Voyage dans les républiques de l’Amérique du sud/01

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Voyage dans les républiques de l’Amérique du sud
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VOYAGE


DANS


LES REPUBLIQUES DE L'AMERIQUE DU SUD.




AREQUIPA, PUNO ET LES MINES D’ARGENT;[1]




I – AREQUIPA.

C’est à Islay que nous avons quitté le monotone Océan Pacifique pour prendre terre sur la côte du Pérou. Nous sommes entrés dans la rade d’Islay escortés d’une troupe de baleines noires qui folâtraient, comme des dieux marins, autour de la corvette la Favorite, jusqu’à en toucher le cabestan, et plongeaient d’un côté pour reparaître de l’autre, exactement comme les marsouins qu’on rencontre sur les rades de Naples ou du Pirée. Les baleines nous regardèrent mouiller, et reprirent le large. La rade d’Islay est ouverte et mal défendue des vents du nord par quelques îlots rocailleux qui forment une pointe avancée dans la mer. Pour débarquer les passagers et les marchandises, les chaloupes viennent se placer contre un rocher, au milieu des brisans ; les hommes montent au moyen d’une échelle de corde, et les marchandises, enlevées par un cabestan, sont déposées sur la grève. La ville est un amas de cabanes de roseaux et de terre ; mais tout le commerce des provinces d’Aréquipa, de Puño et de Cusco se fait par ce port, ce qui lui donne du mouvement et même y répand force numéraire. Sur toutes les places, dans tous les enclos, on voit des troupes de mules arrivées d’Aréquipa, et qui doivent s’en retourner sans délai, chargées ou à vide, car il n’y a pas un brin d’herbe à dix lieues aux environs.

Au sortir d’Islay, on suit un chemin resserré entre des montagnes pelées, dont le fatigant éclat n’est interrompu çà et là que par des bouquets d’oliviers, à l’ombre desquels est inévitablement établi un cabaret où l’on vend de l’eau-de-vie et de la chicha. Six lieues plus loin, on laisse derrière soi les montagnes pour entrer dans une immense plaine de sable : c’est le désert avec son horizon sans bornes, ses monticules de sable, sa poussière fine et mouvante ; mais la marche au milieu du désert, je l’avais comprise plus poétique. Dans mon désert de fantaisie, il y avait de longues files de chameaux, des costumes orientaux, des Arabes galopant autour de la caravane pour la protéger ou la piller. — Hélas ! six misérables mules et un muletier, moi, Parisien dépaysé, suivi de mon valet de chambre, à qui ses longues moustaches donnaient l’air d’un vendeur d’orviétan, — c’était en vérité une bien piteuse caravane !

En avançant, l’on est étonné d’apercevoir au loin des cultures indiquées par de vastes champs diversement nuancés à la surface. L’eau paraît abondante, car on en distingue de larges flaques dans toutes les directions, et jusqu’à des ruisseaux qui serpentent. De plus près, cette nature se montre telle qu’elle est, absolument morte. Ces champs, cette eau, sont formés d’efflorescences de salpêtre et de couches de sable gris et bleu. Cette plaine aride est coupée par un large ravin, au fond duquel sont cachés la vallée et le hameau de Vittor. L’arriero annonça que nous étions au beau milieu du village, et courut de porte en porte demander l’hospitalité ; mais des gens que l’on réveille à minuit sont de fort mauvaise humeur : ceux-ci nous envoyèrent promener. J’allai donc me réfugier dans un tambo, et je puis assurer qu’après une marche forcée de treize heures, l’on dort parfaitement sur un manteau et sous un toit de roseaux.

Les poètes arabes chantent les oasis du désert avec leurs bouquets de dattiers ombrageant un puits d’eau saumâtre ; que diraient-ils de la vallée de Vittor, encadrée dans de gigantesques montagnes de sable, et courant, verte et fraîche, tout le long de son joli ruisseau, en étalant sur une demi-lieue de largeur ses champs de vignes, d’oliviers et d’alfalfa (sorte de luzerne) ? Le lendemain de mon arrivée à Vittor, je perdis quelques heures à flâner dans la campagne, comme si je n’avais de ma vie rencontré des raisins et des olives : le souvenir des sables de la veille et la désagréable perspective d’avoir à recommencer la même promenade me faisaient reculer devant la seule idée d’enfourcher ma mule ; mais l’arriero jurait et se désolait, il fallut reprendre notre route en plein désert.

Déjà pourtant l’on distinguait clairement le volcan d’Aréquipa, au pied duquel est bâtie la ville que j’allais chercher ; les mules couraient pour regagner leur écurie, nous avions tous bon courage, et nous fîmes notre traite de quatorze heures sans débrider. La nuit était venue, que nous n’étions pas encore sortis de cette interminable steppe. Cependant des lumières à peu de distance et des aboiemens de chiens nous annoncèrent le voisinage d’Aréquipa, et nous traversâmes les faubourgs et le grand pont au milieu des tourbillons de poussière que soulevait le trot menu de nos mules. J’étais attendu par un de nos compatriotes, chez lequel je trouvai une comfortable hospitalité. J’en avais grand besoin.

J’étais impatient de savoir quelle tournure pouvait avoir la première grande ville péruvienne que je rencontrais. Le jour à peine venu, je m’installai sur le balcon de mon appartement ; la rue était encombrée par une caravane de llamas suivis de leurs conducteurs indiens. Amour du pittoresque à part, le llama est la plus belle façon de daims laineux que je connaisse ; son col est gracieusement courbé sans être bossu comme celui du chameau ; il porte la tête haute et en arrière ; ses yeux sont d’une douceur admirable, ses reins sont droits, ses jambes sèches et fines. La caravane arrivait de la sierra, apportant du charbon de bois. Chaque llama est chargé de deux petits sacs pesant ensemble de soixante à cent livres. Le llama, dans ce pays, est d’une extrême utilité ; il passe là où les mules ne pourraient passer, et il broute, tout en marchant, les herbes rares et les tiges desséchées des arbustes qu’il rencontre sur son chemin. Ayant, comme le chameau, une poche dans l’estomac, il peut rester plusieurs jours sans boire ni manger, privation à laquelle il est exposé chaque fois qu’il quitte les montagnes pour les déserts sablonneux de la côte. Le llama est patient, lent et obstiné. Quand on le charge outre mesure, il se couche à terre, et, malgré des coups redoublés, ne se relève que lorsque le fardeau est enlevé. On dit dans le pays que le llama est fait pour l’Indien, et l’Indien pour le llama.

La caravane s’avançait lentement, poussée par ses pacifiques conducteurs, deux Indiens avec leurs femmes portant sur le dos un enfant enveloppé dans un poncho. C’étaient les premiers Indiens que je voyais avec mes yeux d’Européen nouveau débarqué, et les traits qui distinguent leur race de la nôtre me frappèrent singulièrement. Les Indiens sont de petite taille, bien faits, mais peu musculeux. Leur peau est d’un rouge foncé ; leurs cheveux sont noirs, rudes et épais ; leur tête est petite ; leur front est peu développé ; leurs pommettes sont saillantes, leurs yeux noirs, petits et horizontalement fendus ; leur nez est aquilin, leur visage ovale et sans barbe. Les hommes portent un bonnet rond et plat en drap bleu, une chemise de coton, une veste, une culotte de gros drap et des sandales de cuir brut attachées au bas de la jambe par des courroies. Quand il fait froid, ils se couvrent de leur poncho, pièce de drap ou de coton taillée en carré long avec une ouverture dans le milieu pour passer la tête ; le poncho descend des deux côtés jusqu’à la ceinture. Tout ce qu’un Indien peut porter, il le plie dans son poncho, qu’il retire et jette sur son dos, les deux bouts noués sur la poitrine.

Les traits des femmes indiennes ressemblent à ceux des hommes ; seulement ils sont moins anguleux et respirent une grande douceur. Leurs cheveux sont partagés au milieu de la tête et tombent sur les épaules en deux longues tresses ; une pièce d’étoffe carrée, en général de laine noire, couvre leurs épaules et vient se rattacher sur la poitrine par une longue épingle de cuivre ou d’argent. Une veste à manches longues et étroites, ouverte sur le devant, croisée chez les unes et lacée chez d’autres, leur serre la taille ; une jupe en laine, recouvrant une demi-douzaine de jupons de laine ou de coton, descend jusqu’au-dessus de la cheville du pied ; des bas de laine et des sandales complètent le costume. Les étoffes qui servent à ces vêtemens sont filées et tissées dans la famille de chaque Indien. Leur contenance à tous, hommes et femmes, est humble et triste, et, quand un blanc les regarde, ils se découvrent respectueusement en saluant d’un Ave Maria purissima tatita. Je descendis pour suivre les Indiens et leurs troupeaux jusqu’à la place du marché, voisine de la maison que j’habitais. Les sacs de charbon furent déchargés, les llamas se couchèrent sur le pavé, et les Indiens, en attendant les chalands, commencèrent à préparer leur sobre repas, composé de maïs grillé et d’un plat de chupe. C’était un réjouissant spectacle que ce marché d’Aréquipa. Les melons, les raisins, les olives, les ananas, les oranges, les abricots, les pêches de vigne et tous les autres fruits d’Europe et d’Amérique étaient empilés sur des nattes étendues sous chaque étalage et protégées du soleil par des auvens en lambeaux de toutes couleurs. Les femmes attendaient, silencieuses et accroupies sur leurs talons, que l’on vînt acheter leurs marchandises. Comme le marché d’Aréquipa est le rendez-vous des habitans des campagnes et des hameaux environnans, des Indiens de la sierra et de la côte, les costumes sont variés et pittoresques. J’ai retrouvé là, à mon grand étonnement, le mouchoir rouge plié carré sur la tête et le corsage lacé par devant des femmes de la campagne de Rome et les jupes de laine plissées à gros plis autour de la ceinture des paysannes tyroliennes.

Je vis, au milieu du marché, un chaland d’une singulière espèce passant d’un étalage à l’autre, il prenait sans se gêner les carottes, les choux, les melons qu’il trouvait à sa guise : c’était tout simplement un cheval sans selle ni licol, le cheval sur lequel monte le prêtre qui va porter le viatique aux malades. Tel est le respect religieux de ces pauvres gens pour l’église et tout ce qui en ressort, que l’animal porteur du prêtre dépositaire des saintes burettes est devenu lui-même un objet de vénération : une femme indienne n’oserait pas s’opposer à ce que le cheval de nuestro amo, « le cheval de notre maître, » comme ils appellent le bon Dieu, vînt brouter les fruits et les légumes de son étalage.

Arequipa est une petite ville, et l’on y sait fort vite les nouvelles à la main. L’arrivée d’un caballero français, qui voyageait par curiosité et ne vendait aucune sorte de pacotille, produisit une certaine sensation, et je fus comblé de prévenances. L’usage du pays est, pour les hommes, de venir faire la première visite à l’étranger qui arrive et de mettre leur maison à sa disposition ; les femmes qui reçoivent envoient leurs maris, leurs fils, leurs frères, ou leur majordome, si elles sont seules, vous porter leurs complimens et mettre également leur maison à la disposicion di uste, phrase consacrée. Je reçus donc des visites directes ou par procuration d’une partie de la société de l’endroit, Espagnols ou étrangers. Les commerçans étrangers ne forment pas une société à part ; plusieurs, les Anglais surtout, sont mariés à des femmes du pays. Le calme extérieur des femmes espagnoles, leur ennui de tout exercice violent qui n’est pas la danse ou le cheval, s’accordent suffisamment avec les mœurs casanières des négocians anglais, dont plussieurs finissent par s’établir à tout jamais au Pérou.

Bien que le commerce étranger soit l’ame de la population d’Aréquipa, la conduite prudente des négocians européens au milieu des troubles fréquens du Pérou, le crédit ouvert chez eux aux marchands de la ville et de la province, leurs mœurs honorables, suffisent à peine pour les faire tolérer par les gens du pays. Un Européen a beau se marier à une Aréquipénienne, c’est toujours un estrangero ; c’est un bon ou mauvais estrangero, mais il ne devient jamais complètement hijo del pais, fils du pays, un des leurs. Les Américains-Espagnols, ayant peu de produits indigènes à donner en retour des marchandises d’Europe, se voient forcés de payer en argent, et cet argent, une fois dans la caisse du négociant étranger, s’écoule immanquablement en Europe ; aussi a-t-on plusieurs fois présenté aux chambres péruviennes des pétitions tendant à expulser du pays les commerçans étrangers, pour empêcher cette exportation du numéraire, et la même demande se renouvelle à chaque commotion politique : les étrangers n’ont le droit de faire le commerce que dans les ports de la côte ; s’ils sont tolérés à Aréquipa, c’est que l’on considère cette ville comme l’entrepôt d’Islay, son port de mer.

La province d’Aréquipa envoie dans l’intérieur du pays des vins capiteux et des eaux-de-vie très estimées, que l’on travaille dans les vallées de la côte, Pisco, Moquegna, Vittor, etc. Pour l’exportation à l’étranger, elle fournit de l’argent en barre, de l’or en poudre et en lingots, du salpêtre, du quinquina (qui vient du fond de la Bolivie), et des laines. Les laines viennent de la sierra et sont fournies par quatre espèces d’animaux, le mouton, le llama, l’alpaka, la vigogne. La laine de mouton est de la qualité des laines ordinaires d’Espagne, celles du llama et de l’alpaka sont plus fortes et plus communes. Celle de la vigogne est sans exagération aussi belle que la laine de cachemire ; j’en ai vu des échantillons d’une admirable finesse. Je m’étonne qu’on n’ait pas cherché à naturaliser en France la vigogne et le llama. Les herbages et la température des Pyrénées, des Alpes, des montagnes d’Auvergne, leur conviendraient parfaitement. Le llama est devenu un animal domestique. Quant aux vigognes, du temps des Incas, on les parquait comme des moutons, et ici j’en ai vu deux qui couraient dans les rues et jouaient avec les enfans. Ces animaux sont d’un caractère timide et fort doux. Ce serait un grand cadeau à faire à nos manufactures de drap que d’importer les vigognes en France, et rien ne serait plus facile. L’on peut facilement réunir à Aréquipa un troupeau de cent vigognes qui seraient embarquées au mois de juillet, l’hiver d’Amérique, et qui arriveraient en France vers les mois d’octobre ou de novembre. La France néglige trop d’ailleurs ses relations avec le Pérou. Elle envoie à Aréquipa des soieries, des tulles, des cotonnades, des vins, des sucres ; mais presque tous ces objets rencontrent une redoutable concurrence dans les mêmes marchandises de fabrication anglaise.

Je ne voulais point m’arrêter à Aréquipa sans faire connaissance avec les hommes importans de l’endroit. On me présenta aux autorités civiles et militaires qui ressemblent aux fonctionnaires de tous les pays à constitution ; ces messieurs parlaient volontiers politique américaine. Le préfet, qui venait d’être fait général d’emblée par le président Gamarra, répétait assez volontiers que le meilleur gouvernement était celui du sabre. Il était curieux de savoir ce que l’on pensait à Paris du président Gamarra. Je n’osai lui répondre qu’à Paris on ne connaissait guère le Pérou qu’à l’état de proverbe. Je vis ensuite le général Nieto, le chef de l’opposition militaire constitutionnelle et le plus grand obstacle aux projets que l’on attribuait au président Gamarra, qui le tenait éloigné de Lima autant que possible. D’abord soldat, c’était par sa bravoure que Nieto était arrivé au grade de général de division, et on citait avec éloge la loyauté, la fermeté de son caractère. Si la guerre civile recommençait, le général Nieto, disait-on, était appelé à y jouer un grand rôle.

Je causai beaucoup avec les fonctionnaires péruviens de l’état du pays et de la révolution qui l’avait produit : on me répondit généralement : « La révolution contre l’Espagne n’a pas été faite par le peuple et pour le peuple, car les Indiens, qui forment le peuple de nos provinces, sont restés sous la république ce qu’ils étaient sous la monarchie, gent taillable et corvéable. Le vieux système de gouvernement était entaché de nombreux abus ; mais Espagnols, Américains et métis, tous en profitaient. Seulement, il avait existé de tout temps une haine violente et déclarée entre les Espagnols venus d’Espagne et les Espagnols nés dans le pays. Les vice-rois étaient sans cesse obligés d’interposer leur autorité entre les deux partis, qui parfois en venaient aux mains. C’est cette haine des créoles, justifiée ou du moins expliquée par la conduite des Espagnols venus d’Europe et par les places et faveurs dont ils étaient comblés à l’exclusion des fils du pays, c’est cette haine qui a éclaté dès qu’elle a trouvé une occasion. Ce sont les créoles qui ont pris les armes contre les Espagnols, et non pas les républicains contre le roi d’Espagne. Les propriétaires espagnols, les employés du gouvernement, se tinrent tranquilles pendant la lutte, favorisant en secret le parti du roi. Dans ce pays, l’on n’avait aucune idée républicaine ; mais, comme il fallait des mots pour appeler à nous les métis et les chiollos, nous parlâmes au nom de la république, qui avait pour elle le charme de l’inconnu. Aux petits employés on promit de grands emplois ; aux métis et aux chiollos, des places et de l’argent. Quant aux Indiens, on ne leur a rien dit, rien promis : les deux partis ont également fait la presse dans leurs villages, et les Indiens se sont battus comme s’ils avaient eu une cause à défendre. Après la victoire est venue l’heure de tenir les promesses faites au moment du danger : c’était chose impossible, et les mécontens ont été innombrables. Si le système monarchique constitutionnel eût pu nous servir d’étendard, c’est le seul qui aurait eu chance de vitalité ; mais quel prince d’Europe eût voulu venir régner dans ces pays en discorde ? Bolivar le savait bien, et, sans vouloir se faire roi, il voulait commander à tous, parce qu’il sentait qu’une main ferme pouvait seule rétablir l’ordre et les lois. » Le même langage me fut tenu par les gens les plus considérables du pays ; mais personne n’avait rien à proposer pour sortir de cette situation.

Dans une douzaine de maisons où l’on me présenta, les hommes me reçurent avec politesse et réserve, les femmes avec une aisance parfaite. Je ne sais comment les Péruviennes ont deviné les manières de la bonne compagnie ; le fait est qu’elles ont le calme et la grace des femmes élevées dans les salons de nos capitales. Rien d’extraordinaire dans leur toilette : des robes d’étoffes légères taillées à la dernière mode de Paris ; des fleurs naturelles dans leurs cheveux, qui sont noirs et brillans ; la main blanche et soignée ; le pied petit et bien chaussé dans des souliers de satin ; les chairs brunes, mais colorées ; les yeux noirs. Ce ne sont pas des personnes remarquablement jolies, mais de très agréables personnes.

La conversation en général roulait sur Paris, le Paris du Journal des Modes, musique et toilette ; je leur dis des modes le peu que j’en savais. Cependant la naïveté des interrogations témoignant de l’immense distance qui me séparait de ce Paris toujours aimé, bien que si peu naïf, je me pris à le regretter de toutes mes forces et à bavarder sur son compte avec un entrain tel que plus d’une de ces dames serait partie à l’instant pour aller voir les merveilles de Paris, s’il n’y avait eu entre Aréquipa et l’Europe quatre mille lieues de pleine mer. Ces dames ne voulaient pas comprendre que l’on quittât, sans y être forcé, ce merveilleux séjour pour venir voyager dans des contrées où il n’y a ni Opéra, ni musique, ni hôtels, ni voitures, ni chemins. Il eût fallu, pour n’avoir pas tort, leur faire une longue dissertation sur la fatigue des bonnes choses indéfiniment continuées et sur la malheureuse passion du mouvement qui fait ressembler l’homme qui en est possédé à une roue sur une pente ; mais c’eût été long et ennuyeux, et ici comme à Paris les femmes ont l’ennui en horreur. Je rencontrai dans l’une des bonnes maisons de la ville une jeune femme mi-française, mi-espagnole, qui avait à réclamer je ne sais quoi d’une famille de la ville dont elle était parente. Sa vivacité d’artiste parisienne contrastait singulièrement avec le calme apparent des autres femmes qui l’entouraient, et qui semblaient comprendre l’esprit du cœur mieux que celui de la tête.

Quant aux hommes, les plus jeunes ne restent pas en arrière du mouvement intellectuel de notre siècle ; ils étudient les lois et s’occupent un peu de littérature ; ils ont le bon esprit de préférer les vieux auteurs espagnols, Cervantes, Hallejo, Quevedo, Jovellanos, aux écrivains d’Europe. En fait de littérature française, ils en sont encore à Voltaire et à toute la littérature sceptique du XVIIIe siècle. Les hommes plus âgés, dont l’éducation a été faite au temps de la vice-royauté, jouent beaucoup, fument davantage, et font un peu de commerce quand ils en ont le temps. Un sujet de conversation qui reparaît sans cesse est celui du volcan qui domine la ville : s’il ne fait pas d’éruption, il n’a malheureusement pas cessé d’être en travail, et comme l’orifice du cratère n’offre plus de débouché à l’effort souterrain de la lave, quand le jour de l’explosion arrive, la terre tremble et se crevasse irrégulièrement. Les maisons qui se trouvent sur les lignes fatales sont englouties ou renversées. Lors de mon séjour à Aréquipa, un récent désastre causé par le terrible volcan attristait encore la population.

Les maisons d’Aréquipa sont toutes construites sur le même modèle : un grand portail donnant sur la rue ; une petite cour pavée en cailloux de diverses couleurs, flanquée de quatre côtés de bâtimens massifs ; au fond de la cour, en face du portail, la salle de réception, et, derrière, un petit jardin planté de fleurs pour lesquelles les Aréquipéniennes ont une véritable passion. L’ameublement, d’ailleurs assez simple, paraît extraordinairement riche quand on considère que la plupart des meubles viennent d’Europe, et que d’Islay à Aréquipa il y a, trente lieues de désert. Dans chaque salon, on trouve un piano ; mais peu de personnes savent en tirer autre chose que des valses et des contredanses. On a la bonhomie de convenir que l’éducation d’Europe est infiniment supérieure à l’éducation péruvienne, et les mères de famille donnent, quand elles le peuvent, à leurs enfans, garçons et filles, des maîtres de langues, de dessin et de musique.

Je me souviendrai toujours d’un bal donné en bonne partie à mon intention ; la maîtresse de la maison, après m’avoir présenté à plusieurs jeunes femmes assises sur des fauteuils rangés en demi-cercle des deux côtés du canapé d’honneur, s’en était allée recevoir son monde, et m’avait laissé le soin de me tirer d’affaire de mon mieux, à l’aide des cinquante mots espagnols qui formaient tout mon répertoire. Ces dames se divertirent fort de la hardiesse avec laquelle je combinais mes cinquante mots ; j’avais bien là des connaissances à moi sachant le français, mais mes nouveaux amis me laissaient avec un certain plaisir baragouiner l’espagnol, et, au lieu de venir à mon aide, ils se tenaient collés au groupe des autres hommes qui, silencieux, raides et sans chapeau, attendaient à l’autre bout du salon que le moment de danser fût arrivé. J’étais à bout de mes combinaisons de mots, je me levai et fus me perdre dans la masse des habits noirs et des cravates blanches : là, nouvelles présentations et poignées de main à l’anglaise. Mes récentes connaissances voulurent savoir ce que je pensais du costume des hommes, de la toilette des femmes et du plus ou moins de différence que je pouvais trouver entre cette soirée et une soirée d’Europe : naturellement je dis que tout était très bien, et réellement tout était assez bien.

Les invités arrivés, la maîtresse de la maison alla chercher une dame qu’elle conduisit au piano. La dame chanta Di tanti palpiti ; je l’ai certainement entendu chanter plus mal ailleurs. À peine eut-elle fini, que les hommes envahirent le cercle des dames ; chacun prit sa danseuse, et l’on commença une contredanse espagnole. C’est une fort gracieuse danse, où l’on cause peu, mais où l’on se prend beaucoup par la taille. Les hommes se rangent d’un côté, les femmes de l’autre, chacune vis-à-vis de son danseur ; puis, sur un mouvement de valse très lent, les premiers couples commencent des figures qui ressemblent à celles du cotillon, et ils vont ensuite se ranger à l’autre extrémité de la double ligne, toujours dans le même ordre ; les deux couples suivans les imitent, et ainsi de suite pour les autres couples, jusqu’à ce que chacun ait dansé. Après une demi-douzaine de nouvelles figures qui durent une demi-heure, les femmes vont reprendre leur poste dans le demi-cercle, et les hommes leur première place à l’autre extrémité du salon.

Je sais à Paris beaucoup de gens qui, spectateurs pour la première fois d’une danse espagnole, pourraient difficilement s’empêcher de sourire de ce luxe de ronds de bras et de jambes. Ils auraient tort, car c’est l’imitation prétentieuse et maladroite qui constitue le ridicule, et il ne faut pas le chercher là où existe le naturel. J’avoue cependant que j’eus moi-même un moment quelque peine à garder mon sérieux. Au reste, mon châtiment était là tout prêt, car la valse commença, et je voulus valser à l’allemande, comme on valse aujourd’hui partout en Europe. Ma danseuse, après trois ou quatre bonds à contre-mesure, déclara, hors d’haleine, qu’elle n’avait jamais ouï parler d’un mouvement de valse aussi violent, et qu’il lui était de toute impossibilité de me suivre. Là-dessus force questions sur la valse en Europe et instantes prières de valser comme à Paris. Une femme plus courageuse que les autres se décida à me servir de partner, et nous voilà partis ; nous n’avions pas parcouru la moitié, du salon, que ma valseuse s’arrêta court et se jeta sur un fauteuil en riant aux éclats ; les spectateurs de faire chorus, et moi avec eux de très bon cœur. Leur valse est fort lente, fort dandinée, et enrichie de toute sorte de graces des bras et des épaules.

À dix heures, on passa dans la salle à manger, où, sur une table élégamment servie, il y avait du café, du thé, des liqueurs, des gâteaux et des friandises de toutes sortes. Alors commencèrent les attentions et les galanteries à l’usage du pays. On offre à une dame un gâteau ou un bonbon dont elle partage un morceau avec vous, ou bien un verre de liqueur dans lequel elle trempe ses lèvres. C’est, pendant une heure, un interminable va-et-vient de bonbons et de liqueurs. Les hommes vous portent des toasts que vous leur rendez, et l’on sort de ce thé infiniment plus gai qu’on ne l’était au commencement de la soirée. Plus de cercles de chaises, plus de groupes d’hommes ; chacun s’assied près de qui lui convient : les danses deviennent, non pas plus rapides, mais plus animées. À minuit arrive un déluge de champagne et de petits gâteaux que les hommes s’empressent d’offrir aux dames. Refuser serait une impolitesse que la femme la plus à la mode n’oserait se permettre. J’ai vu même, à la fin de la soirée, un monsieur d’une amabilité fort échauffée présenter à une jeune femme sa tabatière, et la dame le remercier, prendre avec ses jolis doigts roses une pincée de ce vilain tabac, et la jeter ensuite quand le monsieur s’est retourné pour aller promener ailleurs sa tabatière et son champagne. Il résulte de cette coutume que, pour peu qu’une femme soit à la mode, elle est obligée de se bourrer de gâteaux, de glaces et de liqueurs ; elle a beau dire qu’elle n’en peut mais et demander grâce, les galans importuns la forcent à goûter le vin ou les sucreries qu’ils lui présentent.

Les quadrilles, importation toute récente, sont essayés chaque fois qu’il se rencontre quelqu’un en état de les diriger. Nous en dansâmes un sur je ne sais quel air ; c’était à peu près nouveau, par conséquent fort goûté. Le menuet est à la mode, et l’on s’étonna que je ne le susse pas danser. Il m’a fallu jurer que je ne l’avais jamais vu danser, si ce n’est à l’Opéra, dans quelque ballet poudré. Alors sont venues les danses d’Aréquipa : le london, le fandango, le mismis, etc., ravissans boleros avec accompagnement de castagnettes, le london principalement. Quel dommage que pour notre froid et monotone quadrille les Péruviens abandonnent peu à peu leurs jolies danses nationales !

Dans une pièce voisine étaient nombre de femmes plus que simplement vêtues et la tête recouverte d’un châle. Je croyais que c’étaient des femmes de chambre de la maison ou des maisons voisines ; mais on m’apprit que c’étaient les mères des danseuses et autres dames souffrantes ou paresseuses qui voulaient voir le bal, et pourtant ne pas se mettre en frais de toilette. C’est un usage généralement reçu dans l’Amérique espagnole, et dans un bal il y a souvent autant de tapadas (c’est le nom des dames qui gardent l’incognito) que de danseuses. Un autre usage plus extraordinaire, mais également reçu partout, c’est de laisser ouvertes les portes de la maison où se donne la soirée. Permis à tout blanc qui passe de se coller à la porte de la salle de bal ; les derniers arrivés poussent les autres, et ils finissent généralement par envahir, à droite et à gauche de la porte, une bonne partie de l’appartement. Au temps des vice-rois, tout Espagnol, à titre de blanc et de hidalgo, se croyait l’égal du plus riche négociant et du plus puissant seigneur du pays ; c’est de ce principe, admis par l’opinion publique, qu’est venu l’usage dont je parle, et une infinité d’autres d’un grand laisser-aller.

Le bal fini, chacun s’en retourne à pied. Les ruisseaux profonds qui traversent les rues ne permettent pas dans la ville l’usage des voitures. Les distances sont courtes, les rues propres, le temps toujours sec ; aussi ne se sert-on pas de chaises à porteurs, Pour sortir de la ville et pour voyager, les femmes montent à cheval, jambe de ci, jambe de là, comme les hommes.

Les jardins et campagnes des environs d’Aréquipa jouissent d’une réputation due, selon moi, au contraste que forme avec eux la nature de sable qui les environne. Par quelque côté que vous sortiez de la ville, vous rencontrez le sable à l’instant même, et c’est au milieu d’une poussière qui vous étouffe que vous allez chercher ces jardins enchantés. Ce sont tout simplement des plantations de vignes et d’oliviers vivifiées par la rivière Chili, sorte de torrent qui traverse les faubourgs d’Aréquipa, ou par quelques petits ruisseaux dont les eaux sont chèrement achetées, et vont se perdre plus loin dans le désert ; mais la température est ravissante, l’air sec et pur, et l’on passe avec délices quelques heures à se promener, déjeuner et danser, si l’envie en prend. Des cabarets, pulperias, sont établis là où le ruisseau murmure le plus haut, où l’ombrage est le plus épais. Comme dans les guinguettes des environs de nos grandes villes, les promeneurs s’établissent au frais, et tout ce qui n’est pas très high life avale des brocs de chicha pour manger des gousses de piment rouge, et mange encore du piment pour boire de la chicha. La chicha est une boisson faite de maïs fermenté que les habitans du Pérou, blancs, rouges et noirs, aiment à l’excès. Une fois accoutumés au goût acidulé de la chicha, les Européens le trouvent agréable, et bien leur en prend, s’ils voyagent dans l’intérieur du pays, car c’est la seule boisson que l’on rencontre partout et en tout temps dans la sierra. Prise à fortes doses, la chicha produit une ivresse bestiale, comme celle causée par la bière.

On va chercher aussi, dans les environs de la ville, des bains d’eau froide qu’on dit très bons pour la santé. L’utilité de ces bains est contestée par beaucoup de gens qui font observer qu’Aréquipa étant à cinq mille pieds au-dessus du niveau de la mer, la température n’est nullement débilitante, et que des bains d’eaux thermales ou simplement d’eau chaude seraient d’une meilleure hygiène ; mais le plus grand nombre ne veut pas en convenir, parce que ces bains sont, pendant les mois de la chaleur (novembre, décembre, janvier, février), des lieux de rendez-vous fort amusans, où, sous prétexte de santé, tout le beau monde de la ville vient faire des parties de plaisir. Je dis tout le beau monde, et j’ai tort, non pas que le beau monde ne sympathise ici comme partout ailleurs et ne cherche aussi à se grouper en coteries, mais parce que ces bains sont des établissemens créés par le gouvernement ou la municipalité et par conséquent publics. Je veux dire simplement que, parmi les différens bains, il y en a toujours un plus fashionable et plus couru que les autres. Au reste, ce n’est autre chose qu’un vaste réservoir dallé avant de trois à quatre pieds d’eau ; pour s’habiller et se déshabiller, on est obligé de faire dresser sur les bords des tentes ou des cabanes de branchage. Ces embarras et les épisodes comiques auxquels ils donnent lieu ne diminuent en aucune façon le goût des Aréquipéniens pour les bains en plein vent.

Les principaux édifices d’Aréquipa sont des couvens et des églises, dont l’architecture est également lourde et bâtarde. C’est une triste nécessité pour un architecte que d’avoir à faire entrer dans le plan d’un édifice public des calculs de tremblement de terre. L’ordre auquel appartiennent les constructions de ce pays a pris naissance sous l’influence de cette terreur. On pourrait le nommer l’ordre des tremblemens de terre. Les églises sont, comme les couvens et les maisons des particuliers, voûtées à voûtes pleines ; les pilastres en sont renforcés, et les murs épais comme nos vieilles murailles féodales. Au-dessus de chaque autel s’élève un trophée de colonnes du travail le plus lourd et le plus tortillé, le tout entremêlé de saints en bois ou en pierre inévitablement dorés. Nulle part l’on n’a poussé aussi loin la manie des dorures et des paillettes. La robe de saint Luc est brodée d’or ; saint Matthieu, avec sa barbe pointue, son chapeau sur l’oreille et son pourpoint de velours rouge, est également couvert d’étoiles d’or du haut en bas ; dans l’église des Jésuites, on voit une adoration des mages dans laquelle la crèche, l’âne et la paille sont également dorés. Beaucoup de tableaux représentent des allégories : ainsi les vices personnifiés ou plutôt animalisés dévorent le cœur d’un galant caballero en habit à la française. La Colère, le Blasphème, l’Impiété, monstres de dimensions colossales, s’élancent de la bouche d’un autre caballero. La Volupté se joue sur le sein d’une courtisane couchée sur la mollesse. La volupté est représentée sous la figure d’une couleuvre ; le nom est au-dessous : Voluptas. Au milieu de cette exposition, j’espérais retrouver quelques tableaux de l’école espagnole ; mais je n’ai vu que des images peintes, dont la principale fabrique était jadis dans la ville de Cusco.

Lors de la révolution, les biens des couvens furent saisis par le gouvernement républicain et les bâtimens changés en casernes. Aujourd’hui les choses sont encore dans cet état. L’on paie à chaque moine une pension de 15 piastres par mois, et la plupart ne vivent plus en congrégations. Les couvens de femmes n’ont pas été supprimés ; ces établissemens sont trop dans les mœurs des Espagnols, monarchiques ou républicains. En changeant la forme de gouvernement, l’on n’a pas modifié les lois espagnoles : les majorats ont été conservés, et les filles de familles nobles, ne trouvant souvent pas à se marier, faute de dot, entrent au couvent. C’est en général contre leur vouloir, et parfois il en résulte des enlèvemens et du scandale. Je passais un jour sous un balcon d’Aréquipa, où une demi-douzaine de femmes nonchalamment assises se montraient aux passans sous prétexte de les regarder. Mon compagnon me dit « Remarquez-vous la personne qui est assise à ce coin-là ? Comment la trouvez-vous ? — Plutôt bien que mal, l’air très bonne personne. — Ah ! vous trouvez ; c’est doña Mercedes, la religieuse brûlée. Quelle religieuse ? Comment, vous ne savez pas ? — Mon Dieu, non. — C’est une curieuse histoire, et je vais vous la raconter. Doña Mercedes était d’une famille noble d’Aréquipa. Au moment de prendre le voile, et dans la visite d’adieux qu’elle fit comme novice, il fut aisé de voir que sa vocation était factice, car elle ne répondait que par des pleurs aux félicitations banales de ses amies sur la sainte profession qu’elle allait embrasser. Le père de doña Mercedes était un vieil hidalgo qui avait décidé que la fortune de la famille passerait entière à son fils, et que sa fille entrerait au couvent. Un amour contrarié avait, dit-on, rendu doña Mercedes plus docile aux volontés de son père ; mais de vifs regrets succédèrent bientôt à ces premières résolutions. Il n’était plus temps. En fille d’esprit, elle se résigna ; la résignation fut même si complète, que la nouvelle religieuse mérita par sa conduite exemplaire la charge de portière du couvent. Une nuit, le feu se déclara dans la cellule de la portière : on l’éteignit aisément ; mais, quand on entra chez la nonne, on trouva son corps à moitié consumé par les flammes. Les obsèques se firent, la famille fut complimentée sur la mort de la sainte fille, et l’on était en train d’oublier le douloureux événement, quand une servante du couvent crut reconnaître doña Mercedes en personne à la fenêtre d’une maison de la ville. On alla aux informations ; c’était bien elle. Il paraît qu’elle s’était mise en rapport avec un médecin espagnol qui avait ses entrées au couvent et qui lui avait procuré un cadavre de l’hôpital, qu’elle enduisit d’esprit de vin auquel elle mit le feu. Le médecin devait l’épouser et la conduire dans une autre province. La nonne ressuscitée, le pauvre docteur a été effrayé des conséquences de l’aventure ; il a craint la vengeance de la famille et les persécutions du clergé ; le cœur lui a manqué, et il est allé révéler la chose à l’évêque d’Aréquipa. L’évêque a voulu faire rentrer la jeune femme au couvent ; l’ex-nonne a résisté ; elle s’est retirée chez une de ses amies où elle reçoit des visites de toute la ville, et a déclaré que, si on la forçait à rentrer au couvent, elle se tuerait cette fois tout de bon. »

Cette histoire achevée, comme nous n’étions encore qu’à quelques pas du balcon de doña Mercedes, je me surpris à regarder l’ancienne nonne avec plus d’attention, et je trouvai qu’elle avait de beaux yeux noirs insolens, avec un front d’une merveilleuse audace.

Quoique bien affaiblie, l’influence du clergé est encore considérable, et il lutte vigoureusement pour regagner ce qu’il a perdu en crédit et en biens. Il réclame, comme lui ayant appartenu de tout temps, l’éducation de la jeunesse. Le gouvernement du Pérou a fondé un collége national sous la direction de professeurs français, lui allouant pour local un couvent de la ville avec une rente de 10 000 piastres (50 000 fr.) prise sur les biens dudit couvent. L’instruction est gratuite pour les externes, qui sont au nombre de deux cents. Les internes, actuellement au nombre de trente, paient à peu près 700 fr. de pension annuelle. Les maîtres chargés de l’éducation de ces enfans leur trouvent des dispositions, mais un grand fonds d’indolence ; à peine sont-ils grands, qu’on ne peut plus rien en faire. Ils deviennent hommes de trop bonne heure. L’évêque et le clergé en chœur répètent que le nouveau collége est dirigé par des gens élevés à Paris, partant athées et immoraux, et que leur petit séminaire peut seul procurer à la jeunesse d’Aréquipa une éducation religieuse et morale. Le collége se défend de son mieux contre ces accusations, et l’éducation de la jeunesse est devenue ainsi, au Pérou comme en France, un champ de bataille pour les partis politiques.

Un matin, et presque à la veille du jour où je devais quitter Aréquipa, les cloches se mirent en branle ; à dix heures, il y eut grande procession. Je vis sortir la statue de la Vierge, précédée de douze Indiens grotesquement vêtus et sautant comme des ours, sans grace ni mesure. Chœur d’enfans, chœur de religieux de Saint-François, chœur d’Indiens hommes et femmes, de blancs, de noirs, chacun dans un ton différent et accompagné en bloc par une quantité de violons, de grosses caisses, de harpes et de guitares, rien ne manquait à la fête. Les passans étaient à genoux ; fusées et pétards éclataient de tous côtés. J’avais d’abord cru que cette bruyante procession était menée en l’honneur de la bataille d’Ajacucho ; mais il paraît que le clergé n’a aucune sorte d’enthousiasme pour l’état de choses que cette bataille a fait naître, et qu’il en célèbre l’anniversaire le moins qu’il peut. Les réjouissances étaient en l’honneur de la fête d’église du jour.

Le lendemain, il devait pourtant y avoir messe avec Te Deum, revue de troupes, grand dîner de fonctionnaires publics, le tout par ordre du préfet. Étant par métier passablement blasé sur les fêtes officielles, je résolus d’échapper à celle-ci, et de commencer sans plus de retard un voyage qu’il fallait à tout prix exécuter avant la saison des pluies. Je voulais connaître dans toute leur étrangeté les mœurs de ces républiques espagnoles, que la plupart des voyageurs n’observent que dans les villes de la côte. Franchir les Cordilières, visiter d’abord Puño et les mines, puis La Paz et la république bolivienne, me diriger ensuite vers Lima en traversant le Cusco, tel était le plan tracé d’avance d’une longue tournée qui devait me montrer une vaste région de l’Amérique du Sud sous tous ses aspects, dans ses districts miniers et dans ses centres politiques, dans sa vieille civilisation et dans ses mœurs nouvelles. Pour me rendre d’Aréquipa à Puño, j’avais trouvé un compagnon de route fort obligeant, un négociant anglais propriétaire de la mine d’argent du Manto, dont il m’avait promis de me faire les honneurs. Je quittai donc Aréquipa avec M. B., emportant le souvenir le plus gracieux de cette jolie ville et de ses habitans.


II. PUNO. - LES MINES D’ARGENT.

La montée du volcan d’Aréquipa, le seul passage fréquenté par les caravanes pour arriver sur le haut plateau du Pérou, commence à la sortie des faubourgs. Vingt fois je me retournai pour jouir du spectacle ravissant que présente Arequipa, qui, avec ses maisons blanches, sa ceinture de jardins et son horizon de déserts, ressemble à une fontaine de marbre au milieu d’une oasis. Les mules s’arrêtaient à chaque pas, soufflant et suant à grosses gouttes. On leur frottait les narines avec de l’eau-de-vie et de l’ail pour empêcher l’apoplexie. L’air est tellement raréfié sur ces hauteurs, que les animaux s’y assorochent (assorochanse). Sorroche est le nom que l’on donne à l’état de souffrance qui s’empare de tous, hommes et animaux, sur les Cordilières : pour les hommes, c’est un violent mal de tête et une grande difficulté de respirer, qui paralyse leurs forces et les oblige de s’arrêter : ils étoufferaient, s’ils étaient forcés de continuer à monter ; les mules attaquées du sorroche ont la respiration courte et transpirent abondamment ; souvent elles tombent comme frappées d’apoplexie et meurent sur place, si elles ne sont immédiatement secourues. Le nom du point le plus élevé, los Huessos (l’ossuaire), et les monceaux d’os entassés sur les bords de la route attestent les ravages du sorroche. Pas un abri où se réfugier pendant les tourmentes ; aussi, chaque année, nombre de mules et même de voyageurs périssent sur ces hauteurs, ce qui ne ralentit en rien le passage des caravanes, apportant continuellement à Aréquipa les produits de l’intérieur du pays.

Nous nous arrêtâmes la première nuit au tambo de Cangallo, au tiers du chemin du col à traverser, la seconde au tambo d’Apo, à quelque chose comme treize mille pieds au-dessus du niveau de la mer. Les tambos, au temps des Incas, étaient des auberges placées sur les grandes routes, à distances rapprochées, pour offrir l’hospitalité aux personnes voyageant par ordre ou avec la permission du gouvernement. Là, elles trouvaient abri et nourriture. De nombreuses ruines attestent l’ancienne magnificence de ces caravansérails d’Amérique, qui étaient vastes et construits en pierre de taille. Les tambos de la génération présente, ressemblent tous au tambo d’Apo, vilaine bicoque large de dix pieds carrés, bâtie en briques de terre séchées au soleil, voûtée et dallée de ces mêmes briques. Deux divans de même construction servent de lit et de table, et le jour arrive par une ouverture de porte sans huis, que l’on se hâte en arrivant de boucher aussi hermétiquement que possible. On doit compter pour y voir clair sur les nombreuses fentes et crevasses de la voûte et des murailles. S’il pleut, et à trente lieues de la côte il pleut six mois de l’année, la pluie pénètre sans obstacle ; si le temps est sec, il vous arrive, par les crevasses des bouffées de vent qui détachent des murs, de la voûte et du sol, une poussière menue qui vous envahit, sans vous laisser de défense possible : c’est dans cette insupportable atmosphère que vous devez vivre une douzaine d’heures par jour ; c’est sur ce sol, rendu inégal par la pluie et les coups de talons des voyageurs vos devanciers, que vous devez établir votre mince matelas pour vous reposer de dix heures de marche. Vous trouvez pour vos mules le maigre pâturage sur lequel est construit le tambo ; mais, pour vous, n’espérez rien qu’un triste feu de mottes de terre et de l’eau. Si vous apportez des provisions, si vous avez une marmite et un cuisinier, vous dînerez ; autrement allez vous coucher, Dieu vous garde !

Nous poursuivîmes notre ascension à travers une sorte de désert montagneux, couvert d’efflorescences de salpêtre, et allant à l’encontre d’un vent glacé qui nous coupait la figure. Quatre jours après notre départ d’Amérique, nous passâmes le plateau le plus élevé de cette branche des Cordilières, l’Alto de Toledo, à quinze mille pieds au-dessus du niveau de la mer. Le sable, qui partout couvre le sol, ressemble à des excoriations de lave écrasée ; des troupes de vigognes paissaient sur les vastes plateaux qui nous environnaient. Je descendis de cheval, et j’aperçus une herbe fine comme un cheveu, et sortant du sable seulement de quelques lignes. Son nom indien est ichu. Comme les gens qui voyagent n’ont pas d’ordinaire le temps de faire la chasse, les vigognes ne s’effarouchent nullement de la vue des mules et des voyageurs. Je pus facilement en tirer une, qui s’éloigna en traînant la patte. Je laissai ma mule pour courir après la vigogne ; mais je n’avais pas fait vingt-cinq pas, que, saisi d’un violent mal de tête, la respiration courte et les membres rompus de fatigue, je fus obligé de cesser ma poursuite, bien heureux de pouvoir remettre en selle ma déconfite personne. Le soir, nous couchâmes à Tincopalca, dans une ferme à moutons, propriété d’un étranger. Ces terres désolées étaient autrefois sans produits et sans valeur ; un Anglais les a achetées au meilleur marché possible, et y a établi des moutons, qui aujourd’hui lui donnent un revenu considérable. Il faut rendre justice à l’esprit d’entreprise de la nation britannique : partout où il y a une exploitation avantageuse à tenter, on est sûr de trouver un Anglais ou une compagnie anglaise. Les montagnes, sur ce versant des Cordilières, sont couvertes d’une rare verdure jaunâtre, que paissent des troupeaux de moutons et de llamas ; à droite du chemin, nous vîmes le lac de Cachipa, à gauche celui de Lagunilla. Ces deux lacs de montagnes sont d’un effet sévère ; le temps me manqua pour les admirer à mon aise : nous avions seize heures de marche à faire pour arriver à Vilque, notre gîte. Vilque a une certaine importance dans le pays à cause de la foire de mules qui s’y tient une fois l’an. Les mules sont amenées du Tucuman, province de la république de la Plata, et mettent quatre mois pour accomplir ce voyage ; de Vilque, elles sont répandues dans tout le Pérou. Ce grand village est bâti au bord d’une plaine marécageuse, qui paraît avoir été le lit d’un lac, et qui se termine par un vaste étang.

Le sixième jour, je découvris enfin le lac de Puño ou de Titicaca, non pas le lac entier, avec son circuit de quatre-vingt-dix lieues, mais la partie que l’on appelle le Petit-Lac, avec son horizon obligé de montagnes couvertes de neiges ; cette vue ressemble singulièrement à celle du lac de Genève et du Mont-Blanc, lorsqu’en venant de France on descend sur Lausanne. Arrivés à Puño, nous traversâmes la ville pour gagner la mine et les établissemens d’exploitation de mon compagnon de route, M. B.

J’avais hâte d’observer de près les travaux d’une mine d’argent. Peu de gens savent que l’argent se manipule comme le blé ; qu’on le concasse, qu’on le moud, qu’on le pétrit, qu’on le cuit au four exactement comme un pain de quatre livres. Avant tout cependant il s’agit de procéder à l’extraction du précieux métal, et c’est là une opération assez difficile. Les mines d’argent, comme la plupart des autres mines, se composent d’un ou de plusieurs filons qui courent en différentes directions : ces filons ont depuis un pouce jusqu’à plusieurs pieds de largeur ; mais, pour avoir la portion de minerai d’argent qu’ils contiennent, il faut ouvrir une galerie où un homme puisse aisément remuer le ciseau et le marteau, tâche fort pénible quand la veine se trouve encaissée dans le granit, comme il arrive d’ordinaire dans les mines du Pérou. D’autres veines, les plus abondantes en minerai, se trouvent dans un terrain friable, et alors autres dangers et autre travail : le danger des éboulemens et l’obligation de soutenir les parois de la galerie, à mesure que l’on avance, avec des poteaux et : des planches, ce qui occasionne des frais énormes dans ce pays, où le bois manque totalement. Un mineur est placé à chaque veine, et à coups de marteau il enfonce de six pouces dans le granit un énorme ciseau rond et pointu. Le trou est rempli de poudre, et la mine joue. Après l’explosion, il y a de quoi étouffer : la fumée empestée de cette poudre grossièrement faite roule lourdement dans les étroites galeries de la mine, quelquefois longue de cinq à six cents pieds, et, quand on se trouve là dans le moment, on en avale une portion capable d’asphyxier un bœuf. Une fois, le minerai détaché du rocher, des Indiens, uniquement chargés de ce travail, le mettent dans un sac de cuir, capacho, qu’ils portent sur le dos jusqu’à l’entrée de la mine, où il est jeté en tas. Qui n’a vu que des mines d’Europe, où le minerai est chargé sur des brouettes ou enlevé dans des tonneaux, ne peut se faire une idée de l’extrême difficulté qu’il y a à transporter ainsi ces déblais. Les galeries ont de trois à quatre pieds de haut, le sol est couvert de six pouces de boue, les deux ou trois cents marches que vous avez à descendre pour arriver aux deux ou trois cents pas de galerie sont inégales, brisées et glissantes, et vous avez à ramper alternativement sur le dos et sur les genoux. Maintenant chargez-vous par la pensée d’un sac de pierres, pesant de quarante à cinquante livres, et partez !

L’entrée des mines d’argent au Pérou se trouve en général à une grande hauteur et dans les sites les plus escarpés. Il serait de toute impossibilité de former l’établissement principal sous une température glacée toute l’année sans bois et sans eau ; l’habitation du mineur, les moulins et les séchoirs sont construits dans une position moins désolée, à une température plus bénigne, et, s’il est possible, auprès d’un ruisseau ou d’une chute d’eau. C’est là que le minerai est porté, à sa sortie de la mine, à dos de mules ou de llamas.

Chaque pierre est concassée à coups de marteau ; les parties contenant l’argent sont mises en tas, et les parties de pierres seules jetées au loin. Des femmes et des enfans sont chargés de ce travail peu fatigant, et pour lequel il suffit d’une intelligence très ordinaire. Le minerai d’argent est porté au moulin, qui le réduit en poussière, et passé ensuite dans un tamis très fin ; cette poussière de terre et d’argent, mélangée d’une certaine quantité de sel, est mise au four, où elle cuit pendant huit ou dix heures : l’expérience seule peut indiquer le moment où la cuisson est parfaite. Du four, la poussière est portée sur un vaste séchoir dallé en pierres ou en briques, arrosé d’eau et de mercure qui la réduisent à l’état de pâte ; une portion de cet amalgame est livrée à chaque Indien, qui en fait un petit tas rond qu’il commence à piétiner, les pieds nus : ce piétinement dure de trente à quarante jours, selon la qualité du métal et la température de l’atmosphère ; si le temps est beau, si le soleil se montre constamment, le travail est moins long. À mesure que cette boue se sèche, l’Indien remet de l’eau et du mercure : on calcule pour le minerai de richesse commune deux livres de mercure sur une livre d’argent.

Pour savoir si le mercure s’est mêlé à toutes les particules d’argent avec lesquelles trente jours de manipulation l’ont forcément mis en contact, le chef d’atelier (c’est toujours un Indien qui n’a d’autres connaissances qu’une expérience, consommée de l’opération) prend un morceau de cette précieuse boue de la grosseur d’un œuf de pigeon et le met dans une assiette de bois creuse. Plaçant son assiette au niveau de l’eau (un réservoir est d’absolue nécessité sur les séchoirs), il la remplit d’eau et imprime à cette eau un mouvement circulaire qui détache doucement toutes les particules de terre, lesquelles s’échappent de l’assiette avec le trop plein de l’eau : il ne reste bientôt qu’une petite boule d’argent et de mercure. L’Indien chef d’atelier écrase avec son pouce cette boule sur l’assiette, et, à la couleur, il juge si l’opération est terminée ou non. Si l’échantillon est trop clair, il fait ajouter du mercure ; s’il est couleur de plomb, il fait ajouter de l’eau, et, dans les deux cas, nouveaux piétinemens jusqu’à ce que l’échantillon soit parfait : il faut pour cela qu’il devienne d’une couleur gris-perle.

Ce mélange de terre, d’argent, d’eau et de mercure, est porté ensuite dans un grand bassin entièrement rempli d’eau et vigoureusement remué avec des rateaux de fer. Le fond du bassin est très incliné, et il est percé de deux conduits à ses deux extrémités. Le côté le plus bas s’ouvre sur un canal d’un pied de profondeur et de largeur, dans lequel, à des distances de dix pieds, l’on a pratiqué un trou d’environ huit pouces de diamètre et de profondeur. Le canal et les trous sont également garnis de peaux de mouton. Après un certain temps, on ouvre les deux conduits à la fois ; l’eau du réservoir ou du ruisseau tombe avec force dans le bassin et entraîne avec elle terre argent et mercure. La terre est emportée par le cours de l’eau, et après avoir passé sur tous les trous du canal, où son peu de pesanteur ne lui permet pas de séjourner, elle va, au sortir du canal, se perdre au dehors du séchoir. L’argent et le mercure, étant plus pesans, tombent dans les trous garnis de peaux, d’où on les retire quand le lavage est terminé.

Ce mélange d’argent et de mercure, à la vue et au toucher, rappelle parfaitement la neige ; c’est une agglomération de molécules réunies partie par leur poids, partie par l’affinité chimique. On verse le tout dans un moule de laine dont la forme est absolument celle d’une chausse de liquoriste, et on laisse le mercure égoutter toute la nuit. Cependant la séparation du mercure et de l’argent n’est pas entièrement accomplie : l’espèce de mortier que l’on tire de la chausse de laine est portée au four, où il cuit toute la nuit. Le mercure s’évapore, et le matin il vous reste un magnifique gâteau d’argent que dans le pays on nomme piña (ananas), parce qu’il a la forme pyramidale de ce fruit. La piña est portée au chef-lieu du département de la mine où la loi (aloi, qualité) de l’argent est reconnue et marquée au poinçon sur un des côtés de la piña. Il ne reste plus alors qu’à l’envoyer dans les villes où l’on bat monnaie (La Paz, Cusco, Lima), et où le gouvernement l’achète à raison de 7 piastres et demie le marc. L’exportation des métaux en lingots est prohibée, mais cela n’empêche pas les mineurs de vendre pour l’exportation une partie de ceux qui leur appartiennent, parce qu’ils en retirent de cette façon un plus grand profit.

Le mode d’exploitation que je viens de décrire est celui qui est le plus généralement usité au Pérou. Dans la mine exploitée par le propriétaire anglais que le hasard avait fait mon compagnon de route d’Aréquipa à Puño, on avait renoncé à ces pratiques surannées pour employer les procédés de l’industrie européenne. M. B. avait muré l’extrémité d’un canal ouvert jadis pour l’écoulement des eaux ; il en avait fait un canal navigable pour deux bateaux en fer, qui, dirigés chacun par deux individus, transportaient au dehors les déblais amoncelés par les travailleurs. Le canal n’allant que jusqu’à moitié chemin, M. B. avait établi jusqu’à l’extrémité de la mine un rail sur lequel roulait un petit chariot en fer, conduit par une mule qui traînait facilement cent quintaux de déblai. Il faisait ainsi par jour l’économie du travail de quarante porteurs indiens.

Dans les mines du Pérou, les ouvriers sont d’ordinaire divisés en deux corps, dont l’un travaille de six heures du matin jusqu’à six heures du soir, et l’autre toute la nuit. Chaque individu reçoit 4 réaux par jour ou 52 sous, sur lesquels il doit se nourrir et s’habiller, deux dépenses peu coûteuses dans ce pays. Une soupe de pommes de terre fortement pimentée et du maïs grillé (cancha) forment la principale nourriture du mineur. Il boit pour ordinaire de la chicha, et de l’eau-de-vie les jours de fête. Pendant le travail, il mâche continuellement la feuille de la coca (erytroxilum peruvianum), dont le jus âcre procure une excitation nerveuse qui fait aisément supporter les rudes travaux des mines. Ce travail se faisait jadis par une conscription forcée d’Indiens que l’on nommait la mita. Sur la demande de tout mineur qui avait fait vérifier et enregistrer son droit de propriété et d’exploitation, les alcades, dans chaque village, étaient tenus de fournir un certain contingent d’Indiens que l’on nommait mitayos. D’après l’ordonnance royale, les mitayos devaient faire le service de la mita seulement pendant un an. Comme le faible salaire qu’ils recevaient ne suffisait pas, à beaucoup près, à leurs besoins, le propriétaire leur avançait, à un prix exorbitant, des effets et des vivres. À la fin de la première année ils étaient endettés et ne pouvaient s’éloigner ; d’année en année, les pauvres mitayos finissaient par passer leur vie entière au service du mineur. Quand ces malheureux partaient, ils emmenaient avec eux femme et enfans et disaient un éternel adieu à leur village. Rarement ils y revenaient ; le manque d’air dans les mines, le travail forcé et la misère faisaient chaque année de nombreuses victimes parmi les mitayos. Avec la révolution, cet abus a cessé : travaille aux mines qui veut, et tous veulent y travailler, parce qu’ils sont payés à 4 réaux par jour, au lieu de 2 réaux, prix de la main-d’œuvre aux champs.

Le travail des mines est fatigant, mais non mal sain pour les ouvriers, qui, leur journée achevée, trouvent chez eux un repas abondant et des vêtemens chauds, ce que la haute paie de la main-d’œuvre permet à tout Indien d’avoir aujourd’hui. Cependant, sur les hautes montagnes de ces régions glacées, ils sont exposés, au sortir de la mine, à gagner des pleurésies et des rhumatismes, et ce sont les souffrances dont ils se plaignent le plus ordinairement. Quant au mercure qu’ils amalgament avec l’argent, il n’attaque point leur constitution. Chez M. B., pas un des quarante Indiens qui travaillent tous les jours ne montrait de symptômes mercuriels ; l’Indien chargé de veiller au four quand la pipa se cuit et que le mercure s’évapore était seul sujet à un tremblement assez léger, et il y a quinze ans qu’il faisait ce service.

Les gens du pays reprochent aux Indiens la défiance insultante qu’ils montrent pour la parole et les promesses des blancs, leurs maîtres et seigneurs. Les pauvres diables ont été si long-temps et si souvent trompés, que cette défiance leur est plus que permise. M. B. a montré qu’avec de bons traitemens et de la fidélité à tenir ses promesses, on pourrait les faire revenir de cette mauvaise opinion. Chez lui, les ouvriers sont payés chaque samedi, et, quand il n’y a pas d’argent à la maison, on leur fait des bons payables à tant de jours de vue ; les bons sont faits en anglais, et les Indiens ne savent pas ce qu’ils acceptent, mais on leur dit : Ceci vaut 2 piastres, 4 piastres, 10 piastres, etc. ; et, comme les différentes sommes ont toujours été exactement payées, ils acceptent ces bons comme de l’argent comptant.

La mine de Manto, exploitée par M. B., appartenait, vers l’an 1660, aux frères Salcedo, Joseph et Gaspard. Le métal s’y trouvait par larges couches d’argent vierge, que plus d’une fois l’on envoyait sans travail préparatoire à la monnaie d’Aréquipa pour y être fondu et monnayé. C’est ce qui lui avait fait donner le nom de Manto (manteau). Une ville de trois mille maisons (San-Luis-de-Alva) s’éleva bientôt autour de la demeure des Salcedo, et tous les aventuriers du haut et bas Pérou accoururent pour avoir de gré ou de force une part au gâteau. Les Salcedo étaient originaires de l’Andalousie, et les émigrans andalous se rangèrent autour d’eux. Par opposition, il se forma un parti biscaïen que vinrent grossir les émigrans qui, dans la mère-patrie, étaient par tradition hostiles aux Andalous. Des combats acharnés se livrèrent sur cette montagne de Laycacota, et, dans une de ces rencontres, mille hommes des deux partis restèrent sur le champ de bataille. Ces querelles sans cesse renaissantes, dans un pays si généralement tranquille, inquiétèrent le vice-roi don Pedro Fernandez de Castro y Andrade, comte de Lemos. En juin 1668, il vint lui-même - à Puño avec des forces considérables ; il commença par mettre tout à feu et à sang ; San-Luiz-de-Alva fut brûlée et rasée, et son titre de ville accordé au village de Saint-Jean-Baptiste, qui s’appela San-Carlo-de-Puño. Don Joseph de Salcedo avait fait paver de barres d’argent la rue qui conduisait de l’entrée de la ville de San-Luis à sa maison ; le vice-roi accepta les barres d’argent et fit mettre Salcedo aux fers. L’on afficha la nuit même sur la porte de son logis la menace suivante :

Conude de Lemos,
Amainemos,
O si no verremos.
Comte de Lemos,
Adoucissons-nous,
Ou nous verrons.

L’on porta ce pasquino au vice-roi, qui écrivit au dessous :

Mataremos,
Haorcaremos,
Despues verremos.
Nous tuerons,
Nous pendrons,
Après nous verrons.

Et il fit replacer le pasquino sur la porte. On pendit en effet les chefs des deux partis, et José Salcedo fut desgarotado (étranglé) à la porte de sa riche mine d’argent, que l’on confisqua au profit de la couronne.

Don Gaspard, plus avisé que son frère, n’avait pas attendu l’arrivée du vice-roi ; il était passé en Espagne, où il demanda restitution de la mine et justice pour la mort de don Joseph. Dans son mémoire au tribunal des Indes, il représenta combien l’état avait perdu par la mort du mineur qui, dans l’espace de deux années et demie, avait payé au trésor deux millions de piastres de quinto, ce que constatait la déclaration officielle d’un produit de 10 700 000 piastres (43 700 000 francs). Après sept années de sollicitations et de dépenses ruineuses, il gagna son procès, et la mine lui fut rendue ; mais, pendant ce long espace de temps, l’eau avait pénétré partout, et la mine, pour être exploitée de nouveau exigeait des capitaux considérables. Malheureusement, ce qui restait de fortune à don Gaspard avait été dépensé en procédure ; il mourut dans la misère, lui, possesseur d’immenses trésors, et la mine fut long-temps abandonnée. À plusieurs reprises, on tenta des travaux qui, mal dirigés, n’aboutirent qu’à la ruine de ceux qui les avaient mal entrepris. C’est cette même mine que M. B. a recommencé d’exploiter il y a plusieurs années, et dont il retire chaque mois des sommes considérables.

La petite ville de Puño, située près de la mine du Manto, renferme à peu près six mille habitans ; elle n’a d’autres droits à être marquée en grosses lettres sur la carte du Pérou que sa qualité de chef-lieu du département de Puño. Pendant le court règne de Joseph Bonaparte en Espagne, l’ancienne division gouvernementale par présidences et corregidorias fit place à notre mode d’administration française. Le Bas-Pérou fut divisé en sept départemens : Aréquipa, Puño, Cusco, Ayacucho, Lima, Serro de Pasco et Truxillo. Malheureusement pour le pays, le code Napoléon n’a pas remplacé les vieilles lois espagnoles ; la justice est restée embrouillée et vénale, et les procès sont interminables et ruineux. C’est à Puño que les habitans du département viennent chercher le petit nombre d’objets manufacturés qu’ils consomment : des draps communs, des toiles peintes, des soieries pour les femmes, du thé, etc. Le tout est importé à Islay de l’Europe ou de l’Inde, et envoyé à Puño à dos de mulets et à des prix monstrueux. Il n’y a aucune société à Puño, mais seulement quelques maisons de mineurs et de marchands, où l’on va causer du prix du vif-argent, de la hausse et de la baisse des laines de moutons et de llamas ; et comme la ville est à dix mille pieds au-dessus du niveau de la mer, au bord d’un lac battu de trois côtés par les vents, il en résulte que la température moyenne des beaux jours est entre 6 à 9 degrés Réaumur, et que l’on souffre du froid une bonne partie de l’année. L’on fait ses visites enseveli dans un manteau qu’on garde tout le temps, sous peine de devenir hébété de froid.

J’allais quitter le Pérou pour la Bolivie. Puño est peu éloigné de cette petite république. Ce que j’avais pu observer dans les premiers jours de mon voyage des mœurs politiques des populations du Pérou me faisait désirer de voir de près à La Paz un de ces gouvernemens présidentiels que les républicains de l’Amérique du Sud font et défont avec une si merveilleuse insouciance. Déjà à Puño, j’avais rencontré un type curieux de la société officielle du Pérou dans le préfet de la province, jeune colonel très enthousiaste de l’empereur Napoléon, dont il avait le portrait au plus bel endroit de son salon. Ce que le colonel admirait surtout dans la vie de Napoléon, c’était le 18 brumaire, qu’il trouvait parfaitement applicable à la situation de son pays. Le colonel déclarait mépriser souverainement la représentation nationale de Lima, et il terminait volontiers ses tirades par ce dicton connu : « Parier n’est pas agir. » Le colonel était tout dévoué au général président du Pérou, et il se préparait à le soutenir, les armes à la main, dans le cas où celui-ci tenterait un coup d’état. Je l’écoutais patiemment, mais je me demandais tout bas si les naïves paroles de cet officier péruvien n’étaient pas l’expression d’une tendance générale, et si le désaccord des institutions et des mœurs n’était pas ici, comme dans toute l’Amérique du Sud, la cause principale des révolutions.


E. S. DE LAVANDAIS.

  1. Ces récits de voyage retracent la physionomie de plusieurs des républiques de l’Amérique espagnole durant une période de troubles et de luttes civiles qui a cessé pour les unes, et qui malheureusement continue pour les autres. Pendant long-temps, les mœurs de ces républiques n’ont été qu’un sujet d’étonnement pour les lecteurs français. Aujourd’hui la France a traversé une nouvelle révolution, et ce tableau fidèle d’une société monarchique transformée brusquement en société républicaine devient peut-être une source de curieux enseignemens. (N. du R.)