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Voyage d’une femme aux Montagnes Rocheuses/Lettre XIV

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LETTRE XIV


Promenade triste. — Une histoire de desperado. — « Perdu ! perdu ! perdu ! » — Les splendeurs de l’hiver. — Solitude. — Temps difficiles. — Une bande de loups. — Les digues de castors. — Paysages lugubres. — Tranches de venaison. — Nos soirées.


Estes-Park.

Je veux essayer d’écrire exactement, tels qu’ils se produisent, les petits événements de chaque jour. J’étais seule pour la seconde fois, quand M. Nugent entra ayant l’air très-sombre ; il me demanda de venir avec lui voir les digues de castors dans Black Canyon. Cette fois-ci, il ne chantait ni ne sifflait, ne parlait plus à sa belle jument, n’avait point de réparties étincelantes. Son humeur était aussi noire que le ciel, obscurci au-dessus de nos têtes par l’approche d’une tempête de neige. Jim était silencieux, frappait souvent sa monture, partait au grand galop, puis soudain, arrêtant court son cheval près du mien, il me dit : « Vous êtes la première personne qui, depuis bien des années, m’ayez traité comme un être humain. » Son humeur sombre le faisait parler ainsi, mais M. et Mrs Dewy, qui lui portent beaucoup d’intérêt, l’ont toujours traité comme un gentleman intelligent et raisonnable, et dans ses bons moments il les apprécie beaucoup. « Si vous voulez savoir, continuat-il, comment un homme devient à peu de chose près un démon, je vais vous le dire. » Je ne pouvais qu’écouter, Tout en montant le canyon, l’une des plus sinistres histoires de la ruine d’une existence que j’aie entendues ou lues. Le début en était très-simple. Le père de M. Nugent, officier anglais en garnison à Montréal, était d’une ancienne et bonne famille irlandaise. Lui, d’après son récit, était alors un jeune garçon indiscipliné ; son éducation était imparfaite, et il tyrannisait sa mère, aimante mais faible. Il avait dix-sept ans lorsqu’il s’éprit, avec toute l’ardeur d’une nature effrénée, d’une jeune fille d’une beauté angélique qu’il rencontra à l’église. Il la vit trois fois, et ne lui parla qu’à peine. Sa mère s’étant opposée à des désirs qu’elle traitait de folie de jeune homme, il se mit à boire pour la chagriner. La jeune fille mourut un an après ; désespéré, il s’enfuit, à peine âgé de dix-huit ans, de la maison paternelle, et entra au service de la Compagnie de la baie d’Hudson. Il y resta plusieurs années, et ne le quitta que parce que même cette vie de désordres était trop sévère pour lui. Ayant alors environ vingt-sept ans, je suppose, il se mit au service du gouvernement des États-Unis, et devint l’un des fameux éclaireurs indiens des Plaines, se distinguant par quelques-uns des faits les plus audacieux dont on se souvienne, et aussi par quelques-uns des crimes les plus sanglants ! J’avais déjà entendu raconter quelques-unes de ces histoires, mais jamais d’une façon si terrible. Il doit avoir passé plusieurs années au service de l’Union, jusqu’à ce qu’il soit devenu un personnage connu dans tout l’Ouest, très-redouté pour la rapidité avec laquelle il s’offense et tire son revolver. Vaniteux même dans sa tristesse, il me dit que les femmes l’adoraient, et que dans ses heures. les plus mauvaises il avait toujours été chevaleresque avec les femmes honnêtes. Il se dépeignit traversant les camps en costume d’éclaireur, une écharpe rouge autour de la taille, ses longues boucles épaisses et dorées lui tombant sur les épaules. Tout en parlant, il tournait vers moi le côté de son visage qui est resté beau, et même admirablement beau. Comme éclaireur et dans l’escorte armée de bandes d’émigrants, il fut évidemment impliqué dans toutes les querelles sanglantes d’un pays et d’une époque sans lois ; tombant de mal en pis, il variait son existence par des débauches d’ivresse qui n’avaient pour résultat que la violence et la ruine. Il semblait y avoir une lacune dans son récit, car je le retrouvai ensuite dans une ferme du Missouri, d’où il vint au Colorado il y a quelques années. Là encore, quelque détail paraissait être laissé de côté, mais je suppose, et non sans raison, qu’il s’était joint à l’une ou l’autre de ces troupes de bandits des frontières qui envahirent si longtemps le Kansas, commettant des massacres et des crimes semblables à ceux du marais du Cygne. Son renom de violence et de scélératesse l’avait précédé au Colorado, où sa profonde connaissance des montagnes et l’amour qu’il a pour elles lui ont valu le sobriquet qu’il porte maintenant. Il a un droit de squatter, quarante têtes de bétail, est en outre trappeur habile, mais l’envie et la rancune se sont emparées de son âme. Il gagne de l’argent, va à Denver et dépense de grosses sommes dans les dissipations les plus insensées, répandant la terreur et dépassant encore des desperados tels que « Texas Jack » et « < Wild Bill » ; quand il n’a plus d’argent, il revient à son repaire dans la montagne, plein de haine et de mépris de soi-même, jusqu’à ce qu’il recommence. Je ne puis naturellement donner de détails. Il fut trois heures à me narrer son histoire pleine d’images terribles de la vie de desperado, racontée avec un flot d’éloquence sauvage vraiment très-émouvante.

Lorsque la neige, qui tombait depuis quelque temps, le força de s’interrompre pour me guider jusqu’à un endroit habité d’où je pouvais revenir seule, il arrêta son cheval et me dit : « Vous voyez maintenant un homme qui s’est donné au diable. Perdu ! perdu ! perdu ! Je crois en Dieu ; je ne lui ai laissé d’autre alternative que de me placer avec le démon et ses anges. J’ai peur de mourir. Vous avez remué trop tard ce qu’il y a de meilleur en moi, je ne puis changer. Si jamais homme a été esclave, c’est bien moi. Ne me parlez point de repentir ni de réforme, je ne puis me réformer. Votre voix me rappelle celle de… ; puis d’une voix fiévreuse : « Comment osez-vous monter à cheval avec moi ? Vous n’allez plus vouloir me parler, n’est-ce pas ? » Il m’a fait promettre, soit qu’il vive ou qu’il meure, de tenir une ou deux choses secrètes et j’ai promis, car je ne pouvais faire autrement ; mais parfois ces choses m’obscurcissent la lumière du soleil, et je me réveille la nuit pour y songer. Je voudrais que le chagrin et l’excitation de cette après-midi m’eussent été épargnés. Avec une nature moins passionnée, il n’aurait jamais parlé comme il l’a fait, ni raconté tout ceci ; son âme fière et orgueilleuse s’épanchait alors tout entière, avec la haine et le mépris de soi-même, les mains tachées de sang et le meurtre dans le cœur. Tandis qu’il me révélait avec tant d’emportement les côtés les plus sombres de son caractère, il était toujours gentleman et ne pouvait se départir de la séduction qu’il exerce. Lorsqu’il me quitta pour aller camper dans la Snowy Range pendant une quinzaine de jours, et qu’il s’éloigna dans la tempête aveuglante, mon cœeur se fondit de pitié en songeant à sa vie ruinée et perdue ; à cet homme doué d’un réel génie, de dons remarquables, et qui avait dans la vie toutes les chances qui ont été le partage d’autres hommes. Combien son exclamation : « Perdu ! perdu ! perdu ! » est plus terrible que le « Actum est ; periisti » de Cowper.

La tempête étant très-forte et les points de repère effacés, je perdis mon chemin dans la neige, et lorsque, après la tombée de la nuit, j’arrivai à la cabin, je n’y trouvai personne. Les deux chasseurs, ne m’ayant point vue à leur retour, étaient partis à ma recherche. Plus tard, la neige se dissipa et il gela très-fort.

Ma chambre étant faite de troncs d’arbres dont les interstices ne sont pas remplis, est presque en plein air ; aussi me faut-il y dormir comme si j’étais dehors, la tête ensevelie sous des couvertures, sans quoi l’haleine et les paupières gèleraient. Aujourd’hui, le soleil brillait, et j’ai fait une belle promenade à Black canyon pour chercher les chevaux. Chaque jour on peut contempler une beauté nouvelle ou un effet de neige et de lumière. Rien de ce que j’ai vu au Colorado ne peut se comparer à Estes-Park, et maintenant qu’il fait un temps magnifique, que le sommet des montagnes au-dessus des bois de pins est d’un blanc sans tache, le cœur ne peut rien désirer au delà, en fait de beauté et de grandeur. La pureté de cet air, celle de l’eau, et l’absolue sécheresse, donnent la santé ; mais il y a quelque chose de très-solennel et parfois de presque écrasant dans la solitude de l’hiver. Je n’ai rien ressenti de pareil, même alors que je vivais sur les pentes de Hualalai. Quand les hommes vont chasser je ne sais où, ou bien lorsque, la nuit, les tempêtes descendent du pic de Long, que l’air est rempli d’une neige piquante chassée par l’ouragan, et qu’il n’est guère probable que quelqu’un vienne ou que l’on puisse communiquer avec le reste du monde, les prodigieuses chaînes de montagnes qui s’étendent entre nous et les plaines prennent alors, dans mon imagination, les proportions de barrières infranchissables ; les rivières sans pont deviennent plus profondes, et je me demande si toute ma vie doit se passer ici, à laver, à balayer et à faire le pain. Aujourd’hui a été consacré au labeur manuel. Nous n’avons déjeuné qu’à neuf heures et demie ; puis les hommes sont sortis, et je ne me suis pas assise une seule fois avant deux heures. J’ai nettoyé le parloir et la cuisine, balayé un chemin à travers les ordures du couloir ; lavé la vaisselle, fait une fournée de petits pains et quatre livres de biscuits, écuré les pots et les casseroles, fait la lessive et donné à tout en général un certain lustre. Il y a, au fond d’une baratte, un reste de petit lait épais qui a bien six semaines ; je m’en sers pour faire lever ma påte. M. Kavan, qui fait du pain exquis, met de l’eau et de la farine à fermenter près du poêle, et cela réussit admirablement. J’ai fait aussi une investigation très-peu satisfaisante dans l’état de ma garde-robe. Je suis arrivée au Colorado il y a maintenant trois mois, avec un petit sac de nuit contenant du linge qui n’était pas neuf ; or, par suite de l’usage légitime que j’en ai fait, des ravages commis par les veaux, de la nécessité d’en déchirer une partie pour faire des torchons, il m’en reste juste ce qu’il faut pour changer une seule fois ! J’ai un mouchoir de poche unique, et une paire de bas tellement reprisés, qu’il reste à peine trace de la laine première. N’ayant pu me procurer d’argent à Denver, je suis presque sans souliers, et n’ai qu’une paire de pantoufles et des snow-boots. Comme vêtements ? — Eh bien, j’ai ma robe de soie noire à queue avec la polonaise pareille, et rien autre chose que mon vieux costume de cheval en flanelle, usé jusqu’à la corde et qui demande de si fréquents raccommodages, que, forcée quelquefois de « m’habiller » pour le souper, il me faut y mettre des pièces pendant la soirée. Vous allez rire, mais n’est-il pas singulier de pouvoir supporter ce vent âpre avec le mercure à zéro et au-dessous, vêtue exactement de la même manière que sous les tropiques ? Cela n’est possible qu’en raison de l’extrême sécheresse de l’air. Nous avons mieux partagé la besogne : M. Buchan en faisait trop, et c’était dur pour lui, qui est très-délicat. Vous vous demanderez comment trois personnes peuvent avoir tant à faire dans ce désert. Il y a les chevaux, que nous gardons dans le corral, à nourrir de gerbes d’avoine et à mener boire deux fois par jour ; les poules et les chiens à nourrir aussi ; la vache à traire ; il faut faire le pain, et conserver une connaissance générale de l’endroit où se trouvent les bêtes, en prévision d’une forte tempête de neige. Il faut aussi couper du bois, car nous n’avons pas de provision, et nous en brûlons beaucoup ; puis, en outre de la cuisine, du lavage et du raccommodage dont chacun s’occupe, les hommes sont obligés de chasser et de pêcher pour leur subsistance. Nous avons, en plus, deux vaches malades à soigner ; hier nous étions près de l’une d’elles lorsqu’elle mourut. Elle souffrait beaucoup, et nous regardait d’un air pathétique. Nous étions très-embarrassés de son corps. Les chevaux de chariot étaient à Denver, et lorsque nous avons essayé de faire entraîner la bête morte par les autres, ils n’ont fait que ruer et se dérober, si bien que nous nous y sommes pris de façon à la mettre en dehors du hangar. Suivant la prédiction de M. Kavan, une troupe de loups est descendue, et avant qu’il fit jour, il ne restait que des os. Ils étaient si près de la cabin, que leur bruit était fort gênant ; en regardant dehors, je pus les voir plusieurs fois ne formant qu’une masse, se battant et tombant les uns par-dessus les autres. Ils étaient beaucoup plus grands que le loup des prairies, mais je les crois aussi poltrons.

Ce matin, le ciel était couvert de nuages noirs ; une tempête s’annonçait, et environ 700 têtes de bétail et une quantité de chevaux arrivèrent par longues files des canyons et des vallées où ils maraudent, leur instinct leur apprenant à chercher un lieu ouvert et la protection de l’homme. Aujourd’hui, j’étais seule dans la cabin, quand M. Nugent, que nous croyions dans la Snowy Range, est entré très-pâle, l’œil hagard, et toussant beaucoup. Il m’a offert de me montrer le chemin qui conduit à l’un des plus beaux canyons, et je n’ai pu refuser d’y aller.

La source de la rivière Fall a été complétement changée par les travaux des castors. Leur habileté d’ingénieur est merveilleuse. À un endroit, ils ont fait un lac en barrant le cours d’eau ; à un autre, leurs travaux ont créé une île, et ils ont établi aussi plusieurs chutes. Naturellement, leurs magasins sont soigneusement cachés ; dans ce moment, ils sont presque remplis pour l’hiver. Nous avons vu des quantités de jeunes peupliers et de trembles dont les troncs étaient presque de la grosseur de mon bras, gisant là où ces industrieux animaux les avaient fait tomber, tout prêts à être mis en œuvre. Ils travaillent toujours la nuit et de concert ; avec leurs dents longues et pointues ils rongent les arbres pour les abattre, mais ils font tout leur travail de maçonnerie avec leur queue plate en forme de truelle. À l’état naturel, leur fourrure est très-solide, aussi fournie de longs poils noirs que celle de la zibeline, mais lorsqu’on la vend, tous ces poils en ont été arrachés. Le canyon était splendide, ah ! plus beau que tout autre ! mais cette promenade fut triste et morne. Le passé mort avait enseveli sa victime ; pas une allusion ne fut faite à la conversation précédente. Les manières de Jim étaient polies mais glaciales, et lorsque je le quittai pour rentrer, il me dit qu’il ne croyait guère être de retour de la Snowy Range avant mon départ. Je me demande s’il n’est point essentiellement comédien ; s’il ne posait pas, le jour précédent, au remords désespéré, pour en imposer à ma crédulité ou pour m’effrayer. Ou bien était-ce l’explosion spontanée et sincère d’un regret violent d’avoir rejeté la vie qu’il aurait pu mener ?… Je ne sais, mais je veux croire plutôt à sa sincérité. Tandis que je descendais avec précaution, les splendeurs du soleil couchant rougissaient le sommet des montagnes, et le Parc était noyé dans un violet sombre. C’était merveilleux, mais solennel et solitaire ! Je montais une grande jument bien dressée, qui avait perdu un fer et dont les trois autres ne tenaient plus ; elle tomba deux fois avec moi, et fut très-maladroite en traversant la Thompson, en partie gelée, en partie gué profond. Mais quand nous eûmes atteint un terrain herbeux relativement plat, je galopai pendant près de deux milles, à ma grande satisfaction. Les grandes enjambées balancées de ma bête étaient si faciles et si réjouissantes, après les petits mouvements de Birdie !


Vendredi.

Le jour est triste, tout à fait noir ; il gèle très-fort, avec un vent violent du nord-est. Ici, où le soleil brille presque toujours, son absence paraît très-pénible, et le paysage tout entier se montre sous son effrayant aspect de gris et de noir. Nous avons trois chevaux égarés, y compris Birdie, et n’avons rien pour les attirer, pas un animal pour aller à leur recherche. J’avais mis moi-même ma grande jument dans le corral, et Kavan y avait mis la sienne après moi, en assujettissant les barres, mais les loups ont fait un nouveau carnaval la nuit dernière, et nous pensons que les chevaux auront été touchés et se seront enfuis épouvantés ; autrement, ils n’auraient point sauté par-dessus la clôture. Les hommes ont perdu une journée entière à aller à leur recherche. Au retour, ils me dirent qu’ils avaient vu M. Nugent rentrant à sa cabin de l’autre côté, par le gué inférieur de la Thompson, et paraissant avoir un effroyable accès, de sorte qu’ils étaient bien aises qu’il ne fût pas venu près de nous. La soirée fut sublime dans son obscurité.

L’après-midi était avancée, lorsque, ayant attrapé un cheval qui flairait les gerbes d’avoine, j’ai fait un temps de galop superbe sur la route de Longmount avec les deux grands chiens de chasse. En revenant je voyais, sous l’aspect effrayant de la tempête qui s’approchait, ce Parc que j’avais contemplé la première fois dans la splendeur d’un coucher de soleil d’automne. Toute vie avait disparu ; les libellules ne volaient plus aux rayons du soleil ; les peupliers avaient perdu leurs dernières feuilles ambrées ; les traînes cramoisies des vignes sauvages étaient dépouillées ; la rivière elle-même, retenue dans des entraves de glace, avait interrompu son murmure ; seules, quelques tiges de fleurs flétries rappelaient la gloire éphémère et brillante de l’été. Le Parc ne m’avait jamais paru si complètement enfermé ; sa solitude était terrible, et le plus effrayant de ces pics d’un blanc mat se détachait en contours aigus sur un ciel noir et chargé de neige. Comment pouvez-vous attendre des lettres de moi d’un tel endroit, avec une vie si peu mouvementée ? Il est vraiment étrange que ni Evans ni Edwards ne reviennent. Les jeunes hommes sont mécontents, car on leur avait demandé de rester ici cinq jours ; or, voilà cinq semaines qu’ils y sont, et ils désirent aller camper pour leur chasse qui les fait vivre. Deux veaux sont en train de mourir, et nous ne savons que faire pour eux ; s’il vient une violente tempête de neige, nous ne pouvons ramener et nourrir 800 têtes de bétail.


Samedi
,

La neige a commencé à tomber de bonne heure ce matin, et comme il ne faisait pas de vent, nous avons eu le spectacle nouveau d’un monde d’une blancheur uniforme ; cela ne paraît pas encore bien grave. Peu à peu, nous nous couchons et nous levons plus tard ; ce matin, nous n’avons pas déjeuné avant dix heures. Nous en sommes arrivés à être si dégoûtés du lard salé, qu’hier nous nous sommes réjouis de l’avoir fini, quoique cela nous laisse sans viande, et on en a besoin dans ce climat. Vous pouvez vous imaginer ma surprise, en entrant dans la cuisine, de trouver un plat de venaison fumant sur la table. Nous avons mangé comme des gens affamés, et nous sommes régalés complétement. Juste avant mon arrivée, Buchan et Kavan avaient tué un daim qu’ils avaient l’intention de vendre à Denver, et dont le grand corps, avec ses andouillers branchus, était suspendu à l’extérieur du hangar. Souvent, tandis que j’essayais d’avaler un peu de lard salé, je regardais l’animal « tantalisant », mais il n’y fallait pas songer. Cependant, ce matin, les jeunes gens, sentant encore plus que moi les étreintes de la faim, et la perspective d’envoyer leur chasse à Denver devenant de moins en moins certaine, se décidèrent à découper un des flancs de la bête, si bien que tant qu’elle durera nous aurons un luxe de venaison. Nous croyons qu′ Edwards sera ici ce soir, mais s’il n’apporte pas de provisions, notre cas devient sérieux. La farine baisse, il n’y a de café que pour une semaine, et il ne me reste que trois pauvres onces de thé. Nous sommes convenus d’économiser en déjeunant très-tard, et en ne faisant que deux repas par jour au lieu de trois. Les jeunes gens sont allés à la chasse comme d’habitude ; moi, je suis sortie et ai trouvé Birdie ; avec elle, j’ai ramené quatre autres chevaux, mais la neige s’amassait tellement sous leurs sabots, que je suis sortie de nouveau à pied. J’ai traversé la rivière sur un pont de glace assez solide, et contemplé quelques vues nouvelles de cet endroit d’une grandeur si unique. Nos soirées sont très-agréables. Nous finissons de souper vers huit heures et faisons un feu énorme. Les hommes fument pendant que je vous écris, puis nous nous rapprochons du foyer, je prends mon éternel raccommodage, et nous causons ou lisons à haute voix. Mes deux compagnons sont très-intelligents ; M. Buchan a une instruction très-étendue et beaucoup de jugement. Naturellement, les circonstances dans lesquelles nous nous trouvons, la probabilité de la délivrance, la perspective d’être bloqués par la neige et la durée de nos provisions ; les veaux malades, l’humeur de Jim, les intentions possibles d’un homme dont nous avons découvert et suivi les pas pendant trois milles, sont des sujets qui reviennent souvent et dont quelques-uns peuvent être rebattus.