Voyage dans les Abruzzes et les Pouilles (3-17 mai 1914)

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Voyage dans les Abruzzes et les Pouilles (3-17 mai 1914)
Gustave Schlumberger

Revue des Deux Mondes tome 31, 1916


VOYAGE DANS LES ABRUZZES
ET
LES POUILLES
(3-17 MAI 1914)

J’ai fait, au printemps de l’an dernier, avec des amis, dans les Abruzzes et les Pouilles, deux des provinces italiennes les plus rarement visitées, une courte et magnifique excursion. Je n’avais jamais encore été dans les Abruzzes. J’avais, il y a quelque vingt ans, visité rapidement Bari et Lecce, villes des Pouilles. Ce voyage dans ces deux provinces, devenu aujourd’hui aussi facile, grâce à l’automobile, qu’il était jadis presque impossible, demeurera un de mes beaux souvenirs. Nous sommes parmi les premiers à l’avoir accompli. J’engage vivement tous ceux qui aiment à admirer de superbes monumens et de non moins superbes paysages de montagnes à ne pas se priver de ce grand plaisir.

Nous n’avions exactement que quinze jours devant nous. Grâce à une excellente 40 HP, — car une voiture puissante est indispensable, — nous avons réalisé presque tout notre programme, supérieurement établi par M. E. Bertaux, l’érudit français qui certainement connaît le mieux ces contrées.

Nous sommes sortis de Rome par la place Saint-Jean-de-Latran, puis, par Tivoli, nous avons rapidement gagné Tagliacozzo. Le champ de bataille où sombra la fortune du malheureux Conradin, le dernier des Hohenstlaufen, s’étend au pied de la ville, accotée à un contrefort de l’Apennin. Le site est fort beau. Nous visitons un vieux palais riche en souvenirs. Par une belle route contournant l’antique lac Fusino, à travers une plaine toute jonchée de localités aux noms médiévaux[1], ayant devant nous les plus hautes montagnes encore couvertes de neige en ce commencement de mai, nous atteignons vers le soir Sulmona, dans une position admirable. Nous devons y passer deux nuits dans une auberge primitive, pourtant possible et sympathique. La patrie d’Ovide disperse ses beaux édifices, ses pittoresques églises dans la plus riche plaine, en face de la magnifique chaîne de la Majella, qui barre l’horizon de son colossal mur de neige. A deux pas de l’hôtel, une très ancienne église, la cathédrale, contient quelques monumens insignes.

Nous consacrons la journée suivante à une longue course dans l’Apennin. Par une route de montagne splendide, à travers des défilés qui ne le cèdent en rien aux plus renommés passages des Alpes, le long de torrens rapides ou de lacs étincelans dans lesquels se mirent de petites cités couvrant de leurs antiques maisons des crêtes prodigieusement escarpées, nous gagnons la localité pittoresque entre toutes de Scanno, presque ignorée il y a dix ans, connue maintenant en Italie comme séjour d’été. Le site est grandiose, à la base d’imposantes montagnes. On est à plus de mille mètres d’altitude. Quand on parcourt, entre deux rangées de sombres maisons pareilles à des forteresses, ces ruelles caillouteuses et grimpantes, on se croit dans l’Italie des XIVe et XVe siècles. Aucune apparence de la vie moderne, sauf, en dehors de la ville, un petit hôtel propre, presque confortable, le seul assurément que nous ayons rencontré dans notre voyage. Une population aux vêtemens archaïques, d’aspect sévère, circule par ces escaliers de rues. On se croirait à mille lieues de la Rome moderne dont un peu plus de deux cents kilomètres nous séparent seulement.

Le contraste est extraordinaire. Les femmes surtout dont beaucoup soutiennent leur antique renommée de beauté, dont la plupart certainement n’ont jamais été au-delà de Sulmona, portent le plus étrange costume noir, si lourd et pesant qu’il semble une évocation du Moyen Age. Leur coiffure, également noire, si bizarre qu’elle est presque impossible à décrire et qu’elle rappelle, dit-on, leur origine albanaise, enveloppe leur physionomie du plus austère des accoutremens. Les veuves portent sur le visage une sorte de masque qui laisse juste assez de place à la vue pour qu’elles puissent se conduire.

Un chemin charmant courant au pied des monts nous conduit, le lendemain, de Sulmona à Aquila. Dans la petite ville de Popoli, nous visitons quelques beaux restes d’un palais médiéval. Nous nous détournons plus loin jusqu’au village d’Asserghi pour contempler les assises formidables du Gran Sasso d’Italia. Ce géant de l’Apennin, massif colossal dont les cimes couvertes de neiges éternelles couvrent une immense superficie, présente les plus merveilleux aspects. Il ne le cède point en fait de beautés sublimes aux plus renommés sommets des Alpes. — Aujourd’hui, hélas ! de lourdes nuées nous en dérobent la cime.

Aquila, capitale des Abruzzes, est maintenant une préfecture du royaume d’Italie. C’est une ville très ancienne dans laquelle nos rois Louis XII et Charles VIII ont frappé monnaie, comme du reste à Sulmona et à Chieti. L’hôtel, sur le Corso, est bruyant, malpropre, encombré d’officiers qui y ont leur logement. Nous visitons de charmantes églises. J’ai conservé le souvenir de deux d’entre elles : une toute petite, hors ville, près du cimetière, avec de délicieux monumens de la Renaissance, et une autre sous le vocable de Saint-Bernardin de Sienne, avec une extraordinaire et immense façade carrée, prodigieusement ornée, qu’on n’oublie plus quand on l’a vue. Le soir, quelques étudians parcourent le Corso aux cris d’Abbasso l’Austria ! C’était déjà une forme très usitée pour saluer l’alliée d’alors de la Triplice.

D’Aquila, nous franchissons l’Apennin par la plus belle route de montagne, magnifiquement établie par le gouvernement royal. Tout le long des pentes dénudées, des essais de reboisement sont tentés avec succès, semble-t-il. La voie est presque déserte, et nous filons vivement. Nous ne rencontrons pas un automobile. Nous n’en rencontrerons pas dix dans tout notre voyage. Arrêt à Teramo pour déjeuner et visiter un très beau dôme au portique d’aspect sauvage du XIIe siècle.

La distance de Teramo à Ascoli, où nous devons passer la nuit, est courte. Nous traversons Campli et Civitella del Tronto. Ascoli, grande et belle cité, propre et bien tenue, possède aussi d’imposantes églises. L’hôtel de ville, avec sa belle façade du XVIIe, contient une galerie de peinture, chose bien rare dans les Abruzzes. Nous y voyons quelques beaux tableaux de l’école de Crivelli et le fameux pluvial dit d’Ascoli, admirable < chape qui, jadis dérobée et vendue à feu Pierpont Morgan, fut généreusement restituée par lui à la ville d’Ascoli après des incidens retentissans.

Le lendemain nous suivons longtemps une route insignifiante sur le rivage de l’Adriatique, puis nous obliquons droit dans les terres. Nous escaladons un haut contrefort. Nous sommes à Atri, très ancienne ville d’origine étrusque, qui fut une des premières à frapper ces lourdes et énormes monnaies de bronze, le plus ancien numéraire italien connu sous le nom d’æs grave. Atri possède une merveilleuse cathédrale, dôme très antique avec une immense crypte et des fresques fameuses. C’est un des plus beaux monumens religieux des Abruzzes que nous visitons longuement. Nous faisons dans une petite auberge un déjeuner pittoresque. — La route qui nous mène d’Atri à Chieti est très mauvaise ; nous perdons du temps à franchir deux gués auprès de deux ponts rompus. Après un court arrêt à Pianella où une antique église fuori mura contient un extraordinaire ambon d’art très barbare, nous arrivons à Chieti par une longue et belle montée.

Chieti est une grande ville, une préfecture sans intérêt, mais dans une situation superbe sur une très haute colline. Son nom antique est Reate. L’ordre des Théatins qui y fut fondé par un de ses archevêques devenu plus tard le pape Paul IV, en a pris son nom. Du haut des promenades qui ont remplacé les vieilles murailles, la vue est splendide entre les massifs du Gran Sasso et la mer Adriatique qui scintille au loin.

Notre prochaine étape est une des plus longues. Nous nous arrêtons à Torre de Passeri où nous admirons dans une solitude fleurie les restes délicieux de la célèbre abbaye de San Clémente in Casauriade l’ordre de Cîteaux, un des plus insignes monumens du haut Moyen Age italien. L’ambon, la chaire à prêcher, la tribune, le chandelier pascal sont de toute beauté. De grands animaux, des aigles éployées, sculptés en haut relief, en décorent les parois. Un jardin rustique, ensoleillé, encercle admirablement ce site ravissant. — Nous repassons à Popoli, à Sulmona. Nous nous engageons derechef dans les plus hautes montagnes de l’Apennin et, par les plus tragiques défilés, nous gagnons la localité très élevée de Roccaraso. Trois ou quatre hôtelleries primitives destinées à abriter le flot des touristes italiens qui commencent à y faire du sport en hiver et à s’y reposer en été, sont vides encore. Nous avons peine à nous faire servir le plus maigre repas. Aussitôt après, nous traversons un immense plateau sans cesse agité par des vents violens. Le froid est intense. Le paysage est celui des plus hauts sommets alpins. La route redescend par pastel di Sangro. Nous désirons voir les fresques du IXe siècle de l’église souterraine désaffectée de San Vincenzo à Vulturno. Pour avoir les clefs, nous montons au village du même nom accroché à la montagne dans le site le plus romantique. Les clefs ont été emportées, hélas ! à Naples par le propriétaire actuel de l’église. C’est la fête du village. Toute la population défile en grand costume multicolore comme aux temps classiques de Léopold Robert. Dans ce lieu si sauvage, si écarté, nous recevons le meilleur accueil. A notre étonnement, beaucoup d’hommes s’adressent à nous en français. Ce sont des ouvriers qui, chaque année, vont faire en France une campagne de travaux de terrassemens. Un d’eux a épousé une femme française qu’il a ramenée ici et qui ne semble pas se sentir dépaysée dans ce milieu si différent et si rude. — Nous arrivons fatigués à Isernia sur le Vulturne. Nous voudrions y passer la nuit. Impossible. A la vue de l’auberge, nous reculons.d’horreur. Force nous est d’aller beaucoup plus loin par une route d’ailleurs infiniment belle. Nous arrivons à la nuit tombante à Campobasso, capitale de la province de Molise, presque sur la frontière des Pouilles. Hélas ! c’est ici pire encore. L’auberge est affreusement sale. Mieux vaut ne pas insister. Un de nous, gagnant son lit, en fait tomber un pistolet à six coups chargés oublié par le voyageur de la nuit précédente.

Par une très longue et très fatigante route, escaladant les plus hauts sommets pour atteindre successivement des localités qui semblent des nids d’aigles, nous franchissons la frontière des Pouilles. L’aspect du pays se modifie entièrement. Quittant les montagnes, nous descendons brusquement dans la grande plaine du Tavogliere des Pouilles, où paissaient, au moyen âge, des millions de moutons, venus des Abruzzes au printemps. Il n’en vient plus actuellement que quelques centaines de mille. De plus en plus, l’agriculture s’empare du Tavogliere. Vers midi, à l’entrée de cette plaine fameuse, nous atteignons Lucera, la célèbre Lucera dei Pagani de l’empereur Frédéric II de dramatique mémoire, qui dresse sa silhouette monumentale sur un haut plateau sauvage et dénudé. Nous visitons les églises, fort belles. Surtout, nous courons, à quelques centaines de mètres de la ville, aux ruines de la sombre forteresse où cet empereur extraordinaire, cet homme tellement en avant de son siècle, avait installé cette armée de 60 000 Sarrasins, dont il avait réussi, à l’horreur du Pape et de la chrétienté, à se faire pour lui les soldats les plus dévoués. Il a vécu souvent, à Lucera, auprès de cette multitude féroce dont il était le dieu, entouré de cette cour élégante et lettrée, mi-partie chrétienne, mi-partie musulmane, qui avait fait de lui un empereur excommunié.

Faisant un grand crochet vers la droite, à travers le Tavogliere et sa plaine infinie, triste et déserte, nous gagnons, sur un des premiers contreforts de l’Apennin, une autre cité des Pouilles, une autre fameuse ville médiévale, une des premières conquêtes des Normands en Italie, Troja, fondée par le stratigos byzantin Bugianus, qui lui avait donné ce nom légendaire, assiégée plus tard par l’empereur Henri III en Un siège célèbre, qui se termina par la plus lamentable des retraites. Aujourd’hui petite ville isolée, habitée par une population d’aspect farouche et famélique, Troja ne recevrait jamais de visiteurs, si elle ne possédait un des plus merveilleux dômes d’Italie. La cathédrale, splendide, s’élève sur une petite place banale, encombrée de centaines d’enfans, dont l’indiscrète et bruyante curiosité est une calamité presque insupportable : Sa façade est tellement belle, en sa sauvage rudesse, qu’elle nous arrache des cris d’admiration. Nous ne pouvons cesser de la contempler. Elle est aussi superbe, aussi fraîche que si elle était d’hier. Elle possède des portes de bronze richement décorées, exécutées à Constantinople au XIe siècle, comme toutes celles que nous allons rencontrer désormais dans cette grande plaine des Pouilles. Nous quittons avec peine cet endroit inoubliable, et, par les mornes étendues du Tavogliere, nous gagnons vers le soir Foggia, capitale de la province, où nous devons passer deux nuits.

Foggia n’était, au Moyen Age, qu’un gros bourg, où les milliers de pâtres du Tavogliere venaient s’approvisionner. Frédéric II, qui y tint très souvent sa cour, y construisit des églises, un palais dont il ne demeure qu’un arceau charmant. C’est aujourd’hui une capitale agricole de plus de 100 000 habitans. Elle est presque privée d’eau, ce qui constitue pour elle une véritable calamité. Ses monumens sont peu intéressans. Quelques places de la ville sont couvertes de pierres plates, dont chacune marque l’entrée d’un silo pour la conservation des grains.

Nous ne séjournons à Foggia que pour pouvoir aller le lendemain au sanctuaire du mont Gargano, un des buts principaux de notre voyage. Quand on traverse l’immense Tavogliere, en venant de l’Apennin, ou seulement de Troja, on a en face de soi, sur la droite et sur la gauche, la mer, et, juste en face, un énorme massif montagneux complètement isolé de toutes parts, entre la plaine et la mer Adriatique ; c’est là le fameux promontoire du mont Gargano, l’éperon de la botte que représente l’Italie méridionale. Au sommet de ce promontoire désert, à une hauteur de plus 800 mètres, dominant une immense étendue de terre et de mer, se dresse, au milieu d’une ville étrange en ces solitudes, une église élevée sur un des plus célèbres et des plus antiques sanctuaires chrétiens du monde : la grotte si renommée où, dès le VIe siècle, les foules primitives accouraient vénérer le glorieux archange saint Michel, l’archi-stratège des nuées célestes. Ce sanctuaire insigne a joué le plus grand rôle dans l’histoire de la conquête normande. C’est là que les hardis aventuriers normands, fils de Tancrède de Hauteville, venus ici au retour de Terre-Sainte pour saluer le grand Archange si populaire dans leur patrie, s’abouchèrent pour la première fois avec les patriotes longobards et firent alliance avec eux pour renverser dans l’Italie méridionale le pouvoir tyrannique séculaire du basileus de Byzance.

Le sanctuaire de l’Archange du Gargano, ou, plus exactement du Monte Sant’ Angelo, est encore aujourd’hui, en Italie méridionale, l’objet d’un culte immense. Tout le long de l’année, surtout au mois de mai, des milliers de rustiques pèlerins, par troupes villageoises sous la conduite des anciens de la commune, portant tous encore le costume classique des paysans de l’Italie méridionale, tenant à la main des palmes fleuries, chantant incessamment de pieuses litanies, traversent en lents et poétiques convois les plaines prodigieuses de la Pouille, puis, escaladant les chemins pierreux de la Sainte Montagne, vont implorer en d’ardentes prières, souvent à grands cris, le très saint Archange dont ils contemplent de leurs plus supplians regards la statue infiniment vénérée. En mai, plus de cent mille de ces pèlerins montent au sanctuaire. La fête de l’Archange se célèbre le 8 de ce mois. Nous sommes au 9. C’est dire que nous rencontrerons encore de très nombreuses bandes.

La route qui de Foggia mène à Manfredonia, d’où l’on monte au Gargano, est une des plus romantiques du monde. Elle traverse dans sa partie la plus pittoresque le sauvage Tavogliere, parsemé de troupeaux. En face de nous grandit de moment en moment l’immense silhouette isolée du Monte Sant’ Angelo. A mi-chemin, les ruines d’une ancienne commanderie du Temple et de son église, très renommées à l’époque des Croisades, attirent nos regards. La route est couverte de centaines de pèlerins, se dirigeant par bandes vers le sanctuaire ou en revenant, chantant et priant. Les voix fraîches des jeunes filles répondent aux voix graves des vieillards portant les saintes reliques. Plus loin nous visitons une église vénérable, très antique, de la plus belle ordonnance du haut Moyen Age. C’est la cathédrale de Siponto, le seul monument demeuré debout dans cette solitude d’une ville jadis célèbre. Manfredonia, que nous atteignons aussitôt après, est un petit port de mer pittoresque et charmant. Ce fut jadis un point d’embarquement très fréquenté par les guerriers de la Croisade. L’infortuné Manfred, ce fils bâtard si sympathique du grand Frédéric II, imposa son nom à la ville qu’il reconstruisit. Vers les tout derniers jours du XVIIIe siècle, Mesdames Adélaïde et Victoire de France, tantes du Roi, abandonnant le palais de Caserte sous la menace des soldats de Championnet, vinrent ici s’embarquer sur une misérable felouque qui, à travers des souffrances inouïes, les conduisit à Trieste, étape dernière de leur long martyre.

L’ascension du Monte Sant’ Angelo commence presque à la porte même de Manfredonia. Vingt kilomètres environ nous séparent encore du sanctuaire. La route, très découverte, très abrupte, domine sans cesse en corniche les plus beaux points de vue sur la mer et le fuyant rivage des Pouilles. Nous ne cessons de rencontrer des théories de pèlerins. Soudain, de cet immense désert rocailleux qui est la Sainte Montagne, surgit une ville véritable, encombrée de fidèles. Au centre, s’élève l’église qui surmonte la grotte fameuse. Au milieu d’une foule immense, bourdonnante, infiniment bruyante, parlant, chantant, hurlant des prières, nous descendons, un peu troublés par ce pieux vacarme, les longs escaliers souterrains taillés dans le roc, éclairés de lampes innombrables ; nous nous enfonçons profondément sous le sol ; nous franchissons les merveilleuses portes de bronze si célèbres, niellées d’argent, commandées à Constantinople, en l’an 1000, par le patrice Pantaléon, qui a fait sur leur paroi inscrire en lettres d’argent ses supplications aux gardiens de l’église pour qu’ils entretiennent avec soin son admirable présent ; il va jusqu’à leur donner des recettes à ce sujet.

Soudain nous débouchons dans l’immense sanctuaire creusé dans cette grotte transformée en église. L’impression est extraordinaire au milieu du bruissement de cette multitude qu’on a peine à distinguer. Peu à peu on s’accoutume à cette obscurité piquée de mille lumières ; on distingue les détails de ce temple unique au monde et la foule des fidèles qui, avec des cris, des invocations indescriptibles, assiègent incessamment l’autel et la statue de l’Archange. L’endroit est extraordinairement vénérable, merveilleusement ancien ! Il y a mille ans et plus, les mêmes foules naïves se précipitaient déjà aux pieds de saint Michel. Une grande partie de la décoration de la grotte remonte au plus haut Moyen Age. C’est un des lieux les plus impressionnans que j’aie visités dans ma vie. Les honneurs nous en sont faits par l’archidiacre de la basilique, prêtre de belle prestance, très fin, très érudit.

Dans la cohue priante et bruyante des pèlerins, deux femmes surtout attirent notre attention : une jeune et une vieille qui sollicitent du Saint une grâce à leurs yeux si capitale qu’elles semblent comme folles dans leurs instantes supplications. Elles poussent incessamment d’ardentes clameurs, pleurant, sanglotant, interpellant l’Archange avec des paroles vraiment furieuses. Derrière elles, un vieil homme s’écrie sans interruption : « Oh ! Santo, oh ! Santo, accorde-leur, accorde-leur ce qu’elles te demandent ! »

Nous redescendons à Manfredonia par une autre route d’où la vue sur la mer est plus belle encore. Nous rentrons à la nuit tombante à Foggia par la même voie rustique et poudreuse. Toujours nous rencontrons des bandes chantantes de pèlerins. Nous songeons, rêveurs, à ce sanctuaire étrange que nous venons de visiter, où les guerriers normands de la conquête allaient dès le XIe siècle prier le même Archange si pieusement adoré dans leur pays au mont de la Merveille.

De Foggia, par les riches campagnes de Cerignole où Gonsalve de Cordoue vainquit en 1503 l’armée française du duc de Nemours, par Canosa, lieu célèbre dans l’histoire des Normands d’Italie, où nous admirons le tombeau du fameux Bohémond d’Antioche, sorte de turbé oriental aux riches portes de bronze, élevé aux côtés de la cathédrale, nous gagnons Barletta, grand port de commerce au bord de l’Adriatique. Nous devons visiter dans cette journée les plus belles cathédrales, les dômes les plus illustres de l’Italie méridionale, ces monumens superbes aux façades imposantes, à l’aspect sauvage, aux grands porches dont les colonnes sont supportées par des lions ou d’autres animaux gigantesques, aux ambons admirables, aux tribunes sculptées avec un luxe prodigieux. Successivement nous visitons ceux de Barletta, de Trani, celui-ci, immense joyau architectural dans une position unique au bord de la mer, de Bisceglie, de Molfetta, de Giovinazzo. A Barletta encore il y a cette mystérieuse colossale statue de bronze d’un empereur byzantin. Le géant couronné, dont le nom véritable nous est inconnu, se dresse en pleine cité contre le mur d’une église. C’est un problème presque douloureux de ne pouvoir mettre un nom sur cette physionomie aussi auguste qu’inquiétante.

Je passe rapidement sur notre séjour à Bari. Cette plus riche cité des Pouilles, son dôme, sa vaste et sombre église de Saint-Nicolas, contenant les reliques du grand saint asiatique, jadis apportées de Phrygie, son très beau musée, sont mieux connus. C’est, là, la limite extrême de notre voyage. Le lendemain, nous commençons à remonter vers le Nord. Par Bitonto et Ruvo, possédant chacune une ravissante cathédrale, nous gagnons Andria, encore une ville illustre dans les fastes de la conquête normande. C’est de là que part la route qui mène au Castel del Monte, le légendaire château tant aimé de l’énigmatique Frédéric II, un des buts principaux de notre voyage. Déjà nous apercevons aux flancs du mont cette haute et immense silhouette dominant tout l’horizon. La route, très belle, a été refaite récemment pour permettre à l’empereur allemand de visiter plus commodément le château de son grand prédécesseur. L’automobile marche rapidement sur cette pente qui nous mène droit’à la forteresse. Nous l’avons tout le temps en face de nous dressant ses tours colossales en ce site extraordinaire, sur ce promontoire montagneux en avant de l’Apennin d’où l’on découvre le plus immense horizon. Nous ne pouvons détacher nos regards de ce spectacle. Que de fois, lisant dans les historiens la vie de Frédéric II, j’avais ardemment désiré voir le château qui, de tous ceux qu’il habita, rappelle le plus vivement son nom ! Après cette course folle d’une vingtaine de kilomètres, nous escaladons les dernières pentes plus abruptes et faisons halte près de la grande porte de la demeure déserte. Sous nos yeux s’étendent à l’infini les plaines de la Pouille couvertes de villes, de villages et de cultures, et les plus lointains rivages de la mer Adriatique. Le splendide monument, à la fois forteresse, palais et maison de chasse, dresse sa masse géante au haut du mont. Sauf le revêtement de plaques de marbre qui ont disparu presque partout, le château est intact jusqu’en ses toitures immenses, sillonnées de rigoles pour le captage des eaux de pluie. La fin du jour est très belle. La solitude est complète. Seule la femme du gardien absent, promène un bel enfant devant le noble édifice. Nous pénétrons dans la vaste cour intérieure. C’est bien, là, la résidence superbe, toute en pierre, de ce César du XIIIe siècle : escaliers d’une conservation parfaite, deux étages de salles à voûtes ogivales supportées sur des colonnes, salles construites de pierres énormes aux arêtes encore très vives. Un silence de mort règne dans cette immensité que ne troublent jamais plus que les oiseaux de proie et les chats-huans entrés par les hautes et larges fenêtres ouvertes sur la campagne. Je traverse rapidement chaque salle ; il me semble que je suis le jouet d’un rêve. A chaque instant, je crois voir apparaître un des guerriers sarrasins du grand empereur dans son armure de mailles, sous son vaste turban blanc. Oui, c’est ici que Frédéric aimait à vivre, dans un farouche isolement de, ses sujets italiens, parmi ses gardes étrangers, au milieu de son harem de belles filles d’Orient. C’est d’ici qu’il courait chasser le lièvre, et même la gazelle, avec les fameux guépards acquis pour lui à prix d’or en terre musulmane et que leurs gardiens portaient en travers de la selle pour les lancer soudain sur le gibier épouvanté.

De la porte du donjon, la jeune femme du gardien nous fait admirer cet immense panorama. Elle énumère les cités des Pouilles qui s’étendent sous nos yeux depuis Manfredonia jusqu’au-delà de Bari. Nous quittons avec peine cette vision fantastique que nous ne reverrons sans doute jamais. L’auberge d’Andria n’offrant que peu d’attraits, nous allons passer la nuit à Barletta près du colosse impérial byzantin.

Le lendemain, nous visitons encore la grande et merveilleuse église inachevée de Venosa, elle aussi une des principales cités de l’occupation normande. Ces restes magnifiques se dressent à quelque distance de la ville moderne, au milieu du plus aimable désert, dans une oasis de fleurs, d’arbustes, de plantes grimpantes. On y voit encore les tombes de Roger Guiscard, de son frère Drogon, de sa femme Albérade. Nous passons une nuit très inconfortable dans une infâme auberge de Melfi, en un site austère déjà très montagneux. Melfi a joué un grand rôle dans l’histoire des Normands de Sicile. C’est là que, pour la première fois, dans un pacte fameux, ils se partagèrent le pays conquis. Le lendemain, par une belle route de hautes montagnes, non loin de la sombre vallée de l’Ofanto, non loin du mont Vultur aux vastes forêts mystérieuses, nous franchissons à nouveau la chaîne de l’Apennin. A Bénévent, nous admirons le dôme aux portes de bronzé et le bel arc romain. A Caserte, nous parcourons l’immense palais rival de Versailles. Les jours suivans, nous visitons le mont Cassin terriblement restauré dans le goût allemand, et cette admirable région qui descend de là jusqu’à Rome dans la plus sévère des contrées, toutes ces villes enfin qui ont noms : Arpino, Frosinone, Alatri à l’énorme muraille étrusque, Ferentino, Anagni et sa cathédrale portant sur sa façade la statue de Boniface VIII, la victime du terrible Nogaret ; bien d’autres encore, sans oublier, entre Arpino et Frosinone, l’abbaye cistercienne renommée des SS. Giovanni e Paolo di Casamari, de style gothique primitif bourguignon. Le dernier jour, navrés que ce soit la fin, nous allons, de Frosinone où nous sommes revenus passer la nuit, aux ruines délicieuses de l’abbaye également cistercienne de Fossanova, rivale de celle de Casamari ; nous visitons encore Terracine en son site gracieux entre tous, les romantiques ruines de Ninfa, Gori et son temple antique de si exquises proportions au plus haut du mont. Le soir, nous rentrons à Rome vers la tombée du jour.


GUSTAVE SCHLUMBERGER.


  1. Cette plaine admirable a été depuis bouleversée par l’affreux tremblement de terre tout récent.