Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indo-Chine (éd. 1868)/18

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Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indo-Chine : relation extraite du journal et de la correspondance de l’auteur
Texte établi par Ferdinand de LanoyeL. Hachette (p. 186-196).
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XVIII

Province d’Ongkor. — Notions préliminaires. — Ongkor. — Ville, temple, palais et pont.

Après avoir visité les ruines dont nous venons de parler, le 20 janvier, au lever de l’aurore, M. Sylvestre et moi nous partîmes pour Ongkor, situé au nord-est du lac, et le 22 nous arrivâmes à l’embouchure d’un petit cours d’eau que dans la saison des pluies nous aurions pu remonter presque jusqu’à la nouvelle ville.

À deux milles au-dessus de son embouchure, nous quittâmes notre bateau pour suivre pendant un peu plus d’une heure une ancienne chaussée encore praticable, et nous traversâmes une longue plaine aride, sans arbres, sablonneuse et couverte de hautes herbes.

Au sud, elle est bordée par la chaîne de montagnes des Somrais, qui est une ramification de celle de Kôrat ; à l’ouest, par le joli mont Chrôme, dans le voisinage duquel on voit de loin une haute tour en pierres qui est avec la chaussée le premier vestige que l’on trouve de l’ancienne civilisation de ces lieux.

Arrivés à Ongkor, nous fîmes halte dans un petit caravansérail à moitié détruit par les voyageurs de toute espèce, qui en ont arraché tout ce qu’ils ont pu de bois pour faire cuire leur riz. Le Cambodgien n’est pas hospitalier, et il n’admet que rarement un étranger dans son intérieur ; s’il le fait, ce n’est que pour un temps très-limité, contrairement aux usages des pays voisins.

Nokhor ou Ongkor était la capitale de l’ancien royaume du Cambodge, ou de Khmer, si fameux autrefois parmi les grands États de l’Indo-Chine, que la seule tradition encore vivante dans le pays rapporte qu’il comptait cent vingt rois tributaires, une armée de cinq millions de soldats, et que les bâtiments du trésor royal couvraient à eux seuls un espace de plusieurs lieues.

Dans la province qui a conservé le même nom et qui est située à l’est du grand lac Touli-Sap, vers le quatorzième degré de latitude et le cent deuxième de longitude à l’orient de Paris, se trouvent des ruines si imposantes, fruit d’un travail tellement prodigieux, qu’à leur aspect on est saisi de la plus profonde admiration, et que l’on se demande ce qu’est devenu le peuple puissant, civilisé et éclairé, auquel on pourrait attribuer ces œuvres gigantesques.

Un de ces temples surtout, qui figurerait avec honneur à côté de nos plus belles basiliques, et qui l’emporte pour le grandiose sur tout ce que l’art des Grecs ou des Romains a jamais édifié, fait un contraste étonnant et pénible avec le triste état de barbarie dans lequel est plongé ce qui reste des descendants du grand peuple, auteur de ces constructions.

Malheureusement le temps qui ne respecte rien, les invasions de barbares venus de tous les points de l’horizon, et dernièrement les Siamois modernes, peut-être aussi les tremblements de terre, ont bouleversé la plus grande partie de ces somptueux monuments. L’œuvre de destruction continue même pour ceux qui s’élèvent encore, imposants et majestueux, à côté d’amas de décombres, et c’est en vain que l’on cherche d’autres souvenirs historiques de tous les rois qui ont dû se succéder sur le trône de l’auguste royaume Maha-Nokhor-Khmer, que celui d’un roi lépreux auquel quelques-uns attribuent la fondation du grand temple. Tout le reste est totalement oublié ; les quelques inscriptions qui couvrent certaines parois sont indéchiffrables pour les lettrés du pays, et lorsque l’on interroge les indigènes sur les fondateurs d’Ongkor-Wat, ils font invariablement une de ces quatre réponses : « C’est l’ouvrage du roi des anges, Pra-Enn, » ou bien : « C’est l’œuvre des géants, » ou encore : « On doit ces édifices au fameux roi lépreux, » ou enfin : « Ils se sont créés d’eux-mêmes. »

Un travail de géants ! L’expression certainement serait juste si on l’employait au figuré pour parler de ces travaux prodigieux, dont la vue seule peut donner une juste idée, et dans lesquels la patience, la force et le génie de l’homme semblent s’être surpassés, afin de confondre l’imagination et laisser des preuves de leur puissance aux générations futures.

Chose étrange, cependant, aucun de ces monuments ne semble avoir été créé en vue de servir d’habitation ; tous semblent porter le cachet des idées du bouddhisme. Dans le palais même, statues et bas-reliefs ne représentent que des sujets exclusivement civils ou religieux ; c’est une suite de rois entourés de leurs femmes, la tête et le corps chargés d’ornements, tels que bracelets et colliers, et vêtus d’un étroit langouti.

Partout, d’ailleurs, on découvre des monceaux de débris de porcelaine et de poterie, beaucoup d’ornements, des instruments de fer, des lingots d’argent, pareils à ceux en usage comme monnaie en Cochinchine et appelés naines, mais beaucoup plus gros.

Les naines actuelles pèsent trois cent soixante-dix-huit grammes.

Ce qui a pu faire choisir cette localité de préférence à d’autres peut-être plus avantageuses sous bien des rapports, c’est sans doute la position centrale qu’elle occupe ; car le minerai d’or dont nous avons reconnu l’existence dans une roche de quartz du voisinage ne doit entrer que pour peu dans ce choix, je le suppose du moins.

Située à quinze milles du grand lac, dans une plaine en grande partie sablonneuse et aride, sous tous les rapports en un mot, à moins que la nature du terrain n’ait changé, la métropole d’un grand empire aurait trouvé sur les rives du grand fleuve un emplacement plus abondant en ressources, et offrant surtout des communications faciles.

Quoique sans la moindre prétention en science architecturale, non plus qu’en archéologie, j’essayerai cependant de décrire ce que j’ai vu et senti à Ongkor, dans le seul espoir de contribuer, selon mes faibles capacités, à enrichir d’un nouveau champ le terrain de la science, et d’attirer sur une scène nouvelle l’attention des savants qui font de l’Orient l’objet de leurs études spéciales.

Nous commencerons notre étude par le temple d’Ongkor, qui est le plus beau et surtout le mieux conservé de tous ces monuments ; c’est aussi le premier qui sourit au voyageur, lorsqu’il arrive d’Ongkor la neuve, lui fait oublier les fatigues du voyage, le transporte d’admiration et le remplit d’une joie bien plus vive encore que ne le ferait la rencontre de la plus riante oasis au milieu du désert. Subitement, et comme par enchantement, on se croit transporté de la barbarie à la civilisation, des profondes ténèbres à la lumière.

Avant d’aller plus loin, toutefois, nous sentons le besoin d’exprimer ici notre profonde gratitude envers le digne missionnaire de Battambâng, M. l’abbé E. Sylvestre, qui, avec une complaisance sans bornes et une ardeur infatigable, a daigné nous accompagner depuis sa résidence, nous guider partout au milieu des épaisses forêts qui couvrent une partie des ruines, et auquel nous devons d’avoir pu recueillir bon nombre de matériaux dans un espace de temps assez court.

Lorsque de Battambâng on se rend à Ongkor, après avoir coupé le grand lac, de l’un à l’autre des cours d’eau qui traversent ces deux localités, on s’engage dans un ruisseau que l’on remonte l’espace de deux milles dans la saison sèche, puis on arrive à un endroit où il s’élargit quelque peu et forme un petit basssin naturel qui tient lieu de port. De là une chaussée en terre, assez élevée, praticable encore et qui s’étend jusqu’à la limite que les eaux atteignent à l’époque de l’inondation annuelle, c’est-à-dire sur un espace de trois milles, conduit à Ongkor la neuve, bourgade insignifiante, chef-lieu de la province actuelle et située à quinze milles au nord-nord-ouest des bords du lac.

Le vice-roi de la province de Battambâng se trouvait à Ongkor au moment de notre visite ; il venait de recevoir l’ordre du gouvernement siamois d’enlever un des plus petits, mais en même temps un des plus jolis monuments d’Ongkor et de le transporter à Bangkok.

Nous trouvâmes dans la personne du gouverneur d’Ongkor un homme beaucoup plus affable et beaucoup mieux élevé sous tous les rapports que celui de Battambâng. Je lui offris pour tout présent un pain de savon, et M. Sylvestre deux feuilles lithographiées représentant des militaires français, et nous fûmes aussitôt dans les bonnes grâces de Son Excellence.

Il s’approcha de moi et passa sa main dans ma barbe avec une sorte d’admiration.

« Que dois-je faire pour faire croître la mienne ainsi ? dit-il. Je désirerais en avoir une pareille. Ne connaîtriez-vous pas un moyen pour la faire pousser ? »

Enfin il nous promit un chariot pour faire conduire nos bagages à Ongkor-Wat, ainsi qu’une lettre pour nous recommander au chef du district et lui ordonner de nous accorder tout ce que nous lui demanderions. Le lendemain, nous nous mîmes en route. Nous traversâmes d’abord le chef-lieu moderne qui ne compte pas beaucoup plus de mille habitants, tous cultivateurs, et à l’extrémité duquel se trouve un fort d’un mille carré : c’est une muraille crénelée, construite en beaux blocs de concrétions ferrugineuses tirées des ruines. Enfin, après trois heures de marche dans un sentier couvert d’un lit profond de poussière et de sable fin qui traverse une forêt touffue, nous débouchâmes tout à coup sur une belle esplanade pavée d’immenses pierres bien jointes les unes aux autres, bordée de beaux escaliers qui en occupent toute la largeur et ayant à chacun de ses quatre angles deux lions sculptés dans le granit.

Façade septentrionale d'Ongkor-wat.
Façade septentrionale d'Ongkor-wat.
Façade septentrionale d'Ongkor-wat.

Quatre larges escaliers donnent accès sur cette plate-forme.

De l’escalier nord, qui fait face à l’entrée principale, on longe pour se rendre à cette dernière une chaussée longue de deux cent trente mètres, large de neuf, couverte ou pavée de larges pierres de grès et soutenue par des murailles excessivement épaisses.

Cette chaussée traverse un fossé d’une grande largeur qui entoure le bâtiment, et dont le revêtement, qui a trois mètres de hauteur sur un mètre d’épaisseur, est aussi formé de blocs de concrétions ferrugineuses, à l’exception du dernier rang, qui est en grès, et dont chaque pierre a l’épaisseur de la muraille.

Épuisés par la chaleur et une marche pénible dans un sable mouvant, nous nous disposions à nous reposer à l’ombre des grands arbres qui ombragent l’esplanade, lorsque, jetant les yeux du côté de l’est, je restai frappé de surprise et d’admiration.

Au-delà d’un large espace dégagé de toute végétation forestière s’élève, s’étend une immense colonnade surmontée d’un faîte voûté et couronnée de cinq hautes tours. La plus grande surmonte l’entrée, les quatre autres les angles de l’édifice ; mais toutes sont percées, à leur base, en manière d’arcs triomphaux. Sur l’azur profond du ciel, sur la verdure intense des forêts de l’arrière-plan de cette solitude, ces grandes lignes d’une architecture à la fois élégante et majestueuse me semblèrent, au premier abord, dessiner les contours gigantesques du tombeau de toute une race morte !

Les ruines de la province de Battambâng, quoique splendides, ne peuvent donner une idée de celles-ci, ni même laisser supposer rien qui en approche.

En effet, peut-on s’imaginer tout ce que l’art architectural a peut-être jamais édifié de plus beau, transporté dans la profondeur de ces forêts, dans un des pays les plus reculés du monde, sauvage, inconnu, désert, où les traces des animaux sauvages ont effacé celles de l’homme, où ne retentissent guère que le rugissement des tigres, le cri rauque des éléphants et le brame des cerfs.

Nous mîmes une journée entière à parcourir ces lieux, et nous marchions de merveille en merveille, dans un état d’extase toujours croissant.

Ah ! que n’ai-je été doué de la plume d’un Chateaubriand ou d’un Lamartine, ou du pinceau d’un Claude Lorrain, pour faire connaître aux amis des arts combien sont belles et grandioses ces ruines peut-être incomparables, seuls vestiges d’un peuple qui n’est plus et dont le nom même, comme celui des grands hommes, artistes, et souverains qui l’ont illustré, restera probablement toujours enfoui sous la poussière et les décombres.

J’ai déjà dit qu’une chaussée traversant un large fossé revêtu d’un mur de soutènement très-épais conduit à la colonnade, qui n’est qu’une entrée, mais une entrée digne du grand temple. De près, la beauté, le fini et la grandeur des détails l’emportent de beaucoup encore sur l’effet gracieux du tableau vu de loin et sur celui de ses lignes imposantes.

Pavillon central d’Ongkor-wat.
Pavillon central d’Ongkor-wat.
Façade septentrionale d’Ongkor-wat.

Au lieu d’une déception, à mesure que l’on approche, on éprouve une admiration et un plaisir plus profonds. Ce sont tout d’abord de belles et hautes colonnes carrées, tout d’une seule pièce ; des portiques, des chapiteaux, des toits arrondis en coupoles ; le tout construit en gros blocs admirablement polis, taillés et sculptés.

À la vue de ce temple, l’esprit se sent écrasé, l’imagination surpassée ; on regarde, on admire, et, saisi de respect, on reste silencieux ; car où trouver des paroles pour louer une œuvre architecturale qui n’a peut-être pas, qui n’a peut-être jamais eu son équivalent sur le globe.

L’or, les couleurs ont presque totalement disparu de l’édifice, il est vrai ; il n’y reste que des pierres ; mais que ces pierres parlent éloquemment ! Comme elles proclament haut le génie, la force et la patience, le talent, la richesse et la puissance des « Kmer-dôm » ou Cambodgiens d’autrefois !

Qui nous dira le nom de ce Michel-Ange de l’Orient qui a conçu une pareille œuvre, en a coordonné toutes les parties avec l’art le plus admirable, en a surveillé l’exécution de la base au faîte, harmonisant l’infini et la variété des détails avec la grandeur de l’ensemble et qui, non content encore, a semblé chercher partout des difficultés pour avoir la gloire de les surmonter et de confondre l’entendement des générations à venir !

Par quelle force mécanique a-t-il soulevé ce nombre prodigieux de blocs énormes jusqu’aux parties les plus élevées de l’édifice, après les avoir tirés de montagnes éloignées, les avoir polis et sculptés ?

Lorsqu’au soleil couchant mon ami et moi nous parcourions lentement la superbe chaussée qui joint la colonnade au temple, ou qu’assis en face du superbe monument principal, nous considérions, sans nous lasser jamais ni de les voir ni d’en parler, ces glorieux restes d’une civilisation qui n’est plus, nous éprouvions au plus haut degré cette sorte de vénération, de saint respect que l’on ressent auprès des hommes de grand génie ou en présence de leurs créations.

Mais en voyant, d’un côté, l’état de profonde barbarie des Cambodgiens actuels, de l’autre, les preuves de la civilisation avancée de leurs ancêtres, il m’était impossible de voir dans les premiers autre chose que les descendants de Vandales, dont la rage s’était exercée sur les œuvres du peuple fondateur, et non la postérité de celui-ci.

Que n’aurais-je pas donné pour pouvoir évoquer alors une des ombres de ceux qui reposent sous cette terre, et écouter l’histoire de leur longue ère de paix suivie sans doute de longs malheurs ! Que de choses n’eût-elle pas révélées qui resteront toujours ensevelies dans l’oubli !

Ce monument, ainsi qu’on peut le voir par le plan général, qui en donnera une idée plus claire que la description technique la plus détaillée, se compose de deux carrés de galeries concentriques et traversées à angle droit par des avenues aboutissant à un pavillon central, couronnement de l’édifice, saint des saints, pour lequel l’architecte religieux semble avoir réservé les détails les plus exquis de son ornementation. Dans ce tabernacle, une statue de Bouddha, présent du roi actuel de Siam, trône encore, desservie par de pauvres talapoins dispersés dans la forêt voisine, et attire de loin en loin à ses pieds quelques fidèles pèlerins. Mais que sont ces dévotions comparées aux solennités d’autrefois, alors que les princes et rois de l’extrême Orient venaient en personne rendre hommage à la divinité tutélaire d’un puissant empire ; que des milliers de prêtres couvraient de leurs processions les gradins et les terrasses de ce temple immense ; que du haut de ses vingt-quatre coupoles le son des cloches répondait au carillon des innombrables pagodes de la capitale voisine ; de cette Ongkor la Grande, dont l’enceinte de quarante kilomètres de pourtour a pu, certes, contenir autant d’habitants que les plus peuplées métropoles de l’Occident ancien ou moderne !