Voyage dans le royaume d’Ava/03
VOYAGE DANS LE ROYAUME D’AVA
Le 26 septembre, plusieurs d’entre nous allèrent voir dompter des éléphants, spectacle dont les Birmans sont aussi passionnément épris que les Espagnols le sont d’un combat de taureaux.
On a construit dans ce but une arène à l’orient de la ville, sur les bords d’un des lacs. Tout auprès s’élève, à l’usage du roi, un pavillon en bois ordinairement appelé le palais de l’Éléphant.
C’est là une des institutions fondamentales de Birmanie, et on en trouve des descriptions dans les livres des plus anciens voyageurs.
L’arène consiste en un enclos d’environ cent yards de diamètre et entouré d’un mur très-épais de vingt-cinq pieds de haut. À une vingtaine de pieds en dedans de cette première enceinte s’en trouve une seconde, formée de poutres massives, mais espacées de façon à permettre à un homme d’en traverser aisément les intervalles. Au centre de l’enclos s’élève un petit réduit, palissadé de même, destiné aux spectateurs. Le mur extérieur est percé de deux portes ; leurs battants sont composés de deux lourdes pièces de charpente verticalement ajustées sur pivot et s’emboîtant, une fois fermées, dans une rainure creusée dans le seuil. Des battants de même nature sont disposés de distance en distance le long des faces parallèles du mur d’enceinte et de la palissade, de manière à former, à un moment donné, du couloir qui se trouve entre deux de ces portes, une cage de vingt pieds de long qui se ferme avec rapidité. Un escalier conduit au haut du mur, qui paraît être la place favorite des spectateurs de tout rang ; c’est là que des places avaient été préparées pour les personnes de l’ambassade.
Une fois arrivés, nous vîmes un groupe d’environ deux douzaines d’éléphants femelles, les unes montées par leurs cornacs, les autres libres, réunies en une masse compacte dans la plaine, à quatre cents mètres environ de l’enclos, et gardant avec soin au centre de leur troupe deux éléphants mâles sauvages qu’elles avaient attirés. Ces femelles paraissaient fort bien comprendre leur rôle, et poussaient graduellement leurs victimes du côté de l’arène. Quand elles furent arrivées à l’entrée, une femelle avec son mahout (cornac) passa dans l’intérieur de l’enclos, suivie peu après par le plus grand des deux mâles. On ferma l’entrée et on dirigea le reste de la troupe vers une autre porte. Le nouveau captif était adulte, mais paraissait maigre et faible, suite naturelle d’une abstinence forcée. Il courut autour des palissades pour y chercher une issue ; puis paraissant reconnaître le passage qui s’était fermé derrière lui, il s’élança de toutes ses forces contre ses poutres qui servaient de portes et, en s’agenouillant, il s’efforça de les arracher de leurs gonds. Les coups et les cris des gens qui se tenaient derrière la palissade, aussi bien que les aiguillons dont le perçaient ceux qui s’introduisaient entre les poutres, lui firent lâcher prise. Se retournant pour leur donner la chasse, il se précipitait la tête la première contre les poteaux dont les intervalles permettaient à ses persécuteurs de s’esquiver, et, de son choc puissant, ébranlait toute la construction, à la grande joie des spectateurs, mais non sans dommage pour lui-même. Après qu’on eut ainsi longtemps harcelé la pauvre bête pour abattre ses forces et son courage, et dès qu’il eut trahi son épuisement, un des principaux mahouts l’excita à le poursuivre et l’entraîna dans le couloir que formait le passage d’entrée. Les portes se fermèrent aussitôt, l’homme s’échappa au travers des poteaux et l’éléphant se trouva dans une cage qui ne lui permettait pas de se retourner. Alors on commença à lui attacher les jambes de derrière et à lui mettre des liens autour du cou. Afin de l’empêcher de s’en débarrasser, on lui jeta autour de l’oreille un nœud coulant, fait d’une corde de cuir, et dont l’extrémité retombait du côté opposé du cou. Toutes les fois qu’il essayait de saisir le collier avec sa trompe, le premier obstacle qu’il rencontrait était cette corde ; en tirant dessus il se blessait, et son attention distraite permettait aux mahouts de continuer à le charger d’entraves. Pendant cette opération, le malheureux éléphant se ruait avec une vaine fureur sur les poteaux qui l’entouraient, les déchirant et les faisant voler en éclats avec ses défenses, labourant la terre et rugissant avec rage.
On lui ajustait un second collier et on le fixait fort et ferme, tandis qu’il était couché, haletant de fatigue : tout à coup il se redressa sur son train de derrière et retomba sur le flanc… Il était mort !
On employa une autre méthode pour réduire le second éléphant, animal de moindre taille. À un signal donné, il fut abandonné par les femelles qui l’entouraient, et neuf ou dix mâles lui donnèrent la chasse, montés par des mahouts armés de lazzos en cuir. On parvint à lui en lier un à une de ses jambes de derrière, et on en fixa solidement les extrémités à un pieu fiché en terre. Il fut ainsi réduit au parcours d’un cercle d’environ quarante yards (trente mètres) de rayon. Les vieux éléphants commencèrent à l’assaillir, le chargeant à coups de trompe, le poussant et se le renvoyant jusqu’à ce que la fatigue commençât à le gagner. Deux éléphants l’entourèrent alors, leurs mahouts lui ajustèrent des liens autour du cou et le menèrent sous un abri où il fut attaché à des piquets pour y rester jusqu’à ce que le régime de la ration congrue lui fît comprendre la nécessité de l’obéissance.
Quelques jours plus tard, on nous amena, à la résidence, deux éléphants danseurs qui nous divertirent grandement. Un d’eux, jeune sujet de six pieds de haut, n’avait qu’une instruction incomplète ; son art consistait à lever successivement ses jambes, au commandement de son mahout, et à marcher sur ses genoux, ou pour mieux dire sur les paturons de ses jambes de devant. À l’ordre qu’on lui donna de marcher comme les dames d’honneur du palais, il s’avança vers nous avec ses seules jambes de devant, traînant derrière lui celles de derrière.
Le plus âgé, un vieux mâle, était plus versé dans son art. Son mahout lui hurlait à l’oreille des ordres auxquels l’éléphant répondait par un grognement d’assentiment d’un effet assez comique. Son pas le plus brillant consistait à lever une patte et à lui faire décrire un cercle avant de la remettre à terre. Les efforts des mahouts n’étaient pas ce qu’il y avait de moins divertissant ; leurs danses, leurs cris, leurs encouragements, leurs applaudissements contrastaient plaisamment avec la maladresse de leur élève. À la fin il commença à remuer alternativement ses quatre pattes et à les jeter tantôt à droite, tantôt à gauche ; la gravité de sa tête et de ses yeux, l’étrangeté de ses lourds mouvements complétaient le spectacle, qui eut un grand succès de rire parmi tous les assistants, Anglais, Bengalais et Birmans.
Pendant que le major Phayre, avec une patience ultra-diplomatique, et dans le désir d’atteindre enfin le but réel de sa mission, la conclusion d’un traité d’alliance et de commerce, se pliait complaisamment aux excentricités de la cuisine des Woongyis, et, ce qui était bien autrement méritoire, aux incessants examens métaphysico-religieux que lui faisait subir le roi, j’exécutai plusieurs excursions autour de la capitale, en compagnie de notre géologue, le docteur Oldman, que les Birmans qualifiaient du titre pompeux de professeur des roches. La première, dirigée au nord, nous conduisit successivement à Mengoun, sur la rive droite du fleuve, à Madeya, localité importante de la rive gauche, aux carrières de marbre blanc de Tsengo-myo, puis aux cavernes ou grottes de Malé, et enfin à la ville de Tsampenago, chef-lieu d’un canton fertile, borné à l’orient par la belle rangée de collines qui sépare l’Irawady du district des mines de rubis. De là nous redescendîmes le grand fleuve jusqu’au confluent du Myit-Nge, et pûmes contempler encore une fois, du haut d’un pic que nous évaluâmes à environ dix-sept cents pieds, le magnifique panorama qu’arrose cette petite et sinueuse rivière à son débouché dans les vastes plaines où dorment, au milieu de la plus épaisse verdure, Sagaïn et Ava, les vieilles capitales abandonnées.
Cette exploration permit au docteur de dresser une carte géologique de toute la section du bassin de l’Irawady comprise entre les 22e et 23e parallèles, et de recueillir, sur ces contrées, étudiées scientifiquement pour la première fois, des observations auxquelles mes lecteurs me sauront gré, à coup sûr, de faire quelques emprunts.
Mengoun, qui fut notre première étape, à seize kilomètres d’Amarapoura, porte dans le pays le surnom caractéristique de folie du roi Mentaragyi. Cet aïeul du roi actuel employa les trois derniers quarts d’un règne de quarante ans, les sueurs et les bras non rétribués de milliers de ses sujets, et des sommes incalculables, à entasser les unes sur les autres, jusqu’à une hauteur de cinq cents pieds, des masses énormes de briques et de mortiers : Pélion sur Ossa ! On prétend qu’une prédiction avait lié la fin de sa vie avec celle de son œuvre architecturale ; mais il laissa celle-ci inachevée, et vingt ans après lui, le terrible tremblement de terre de 1839 fit de son temple de Mengoun la montagne de débris que la photographie nous a permis de reproduire fidèlement.
Vis-à-vis de ce témoignage du néant de l’homme et de ses œuvres, une pagode en miniature, proprette et sans félure, bien plus ancienne que le géant écroulé, rappelle involontairement l’apologue du chêne et du roseau.
« La formation géologique du pays arrosé par l’Irawady est assez simple. Depuis le delta de la rivière, jusque dans le voisinage de la vieille capitale d’Ava, le cours de la rivière ne présente que des roches de formation tertiaire. Tantôt l’Irawady s’écoule dans des gorges formées par ces roches, comme au-dessus de Prome ; tantôt le courant traverse des plaines étendues qui semblent desséchées comme des lits d’anciens lacs. La direction générale de ces roches suit le cours de ce fleuve, bien qu’en certains endroits leurs strates aient fait obstacle au courant, qui a dû percer des couches assez épaisses d’argile bleuâtre, entre des grès durs, et se faire un lit encaissé, comme on le voit au-dessus de Prome.
« Si tel est le caractère général du sol, il faut remarquer pourtant que les couches sont souvent disloquées, contournées et brisées.
« Appuyée sur les crêtes de ces couches bouleversées se trouve une série de strates de grès et de conglomérats, moins consolidées que les précédentes, mais aussi moins contournées. Souvent sablonneuses, quelquefois calcaires, ces strates sont chargées de fer introduit par voie de filtration. On y rencontre aussi d’innombrables ossements fossiles de mastodontes, d’éléphants, de rhinocéros, de tapirs, à cerfs, et de tortues.
« On peut fixer l’âge géologique des terrains les plus anciens à l’époque éocène. Les terrains modernes, par leur analogie et l’identité de leurs fossiles, paraissent devoir se rapporter à l’époque miocène.
« Près de la capitale, on rencontre des chaînes de roches métamorphiques et cristallines dans une direction nord et sud, et formant une série de collines distinctes. Il est à présumer qu’elles sont antérieures à la formation des couches tertiaires qui les entourent. Après s’être déposées, ces couches ont été bouleversées par des éruptions volcaniques qui, ayant brisé les roches anciennes, les ont sillonnées, par intervalles, de longues dykes, et ailleurs les ont recouvertes de leurs matières en fusion. Rien n’indique que ces formations trappéennes soient antérieures aux couches que l’on peut attribuer à l’époque miocène. Elles doivent sans doute leur origine aux mêmes forces souterraines qui, de nos jours, couvent et grondent encore sous le sol birman, qu’elles ébranlent de fois à autres, et qui en 1839 notamment, secouèrent, comme des gerbes de blé mûr, les gigantesques pagodes de Pagán et de Mengoun. Le même laboratoire incandescent d’où jaillirent, dans les anciens âges, les étincelants rubis du district de Momeit et les pépites d’or que roulent tous les cours d’eau de la Birmanie, entretient ces vastes réservoirs d’huile minérale qui font aujourd’hui la principale richesse du bassin de l’Irawady et ces volcans de vase bouillante qui chaque jour hérissent de cônes nouveaux la plaine de Membo.
« En redescendant le fleuve, je fus témoin d’un incident qui m’étonna, je le confesse, plus que tout ce que j’avais pu voir encore dans cet étrange pays.
« Arrivé à la proximité d’une petite île qui partageait le cours du fleuve, le pilote se mit à pousser de toutes ses forces le cri tet ! tet ! tet ! tet ! et comme je lui en demandai la signification, il me répondit tranquillement qu’il appelait les poissons. Effectivement je ne tardai pas à voir bouillonner l’eau sur les deux côtés du bateau, puis surgir à la surface une masse serrée de gros poissons au nez blanc, ressemblant, par la forme de la tête du moins, au chien de mer, et dont plusieurs atteignaient trois et quatre pieds de longueur. J’en comptai plus de quarante autour du bateau, dressant presque verticalement hors de leur élément une moitié au moins de leur corps, et tenant leur bouche aussi ouverte que possible. Les gens du bateau, prélevant des poignées de riz dans les plats préparés pour leur propre dîner, s’empressèrent de les présenter à ces hôtes singuliers, et chaque poisson, dès qu’il avait reçu sa portion, plongeait pour l’avaler, puis se hâtait de reparaître le long du bord. Les bateliers continuaient leur incessant tet ! tet ! tet ! et se penchant par-dessus le plat-bord, caressaient de la main le dos de ces heureux poissons, absolument comme on fait à des chiens favoris. Cette scène se prolongea pendant une bonne demi-heure de navigation, et le seul effet produit par le contact des mains des bateliers sur leurs aquatiques convives, me parut être une surexcitation d’appétit et de familiarité. On me dit que, durant le mois de mars, il y a dans ces parages une grande fête et un grand concours de gens. Chacun s’efforce alors de capturer un poisson, non pour en faire une friture ou une matelote, mais pour lui rendre la liberté dès qu’on lui a décoré le dos d’une couche bien appliquée de feuilles d’or, ni plus ni moins que si c’était une idole. En effet, je remarquai sur plusieurs poissons des traces de dorure. Jamais spectacle ne m’a autant amusé et intéressé que celui-là. J’aurais bien désiré enrichir ma collection ichtyologique d’au moins un spécimen de ces hôtes privilégiés du fleuve. Mais au premier mot hasardé à ce sujet, tous les assistants, saisis d’horreur, crièrent au sacrilége, et je crus prudent de me tenir coi et muet sur ce point.
…Le lendemain, comme je revenais de visiter un gisement de houille peu éloigné du fleuve, j’aperçus en travers du sentier un grand serpent de l’espèce des hamadryades (genre naja). Un homme de ma suite, porteur d’un fusil à deux coups, se disposait à faire feu sur la bête, quand tous ses camarades l’arrêtèrent par un concert de gestes et de cris. Le serpent, mis en éveil par le bruit, leva la tête, nous regarda un instant, puis s’évada sain et sauf. Je demandai avec assez d’impatience au chasseur pourquoi il n’avait pas tiré sur ce reptile ; la réponse me frappa, comme venant à l’appui d’un fait avancé par le naturaliste Mason dans son livre sur Tenasserim[3] ; fait que j’avais jusque-là révoqué en doute. Mes gens affirmèrent que si le serpent avait été blessé, il nous aurait fait face et nous aurait poursuivis ; qu’il valait donc mieux l’avoir laissé aller paisiblement. L’animal avait bien trois mètres de longueur.
Ma seconde excursion fut dirigée au sud-est de la capitale, sur la frontière des petits États shans, tributaires d’Ava.
Les Shans ou Tais, comme ils se nomment eux-mêmes sont, de toutes les races indo-chinoises, la plus répandue et probablement la plus nombreuse. Entourant les Birmans du nord-ouest au sud-est, ils forment un chaînon continu depuis les confins du Munnipour (si tant est que les habitants de cette vallée ne soient pas de la même race) jusqu’au cœur du Yunan, et depuis la vallée d’Assam jusqu’à Bankok et à Cambodje. Partout ils professent le bouddhisme, partout ils ont atteint à un degré de civilisation assez élevé, et partout ils parlent une même langue sans grandes variantes, circonstance remarquable au milieu de cette diversité d’idiomes que l’on trouve parmi tant d’autres tribus, en dépit du voisinage et de la parenté. Cette identité caractéristique dans la langue des Shans, tendrait à prouver qu’il y a longtemps qu’ils ont atteint le degré de civilisation où ils sont arrivés, et que jadis ils ont dû constituer un peuple homogène, avant leur dispersion.
Les traditions siamoises, aussi bien que celles des Shans septentrionaux, ont gardé le souvenir d’un ancien royaume considérable fondé par leur race, au nord du présent empire birman, et le nom de « Grands-Tais » appliqué au peuple de ces pays vient corroborer la tradition. Des germes de désunion ont dû briser l’unité de cette race, la fractionner en petites principautés, et le royaume de Siam renferme peut-être, à cette heure, le seul État indépendant de cette famille. Tous les autres sont tributaires d’Ava, de la Chine, de la Cochinchine ou de Siam.
Les États, dont je parlerai sommairement, occupent une étendue de terrain que l’on peut comprendre en masse entre le quatre-vingt-dix-septième et le cent unième méridien, le vingt-quatrième et le vingtième degré de latitude. Ce territoire se termine à l’ouest par la chaîne qui forme la frontière orientale de la Birmanie pure. À l’est, il est borné par le Mekhong ou grande rivière de Cambodje ; au nord, par la vice-royauté de Yunan : il comprend les Koshanpris ou neuf États shans qui, successivement, ont passé sous la domination des Chinois et des Birmans, et qui maintenant appartiennent aux premiers. Au sud, il joint, pendant quelque distance, le territoire des Karens rouges, et, à partir de là, le Mekhong forme la frontière des principautés tributaires de Siam.
La suzeraineté des Birmans est plus ou moins reconnue dans ces pays ; dans les États contigus à la Birmanie propre, c’est une réalité active et tyrannique ; vers l’est elle tend à se relâcher, et vers l’extrême orient et le nord-est, bien que ces États payent hommage à Ava, l’influence chinoise prédomine.
Toutes ces contrées sont sillonnées de chaînes de montagnes, dont la direction est nord et sud, comme celles des principales rivières, le Salouen et le Mekhong. Le Menam, ou rivière de Siam, prend sa source dans ces régions. Le caractère général de ces fleuves est torrentiel ; ils sont profondément encaissés et sujets aux débordements.
Les montagnes sont habitées par des tribus plus ou moins sauvages et connues sous plusieurs dénominations. La plus considérable, peut-être, est celle des Laouos, que les Shans considèrent comme les restes sauvages des anciens aborigènes. On prétend que leur langue ne ressemble aucunement à celle des Shans. Quelque barbares qu’on les dise, ils paraissent adonnés à l’agriculture, soignant fort bien l’indigo, la canne à sucre et le coton, que leur achètent les marchands chinois du Kiang-hung, du Kiang-tung et des États limitrophes. Ils travaillent le fer, sont bons forgerons, et fabriquent des dhas ou sabres et des fusils à mèches. Ils sont de taille médiocre, mal bâtis et laids ; ils ont le nez plat, le front bas et le ventre gros. Ces caractères feraient penser que les Laouos ne sont que le type dégénéré de la race des Shans, telle qu’elle existait avant d’avoir été modifiée par l’action de la civilisation bouddhiste. Les tribus les plus considérables, les plus sauvages et les plus indépendantes de ces Laouos, se trouvent dans la partie nord et ouest de Muang-Lem. Ils ne permettent à personne de pénétrer chez eux ; et on dit qu’ils guettent, saisissent et décapitent les voyageurs, pour emporter leurs têtes en manière de trophées, comme font les Garows, les Kookis et autres sauvages, voisins de notre frontière du Sylhet.
La contrée habitée par les Karen-nis ou Karens rouges, qui se sont maintenus indépendants des Birmans et des Shans, comprend cette masse montagneuse qui sépare le Sitang du Salouen et s’étend entre la latitude de Toungoo et le vingtième degré trente minutes. On les croit de race shanne ; cependant il ne m’a guère été possible de trouver d’autres preuves de cette parenté, que l’usage qu’ils font de la braie pour vêtement. On attribue leur dénomination de rouges à leur teint, qui, étant naturellement clair, rougit plus qu’il ne brunit à l’action du hâle ; mais je crois que la couleur de leurs pantalons rouges est pour beaucoup dans ce surnom, les Shans portant le pantalon bleu.
Le nom que se donnent les Karen-nis est Koyas, et les Shans les appellent Niangs. Leur tradition veut qu’ils soient les descendants d’un corps d’armée chinois qui s’endormit et que l’armée laissa derrière elle dans une retraite. Il est singulier que les Kyens de Yoma-doung aient la même tradition sur leur origine, à la différence, toutefois, que l’armée était birmane et non chinoise.
Les Karens rouges sont de petite taille, avec des jambes grêles et de gros ventres ; leur malpropreté est notoire. Ils vivent dans un état de société qui n’est cependant pas la sauvagerie, et bien des Shans se sont établis sur leur territoire, trouvant leur régime social plus doux que celui des Birmans. Leurs seuls actes religieux consistent à apaiser les esprits malins qui frappent de maladie, et les sacrifices qu’ils leur font sont considérables. Ils se servent, dans leurs transactions commerciales, d’une monnaie d’argent assez grossière et des poids en usage en Birmanie ; leur agriculture est remarquable sous plus d’un rapport.
Tout leur pays est montagneux, et dans la partie sud de leur district il y a des pics de deux mille cinq cents mètres d’élévation. Leurs villages sont généralement situés sur les collines arrondies ou planes. La population est considérable. Dans une partie de leur pays, entre le Salouen et le Me-pon, on voit les cultures s’étendre jusqu’au sommet des coteaux, les vallées se dérouler en terrasses à la mode chinoise, les routes sillonner le pays, et les villages nombreux à ce point que d’un coup d’œil on peut en embrasser huit ou dix. Leur plus fort village est Ngouèdoung, dont les habitants sont en majeure partie des Shans fugitifs.
Ces Karens rouges sont la terreur des districts avoisinants de la Birmanie, où ils vont faire des razzias et enlever les habitants, qu’ils échangent comme esclaves contre des buffles et des bœufs chez les Shans siamois. Ce sont aussi les receleurs des esclaves que font entre elles les petites communautés karennes sur les frontières du côté de Toungoo. Les villes voisines leur payent redevance pour se garantir de leurs incursions, qui s’étendent assez loin pour forcer les habitants de Nyoung-Ynoué, à trente-deux kilomètres de leurs frontières, à se tenir constamment en garde contre eux.
Les principautés shannes peuvent être divisées en cis-salouennes et trans-salouennes. Le premier des États cis-saluens, en quittant le pays des Karen-ni, qui forme sa frontière sud, est celui de Mobyé.
Ce petit État, dans le voisinage des Karens rouges, a été tellement dévasté par eux, qu’il ne reste plus au tsauboua ou prince, que l’espace compris dans les murs de sa ville. À la fin, n’ayant pu obtenir de secours de son suzerain d’Ava, il cessa de lui payer tribut et transféra son allégeance à ses redoutables voisins.
Puis vient l’État de Mokmé ou Moung-mé, a cinq jours de marche de Moyé et à trois jours de la frontière des Karen-ni ; il est tellement harassé par les razzias des Karens rouges, que tous les chefs de villages leur payent redevance. La ville de Mokmé peut contenir trois cent cinquante maisons.
À deux jours de marche nord de Mokmé se trouve la capitale de l’État de Moné, qui est le centre du gouvernement des Birmans sur les principautés shannes ; aussi les Birmans y sont nombreux. Le territoire est assez étendu au delà du Salouen. La ville, qui est située à cinq cents mètres au-dessus du niveau de la mer, est la plus grande de toutes les cités shannes ; elle peut contenir huit mille âmes. Elle est bâtie au pied des collines qui bordent la fertile vallée de Nam-toueen, tributaire du Me-pon. À cinquante-six kilomètres nord-ouest de Moné se trouve le Nyoung-Ynoué. C’est le plus occidental de tous ces États et ce fut jadis un des plus grands et des plus importants. Mais les déprédations des Karens rouges, la tyrannie des Birmans, les dissensions intérieures ont tellement réduit la puissance de son tsauboua, qu’elle ne s’étend guère que sur une centaine de familles.
La ville ne contient pas plus de cent cinquante maisons. Elle est située dans un bassin d’alluvion assez étendu et se trouve à cinq cent cinquante mètres au-dessus de la mer. L’ensemble de ce bassin paraît avoir été le lit d’un lac assez semblable à la vallée de Munipour ; il en reste des traces dans le centre de ce terrain, où se trouve un petit lac de vingt-deux kilomètres d’étendue, peu profond, et qui tend à se dessécher graduellement.
Bien que le nombre des habitations soit fort réduit sur le territoire du tsauboua, cependant la population de la vallée est considérable et paye un tribut direct à la cour d’Ava. On y cultive principalement le riz, la canne à sucre, le maïs, etc.
C’est dans ce district que se trouve le lac Nyoung-Ynoué, à la surface duquel flottent d’innombrables îles naturelles, formées de racines de roseaux et d’herbes entremêlées et recouvertes d’un peu de terre. Elles servent de bateaux de pêche ; on y construit même des chaumières : elles tremblent sous les pieds, et, par un temps d’orage, tournent à tout vent ; il y en a d’assez grandes pour qu’on y voie trois à quatre chaumières. Une énorme vieille femme, qui habitait un de ces îlots, où nous descendîmes pour déjeuner, s’amusa beaucoup de la peur que manifestait un homme de notre suite en mettant le pied sur ce sol mouvant.
Les tsaubouas de toutes ces petites principautés, même quand ils sont dans la dépendance la plus absolue de la Birmanie, tranchent de la royauté ; ils épousent leurs demi-sœurs, ils ont, comme le Phra d’Ava, leur Ein-shé-men, leurs Atwen-woons, Thandaut-ens, Nakhangyis, etc. Leurs palais ont le triple toit, le htee sacré et le parasol blanc ; en un mot, tous les insignes de la royauté.
Le pouvoir que les Birmans exercent sur ces principicules est en raison de la distance ; les plus voisins du centre du royaume sont tyranniquement opprimés ; les tributs qu’envoie le Kiang-hung, situé sur les frontières de Chine, est une simple affaire de forme. Les contingents que tous ces tributaires réunis doivent aux Birmans en temps de guerre, peuvent s’élever à vingt mille hommes.
Il est à remarquer que tous les voyageurs s’accordent à mentionner quel sentiment amer tous les Shans tributaires nourrissent contre les Birmans, et à signaler les éloges exagérés qu’ils donnent à la justice, à la modération et à la bonne foi des Chinois.
Ne pourrait-on pas appliquer à cette double appréciation la moralité d’un apologue bien connu :
Notre ennemi, c’est notre maître.
Une des plus brillantes pages de l’histoire des missions modernes est celle qui raconte leurs succès chez les Karens du pays birman. Plus de cent mille membres de ces tribus éparses ont, depuis une trentaine d’années, été amenés à la connaissance de l’Évangile, et actuellement on compte dans leurs rangs environ vingt mille communiants, dont la foi naïve et simple, mais inébranlable, fait l’admiration des voyageurs chrétiens qui ont pu parcourir le pays. Ces faits sont connus, grâce surtout à une dame des États-Unis, à qui ses travaux missionnaires parmi les Karens de la Birmanie ont acquis une juste célébrité.
« Environ trente-cinq mille femmes karennes, dit Mme Mason, ont, nous en avons la douce espérance, renoncé à leurs superstitions pour embrasser la doctrine du Christ ; mais parmi les Birmans on en trouverait tout au plus un millier qui aient subi l’influence de l’Évangile, et cependant la longue expérience que j’ai des mœurs du pays me donne la conviction que le pays birman ne pourra efficacement être entraîné dans les voies de la conversion que lorsque les femmes y seront entrées.
« Ici, la femme ne ressemble en rien à ces créatures douces, timides et indolentes qui se renferment dans les zènanahs de l’Inde, tremblant à la voix ou sous le regard du maître, et n’exerçant sur ses déterminations aucune espèce d’empire. La femme birmane jouit au contraire d’une influence immense. Aux charmes de sa personne, elle unit en général l’énergie de la volonté, et c’est elle, en réalité, qui donne aux mœurs du pays leurs caractères les plus distinctifs. Il suffit d’un désir exprimé par la femme d’un chef de village, pour que le fier montagnard aille porter au loin le pillage et la mort, et dans la capitale même de l’empire on a vu des guerres désastreuses qui n’avaient pas d’autre cause que celle-là.
« La Société des traités religieux fournit ses traités, la Société biblique donne des Bibles, la Société des Missions envoie ses agents et construit des zayats (chapelles du pays) ; mais tout cela en vue des hommes, et qu’en résulte-t-il ? Un Birman entre dans le zayat, écoute, réfléchit, revient encore, puis, après avoir bien pesé ses impressions, il dit un jour à sa famille : « Cette religion est la vérité ; je suis décidé à adorer désormais le Jésus-Christ qu’elle prêche. » Mais à peine a-t-il laissé tomber ces mots, que sa mère se précipite sur lui, lui arrache sa touffe de cheveux, ou menace de se suicider ; sa sœur le maudit, sa maîtresse l’injurie, ou bien, s’il est marié, sa femme lui jette l’enfant qu’elle nourrit, s’enfuit et va chercher ailleurs un autre mari. Nous, chrétiens, nous connaissons les promesses faites à celui qui, pour obéir à l’Évangile, abandonne mère, femme ou enfants, et cependant combien d’hommes parmi nous seraient résolus à confesser toujours Jésus-Christ, au prix de pareils sacrifices ? Bien des Birmans, touchés par la prédication de la vérité, souffriraient, j’en suis sûr, la prison, et monteraient courageusement sur les bûchers plutôt que d’en renier la profession ; mais se peut-il imaginer une épreuve plus intolérable que les persécutions malicieuses et incessantes d’une femme païenne, livrée aux emportements d’une colère qu’aucun frein moral ne vient réprimer ?
Chez les Birmans, les femmes, loin de vivre en recluses, comme dans d’autres contrées de l’Orient, fréquentent tous les lieux de réunion, et il est évident que ce sont elles qui donnent le ton partout. Pleines d’aisance et de grâce, polies, actives et très-rusées, elles exercent, surtout dans leur pays, une sorte de fascination presque irrésistible, et comme cette prépondérance même les rend souverainement hautaines et égoïstes, il est rare qu’elle n’aboutisse pas au mal. Aux régates, aux combats de taureaux, à la table de jeu, la femme tient toujours le premier rang. Elle s’occupe des affaires, elle fait le commerce, elle bâtit des maisons, ou du moins elle dirige toutes les opérations de ce genre ; qu’on juge, d’après cela, du bien que cette partie de la population pourrait faire si son cœur était un jour gagné à la cause de la vérité. La femme peut être appelée l’éducateur du Birman. C’est elle qui apprend à l’enfant tout ce qu’il croit des sorcières et des esprits. C’est elle qui le mène chaque soir chercher dans sa robe du sable pour le porter à la pagode. C’est elle qu’on voit franchissant de longues distances et montant d’interminables escaliers pour déposer son offrande devant les idoles. C’est elle qui foule aux pieds le livre blanc (l’Évangile) et met la feuille de palmier entre les mains de son fils. C’est elle, comme je l’ai déjà dit, qui plus d’une fois a soufflé le feu de la révolte et qui, d’un mot, causera la ruine d’un empire. »
À mon retour, la capitale était animée par les apprêts des fêtes qui se succèdent dans ce moment de l’année, à l’occasion de la fin du carême bouddhiste. On fabriquait dans la ville toutes sortes d’offrandes. Dans les faubourgs, les potiers d’étain confectionnaient des quantités de reliquaires fantastiques et des lanternes énormes, contenant des chandelles de cire de plus de deux pouces d’épaisseur. Les offrandes les plus riches étaient promenées à travers la ville. Ici, un groupe de dévots transportait une gigantesque imitation de feuilles de ces palmiers que les poongys portent comme parasol. Elle était en papier aux couleurs brillantes, ornée de quantité de cahiers de feuilles d’or. Là, un autre groupe voiturait un tabernacle en clinquant, semblable aux tazéeas des mahométans shiites au Mohurrum ; plus loin, un immense dragon de cent pieds de long au moins était très-adroitement manœuvré dans les rues ; il serpentait et rampait, attaquant parfois les passants de ses défenses avec une férocité très-habilement imitée.
Il est peut-être utile de noter, à ce sujet, qu’une des plus grandes fêtes célébrées chez les Birmans tombe le 12 avril, date qui correspond au dernier jour de leur année civile et religieuse.
Pour laver les impuretés du passé et commencer la nouvelle année libre de souillure, le soir du 12 avril, les femmes ont coutume de jeter de l’eau sur chaque homme qu’elles rencontrent, et les hommes ont droit de leur riposter. On peut imaginer si cette licence engendre une gaieté folle, principalement parmi les jeunes femmes qui, armées de longues seringues et de flacons, entreprennent de jeter de l’eau sur chaque homme qui passe, et, à leur tour, reçoivent celle qu’on leur jette avec une parfaite bonne humeur. Mais il est défendu d’employer de l’eau sale, et il n’est personne, homme ou enfant, qui ait le droit de porter les mains sur une femme. Lors même qu’une femme refuserait de prendre part au jeu, elle ne doit point être molestée, car elle est supposée avoir pour excuse la maladie.
Je n’ai pas passé cet anniversaire sur le territoire d’Ava, mais je puis en parler d’après le témoignage de deux Anglais qui vinrent après nous à Amarapoura, et qui furent invités par un des woons à participer chez lui à l’amusement national.
À leur entrée dans la maison du haut et puissant fonctionnaire (un de nos vieux amis), les deux voyageurs reçurent chacun une bouteille d’eau de rose, dont ils versèrent une partie dans les mains de leur hôte, qui la répandit aussitôt sur ses vêtements, de la plus fine mousseline à fleurs. La dame du logis parut alors à la porte, donnant à comprendre qu’elle ne pouvait elle-même participer au jeu ; mais, sur son invitation, sa fille aînée, une charmante enfant, encore dans les bras de sa nourrice, retira d’une coupe d’or un peu d’eau de rose, mêlée avec du bois de sandal, et en répandit sur son père ainsi que sur chacun des voyageurs. Ce fut le signal, et le jeu commença ; les étrangers s’y étaient préparés en s’habillant tout de blanc.
Aussitôt une quinzaine de jeunes femmes se précipitant des appartements intérieurs dans la salle, et entourant le woon et les deux invités, les inondèrent sans merci. Si l’un d’eux se montrait contrarié d’avoir la face changée en gouttière, ces jeunes filles riaient de tout leur cœur. Les mêmes scènes se passaient au dehors. À la fin, tous les partners de ce jeu aquatique étant fatigués et complétement trempés, il fut loisible à chacun de rentrer chez soi pour changer d’habits.
Une heure après, nos compatriotes retournèrent à la maison du woon et furent régalés d’une danse et d’un spectacle de marionnettes, qui durèrent jusqu’à la naissance du jour. La nouvelle année était inaugurée.
…Nous touchions au terme fixé à Calcutta pour le retour de notre mission. Le major Phayre, comprenant que toute insistance pour obtenir du roi la ratification du fameux traité était désormais superflue, demanda son audience de congé. Elle fut fixée au 21 octobre.
Les souwars de la cavalerie irrégulière et la moitié des Européens nous escortèrent jusqu’au palais pour voir l’éléphant blanc ; la musique nous accompagna, le roi ayant manifesté le désir de l’entendre. La réception eut lieu dans le même emplacement et avec les mêmes circonstances qu’auparavant ; les bayadères du roi tournaient dans la myé-nan, et les belles musiciennes, avec leurs mitres en tête et leurs robes bariolées, jouaient sur leurs instruments dans les verandahs. Au bout de vingt minutes, le roi entra et se jeta, à moitié couché, sur un sofa. Il portait un simple tsalwé de vingt-quatre rangs à la manière accoutumée. Après quelques minutes de silence, il demanda à l’ambassadeur : « Quand partez-vous ?
L’ambassadeur. Sire, après-demain.
Le roi. Combien de jours vous faudra-t-il pour descendre le fleuve ?
L’ambassadeur. Nous pourrions faire le trajet en trois jours, mais je désire m’arrêter à Pagán et dans d’autres localités.
Le roi (à l’atwen-woon). Veillez à ce que tout soit prêt et à ce que rien ne manque à leur bien-être.
L’atwen-woon. Les ordres de Votre Majesté seront portés sur le haut de notre tête.
Le roi (à l’ambassadeur). Avez-vous lu les livres et traités religieux que je vous ai envoyés ?
L’ambassadeur. J’ai parcouru le Maha-radza-weug, Sire, mais je n’ai pas eu le loisir de l’étudier.
Le roi. Ne les mettez pas de côté, mais étudiez-les, vous en retirerez grand fruit.
L’ambassadeur. Je le ferai, Sire.
Le roi. Toute votre suite se porte bien ?
L’ambassadeur. Oui, Sire.
Le roi. J’espère que vous n’avez manqué de rien depuis votre arrivée ?
L’ambassadeur. Non, grâce à Votre Majesté.
Le roi. Si vous désiriez quelque chose, dites-le au woondouk, et il veillera à ce que vous soyez satisfait. »
L’ambassadeur ayant ensuite présenté quelques-uns des nôtres qui devaient rester dans le voisinage de la Birmanie comme inspecteurs ou commandants des frontières, le roi, de ce ton débonnaire et doucement sentencieux qui lui était propre, et que durent, sans aucun doute, posséder jadis Édouard le Confesseur en Angleterre et le bon roi Robert en France, déclara au major Phayre qu’il était bien heureux du choix que le gouverneur général avait fait de ces messieurs, « car, ajouta-t-il sagement, on devrait toujours placer sur la frontière des hommes judicieux et modérés. Il est aisé de se fâcher et difficile d’y remédier. La haine peut naître d’un seul mot, et cependant avec de l’attention on peut empêcher une querelle de s’élever. Il est aisé de se lier d’amitié pour quelque temps, mais il est difficile d’y persévérer. Tous nos soins tendront vers cet objet. »
L’ambassadeur. Sire, nous aussi, nous nous y efforcerons.
Le roi. Comme les deux États n’en font qu’un, si quelqu’un désirait venir des pays anglais dans mon royaume, serait-il libre de le faire ?
L’ambassadeur. Certainement, Sire.
Le roi. Si vous pouvez me procurer quelques-unes des reliques bouddhiques qui se trouvent dans l’Inde, ainsi que les coffrets originaux qui les contiennent, écrivez pour m’en informer. Ce sont là des objets que nous vénérons.
L’ambassadeur. Je ferai tout mon possible pour satisfaire le vœu de Votre Majesté.
Le roi (à M. Camaretta). Voyez à ce que tout soit prêt pour le voyage.
(À l’ambassadeur). Désirez-vous me dire autre chose ?
L’ambassadeur. Rien de plus que de remercier Votre Majesté de toutes les bontés qu’elle nous a témoignées depuis que nous sommes entrés dans son royaume.
Le roi. La reconnaissance honore les hommes, et ceux qui l’oublient, les Birmans les considèrent comme des êtres avilis. À présent, la capitale est bien boueuse ; en été, la chaleur est gênante ; l’hiver est la meilleure saison pour y venir. Je considère les membres de l’ambassade comme mes propres nobles, et plus tard s’ils revenaient ici, même sans le major Phayre, je serais heureux de les recevoir dans mon palais. Le kala-woon vous accompagnera jusqu’à la frontière, et j’espère qu’Allan, le commandant de Prome, et lui se lieront d’amitié. »
En ce moment M. Grant, notre artiste photographe, ayant apporté au palais le portrait de l’éléphant blanc, un des atwen-woons remit l’épreuve au roi, qui la regarda avec soin et dit : « C’est une gravure. » Quand on lui eut affirmé le contraire, il s’écria : « Les étrangers dessinent de vrais portraits ; nos artistes ne dessinent que pour plaire. Qu’on apporte notre portrait de l’éléphant blanc. »
Le dessin de l’artiste birman fut apporté et offert à l’ambassadeur de la part du roi, qui, se levant alors brusquement de son sofa, disparut à travers les longues colonnades aux portes dorées. Ce fut la dernière fois que nous le vîmes.
Sa Majesté nous avait paru excitée et mal à l’aise pendant l’entrevue, montrant peu de sa vivacité habituelle. Constamment occupé à garnir sa bouche de pân qu’il rejetait bientôt, Mendoun-Men faisait allumer son cigare qu’il laissait éteindre pour de nouveau le faire rallumer. Avant notre sortie du palais, il nous fit dire par M. Camaretta qu’il souffrait du mal de tête, ce qui nous expliquait sa retraite précipitée.
Après son départ nous nous entretînmes avec les atwen-woons et goûtâmes de quelques rafraîchissements. Ces messieurs étaient très-polis, nous assurant qu’ils se sentaient malheureux de l’idée de notre départ ; ce qui, je l’espère, n’était pas de leur part une politesse banale, mais un sentiment réel.
Le 21 octobre, les quatre woongyis vinrent déjeuner avec nous et nous faire leurs adieux. Ici nous récapitulerons leurs noms : le premier était le vieux Magwé-mengyi, dont la physionomie rappelait celle des Médicis ; puis le Mein-loung mengyi, vieillard corpulent et jovial, dont la figure rayonnait de cordialité. Le troisième, le pabéwoon, ou maître d’artillerie, connu sous le nom de Myadoung mengyi, était maigre, gravé de la petite vérole, fin et de belles manières ; il nous accabla de questions sur notre artillerie, son calibre et la portée des pièces. Le dernier, le pakan-woongyi, était le plus jeune des quatre piliers de l’État ; c”était un personnage bilieux d’aspect, avec de grands yeux noirs et des manières froides et compassées. Il avait été prêtre jusqu’au jour où le roi l’avait appelé à la cour.
Ils restèrent avec nous jusqu’à midi et furent en général fort aimables. Les trois woongyis les plus âgés se montrèrent, comme toujours, gais, plaisants et de belle humeur. Le vieux seigneur de Mein-loung parut s’intéresser fort au progrès de la guerre de Crimée, et demanda même la permission d’écrire mes réponses à ses questions. Toutes se rapportaient à la distance de l’Angleterre à Sébastopol, à Saint-Pétersbourg, et de ces villes aux Indes, au nombre des navires de guerre, des hommes et des canons employés de part et d’autre. Un tsa-ye-gyi, ou secrétaire, se hâtait de transcrire mes réponses sur son noir agenda avec son crayon de stéatite, lorsque l’on nous annonça le déjeuner.
Le maître d’artillerie, de son côté, voulait surtout savoir pourquoi la guerre traînait en longueur et pourquoi nous la faisions. Comme je m’efforçais de lui expliquer que la puissance de la Russie s’étendait trop et menaçait la tranquillité de l’Europe, cette réponse provoqua une explosion de rires, dus, sans doute, à ce qu’ils en firent une application à leur usage et au nôtre.
Pendant ce temps le Magwe-mengyi eut une conférence particulière avec le major Phayre, relativement à la politique des frontières.
Enfin ils partirent en nous promettant d’envoyer sous peu la lettre royale sur laquelle, en vérité, nous ne comptions plus. On avait apporté à bord tous nos effets, et nous attendîmes jusqu’au coucher du soleil sans voir arriver cette missive. Alors l’ambassadeur ne jugea pas nécessaire de différer plus longtemps notre départ.
Le régiment birman, de garde à l’ambassade, et qui porte le nom de Leyta-gyoung, se forma pour nous escorter, mais nous n’avions pas gagné le lac que l’on nous annonça la venue de la procession chargée de la lettre royale ; nous fîmes donc halte, mais avant qu’elle ne nous rejoignît, le soleil était couché.
La tête du cortége se composait de gens revêtus du plus fantastique costume de guerre, de quelques fantassins et de la musique. La lettre était portée par un makhangyi installé sur un éléphant caparaçonné d’un howdah doré et flanqué de deux grands boucliers d’or. Huit ombrelles dorées abritaient la lettre, qu’en ces occasions on ne confie pas à de hauts dignitaires, afin de rendre par la le respect que l’on témoigne à ce papier plus évident.
Comme la nuit nous gagnait, et que nous avions plusieurs milles à franchir, l’ambassadeur proposa d’embarquer la lettre sur la chaloupe de la Zénobie, et de la suivre dans les canots des steamers qui se trouvaient sur le lac. On accepta ; le woondouk prit le précieux papier des mains du vieux nakhangyi, et le remit à l’ambassadeur en lui disant : « Ceci est la lettre royale de Sa Majesté au gouverneur des Anglais. » L’ambassadeur la reçut, la passa au secrétaire, qui la déposa sur un plateau doré et la porta à bord de la chaloupe, où l’on arbora aussitôtle pavillon de la Compagnie des Indes.
L’enveloppe de ladite lettre, d’une apparence étrange, consistait en deux tubes d’ivoire longs de quinze pouces, enveloppés eux-mêmes dans un fourreau de velours écarlate et chargé de plusieurs sceaux représentant le paon et le palais sacré. L’ambassadeur en remit l’ouverture au moment où nous aurions quitté la frontière, et alors nous y vîmes que le roi avait évité toute allusion au traité qu’on avait présenté à sa signature, bien que le major Phayre eût espéré, d’après une conversation confidentielle avec le magwé-Woongyi, que quelques mots d’explication auraient été donnés à ce sujet.
Le 22 octobre, nous dérapâmes enfin du mouillage où nous étions restés si longtemps, et notre petite flottille commença à descendre le fleuve. Le P. Abbona, MM. Camaretta, Spears, le vieil Arménien Makerlich, le woondouk et le manmadau Phra Woon insistèrent pour nous suivre au moins jusqu’à notre première station, où nous accompagna aussi le myo-Woon d’Amarapoura, par ordre exprès de son souverain. Le bon vieux nanmadau Phra Woon, assis sur notre pont, ne cessait de compter les grains d’ambre de son petit rosaire, en répétant sans cesse d’un| voix étouffée : Aneytya ! Dokha ! Anatta ! mots palis qui expriment le caractère borné, transitoire, du bonheur terrestre, et le néant des affections humaines.
Une douzaine de bateaux de guerre nous fit ainsi cortége jusqu’au coucher du soleil, moment solennel ou nous jetâmes l’ancre pour prendre un dernier congé de nos amis, dont les discours d’adieux nous touchèrent profondément. Le vieux Woon, s’essuyant les yeux avec les pans de son putso, nous déclara que sa femme ne se consolerait pas plus que lui du départ du major Phayre. « Je prierai Dieu journellement, ajouta-t-il, pour le major, pour le gouverneur général, pour votre souverain et pour vous tous enfin, demandant à sa toute-puissance de vous mettre à l’abri des maladies, des démons et de tous les malheurs possibles. Cette prière, je l’ai déjà faite ce matin avant de quitter la ville avec vous. Quand je vais y rentrer, le roi et la reine vont me demander, selon leur habitude, ce que vous avez dit et pensé. Que dois-je leur répondre ?
— Que nous sommes tous on ne peut plus reconnaissants de la bienveillance dont Leurs Majestés ont comblé la mission pendant tout son séjour dans leurs États. » Telle fut la réponse du major, qui véritablement n’était que l’interprète fidèle des sentiments de tous ses compagnons. L’ancre fut ensuite levée et nous reprîmes notre voyage, non pourtant avant que le woondouk eût fait accepter à chacun de nous une énorme caisse de confitures birmanes.
La baisse des eaux avait donné au pays que nous traversions un aspect tout nouveau. Des îles étendues et de hauts bancs de sable s’élevaient en des endroits où, lors de notre arrivée, nous n’avions vu que des arbres à demi submergés et des maisons inondées. Le chenal du fleuve était néanmoins bien mieux défini, et le paysage sur l’une et l’autre rive plus frais, plus verdoyant, et plus fréquenté.
Le 23, dans la matinée, nous nous retrouvâmes devant les ruines de Pagán. La journée fut employée à visiter d’abord une manufacture de laque, principale industrie de ce district, puis à revoir en détail la grande pagode de Shwé-Zergoug qui s’élève non loin de là.
C’est un des temples les plus célèbres de la contrée. Tout Birman est tenu d’y venir en pèlerinage, au moins une fois en sa vie. Suivant le colonel Burney[4], il a été fondé par Nauratha Men-zan, quarante-deuxième roi de Pagán, vers l’an 1064 de notre ère, et fut achevé par un de ses généraux, qui monta sur le trône après un fils de Nauratha. On y garde dans une châsse un fac-simile d’une dent de Gautama ; dent que le roi envoya chercher en Chine avec une grande armée. La sainte relique (une véritable défense d’éléphant), éludant l’invitation, tint à rester en Chine, et le roi de Pagán fut obligé de se contenter d’un miraculeux duplicata.
Après cette halte dans ce lieu que Karl Ritter appelle la Thébaïde birmane, nous dûmes encore nous arrêter le lendemain à Menhla, chez le gouverneur Makertish, qui avait préparé, pour fêter notre passage, un festival où ne figurèrent pas moins de quatre-vingt-quinze jeunes filles, divisées en trois corps de ballets, chantant et dansant.
Le 27, au milieu du jour, nous passâmes devant les piliers qui marquent les frontières de la Birmanie britannique et du territoire que les guerres de 1824 et de 1852 ont laissé au royaume d, Ava ; trois jours plus tard, le 30 octobre, nous rentrions à Rangoun.
Ptolémée paraît être le premier géographe de l’Occident qui ait parlé d’une manière précise des contrées arrosées par l’Irawady. Sa Chersonèse d’or ne peut être cherchée ailleurs que dans la saillie formée par le delta du grand fleuve, et l’on doit, comme l’a fait le savant Gosselin, identifier avec Tenasserim la ville de Thinæ du géographe Alexandrin, retrouver sa Tugma metropolis dans la vénérable cité de Tagoung, et Tharra, ville centrale de la Chersonèse, dans la moderne Tharawadi, ou peut-être mieux encore dans Tharra-Khettara, un des anciens noms de Prome. À l’orient, sur les confins des Sinæ, Ptolémée place les tribus des Kakobæ et des Kadopæ, appellations différant bien peu de celles de Kakoos et de Kadouns que se donnent eux-mêmes dans leurs dialectes les Kakhiens et les Karens d’aujourd’hui. On voit qu’il est difficile d’être plus exact et mieux renseigné sur les régions de l’extrême Orient que ne l’était Ptolémée vers l’an 175 de notre ère.
Quant au nom de Chersonèse d’or sous lequel il les désignait à ses contemporains, on a rattaché son origine à la profusion de métal précieux répandu sur les édifices religieux de cette partie de l’Indo-Chine ; mais il est plus probable qu’il est dû à quelque rapport exagéré sur les richesses minéralogiques de ces contrées ; car la dorure des temples et même l’architecture religieuse n’y ont été introduites qu’avec les doctrines bouddhiques au commencement du cinquième siècle.
De Ptolémée, il faut descendre jusqu’à Marco-Polo pour trouver dans un auteur européen une mention précise de ces mêmes régions. Le voyageur vénitien cite Pagán sous le nom chinois de Mien, grande et noble cité, capitale du royaume. Peu après le passage de Marco-Polo, la vallée de l’Irawady subit le joug d’un détachement de la grande invasion mongole, et quand, à la faveur des discordes intestines qui brisèrent l’unité de l’empire fondé par les fils de Tchenkis, les Indo-Chinois repoussèrent leur domination, le nom d’Ava apparaît pour la première fois dans l’histoire.
Vers l’an 1500, le territoire birman ne rayonne guère que de trente à quarante lieues autour de cette métropole ; puis, quatre-vingts ans plus tard, il est englobé tout entier, à titre de vasselage, dans les limites de l’empire du Pégu, qui couvre toute l’Indo-Chine, depuis le golfe du Bengale jusqu’aux rives du Cambodje. Deux siècles de luttes, de révoltes, de guerres, auxquelles se mêlent des aventuriers européens, naissent de cet état de choses ; enfin vers 1750, les Péguans, après avoir assiégé et renversé Ava de fond en comble, mettent fin à sa dynastie nationale. Elle comptait une série de trente-neuf rois.
On sait comment, l’année suivante, un Birman de basse extraction, c’est-à-dire Shan ou Karen d’origine, recommença, à la tête d’une poignée d’hommes, la guerre de l’indépendance, et immortalisa son nom d’Alompra, par l’expulsion des étrangers et la reconstitution de la Birmanie dans une puissance et des limites qu’elle n’avait jamais possédées avant lui.
La suprématie de ce nouvel empire sur les autres États de l’Indo-Chine ne se soutint pas longtemps après la mort de son fondateur, survenue en 1760. Dès 1786, les Siamois firent éprouver plusieurs échecs au quatrième fils et successeur du grand Alompra. Puis, avec le siècle actuel naquirent, entre les gouvernements d’Amarapoura et de Calcutta, des dissentiments qui, dès 1824, se traduisaient en hostilités ouvertes. Deux ans après, la guerre se terminait sous les murs de la capitale birmane assiégée, par la cession aux Anglais des provinces d’Assam, d’Araccam, de Tavai et de Merghi : une moitié de l’empire ! Vingt ans s’écoulèrent encore, et une violation inconsidérée de ce malheureux traité, par le huitième successeur d’Alompra, n’eut d’autre résultat que d’amener sa déposition, précédée de l’annexion du Pégu tout entier au territoire britannique. Depuis lors, les frontières sud de la Birmanie ne descendent pas au-dessous du dix-neuvième degré trente minutes de latitude.
Le roi actuel de ce pays déchu, l’ex-prince de Mengoun, que les Anglais aiment à proclamer comme le plus respectable descendant d’Alompra, n’est pas de force à reconstituer l’œuvre de son glorieux aïeul. C’en est fait du rôle historique de la Birmanie. Elle glisse rapidement sur la pente rapide où se précipitent, à l’heure actuelle, les mœurs, les institutions, les hommes et les choses de l’antique Orient. Il en est de ces vieilles sociétés, ayant pour base l’esclavage des multitudes et pour couronnement la déification d’un despote, fils du ciel ou descendant du soleil, comme de ces gigantesques idoles bouddhiques, imposées à l’adoration de la foule et dont le revêtement d’or ne sert qu’a voiler les irréparables félures et les raccordements de plâtre.
Voir : Recherches sur la géographie des anciens, par R. F. J. Gosselin, vol. III, Paris, 1813. — Marco Polo, édition de la Société de géographie de Paris. — Voyages de César-Frédéric, dans Purchass, vol. II, 1717. — Id., de Nicolo Conti dans Romusio, vol. I, 340. — History of the Discovery and conquest of India by the Portuguese, London, 1695, vol. II, 134-8. — Valentin, Description of the Dutch east Indies, 1726, vol. V, p. 126. — Dalrymple, Oriental repertory. — Symes, Account of an ambassade to Ava, 1800, in-4. — Hiram Cox, Journal of a résidence in the Burman empire, London, 1821, in-8. — J. Crawfurd, Journal of an ambassade to the court of Ava, 1829, in-8. — Burney, Journal to Ava, 1830. — Id. Historical Review of the political relations between the British government in India and the empire of Ava, 1834. — Rév. docteur Mason, Natural productions of Burma, Maulmain, 1850. — Colonel Hannay, A journey to the upper Irawady in 1835-36 (manuscrit).
- ↑ Suite et fin. — Voy. pages 257 et 273.
- ↑ Tout ce chapitre est emprunté au journal du docteur Oldman.
- ↑ Les natifs de Tenasserim décrivent un serpent venimeux dont la taille atteint dix à douze pieds, et qui, d’une couleur plus foncée que la cobra commune, est presque entièrement noir. Je ne l’ai jamais rencontré, mais la description qu’on m’en a faite concorde assez avec le caractère générique des hamadryades pour m’autoriser à le regarder comme une variété du genre. « L’hamadryade, dit le docteur Crantor, est excessivement farouche, toujours prête à se jeter sur quiconque l’attaque et à poursuivre tout ce qui l’irrite. » C’est là un grand trait d’analogie avec le serpent de Tenasserim. Un Birman fort intelligent m’a raconté qu’un de ses amis étant venu à heurter un jour une nichée de ces serpents, battit immédiatement en retraite, mais il avait été aperçu et la mère furieuse se lança immédiatement à sa poursuite. L’homme s’enfuit de toutes ses forces à travers coteaux, vallons, clairières et halliers ; la terreur lui donnait des ailes. Arrivé sur les bords d’une petite rivière, il n’hésite pas à s’y jeter, dans l’espoir de faire ainsi perdre sa piste à son terrible ennemi. Mais, hélas ! en atteignant la rive opposée, il y retrouve la furieuse hamadryade, la tête haute, les yeux en feu et dilatés par la rage, toute prête enfin à enfoncer ses crochets mortels dans ses chairs palpitantes. Désespéré, il saisit son turban et, par un mouvement instinctif, le lance au reptile, qui, se jetant comme un éclair sur cet objet inanimé, le couvre de furieuses morsures, et trompe ainsi sa colère et sa vengeance ; après quoi il regagne tranquillement son repaire. Mason, Histoire naturelle de la Birmanie, p. 345.)
- ↑ Burney’s journal to Ava, 1830.