des boucles fauves et mal peignées Avec son seul œil, un long et unique éperon, un couteau à la ceinture, un revolver dans la poche de son gilet, avec sa selle recouverte d’une peau de castor d’où pendaient les pattes, ses couvertures derrière lui, son fusil en travers de la selle, sa hache, sa cantine et d’autres objets suspendus à la fourche, il avait l’air du plus épouvantable bandit. Par contraste, il montait une petite jument arabe d’une beauté exquise ; légère, pleine d’audace, douce, mais pas assez forte pour lui, et il l’irritait incessamment pour en faire parade.

Bien que tous nos chevaux fussent pesamment chargés, Jim partit cependant au petit galop, et après avoir parcouru un demi-mille, arrêta court sa jument près de moi, avec une aisance qui me fit bien vite oublier son extérieur, commença une conversation qui dura plus de trois heures en dépit d’obstacles nombreux ; il fallait traverser des rivières, marcher sur une seule file, entreprendre des ascensions et des descentes abruptes, puis tous les autres incidents d’un voyage dans les montagnes. Cette excursion n’était qu’une série de surprises et de splendeurs ; de parcs, de clairières, de rivières et de lacs, de montagnes sur montagnes se dressant à travers les pinacles déchirés du pic de Long qui, lorsque nous traversions un sommet de 11 000 pieds qui en fait partie, paraissait plus effrayant et plus grand encore. À chaque instant le soleil ajoutait des beautés nouvelles. Les pins sombres se détachaient sur un ciel citron ; les pics gris rougissaient et prenaient un aspect éthéré ; les gorges étaient d’un bleu profond et infini. Les flots d’une lumière dorée se répandaient sur les canyons d’une profondeur immense ; l’atmosphère était d’une pureté absolue ; un premier plan de peupliers du Canada et de trembles flamboyait de rouge et d’or, rendant encore plus intense le bleu des pins. Les rivières bordées de glaçons murmuraient doucement, et l’on entendait le bruit étrange du vent passant à travers les pins. Toutes ces perspectives, tous ces sons n’étaient plus ceux des pays d’en bas, mais des hauteurs solitaires et glacées, repaires des bêtes. En quittant l’herbe sèche et jaunâtre d’Estes-Park, nous avons pris un sentier le long d’une gorge où s’accrochaient des pins, gravi une colline escarpée revêtue de sapins, et sommes descendus jusqu’à une petite vallée où abondait une herbe superbe et qu’entourent de grandes montagnes, dont le vallon le plus profond contient un lac couvert de nénufars, qui porte le nom de ces fleurs. Quelle beauté magique dans son repos silencieux, alors que les pins sombres se miraient immobiles dans son or pâle et que les grandes coupes blanches des nénufars et leurs feuilles d’un vert foncé reposaient sur son eau couleur d’améthyste !

À partir de là, nous sommes montés dans la teinte pourprée des grandes forêts de pins qui couvrent les flancs des montagnes jusqu’à une hauteur d’environ 11 000 pieds. De leurs profondeurs solitaires et glacées, nous apercevions de temps à autre l’atmosphère dorée et la lueur rose des sommets, non du « pays très-lointain », mais du pays rapproché maintenant, dans toute sa grandeur. Nous apercevions aussi, à travers la perspective brisée des gorges de pourpre, les plaines sans limites, idéalisées par les derniers rayons du couchant, qui donnaient à leur étendue sombre et calcinée l’apparence d’une mer roulant à l’infini, au coucher du soleil, ses vagues d’or vaporeux.

Plus haut encore, nous gravissons dans l’obscurité un sentier escarpé tracé à travers la forêt. Je concentrais toutes mes facultés pour ne point être arrachée de dessus mon cheval par les branches recourbées, ou pour empêcher les couvertures d’être déchirées, comme l’étaient celles de mes Compagnons, par les bois morts et pointus entre lesquels il était difficile de passer, Les chevaux étaient hors d’haleine et voulaient constamment s’arrêter, bien que leurs cavaliers, moi excepté, eussent mis pied à terre. L’obscurité de la vieille forêt, épaisse et silencieuse, m’inspirait de la terreur. Ce soir-là, on n’entendait aucun bruit, si ce n’est le craquement des branches agitées par un vent léger, le bois mort qui se brisait et le murmure des pins semblable à celui d’une chute d’eau rapprochée. Tout se réunissait pour produire une impression mystérieuse et une tristesse voisine de la douleur. La hache du bûcheron n’a jamais résonné ici. Les arbres meurent lorsqu’ils ont atteint leur croissance et restent là, dépouillés, jusqu’à ce que les renversent les vents impétueux de la montagne. À mesure que nous montions, les pins devenaient plus petits, plus rares, et les derniers avaient un aspect torturé. Nous avions passé la ligne boisée, et cependant, un peu plus haut, une pente d’herbe de montagne s’inclinait au sud-ouest, vers une rivière brillante coulant sous la neige et les glaçons. Là, un bouquet de beaux sapins argentés indiquait la place où nous allions camper. C’étaient des miniatures d’arbres, mais posés d’une façon si délicieuse, qu’on pouvait bien se demander quel artiste les avait plantés, les éparpillant à un endroit, les groupant à un autre, en élevant vers le ciel leurs aiguilles légères. Plus tard, lorsque j’évoquerai des souvenirs de splendeur, surgira la vue de ce campement.

Les gorges s’ouvraient à l’est, vers les plaines lointaines qui devenaient d’un pourpre pâle, Les montagnes aux flancs de pins s’élevaient par chaînes ou solitaires et dressaient leurs sommets gris, tandis que tout près, en arrière, mais à 3 000 pieds au-dessus de nous, planait le sommet blanc et dénudé du pic de Long, dont les précipices immenses étaient rougis par la lueur d’un soleil qui, depuis longtemps, avait disparu à nos yeux. Près de nous, dans les flancs caverneux du pic, une neige qui, à cette hauteur, est éternelle. Les dernières lueurs du crépuscule se montrèrent bientôt ; avant qu’elles eussent disparu, un grand quartier de lune suspendu dans les cieux brillait à travers le feuillage bleu argenté des pins, sur l’arrière-plan glacial des neiges. C’était un paysage féerique.

Après avoir dessellé les chevaux et les avoir attachés à l’abri, fait des lits de jeunes branches de pin, traîné des troncs d’arbres pour notre combustible, nous étions tous réchauffés. Jim fit un grand feu, et nous ne tardâmes pas à nous asseoir tous autour, pour souper. Il importait peu de boire notre thé dans les pots cassé employés à le faire et de manger nos morceaux de bœuf tout enfumés, sans assiettes et sans fourchettes

On m’avait dit : « Traitez Jim en gentleman, et vous le trouverez tel ! » Or, quoique ses manières fussent plus hardies et plus libres que celles des gentlemen en général, on n’aurait pu y trouver rien à redire. Il était très-agréable, aussi bien comme homme instruit que comme enfant de la nature. Le desperado avait entièrement disparu. Il était très-courtois et même bon pour moi, ce qui était heureux, car les jeunes gens n’avaient pas même l’idée de me témoigner la politesse la plus ordinaire. Cette nuit-là, je fis la connaissance de son chien Ring, qu’on dit être le meilleur chien de chasse du Colorado. Il a le corps et Les pattes d’un chien de berger, mais la tête approche de celle du mâtin ; tête noble avec une expression de sérieux humain et les yeux les plus fidèles que j’aie vus chez un animal. Si Jim aime quelque chose, c’est son chien ; mais il le maltraite dans ses accès de sauvagerie. Le dévouement de Ring ne fléchit jamais, et il détourne rarement les yeux du visage de son maître. Son intelligence est presque humaine, et, à moins d’ordre contraire, il ne fait attention qu’à Jim. Comme s’il eût parlé à une personne, son maître lui dit, en me désignant : « Ring, allez trouver cette dame et ne la quittez pas cette nuit. » Ring est venu immédiatement, m’a regardée, a posé sa tête sur mes épaules, puis s’est couché près de moi, les yeux toujours fixés sur le visage de Jim.

Les longues ombres des pins s’étendaient sur l’herbe gelée ; une aurore incertaine apparaissait, et le clair de lune, quoique extrêmement brillant, pâlissait près des flammes rouges jaillissant de nos troncs de pins dont la lueur rougissait tous les objets, nous-mêmes et la face fidèle de Ring. L’un des deux jeunes gens chanta une chanson d’étudiant latin et deux mélodies nègres ; l’autre, Doux esprit, écoute ma prière. Jim, d’une voix singulière, l’une des mélodies de Moore ; puis ils chantèrent tous ensemble, l’Étendard étoilé et le Rouge, le Blanc, le Bleu ; enfin, Jim récita un très-bon poëme de sa composition et nous raconta d’effrayantes histoires indiennes. Un bouquet de petits sapins argentés, loin du feu, fut le lieu où j’allai dormir. L’artiste qui avait passé là avait enlacé leurs branches inférieures de manière à former un berceau qui offrait à la fois un abri contre le vent et une retraite très-agréable. Il était jonché d’une couche épaisse de branches de jeunes pins, qui devint un lit luxueux, après y avoir étendu une couverture et placé ma selle renversée en guise d’oreiller. À neuf heures du soir, le mercure était à 12° au-dessous du point de congélation. Après avoir donné un dernier regard aux chevaux, Jim fit un feu immense, auprès duquel il s’étendit, mais Ring se coucha près de moi pour me tenir chaud. Je ne pus dormir, mais la nuit passa rapidement, L’ascension m’inquiétait, car un vent menaçant passait par intervalles à travers les pins. Puis les bêtes sauvages hurlaient, et cela agitait Ring. C’était étrange aussi de voir le célèbre desperado, l’homme aux mains rouges de sang, dormir du sommeil de l’innocence. Et par-dessus tout, n’était-ce pas excitant d’être étendue sur une montagne de 11,000 pieds, au cœur même des montagnes Rocheuses, sans autre abri qu’un berceau de pins et avec un froid de 12° ; d’entendre hurler les loups, de contempler les étoiles à travers un dais odorant, d’avoir pour colonnes de lit des pins aigus, et pour lampe de nuit la flamme rouge d’un feu de camp ?

Un jour pur et couleur de citron parut longtemps avant le lever du soleil. Mes compagnons étaient allés soigner les chevaux, quand l’un d’eux revint en courant, me dire qu’il fallait descendre un peu sur la pente, car Jim déclarait qu’il n’avait jamais vu pareil lever de soleil. Du pic gris et glacé au-dessus de nos têtes, de la station des neiges éternelles et des pins argentés, jusqu’aux chaînes de montagnes aux profondeurs d’une pourpre de Tyr, nous regardions les plaines froides, se déroulant dans un bleu gris, semblables à la mer le matin, sous un horizon lointain. Soudain, pareil d’abord à une raie éblouissante qui grossit rapidement pour former une étincelante sphère, le soleil s’est avancé au-dessus de la ligne grise, gloire et lumière comme lorsqu’il fut créé. Involontairement, Jim ôta respectueusement son chapeau et s’écria : « Je crois qu’il y à un Dieu. » Il me sembla que j’aurais dû adorer comme adorent les Parsis. Le gris des plaines devint pourpre ; le ciel avait un éclat rouge rosé sur lequel reposaient des bandes vermillon. Les pics effrayants brillaient comme des rubis, la terre et les cieux semblaient être nouvellement créés. Assurément, « le Très-Haut n’habite pas les temples faits de la main des hommes ». Pendant une heure entière, les plaines semblaient être l’Océan et au delà des espaces illimités de pourpre, où se révélaient des falaises, des rochers et des promontoires. À sept heures, nous avions fini de déjeuner et montions vers des solitudes plus effrayantes ; moi toujours à cheval, jusqu’à l’endroit que, à tort ou à raison, on appelle les « lits de lave », étendue de grands et petits galets aux crevasses remplies de neige. Il faisait très-froid. Nous traversîmes une eau assez gelée pour supporter le poids du cheval. Jim m’avait conseillé de ne pas prendre de pardessus, et mon mince costume de cheval, bon seulement pour les Tropiques, était traversé par l’air vif. L’atmosphère raréfiée commença bientôt à gêner la respiration, et je m′aperçus que les bottes d’Evans étaient si grandes que je n’avais pas de point d’appui. Heureusement, avant qu’eût commencé la difficulté réelle de l’ascension, nous avons trouvé sous un rocher une paire de petits souliers de caoutchouc, oubliés probablement par l’expédition d’exploration d’Hayden ; ils ont duré tout juste un jour. Comme nous sautions de rocher en rocher, Jim me dit : « Je pensais, cette nuit, que vous voyagiez seule, et je me demandais où vous portiez votre « derringer » car je n’ai pu l’apercevoir. » Il pouvait à peine croire que je voyageasse sans armes et me conjura de prendre tout de suite un revolver. En arrivant au « Notch », vraie porte de rochers, nous nous sommes trouvés tout à fait sur le sommet ou l’épine dorsale en lame de couteau du pic de Long, qui n’a que quelques pieds. de large et est recouvert de fragments et de galets d’une dimension colossale ; de l’autre côté, il descend. à pic, par une pente de 3 000 pieds plaquée de neige, jusqu’à un creux pittoresque qui renferme un lac d’une eau verte et pure. Plus loin, d’autres lacs se cachaient parmi d’épaisses forêts de pins, tandis qu’à peu de distance au-dessus de nous s’élevait le pic, masse d’une hauteur de 500 pieds ; pile de granit lisse et dépouillé, paraissant inaccessible. Après avoir traversé le Notch, nous considérions le côté presque inabordable du pic, composé de débris de toutes formes et de toutes dimensions, à travers lesquels surgissaient des piliers de granit rougeâtre qui semblaient soutenir la masse imposante des rochers supérieurs. Habituellement, je n’aime pas les vues à vol d’oiseau et les panoramas, mais ici ce n’était point le cas. Des cimes dentelées, à peine moins hautes que… celle sur laquelle nous étions, s’élevaient l’une derrière l’autre, aussi loin que pouvaient se porter les regards dans l’atmosphère pure. Coupées de précipices effrayants aux profondeurs de glaces et de neige, elles dressent leurs crêtes, qui percent le bleu du ciel de leur gris froid et dénudé, et toujours, et plus loin encore, jusqu’à la chaîne la plus lointaine, revêtue seulement d’une neige immaculée. De beaux lacs réfléchissaient les bois de pins sombres, les canyons assombris et bleuis par leurs masses compactes de sapins ; les sommets tachés de neige ; des hauteurs sourcillant dans le froid de l’hiver, au-dessus de parcs ravissants arrosés et boisés, qui, eux, étaient en plein été. North-Park flottait dans un lointain bleu ; Midale-Park était clos jusqu’à une autre saison ; Estes-Park étalait ses pentes ensoleillées, et la crête neigeuse de la Divide, dont les eaux brillantes vont chercher l’océan Pacifique et l’Atlantique, se déroulait parmi les montagnes. En bas, dans le lointain, des chaînes de diamants indiquaient où la grande rivière prend sa source pour aller chercher ce Colorado mystérieux dont l’énigme n’est pas encore résolue, et se perdre dans le Pacifique ; plus près, la Thompson, fille des neiges, s’échappait des glaces pour commencer son voyage vers le golfe du Mexique. La nature déployait ses plus belles manifestations, se servant des voix de la grandeur, de la solitude, du sublime et de l’infini, pour s’écrier : « Seigneur, qu’est-ce que l’homme pour que tu te souviennes de lui, et le fils de l’homme pour que tu le visites ? » Ces splendeurs inoubliables furent pour jamais gravées dans ma mémoire, par les six heures de terreur qui suivirent. Vous savez que je n’ai ni la tête ni le pied solides, et que je n’aurais jamais dû rêver d’expéditions dans les montagnes. Si j’avais su que l’ascension fût un véritable exploit, je n’aurais pas eu la moindre ambition de l’accomplir. À l’heure qu’il est, je suis tout bonnement humiliée de mes succès, car Jim m’a traînée comme un ballot de marchandises, à la force des muscles. C’est au Notch qu’a vraiment commencé l’affaire de la montée. Deux mille pieds de roche massive se dressaient au-dessus de nous ; au-dessous, quatre mille de rocs brisés descendaient à pic ; des côtes d’un granit lisse, n’offrant que peu de prise au pied, se montraient çà et là ; de la neige fondue, plusieurs fois gelée, présentait un obstacle plus sérieux. La plupart des rochers étaient peu solides et roulaient dès qu’on y touchait. Ce fut pour moi un moment de terreur extrême. J’étais attachée à Jim par une corde, mais cela n’était d’aucun secours ; mes pieds paralysés glissaient sur la roche nue, et il déclara qu’il était inutile d’essayer de continuer de cette manière. Nous revînmes sur nos pas. Je voulais retourner au Notch, sachant que mon incapacité arrêtait les autres, et l’un des jeunes gens dit assez clairement qu’une femme était un dangereux embarras ; mais le trappeur répliqua d’un ton bref que, si ce n’était pas pour faire monter une dame, il ne monterait pas du tout. Il alla explorer en avant et revint dire que la ligne directe de l’ascension était bloquée par la neige. Alors, pendant deux heures, nous sommes descendus sur les mains, de rocher en rocher, le long d’une pente de 4, 000  pieds parsemée de galets, de plaques de glace et de neige, rendue périlleuse par les pierres roulantes. La fatigue, le vertige et la douleur que me faisaient éprouver mes chevilles meurtries et mes bras à moitié arrachés, étaient si forts, que je ne serais jamais allée jusqu’à mi-chemin, si Jim, nolens volens ne m’eût traînée avec une patience et une adresse qui ne se démentirent jamais, en même temps qu’avec la ferme détermination de me faire monter au pic. Après avoir descendu pendant près de 2, 000  pieds pour éviter la glace, nous nous sommes trouvés dans un ravin profond aux flancs inaccessibles, rempli en partie de glace, de neige, ainsi que de grands et petits fragments de rochers qui, cédant constamment, rendaient la marche très-peu sûre. Pour moi, cette partie de l’expédition a été deux heures de soumission pénible et forcée à l’inévitable. Je tremblais, je glissais, je faisais tous mes efforts ; la glace unie se présentait alors qu’on s’y attendait le moins, et je suppliai faiblement qu’on me laissât en arrière pendant que les autres continueraient. Jim disait toujours qu’il n’y avait aucun danger, rien qu’un mauvais bout un peu plus loin, et que je monterais, dût-il me porter.

Glissant, chancelant, essoufflés par ce travail fatigant dans un air raréfié, avec des battements de cœur et les poumons haletants, nous avons atteint le haut de la gorge, et nous sommes faufilés entre deux gigantesques fragments de rocher, par un passage appelé le « Coup du Chien », où, après être grimpée sur les épaules de l’un des hommes, on me hissa. Ceci nous conduisit, par un coude abrupt, autour de l’angle sud-ouest du pic, à une banquette étroite, d’une longueur considérable, surplombée de si près par la falaise en quelques endroits que, pour passer, nous étions obligés de ramper. Au-dessus de nous, à 400 pieds, le pic semblait être presque vertical, et au-dessous, le précipice le plus effrayant que j’aie jamais vu descendait tout droit. On considère cet endroit comme la partie la plus dangereuse de l’ascension, mais elle ne me produisit pas cet effet, car on peut poser le pied avec sécurité, et on s’imagine qu’on pourrait se retenir avec les mains ; mais ici, à ce terme et, à mon avis, le pire endroit de l’escalade, un faux pas puis une aspiration, une pensée, et l’être humain va gésir à 3, 000  pieds plus bas, masse informe et sanglante. Ring refusa de passer la saillie et resta près du « Coup du Chien » en hurlant tristement.

De ce point, la vue était plus belle encore que du Notch. Au-dessous de nous, au pied du précipice, s’étendait un lac ravissant entouré de pins où la brillante Saint-Vrain et d’autres rivières prennent leur source. Des chaînes neigeuses s’étendaient l’une derrière l’autre à l’horizon lointain, embrassant d’une étreinte glacée les beautés de Middle-Park. À plus de 100  milles au loin, le pic de Pike dressait son sommet étendu, mais informe, limite du Colorado du Sud. Partout de la neige ; neige triste et souillée, ou pure et éblouissante, qui revêtait les montagnes en brillant sur la robe pourprée des pins, tandis que là-bas à l’est, se déroulait le gris vert des plaines sans limites. Partout des géants dressent leur tête déchirée. L’œil embrassait d’un seul regard une étendue de 300  milles, composée à l’ouest, au nord et au sud, de montagnes de 10, 11, 12 et 13, 000  pieds, dominées par le pic de Long, le pic de Gray et le Pike, tous à peu près de la hauteur du mont Blanc. Nous suivions les rivières dans les plaines par leurs bordures de peupliers, jusqu’à la Platte lointaine ; entre elles et nous, nous avions les splendeurs de la montagne, du canyon, et du lac dormant dans des profondeurs de bleu et de pourpre qui enchantaient les yeux.

Comme nous nous traînions hors de notre station autour d’une pointe de rochers, j’aperçus, et cela me donna le vertige, le pic terminal lui-même, façade lisse et lézardée, muraille de granit rose, aussi perpendiculaire que peut l’être une surface où il est possible de grimper. Il mérite bien le nom de « Matterhorn américain ».

Cette dernière ascension fut plutôt une escalade. Nous avons mis une heure à gravir 500  pieds, nous arrêtant à chaque instant pour reprendre haleine. Nous ne pouvions poser le pied que dans d’étroites crevasses ou sur de très-petites saillies de granit, tandis que nous rampions sur les mains et les genoux, torturés tout le temps par la soif et faisant de grands efforts pour respirer. Mais enfin le pic fut conquis. C’est un grand sommet bien défini, qui a presque une acre unie et couverte de galets ; ses flancs sont à pic, celui par lequel nous sommes montés est le seul accessible.

Il était impossible de rester longtemps. L’un des jeunes gens, pris d’hémorragie, était sérieusement alarmé, et la sécheresse intense de la journée, jointe à la raréfaction de l’air à une hauteur de 15,000 pieds, rendait la respiration très-pénible. Il y a toujours de l’eau sur le pic, mais la gelée l’avait rendue aussi dure que de la pierre, et la soif augmente quand on suce de la glace ou de la neige. Le manque d’eau nous faisait cruellement souffrir, et les efforts que nous faisions pour respirer nous desséchaient tellement la bouche et la langue, que nous avions de la peine à articuler et que nos paroles devenaient bizarres.

Du sommet, le regard unissait dans une incomparable combinaison toutes les vues qui avaient réjoui nos yeux pendant que nous montions. C’était bien quelque chose d’être sur la cime, battue par la tempête, de cette montagne sentinelle solitaire de la chaîne rocheuse ; sur l’une des vertèbres les plus puissantes de l’épine dorsale de l’Amérique du Nord, et d’apercevoir les eaux s’élancer vers les deux Océans. Au-dessus de la haine, de l’amour, des orages des passions ; calme au milieu du silence éternel, rafraîchie par les zéphyrs et baignée dans un vif azur, la paix, dans cette radieuse journée, reposait sur le pic, comme sur une région

Où ne tombent jamais la pluie, ni la grêle, ni la neige,
Où jamais les vents ne soufflent bruyamment.

Nous plaçâmes nos noms, avec la date de l’ascension, dans une boîte de fer-blanc qui fut déposée dans une crevasse, et sommes descendus au Ledge, nous asseyant sur le granit lisse, posant les pieds dans les crevasses et contre les saillies, et nous laissant glisser sur les mains. Jim devant moi, de sorte que je pouvais assujettir mes pieds contre ses puissantes épaules. Je n’avais plus le vertige et je pus regarder le précipice de 3,500 pieds sans frissonner. Passant de nouveau par le Ledge et le Lift, nous avons accompli la descente à travers 1,500 pieds de glace et de neige, tombant souvent et nous meurtrissant, mais sans pire aventure, et là nous nous sommes séparés. Les jeunes gens ont pris un chemin plus escarpé, mais plus direct que le Notch, dans l’intention de se préparer pour le retour à la maison, et Jim me conduisit par une route qu’il croyait être plus sûre pour moi. C’était une descente de 2,000 pieds sur des galets, puis une effroyable ascension au Notch. Je fis plusieurs chutes, et ma blouse s’étant accrochée à un rocher, je restai suspendue ; Jim la coupa avec son couteau de chasse et je tombai dans une crevasse pleine de neige molle. Les étendues de glace que nous ne pouvions franchir nous forcèrent à descendre dans les montagnes plus bas qu’il n’en avait eu l’intention, et lorsqu’il fallut remonter, ce fut terrible. Pendant les 200  pieds qui restaient à gravir, les galets étaient d’une grosseur énorme et la pente effrayante. Tantôt je me traînais sur les genoux et les mains et tantôt je rampais ; Jim me tirait par les bras ou par un lasso, ou bien je montais sur ses épaules : parfois il me faisait des échelons avec ses pieds et ses mains : mais à six heures nous étions au Notch, dans la splendeur du soleil couchant ; tout péril avait disparu.

En se séparant des étudiants, Jim s’était départi de sa brusquerie ; et il fut doux et attentif au delà de toute expression, bien qu’il dût être fort désappointé à l’égard de ma force et de mon courage. Nous désirions ardemment avoir de l’eau. Ma langue remuait dans ma bouche, et je pouvais à peine articuler. Au point de vue de la pitié pour autrui, il est bon d’avoir souffert de la soif. Il y avait, en vérité,

De l’eau, de l’eau partout,
Mais pas une goutte à boire.

Par trois fois, un reflet apparent trompa même l’œil exercé de l’homme des montagnes, mais nous ne trouvions là qu’un pied de glace éblouissante. Enfin, il réussit à casser de la glace dans un creux profond où, en enfonçant le bras, on pouvait recueillir un peu d’eau, mais c’était cruellement insuffisant. Avec une grande difficulté et beaucoup d’aide, je retraversai les lits de Lave. On me porta jusqu’à mon cheval, on me mit dessus, et quand nous eûmes atteint le campement, on m’enleva et m’étendit par terre, enveloppée dans des couvertures ; conclusion humiliante d’un grand exploit Les chevaux étaient sellés et prêts à partir, mais Jim dit tranquillement : « Maintenant, gentlemen, j’ai besoin de repos, et nous ne bougerons point d’ici ce soir. » Je crois qu’ils n’en furent pas fâchés, car l’un d’eux n’en pouvait plus. Je me retirai dans mon abri, m’enveloppai d’un rouleau de couvertures et m’endormis promptement. Quand je me réveillai, la lune brillait à travers les branches argentées, blanchissant le pic dénudé et scintillant sur le grand abîme de neige derrière nous ; les troncs de pins flamboyaient comme un feu de joie dans l’air calme et froid. J’avais les pieds si gelés que je ne pus me rendormir, et faisant un paquet de couvertures pour m’appuyer le dos, m’enveloppant dans quelques-unes, je m’assis près du feu pendant deux heures. Tout ce qui m’entourait était d’une beauté splendide et magique. Les étudiants dormaient dans leurs couvertures, les pieds tournés vers le foyer. Ring était étendu près de moi, sa belle tête posée sur mon bras. Son maître fumait ; le feu éclairait le beau côté de son visage, et sauf le son de nos voix et le craquement d′un nœud de sapin qui, de temps à autre, s’enflammait, il n’y avait aucun bruit sur le flanc de la montagne. J′avais au-dessus de ma tête les étoiles bien-aimées de mon pays lointain : le Chariot et l′étoile polaire à la lueur constante ; les Pléiades scintillantes, plus grandes que je ne les avais jamais vues, et le baudrier constellé d’Orion brillant avec splendeur. Une fois seulement, des bêtes sauvages rôdèrent près du camp, et d’un seul bond Ring disparut. Les chevaux attachés près de la rivière cassèrent leurs attaches et coururent affolés vers le feu. Il fallut une grande demi-heure pour les attraper et pour que le calme se rétablît. Jim, ou M. Nugent, comme je l’ai toujours scrupuleusement appelé, me raconta des histoires de sa première jeunesse et me parla d’un grand chagrin qui l’avait conduit à mener une vie de désordres. Sa voix tremblait et des larmes coulaient sur ses joues. Je me demandai s′il ne jouait pas à demi la comédie, ou si son âme sombre était vraiment remuée jusque dans ses profondeurs par le silence, par la beauté du lieu et par les souvenirs de sa jeunesse.

Nous sommes arrivés à Estes-Park le lendemain, à midi. Jamais ascension au pic de Long ne fut plus réussie, et maintenant je n’échangerais pas mes souvenirs de sa beauté parfaite et de son sublime extraordinaire, pour tout autre voyage dans les montagnes de quelque partie du monde que ce soit. Hier, il est tombé de la neige sur le sommet ; il va être inaccessible pendant huit mois.