Voyage dans l’Inde/7

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CHAPITRE VII.


Voyage dans l’intérieur de la vallée. — Pampour. — Étang près Pampour. — Temple indien. — Bornes. — Ruines. — Inscriptions. — Bidjbiar. — Islamabad. — Ruines sur le plateau d’Islamabad. — Mautton. — Caves. — Vernag. — Pierre de feu et de neige. — Mines. — Serpents, ours, lions et tigres très-nombreux à Kachmir. — Description des premiers voyageurs. — Nouvelle de la mort de Randjit-Singh. — Femmes sikhes et Hindoues qui se brûlent avec leurs maris. — Voyage à l’ouest de la vallée, — Temples anciens. — Baramoula. — District de Kamradj. — Pic de Balarama. — Fabrique de châles. — Produits de Kachmir. — Richesse de la vallée. — Misère des habitants. — Intérêt d’un voyage pour l’archéologie et la littérature ancienne. — Politesse des Orientaux.

À deux lieues de la ville, en remontant le Djaloum, est Pampour. Avant d’y arriver on trouve un étang au milieu duquel est un temple. Pour avoir un plan de ce temple, je me servis d’une mauvaise barque qui enfonça. Les rameurs me prirent sur leur dos pour me ramener. Je me proposais de revenir et d’avoir une meilleure barque. Je ne pus en obtenir une. J’ai pris seulement le dessin du temple[1]. Le style en diffère de celui des temples des autres parties de l’Inde. Les toits sont très-inclinés, tandis que les toits des maisons de Kachmir sont presque plats. Cette inclinaison des toits est beaucoup plus rationnelle dans un pays on il tombe de la neige. Au bas de la montagne voisine du temple sont les ruines d’une ville considérable, et d’énormes lingas. Il n’y a plus de trace d’eau : il faut que quelque source se soit tarie ou ait été détournée de son cours.


Temple dans un étang à Pampoor (Cachemyre).

Auprès de l’étang gisent des colonnes, débris d’une mosquée depuis longtemps en ruines. Les musulmans ont régulièrement construit une mosquée à côté des temples hindous. Ces ruines sont infestées de serpents. Je les voyais de tous côtés se sauver et regagner leurs trous. À Pampour j’en vis un énorme sur un mur. Autour de lui voltigeaient des oiseaux en cercle, fascinés comme le papillon par la flamme. On le tua à coups de bâton, puis, en le tenant par la queue, et en lui imprimant un mouvement violent de rotation, on lui fit rendre deux petits oiseaux qu’il avait avalés.

De Pampour j’allai à Ventipoura. On passe au milieu d’étangs qui se comblent chaque année davantage. On rencontre plusieurs sources d’eau sulfureuse. Dans les champs sont plantées des bornes portant des figures. On en trouve plusieurs à côté les unes des autres, et en supposant qu’elles aient servi autrefois à borner les héritages, elles n’ont plus maintenant la même destination. Près Ventipoura sont les ruines d’une grande ville. Il n’y a pas non plus de source ni de trace d’eau. Je montai jusqu’à un endroit où étaient deux mûriers. Personne ne m’avait suivi. Deux gardes arrivèrent bientôt tout effarés. Un ours venait de quitter la place et avait laissé des traces encore fumantes. Au bas des ruines sont d’autres ruines de deux temples hindous ; l’un d’eux, encore assez bien conservé, est couvert de bas-reliefs tout à fait mutilés.

Deux mosquées ont été bâties à côté de ces temples. En se dirigeant au nord vers les montagnes on trouve à mi-côte, auprès d’une source ombragée d’un vieux platane, une inscription sanskrite. En escaladant la montagne qui est à pic, on trouve sur le revers une grande idole ; puis, en descendant un escalier, des caves où sont des figures d’hommes et de serpents. Cet endroit me fut indiqué par un très-vieux pandit. Aucune tradition ne s’en est conservée.

À Bidjbiar est une inscription de deux lignes sur une mosquée. Elle est en fort mauvais état : à peine si on peut reconnaître la forme de quelques lettres.

On trouve non loin de là un autre temple dans un étang auprès duquel sont des caves profondes taillées dans le roc. La porte en est fermée. C’est un faquir musulman qui l’ouvre. Je fis tomber avec une canne les chauves-souris qui en tapissaient les voûtes. Les soldats sikhs intercédèrent pour elles. S’il s’était agi de maltraiter un homme, ils n’auraient pas été si humains.

La ville la plus importante après Kachmir est Islamabad. Il s’y fabrique beaucoup de châles et surtout de tapis en patou, espèce de grosse étoile dont les habitants se font des habits. Les maisons de la ville sont construites en bois sur des fondations en pierres et en briques. Les toits sont couverts de terre, de plantes et de fleurs. Elle est arrosée par plusieurs sources, dont deux sont sulfureuses, et par le Djaloum, sur lequel est construit un pont en bois. La ville et les habitants sont horriblement sales.

Tout le pays de Kachmir à Islamabad est magnifique. Les plaines entrecoupées de bois, de monticules, et arrosées de sources vives, ravissent les yeux fatigués de la monotonie des hauts pays de l’Inde. On a raison de dire que Kachmir en est le paradis, et on conçoit tout l’enthousiasme des Orientaux pour cette belle vallée ; mais après tout elle n’est pas supérieure à une belle province de France.

À deux lieues d’Islamabad, sur un plateau élevé, sont de magnifiques ruines couvertes de bas-reliefs représentant un grand nombre de figures de tigres. Les montagnes environnantes leur font comme un cintre. À toutes les questions, les natifs répondent que ces monuments ont été bâtis par les Kourous et les Pandous. Ce sont les noms de deux familles anciennes citées dans les poëmes épiques sanskrits. J’examinai bien toutes les pierres l’une après l’autre ; elles ne portent pas d’inscription. Le monument est enfermé dans une cour carrée. Les portes de la cour sont elles-mêmes magnifiques et couvertes de bas-reliefs. Les murailles sont bâties en énormes pierres de taille. La salle centrale est très-petite, et ne paraît pas avoir jamais été destinée à admettre le public. Il en est de même de tous les temples de Kachmir. En outre, il y en a trois qui sont construits au milieu d’étangs, ce qui donnerait à penser qu’on préférait, ne pas laisser approcher la foule. Ces temples, selon la tradition, renfermaient des idoles.

En descendant au nord-est, on trouve Mautton. Il y a un étang sacré entouré d’habitations où restent des faquirs. On y garde le Granth. Les poissons de l’étang sont sacrés. C’est une œuvre méritoire de leur jeter quelque nourriture. Plus loin sont des caves creusées dans le roc, où l’on entre par des portes taillées en forme triangulaire. Il y a des lingas dans l’intérieur. D’autres caves où on ne pénètre plus sont, dit-on, fort étendues. Beaucoup de sources s’échappent de là, et vont se réunir au Djaloum, qui forme de suite une rivière navigable.

À Vernag sont les ruines d’un palais construit par Jehanguir. Il ne resté plus qu’un pavillon au milieu de bassins formés par une chute d’eau considérable. Au milieu des ruines est une figure de Ganeça. Je trouvai sur ma route une figure de la déesse Parvati.

Il y a de ce côté de la vallée beaucoup de petits étangs formés par des sources. Les Hindous et les musulmans les regardent comme sacrés, et ils en nourrissent les poissons, qu’ils disent être les enfants de Dieu. Je leur disais que nous l’étions tous. Mais je ne pus obtenir d’autre explication du culte particulier qu’ils rendent aux petits habitants de ces sources.

On cite comme une curiosité une pierre de feu et une pierre de neige. La pierre de feu est un gros bloc de silex, et la pierre de neige est dans une caverne obscure où l’on a de l’eau glacée jusqu’à la moitié des jambes, et où l’on ne voit rien du tout. En supposant que cette pierre de neige existe, ce peut être un glacier dont le sommet s’élève dans la caverne, où la température n’est pas assez élevée pour faire fondre la glace.

Dans ces montagnes il y a beaucoup d’asperges et d’excellentes fraises, deux luxes gastronomiques inconnus aux habitants.

Je visitai sur ma route deux mines de fer en exploitation, et des forges. Il faut entrer dans les mines en se couchant et en marchant sur les mains et sur les genoux. Il n’y a pas de constructions ni de galeries. Le pays est très-riche en mines ; aussitôt que les travaux s’étendent un peu loin, on les abandonne pour exploiter une autre mine.

Il y a du côté de ces montagnes des sites fort célèbres, entre autres un lieu de pèlerinage, où se rendent, en août, des milliers de faquirs. Il faut marcher plusieurs jours sur la neige. On me fit le récrit des dangers et des fatigues que je courrais. Comme j’insistai, on finit par me refuser la permission d’y aller. Sur toute ma route j’étais comme prisonnier, obligé de restreindre mes excursions aux endroits qu’on m’avait spécialement désignés. Je n’avais auprès de moi aucun homme du pays. Tous ceux qui avaient suivi les autres voyageurs, voyant qu’ils n’avaient rien à gagner, s’étaient excusés. Quand on n’a pas auprès de soi un natif respectlable, il est impossible d’obtenir des renseignements. Je ne pouvais pas même avoir le nom des villages. Au contraire, mes moindres paroles et mes moindres actions étaient épiées et rapportées au gouverneur, qui envoyait des bulletins à Lahore. Comme tous les faiseurs de bulletins, il mentait pour les rendre intéressants. J’eus occasion de le vérifier par quelques-uns qui vinrent à ma connaissance.

Je revins à Kachmir en longeant les montagnes au nord. La nuit, les ours et les lions descendent dans les plaines. Il faut allumer des feux autour des tentes et des chevaux pour les éloigner. Un jour nous trouvâmes à cinquante pas de la tente une génisse qui avait été tuée par un tigre.

C’est avec intention que j’ai beaucoup parlé de serpents et de bêtes féroces, parce que les premiers voyageurs, sans doute pour ne pas gâter par de tristes images les descriptions de la romantique vallée, ont dit qu’il n’y en avait pas. Les serpents sont au contraire très-nombreux et très-dangereux. Shah-Çaheb, l’ami des Européens, me dit que leur morsure occasionnait la mort au bout de quelques heures. Il me demanda si je connaissais quelque remède contre leur venin. Les lions, les tigres et les ours, viennent jusque dans les villages attaquer les troupeaux. Une autre plaie de Kachmir est la vermine, qu’entretient la malpropreté des habitants. Elle grouille partout. Il y a surtout près des montagnes une espèce de petite mouche qui attaque par milliers les hommes et les chevaux, et qui ne laisse aucun repos. Les moindres ruisseaux abondent en sangsues, dont une espèce passe pour être venimeuse. On y est également incommodé par le moustique indien, dont le bourdonnement est aussi insupportable que la piqûre. Il y a dans les champs et sur les arbres beaucoup d’espèces de lézards venimeux. Le pays est très-malsain. Dans les bas-fonds on est exposé à des fièvres continuelles. Ni moi ni aucun des hommes qui m’accompagnaient n’y échappâmes. On est aussi très-exposé aux ophthalmies, causées par l’abondance des eaux marécageuses. Je fus complètement aveugle pendant quinze jours. Ce n’est pas tout à fait, comme on le voit, le paradis terrestre de Bernier, où ne coulent que des ruisseaux de lait et de miel. Mais Bernier avait longtemps séjourné à Delhi, dans un pays sec et brûlant, et rien n’est enchanteur comme l’aspect général de la vallée de Kachmir, de ses hautes montagnes couvertes de neige, de ses monticules boisés, et de ses campagnes arrosées de ruisseaux limpides, couvertes d’une riche verdure et des plus belles fleurs.

J’appris à mon retour à Kachmir la mort de Randjit-Singh. Une dizaine de femmes s’étalent brûlées avec lui. Les femmes sikhes ont adopté cette coutume hindoue, effet d’une ferveur religieuse qui s’éteint chaque jour. La preuve en est que les Anglais ont réussi à l’abolir dans tous les pays qui leur sont soumis. D’après les lois hindoues, la femme qui se remarie est déshonorée ; il lui faut terminer ses jours dans l’exil et l’abandon. La perspective d’une pareille existence, la certitude d’obtenir de suite le bonheur dans l’autre vie, quelquefois le premier regret de la perte d’une personne aimée, ont dû naturellement engager les femmes à se jeter dans le bûcher funéraire avec leur mari. Elles s’y jettent revêtues de leurs plus beaux habits, et couvertes de leurs bijoux, qui sont le partage des prêtres. On comprend l’intérêt que ces derniers ont à encourager de pareils sacrifices. À la mort de No-Néhal-Singh, petit-fils de Randjit-Singh, les Anglais arrivèrent assez à temps pour arracher au bûcher une des victimes.

Après quelques jours de prison dans la ville, je repartis pour visiter l’ouest de la vallée. Il y a de ce côté plusieurs temples hindous plus ou moins bien conservés. Ils sont toujours dans le même style d’architecture que celui de Pampour. Il y en a un dans un îlot au milieu d’un grand lac. Tout autour sont des amas de pierres qui forment une espèce de chaussée. Une tradition dit que sur cet emplacement était autrefois une grande ville. Ce lac a plusieurs lieues de circonférence. On y est exposé à des tempêtes. Sur ses bords, du côté du nord, est une montagne qui rend de temps en temps un son semblable à celui du canon. Les habitants disent qu’on entend cette détonation souterraine quand le pays doit changer de maître. On l’entendit quelques jours avant la mort de Randjit-Singh, et une seconde fois encore pendant que les Anglais triomphaient dans l’Afghanistan, et qu’on parlait de leurs projets de s’emparer du Pendjab. La mort de Gorak-Singh, fils et successeur de Randjit-Singh, arriva quelque tempss après. La rencontre était singulière. L’eau de ce lac est très-belle ; elle n’a pas l’odeur de bourbe du lac de la ville de Kachmir. Toute la surface est couverte de singuerah, espèce de noix d’eau qui sert de nourriture aux habitants pauvres. Le revenu pour le trésor est d’un lac de roupies (250, 000 fr.).

Il y a deux autres temples très-proches l’un de l’autre à Pautton, et un à Foutighour dans un fort, ou plutôt qui sert lui-même de fort.

Enfin, on en trouve un dernier après Baramoula, sur les bords du Djaloum, dans une vallée très-étroite. Il est adossé à une montagne à pic, hérissée de rochers du milieu desquels s’élève une forêt de sapins. Il ne porte aucune trace de figure, et c’est probablement à cette circonstance qu’il doit d’avoir été respecté par les musulmans. Maintenant des arbustes et des arbrisseaux le couvrent de leurs rameaux. Un vieux pandit me dit que dans les montagnes voisines il avait eu autrefois connaissance d’un temple et d’inscriptions, mais que depuis longtemps on n’y allait plus, et qu’il ne saurait en retrouver la route. Il m’indiqua vaguement deux inscriptions qui étaient dans le voisinage. Je les trouvai au milieu d’un champ de riz après de très-longues recherches. Ces deux inscriptions sont auprès de sept petites sources. L’endroit s’appelle Sath Richi. Près Foutighour il y a beaucoup de bornes portant des figures. Tout le district est entrecoupé de montagnes boisées, et forme de petites vallées dans la vallée. On y trouve des ruines de villes très-grandes, et des figures des divinités indiennes, surtout de la déesse de la guerre. Une pierre colossale représente Tshatour Mougha.

À Baramoula, le Djaloum s’échappe par une gor’ge très-étroite. Il roule avec fracas sur des rochers énormes dont il entraîne des débris dans son cours. Il y a aux environs, dans le creux des montagnes, de vastes amas de sables.

Entre Kachmir et Baramoula est Saupour, où est un fort bâti à l’extrémité d’un pont en bois. La sentinelle du fort m’arrêta par ordre du commandant. Cette insulte inutile me parut de très-mauvais augure, mais j’eus bientôt au contraire un sujet de me réjouir. C’était une lettre très-aimable du gouverneur, qui m envoyait un perwanah pour visiter le district de Kamradj, ou plutôt un site fort célébré de ce district où Rama vint se reposer après la conquête de Lanka (Ceylan). Je devais cette faveur à M. le général Ventura, qui, daignant enfin se souvenir de moi, avait écrit au gouverneur. Il ne lui aurait pas coûté beaucoup d’écrire plus tôt et plus souvent.

Le district de Kamradj est très-boisé et arrosé d’une rivière qui porte le même nom. On se perd dans un labyrinthe de monticumles et de petites vallées. On change à chaque instant de température. Dans une même marche je reçus la pluie chaude, puis de la neige fondue. Je campai en août sur la terre couverte de neige. À quelque distance de là il croissait du riz et on récoltait le raisin mûr. Je devais rencontrer dans une de mes marches un pendu sur la route, mais les ours l’avaient décroché, et m’épargnèrent ce désagréable spectacle. Il ne restait que la potence, qui était suspendue à un arbre. J’arrivai après cinq jours au lieu du pèlerinage. Au bas d’une montagne sont quelques grosses pierres de taille dont l’arrangement laisse voir qu’elles formaient un édifice régulier. C’est la demeure de Rama. À côté est la demeure des serpents, construite avec des pierres brutes. Un peu plus haut, auprès d’un bassin formé par une source, est une place vide qu’on dit avoir été la demeure de Sita et de Lakshmana. Ces ruines sont ombragées de marroniers et de sapins. Un oiseau d’un brillant plumage vint voltiger devant moi, comme pour me remettre en mémoire l’histoire des malheurs de Sita[2]. En remontant un peu à droite, dans la forêt, on trouve auprès d’une source l’habitation d’Hanouman. La terre est nue. On y trouve seulement une figure de ce singe célèbre.

L’habitation de Balarama est sur la cime d’une montagne élevée que l’on monte par une voûte escarpée. À une certaine hauteur, la monltgne est tout à fait à pic. J’y grimpai en m’accrochant aux buissons. Cette habitation est tout simplement un rocher qu’on dit avoir été d’or autrefois. Ce misérable rocher ne valait pas la peine que je m’étais donnée, mais je fus récompensé par la vue du magnifique tableau qui s’offrit à mes yeux. De là on voit d’un côté toute la vallée de Kachmir, et de l’autre côté des montagnes qui s’étendent au loin, bordées par la cime neigeuse de l’Himalaya. Tout près de là sont les sources du Krishna Ganga.

Ces pays ont été longtemps à se soumettre à Randjit-Singh. Ils ne songeaient pas à se révolter après sa mort. J’admirais ces sveltes montagnards qui sautaient de rocher en rocher avec leurs longs habits. Dans les passages difficiles ils m’enlevaient avec eux.

Ce fut là le terme de mes excursions dans la vallée. Je n’en avais pas seulement vu la moitié.

Les obstacles continuels à mes excursions m’empêchèrent de lever une carte de Kachmir. Pendant quatre mois entiers que j’y suis resté, j’en aurais eu le temps. Peut-être le dessein avoué de le faire a-t-il été la cause des obstacles que j’ai rencontrés. Le gouverneur de Kachmir est aussi intéressé que le gouvernement de Lahore à entraver toute exploration qui ferait connaître les ressources du pays, parce qu’il peut craindre d’être obligé de payer un tribut plus fort. Chaque chef de district en particulier a le même intérêt par rapport au gouverneur. Je ne pus obtenir aucun renseignement sur l’industrie. On fabrique à Kachmir le plus beau papier de toute l’Inde, un fort joli papier glacé. Je ne fus pas admis à visiter cette fabrique. Je visitai seulement des ateliers de châles. Les meilleurs ouvriers en châles gagnent deux ou trois anas par jour, environ six sous, qui leur sont donnés en nature. Ils sont à la disposition du gouverneur. Les admirables dessins de châles sont faits d’imagination. Je vis le plus célèbre artiste, Mahmoud Djo, en composer devant moi. Il laissait simplement courir son crayon. Aucune fleur, aucune plante à Kachmir n’a d’analogie avec ces dessins. D’ailleurs l’incapacité où ils sont de représenter un objet naturel quelconque exclut toute idée de représentation réelle. Dans les châles fabriqués pour les natifs, ils dessinent des arbres, des oiseaux et des animaux. Tout y est grossier et méconnaissable. Auprès de ces dessins les tapisseries des vieux châteaux sont des chefs-d’œuvre. Mais ils ont un talent extraordinaire pour varier les dessins de lignes. Le travail de leurs boiseries est d’une délicatesse infinie. Les renseignements qui me furent donnés sur le commerce des châles étaient contradictoires, et je ne pus y ajouter aucune confiance. En général, il faut se défier de tous les renseignements donnés par les Kachmiriens, qui sont les plus grands menteurs du monde. Ils soutiennent effrontément un fait dont on peut vérifier la fausseté à leurs yeux mêmes. La plus belle paire de châles longs se paye à Kachmir 3, 000 fr. Il faut ensuite payer les droits de sortie de Kachmir et beaucoup d’autres encore pour les faire arriver en Europe. Évidemment les commerçants ne les payent pas si cher. On trouve à l’entrepôt d’Amritsir de bien plus beaux châles qu’à Kachmir même.

La terre de Kachmir est très-fertile. On voit dans des éboulements une profondeur de cinquante à soixante pieds de terre noire végétale. On fait deux récoltes chaque année, l’une de blé en juin, et la seconde de riz en octobre. Cette dernière récolte manque quelquefois, à cause des froids hâtifs. Chaque champ cultivé est arrosé d’une source. Les terres, même les plus fertiles, qui ne sont pas arrosées, sont incultes. Il y pousse tous les arbres fruitiers de l’Europe, excepté l’olivier[3]. Le raisin est très-bon, surtout une espèce sans pépins. On fabrique du vin. Celui que le gouverneur m’envoyait, et dont j’ai bu dans une autre petite cour indienne, a un goût de vin antiscorbutique. Il est très-spiritueux. Les sikhs l’aiment beaucoup. Le gouverneur était quelquefois ivre plusieurs jours de suite. Le raisin et la noix dont on fait l’huile sont monopolisés par le gouverneur. Il fallait lui écrire pour en avoir. On trouve beaucoup de peupliers, de trembles, de saules et quelques ormes. Le platane cheunar y atteint une grosseur extraordinaire. Il n’y a pas de chênes ni de hêtres. Ce serait un cadeau à faire à ce pays : Shah-Çaheb y avait introduit la culture de la pomme de terre dans ses jardins, mais elle n’est pas du goût des natifs. Le chanvre et l’avoine sont considérés comme plantes sauvages. Le lin n’est cultivé que pour sa graine, dont on fait de l’huile.

Kachmir est le paradis de l’Inde, mais ne l’est pas pour les malheureux qui l’habitent. Rien ne peut exprimer la misère et l’oppression qui pèsent sur le laboureur et l’artisan. Aussi y voit-on beaucoup de mendiants. Ils sont plus sûrs de gagner leur vie à mendier qu’à travailler. Le pays était dans ce moment dépeuplé à cause d’une famine affreuse causée par les déprédations de Shere-Singh, le roi actuel de Lahore. Un grand nombre avaient émigré à Loudiana. À l’époque où j’étais à Kachmir, il était défendu sous des peines trés-sévères de quitter le pays. La vallée est trés-marécageuse, et dans les plaines on est exposé à des fièvres et à des ophthalmies continuelles. Les habitants sont sujets an goître.

Une certaine classe d’hommes a le type de la figure juive, type très-distingué, mais que chez beaucoup l’air bête rend peu agréable. Une autre race a la figure courte et l’air vif et spirituel. On voit quelques yeux bleus et des cheveux blonds. Il est singulier de retrouver dans ce pays les types de cagots et de crétins des Pyrénées.

Kachmir est très-intéressant, à explorer dans l’intérêt des sciences naturelles, et n’offre pas moins d’importance pour les études littéraires et archéologiques. Il y a partout des monuments anciens, des ruines, des débris d’antiquité hindoue et des lieux de pèlerinage. On trouve des inscriptions et des médailles, et on trouverait, sans aucun doute, des inscriptions sur planches de cuivre. J’en demandai aux habitants ; à leur air de surprise et d’embarras, il était facile de voir qu’ils en possédaient. Ils répondaient qu’ils en avaient eu autrefois, mais que les Patans les avaient prises et jetées dans le Djaloum. Je ne fus pas assez heureux pour vaincre leurs scrupules. On ne trouverait probablement pas de médailles précieuses d’or et d argent en s’adressant directement à eux. Ils craindraient trop d’être inquiétés par le gouvernement, qui leur supposerait des richesses de ce genre ; mais il y a des natifs qui savent maintenant que les Européens s’intéressent à ces médailles, à ces pierres, à ces inscriptions, et sans doute ils chercheront à s’en procurer pour être agréables à un voyageur[4].

Enfin il reste toute la carte de Kachmir à faire, service utile non-seulement à la géographie, mais encore à l’histoire de l’Inde, dont elle pourrait servir à éclaircir quelques points douteux.

La langue des Kachmiriens est presque sanskrite. Avec le sanskrit, je comprenais les mots isolés. Ils ont beaucoup de livres, sans doute des traductions de livres sanskrits ; mais pour avoir un pandit qui enseigne la langue, pour obtenir des livres et en général pour payer les moindres services, il faut énormément d’argent. Il faut aussi avoir divers objets à offrir en cadeau. L’usage est de s’aborder en se faisant des présents. J’étais absolument dénué de tout, je n’osais demander à personne le moindre service. Le gouvernement de Lahore avait complétement défrayé Jacquemont et les voyageurs qui vinrent après lui. Je reçus moi-même beaucoup de secours, sans quoi je n’aurais pu vivre à Kachmir. Je le répète encore, m’étant malheureusement confié aux récits des voyageurs, aux paroles de l’un d’eux qui revenait du pays, et aux pompeuses promesses d’une personne fort honorable qui l’habitait, j’avais négligé de prendre les précautions nécessaires pour exécuter le voyage.

J’ajouterai que dans tous ces pays on ne court aucun danger. Une fois accueilli par le gouvernement, on est parfaitement gardé et traité très-honorablement. Les Orientaux sont très-polis et très-affables. On a prétendu que la politesse et la douceur de mœurs venait de l’influence des femmes dans la société, et que les peuples les plus polis étaient ceux chez lesquels cette influence est plus grande. En Orient les femmes ne paraissent pas en public, elles n’ont aucun pouvoir, et pourtant rien ne peut exprimer la grâce de manières et l’exquise politesse des Orientaux de la haute société. Toujours beaucoup de prévenances, un grand soin d’écouter et de répondre par des paroles agréables. Jamais d’emportements ni de brusqueries. Il faut seulement se défier de leurs belles paroles et de leurs promesses, et aussi de celles des personnes qui ont longtemps vécu parmi eux. J’en ai fait l’expérience.

  1. Voyez la figure ci-contre.
  2. Sita, femme de Rama, avait été laissée par lui sous la garde de Lakshmana. Elle s’éprit d’un charmant oiseau qui vint se poser devant elle. Elle pria Lakshmana de courir après cet oiseau, et de tâcher de le lui rapporter. Lakshmana partit après lui avoir inutilement remontré l’imprudence de cette démarche. Avant de partir, il traça un cercle magique, disant à Sita que, tant qu’elle ne sortirait pas de ce cercle, il ne lui arriverait aucun malheur. Un mauvais génie, qui avait pris la forme de l’oiseau, revint bientôt, sous la figure d’un vieillard, se présenter devant Sita et implora son secours. Sita, touchée de compassion, sortit de l’enceinte qui lui avait été tracée, et fut enlevée par le mauvais génie.
  3. M. Vigne y a vu des oliviers sauvages.
  4. Le plus aimable habitant de Kachmir était Shah-Çaheb, dont on ne peut assez vanter le dévouement pour les Européens. Shah-Çaheb mourut, peu après mon départ, dans un voyage qu’il fut obligé de faire à Lahore pour rendre compte de sa conduite auprès du gouvernement, dont il avait excité la défiance. Il avait auprès de lui plusieurs personnes qui probablement continueront leurs bons offices aux Européens.