Voyage d’une femme aux Montagnes Rocheuses/Lettre XII

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LETTRE XII


La vallée des Daims. ― La loi de Lynch. ― Les comités de surveillance. ― L’infernal whisky. ― Turkey Creek Canyon. ― Le problème indien. ― Malhonnêteté publique. ― Rencontre d’amis. ― Le chemin de Golden City. ― Un settlement naissant. ― En diligence. ― Les jurons. ― Une ville de montagnes.


Vallée des Daims, novembre.

Je suis, ce soir, dans une belle habitation qui ressemble à une ferme hollandaise : grande, chaude, brillante, propre ; la nourriture est abondante et soignée, et j’ai pour moi seule une petite chambre à coucher fraiche et bien tenue. Il m’est très-difficile d’écrire, car deux Irlandaises bruyantes et au franc parler racontent les plus effroyables histoires de crimes, de comités de surveillance, de loi de Lynch et de « corde » que j’aie jamais entendues. Elles tiennent une boarding-house de mineurs à South-Park, et rejoignent leurs quartiers d’hiver dans un chariot à marchandises. Le sang se glace dans les veines, lorsqu’on pense que, là où je voyage avec une sécurité parfaite, on a tiré sur des hommes comme sur des skunks, il n’y a que très-peu de temps. Dans les villes minières au-dessus de celle-ci (et dans une certaine classe), on ne fait aucun cas de celui qui n’a point tué son homme. Ces femmes disaient qu’elles ont eu un pensionnaire de quinze ans qui, croyant n’être rien tant qu’il n’aurait pas tué quelqu’un, guettait une occasion, armé d’un revolver ; n’ayant eu le courage d’insulter personne, il s’était caché dans l’écurie et avait tiré sur le premier Chinois qui entrait.

Les choses sont, là-haut, dans cet état primitif qu’aiment les desperados. Un homme en pousse un autre par hasard dans un café, ou dit quelques gros mots aux repas, et le défi « au premier doigt sur la détente » autorise chacun d’eux à tirer sur l’autre, à n’importe quel moment, sans la formalité d’un duel. Presque toutes les rixes à coups de feu, dans les salles et les bar-rooms, viennent des causes les plus triviales. Les querelles plus graves suscitées par la jalousie ou la vengeance sont rares, et s’élèvent habituellement au sujet de quelque femme qui n’en vaut pas la peine. À Alma et à Fairplay, des comités de surveillance se sont formés dernièrement, et lorsqu’un homme commet des actes de violence ou devient par trop malfaisant, il reçoit une lettre où est dessiné un arbre avec un pendu, et au-dessous un cercueil sur lequel est écrit : « Averti ». Il file en quelques heures. Lorsque j’eus dit que j’avais passé la nuit au ravin de Hall, il y eut un chœur d’exclamations. Tout le monde s’écria qu’avant peu mon hôte danserait au bout d’une corde. Savais-je qu’hier un homme avait été pendu à cet endroit ? Ne l’avais-je pas vu ? Il était au grand arbre, tout près de la maison. Certes, si j’avais su quel horrible fardeau cet arbre portait, j’aurais mieux aimé affronter la glace et l’obscurité du ravin que de dormir dans un semblable lieu. On me raconta alors une affreuse histoire de crime et de violence. Ce misérable, qui avait choqué même la facile morale du public de l’Alma, avait été prévenu par les surveillants ; l’avertissement avait produit son effet, et il avait émigré au ravin de Hall. Il paraît que les mineurs du ravin étaient résolus à n’avoir point de cabarets ou à en limiter le nombre, et que lorsque ce bandit en établit un, il fut « averti ». Ce semble cependant n’avoir été qu’un prétexte pour se débarrasser de lui, car ce n’était guère un crime dont put s’inquiéter la loi de Lynch. Il fut accablé sous le nombre, et avec des circonstances atroces, jugé et pendu à cet arbre dans l’espace d’une heure [1].

Partie ce matin à dix heures, j’ai passé une journée très-agréable, car les collines me préservaient de l’ardeur du soleil. Je n’ai fait que trente-deux milles, parce qu’il était difficile de marcher sur la glace et qu’il n’y avait pas de forgeron à moins de trente-cinq milles du ravin. Je venais de partir, lorsque je rencontrai deux affréteurs qui me donnèrent la nouvelle fâcheuse qu’il y avait trente milles de glace jusqu’à Denver. « Vous allez faire un rude voyage », me dirent-ils. La route, gravissant et descendant les collines, était entourée en même temps d’une rivière impétueuse et de hautes montagnes. Le paysage était superbe, mais je déteste être enfermée dans ces gorges profondes, et je m’attendais toujours à voir quelque chose d’effrayant remuer parmi les arbres. Après avoir dépassé les attelages, je ne rencontrai personne de toute la journée, excepté deux hommes avec un âne de bat. Birdie déteste les ânes ; dès qu’elle en voit elle rue et fait des écarts. La route n’était qu’une nappe de glace inclinée, terriblement solitaire, et, entre la crainte de voir ma jument se casser la jambe sur la glace et celle d’être écrasée sous un arbre abattu par le vent, je fus obligée de veiller constamment. Au coucher du soleil, j’arrivai à une cabin. où « on logeait des voyageurs », mais la femme avait l’air si aigre que je préférai aller plus loin, à quatre milles, par une belle route serpentant le long d’un ravin ensoleillé, rempli de sapins argentés, plus bleus et plus argentés qu’aucun que j’eusse jamais vu ; je traversai l’arête d’un sommet d’où la vue, dans toute l’extase d’une couleur de couchant, était splendide. C’était aussi une vraie joie de sortir du ravin profond où j’avais été enfermée pendant toute la journée. J’ai trouvé ici un convoi de douze chariots de marchandises, attelés chacun de six chevaux ; mais les conducteurs emportent leurs couvertures de campement et dorment soit dans les chariots, soit par terre, de sorte que la maison n’est point encombrée. C’est une charmante log-house à deux étages, non-seulement cimentée, mais recouverte de planches rabotées. Chaque chambre a une grande cheminée où brûlent des bûches ; de jolies gravures ornent les murs, et des corbeilles remplies de plantes grimpantes sont suspendues au plafond. C’est la première maison de settler où je vois l’ornement tenir sa place. Toutes les chambres ont des portes ; les chaises de chêne brillent à force d’être frottées, et, quoique le parquet ne soit pas raboté, il est si propre qu’on pourrait manger dessus. La table est abondante ; la mère et les filles ont beau travailler toute la journée, elles ont l’air aussi soigné que si elles ne faisaient rien, et dans ce moment je les entends rire de bon cœur. Le maître du rancho ne permet pas qu’on apporte de liqueurs chez lui, ni qu’on en boive au dehors, et ne reçoit de voyageurs qu’à cette condition. Les affréteurs vinrent souper bien lavés, et quoique douze d’entre eux aient passé la nuit dans la cuisine, à neuf heures on n’entendait plus un bruit.[2] Après le départ du convoi de marchandises, j’ai déjeuné avec la famille, et au lieu de manger les restes d’un repas, nous avions des mets chauds, servis sur une nappe bien blanche. Les seaux sont en chêne poli, cerclés de cuivre ; les ustensiles de cuisine ont tout l’éclat que peut leur donner le fourbissage, et ce qu’il y a de plus merveilleux encore, les jeunes filles cirent leurs chaussures. Le cirage quotidien est un luxe inusité que l’on ne connaît guère dans les maisons ; depuis deux mois, mes bottines n’ont été cirées qu’une seule fois.

Denver, 9 novembre.

Je ne pouvais pas établir que la supériorité des settlers de la vallée des Daims s’étendit au delà des choses matérielles, mais un conducteur que je rencontrai dans la soirée me dit qu’il s’était senti meilleur après avoir passé la nuit dans cette maison. Au Colorado, whisky est le synonyme de tous les crimes, de tous les maux, et la cause de la plupart des rixes à coups de feu des camps miniers. Il y a bien peu de buveurs… modérés ; on boit généralement avec excès. La grande question locale du territoire, et, actuellement, celle des élections, est : boisson ou pas de boisson ; plusieurs des journaux plaident ouvertement pour une loi prohibant les liqueurs. Dans quelques districts, tels que celui de Greeley, où elles sont défendues, il n’y a point de crimes, et dans plusieurs des régions agricoles et d’élevage où j’ai voyagé et d’où elles sont pratiquement exclues, on ne ferme jamais les portes, et les mineurs laissent pendant la nuit leurs lingots d’argent dans des chariots qui ne sont point gardés. Les gens venant des États de l’Est ont d’abord de la peine à croire à la sécurité dans laquelle ils vivent. Plus de danger ni de crainte ! Mais le dicton proverbial : « Il n’y a pas de Dieu à l’ouest du Missouri », est d’une vérité manifeste. Le « tout-puissant dollar » est le vrai Dieu, et son culte est universel ; l’adresse, la qualité la plus prisée. L’adresse n’est que le degré initial de l’escroquerie, et l’escroc qui élude ou défie les lois faibles et souvent mal administrées des États excite parmi les masses une admiration sans mesure. Le petit garçon qui se débrouille, en trichant pour ses leçons, est complimenté comme « un adroit gaillard ». Ses heureux parents prédisent qu’il fera plus tard, un « adroit compère », et les histoires de cette sorte d’ « adresse » sont racontées avec admiration, autour de chaque foyer [3].

Je quittai la vallée des Daims à dix heures, le lendemain matin, par une journée splendide ; l’atmosphère était richement colorée. Après avoir fait douze milles, j’ai été obligée de passer trois heures dans une forge, attendant, assise sur un baril, qu’on eût ferré vingt-quatre bœufs ; j’ai alors continué ma route à travers des rivières et des canyons d’une grande beauté, jusqu’à ce que je fusse arrivée à un magasin d’épicerie où je fus obligée de partager ma chambre avec une famille nombreuse et trois conducteurs ; le rideau de séparation rendait l’air étouffant, aussi me levai-je à quatre heures, avant que personne eût bougé. Je sellai Birdie et m’en allai dans l’obscurité, laissant mon argent sur la table. Il n’y avait jusqu’à Denver qu’une course de dix-huit milles en descendant le canyon de Turkey Creek, où l’on peut admirer plusieurs paysages magnifiques, mais la route monte et se suspend au bord d’un précipice d’une profondeur de six cents pieds ; elle est si étroite que, rencontrant un chariot, je fus obligée de descendre de cheval dans la crainte de me blesser le pied contre les roues. De là, à travers l’ondulation des Foot-Hills et sur les plaines brunes qui s’étendent jusqu’à Denver, la vue était merveilleuse. Pas un arbre, pas un buisson. Tout s’étendait au loin dans une chaleur et une sécheresse d’été, tandis que derrière s’ouvrait, assombri, par les pins et glacé par les neiges, le dernier grand canyon des montagnes. Je quittai le chemin et coupai court à travers la prairie jusqu’à Denver, en traversant un campement d’environ cinq cents Indiens Ute : sale ramas de huttes, de ponies, d’hommes, de squaws, d’enfants, de peaux, d’os et de viande crue.

Les Américains ne résoudront jamais le problème indien que par l’extinction de la race indienne. Ils l’ont traitée de manière à rendre plus intenses sa malice et sa perfidie comme ennemie, et, comme amie, l’ont réduite à un paupérisme honteux, dépourvu des premiers éléments de la civilisation. La seule différence entre l’Indien sauvage et l’Indien civilisé consiste en ce que le dernier se sert d’armes à feu et se grise avec du whisky. L’agence indienne n’a été qu’une sentine de fraude et de corruption. Ceux pour lesquels des allocations ont été votées en reçoivent, dit-on, à peine 30 pour 100, et les plaintes au sujet des couvertures en loques, de la farine avariée et des armes à feu sans valeur sont universelles. « Se débarrasser des Injuns » est la phrase consacrée. Leurs « réserves » n’échappent même pas à la saisie, car si l’on y découvre de l’or, on les envahit et leurs possesseurs sont, ou forcés d’accepter un terrain plus à l’ouest, ou bien on les chasse et on les tue. L’un des agents les plus sûrs de leur destruction est le whisky vitriolisé. On a récemment essayé de nettoyer les étables d’Augias de l’« Indian Department », mais avec un insuccès complet, résultat habituel en Amérique de tout effort pour purifier l’atmosphère officielle. Les américains aiment tout spécialement les superlatifs. Ces phrases : « le plus grand du monde », « le plus beau du monde », sont sur toutes les lèvres. Mais, à moins que le président Hayes ne soit un homme bien fort, ils pourront bientôt se vanter que leur gouvernement est composé « des plus grands coquins du monde ».

Tandis que j’arrivais à Denver en m’éloignant des montagnes la vue devint splendide, lorsque chaînes sur chaînes couronnées de neige se déployèrent à mes yeux. Je savais que trois de ces pics, étincelants à soixante-dix milles au nord, composaient la beauté sans pareille du pic de Long, le roi des montagnes Rocheuses, et la fièvre des montagnes me reprit avec une telle intensité, que je regrettai chaque heure passée dans les plaines brûlantes et arides. Ces chaînes semblaient plus belles et plus sublimes encore que lorsque pour la première fois je les aperçus de Greeley, spiritualisées dans l’atmosphère merveilleuse. Je me rendis directement à la maison d’Évans, où je trouvai un chaleureux accueil, car on était inquiet de moi. Évans arriva presque en même temps d’Estes-Park, ayant dans son chariot trois élans, un ours gris et un bighorn. En dépit des leçons de l’expérience, lorsqu’on aime un lieu et un genre de vie, on se figure que le lendemain sera semblable à la veille et encore plus charmant ; aussi, pendant tout mon voyage, avais-je songé à retourner à Estes-Park, où je retrouverais tout tel que je l’avais laissé. Évans apportait la fâcheuse nouvelle que notre heureuse société était dispersée. Les Dewys, ainsi que M. Waller, étaient à Denver, et la maison tout en désarroi ; M. et Mrs Edwards, restés seuls, s’attendaient cependant à me voir revenir.

Samedi, bien que pareil à un brûlant jour d’été, fut d’une beauté merveilleuse, et, après le coucher du soleil, le crépuscule plus riche, plus rouge que je l’aie jamais vu. Or, ce violent cramoisi présageait une chaleur terrible qui se produisit hier et était pénible à supporter. J’allai deux fois à l’église épiscopale, où le service était admirablement lu et chanté ; dans cette ville, où les hommes sont en majorité, la congrégation était surtout composée de femmes, qui agitaient leurs éventails de manière à vous faire perdre l’esprit. À l’exception des gens se rendant à l’église, presque rien n’indiquait que ce fut un dimanche. Denver était rempli de tapageurs des camps miniers des montagnes. Vous ne pouvez vous imaginer que difficilement combien il était délicieux de se joindre à ces anciennes et belles prières, après en avoir été privé si longtemps. Le Te Deum, dans sa magnificence, avait des accents célestes ; mais la chaleur était si effroyable, que la journée fut difficile à passer. On dit que, pendant tout l’hiver, il y a des explosions de fureur solaire semblables à celle-ci.

Golden City, 13 novembre.

Quelque agréable que fût Denver avec les Dewys et plusieurs bons amis, c’était un monde trop lourd pour ma santé et mes goûts ; je partis donc lundi, à quatre heures, sous un soleil encore chaud, pour la course de 16  milles qui devait me conduire jusqu’ici. En passant près d’un cimetière nu, à l’aspect désolé, je demandai à une femme à l’air triste, appuyée sur la barrière, si elle pouvait m’indiquer le chemin de Golden City. Je répétai deux fois ma question avant d’avoir une réponse, et quand je l’obtins, elle laissait fort à désirer, quoique facile à comprendre. Cette femme me dit d’une voix plaintive : « Oh ! allez chez le ministre ; je pourrais peut-être vous le dire, mais c’est une trop grande responsabilité ; allez chez les ministres, ils vous le diront. » Puis elle se remit à pleurer quelqu’un dont elle croyait sans doute l’âme envolée dans la Ville d’or de nos espérances. Ces 16  milles que je parcourus après le coucher du soleil, et dans la fraicheur délicieuse de l’air du Colorado, me parurent n’en faire qu’un. Après deux jours de repos et avec un poids allégé, Birdie galopait à travers la prairie comme si elle y trouvait du plaisir. Je n’atteignis cette gorge que lorsqu’il était déjà tard, et ce fut seulement une heure après que la nuit fut venue que je trouvai mon chemin à tâtons dans cette ville minière, sombre et sans lumière, où je fus cependant assez heureuse pour trouver une écurie pour mon cheval et un logement pour moi.

Boulder, 16 novembre.

Je crains que les détails de ce journal ne finissent par vous fatiguer. Un voyage dans les montagnes Rocheuses, ainsi que leurs paysages, doivent sembler monotones à une personne tranquillement assise chez elle. Mais il n’en est point ainsi pour moi ; l’air sec et pur de la montagne m’est un élixir de vie. À Golden City, je me séparai pour quelque temps de mon fidèle pony, attendu que Clear Creek Canyon, qui conduit jusqu’à Idaho, est entièrement monopolisé par un chemin de fer à voie étroite et est inaccessible aux chevaux et aux mules. Être sans cheval dans ces montagnes, c’est être réduit à une impuissance complète. Je désirais beaucoup voir Green Lake, situé près de la ligne boisée au-dessus de Georgetown (que l’on dit être la ville la plus haute des États-Unis), à une altitude de 9, 000  pieds. Dans une seule journée, je passai des chaleurs de l’été au froid intense de l’hiver. Au jour, Golden City[4]montrait sa pauvreté et mentait à son nom : elle n’est pas nivelée, et l’on y trouve de temps à autre, supporté par des poteaux, un bout de trottoir de bois auquel on accède par des planches. Habitations de briques, de pins, et log-houses sont pêle-mêle. Toute autre maison est une taverne ; on ne voit guère de femmes. Mon hôtesse me fit des excuses pour l’élégante petite chambre qu’elle me donnait : « Ce n’était pas ce qu’elle aurait voulu, mais avant moi il n’y avait jamais eu de dame dans la maison. » La jeune « demoiselle » qui servait le déjeuner me dit : « J’ai pensé à vous, et je suis bien sure que vous êtes une femme auteur. » ―

Comme d’habitude, la journée était magnifique. Pensez que nous sommes à la mi-novembre, et qu’il n’y a au ciel que ces petits nuages vermillon qui accompagnent le soleil à son lever et à son coucher. On dit qu’il n’y a jamais d’hiver dans les Foot-Hills, mais seulement des moments de froid alternant avec un temps chaud et brillant, et que la neige ne reste jamais sur le sol de façon à nuire à la nourriture du bétail. Golden City, et surtout au dépôt, résonne de blasphèmes et de malédictions. Les Américains se laissent aller à jurer de la façon la plus atroce, et l’usage de blasphémer le nom du Sauveur est particulièrement révoltant. La ville est à l’entrée de Toughcuss, autrement dit Clear Creek Canyon, le plus beau paysage des montagnes pour beaucoup de gens, avec ses tours, ses détours merveilleux et ses flancs prodigieux, presque perpendiculaires ; il semble qu’à chaque instant on va être arrêté par de grandes masses de rochers et des montagnes couvertes de neige. Malheureusement, les pentes ont été presque entièrement déboisées, les travaux des mines ayant consumé la plupart des arbres. Le chemin de fer escarpé, à voie étroite, qui gravit le canyon pour la commodité des riches districts miniers de Georgetown, Black Hawk et Central City, est une curiosité de l’art de l’ingénieur. La voie a été en partie creusée par la mine sur les parois du canyon, et en partie construite en établissant, dans la crique elle-même, un lit de pierres sur lequel elle est posée en travers. Je n’ai jamais vu grossièreté et impolitesse pareilles à celles des employés de ce chemin de fer et des lignes de voitures qui s’y rattachent, pas plus que je n’avais constaté des prix aussi extravagants. Leurs petits wagons sont beaux ; mais, quoique les voyageurs eussent largement payé leur place, ils les ont mis dans le wagon aux bagages, sous prétexte que la saison était finie, de sorte que pour voir quelque chose je fus obligée de m’asseoir par terre, dans le wagon, près de la portière. La grandeur singulière du paysage ne peut se décrire. Ce n’est qu’une entaille creusée par le torrent : contournée, murée, en abîme, revêtue par le temps du coloris le plus brillant généralement obscurci par l’ombre, mais dont la profonde désolation est révélée par quelque rayon d’un soleil intense. Des pins et des cèdres rabougris, épargnés parce qu’on n’avait pu les atteindre, sortaient des fentes. Parfois, les murs de l’abîme semblaient se rencontrer au-dessus de nos têtes ; puis ils s’écartaient, et les rochers prenaient des formes fantastiques, toutes de grandeur, de sublimité et presque de terreur. Au bout de deux heures, nous étions au terme de la voie, et le canyon devenait assez large pour une route toute de trous et de pierres avec des bas-côtés. Là nous attendait une grande voiture, « la Concorde destinée à vingt voyageurs avec leur montagne de paquets.

Quatre voyageurs, qui n’avaient pas de bagages, s’assirent sur le siége, derrière le conducteur, de sorte que la lourde machine rebondissait et se balançait sur ses courroies de suspension, de manière à rappeler les pires horreurs des diligences de la Nouvelle-Zélande. Le cocher jurait tout le temps contre ses beaux chevaux et ne disait pas un mot sans l’accompagner d’un juron, bien qu’il y eût deux dames au nombre des voyageurs. Autrefois, les hommes les plus licencieux interrompaient leur langage profane en prẻsence des femmes, mais « ils ont changé tout cela » ; tous ceux que j’ai vus ici avaient l’air de mauvaise humeur ; je suppose que leurs habiles fraudes dans les actions des mines n’auront pas réussi.

La route suivait le canyon jusqu’aux sources d’Idaho, station à la mode pendant l’été, déserte maintenant ; nous y avons pris un superbe attelage de six chevaux, avec lequel nous sommes arrivés à une hauteur de 10 000 pieds ; une descente de 1 000 pieds nous a amenés à Georgetown, enserrée dans la gorge la plus remarquable qu’il soit possible de choisir pour l’emplacement d’une ville ; au delà, le canyon a l’air fermé par des montagnes inaccessibles et à pic, parsemées de pins jusqu’à la ligne boisée et couvertes d’une légère couche de neige. La surface sur laquelle il est possible de construire est tellement circonscrite et escarpée, les maisons à pignon et non peintes sont si bien perchées de place en place, et l’eau se précipite entre elles avec tant d’impétuosité, que cela me rappelait vaguement une ville suisse. Les plus petites maisons sont étayées d’un côté par de jeunes pins, afin de n’être point emportées par les rafales terribles qui balayent le canyon. C’est la seule ville que j’aie vue, en Amérique, à laquelle on puisse appliquer l’épithète de pittoresque. Cependant, assise, comme elle est, dans ce ravin profond, froid et sombre, entouré de ces alpes sourcilleuses, la situation est terrible. J’y arrivai à trois heures, mais le soleil était couché pour elle et tout était dans l’ombre ; en fait, le crépuscule semblait venir, et comme je n’avais pu changer mes billets circulaires à Denver, j’étais sans argent pour y passer le lendemain. Je craignais donc beaucoup de manquer Green Lake, but de mon voyage. Nous traversâmes une rue irrégulière, étroite, encombrée, remplie de mineurs se tenant par groupes ou buvant et jouant sous les vérandahs, jusqu’à un bon hôtel situé sur une pente. J’y demandai tout de suite si je pouvais aller à Green Lake. L’hôte me répondit qu’il ne le pensait pas ; il y avait une grande épaisseur de neige, et, depuis cinq semaines, personne n’y était monté ; cependant, pour me faire plaisir, il allait le faire demander à une écurie. Voici l’amusante réponse qui me fut apportée : « Si c’est la dame anglaise qui voyage dans les montagnes, on lui donnera un cheval, mais à personne autre. »

  1. L’opinion publique approuva cette exécution, qui, pour elle, était le juste châtiment d’une série de crimes.
  2. Ces affrétements constituent une affaire très-profitable. Le prix est, je crois, trois cents par livre, de Denver à South-Park, où la majeure partie des chargements est placée sur des ânes de bât et transportée aux mines. D’ailleurs, un chemin de fer est projeté.
  3. Mai 1878. Je copie ceci à San-Francisco, et c’est avec regret que j’insiste avec plus de force encore sur ce que j’ai écrit ci-dessus. Les Américains, les meilleurs et les plus réfléchis, liront ces remarques avec honte et douleur.
  4. La ville d’or.