Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indo-Chine (éd. 1868)/22

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Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indo-Chine : relation extraite du journal et de la correspondance de l’auteur
Texte établi par Ferdinand de LanoyeL. Hachette (p. 231-237).
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XXII

Excursions à Petchabury.

Le 8 mai, à cinq heures du soir, je quittai Bangkok dans une magnifique embarcation couverte de dorures et de sculptures, appartenant au Khrôme Luang, un des frères du roi. Ce prince avait bien voulu la prêter à un membre de la colonie européenne de Bangkok qui s’est montré à mon égard un ami, dans toute l’acception de ce mot dont on fait un si banal usage. Cet ami, dont je n’ai aucune raison pour taire le nom (mais auquel, au contraire, je désire témoigner ici toute la reconnaissance que je lui dois), est M. Malherbes, négociant français qui voulut absolument m’accompagner à quelque distance ; et pendant les quelques jours qu’il passa ainsi avec moi je pus rêver de la patrie absente.

Le courant nous était favorable, et, avec nos quinze rameurs, nous remontâmes le fleuve avec rapidité. Notre bateau, pavoisé de toutes sortes d’insignes, queues de paon, pavillons rouges flottant à l’arrière, etc., attirait l’attention de tous les résidents européens dont les maisons sont bâties sur les rives du fleuve, et qui, de leurs balcons couverts (varandas), nous envoyaient leurs salutations de la voix et du geste ; trois jours après notre départ de Bangkok, nous étions à Petchabury.

Le roi devait y arriver le même jour pour visiter le palais qu’il a fait construire au sommet d’un mont voisin de la ville ; le Khrôme Luang, le Kalahom, ou premier ministre, et une grande suite d’autres mandarins l’y avaient déjà devancé. En nous voyant arriver, le Khrôme Luang, qui se trouvait dans une jolie petite habitation qu’il possède en ce lieu, nous appela. Dès que nous eûmes échanger notre tenue négligée contre une plus présentable, nous nous rendîmes près du prince, et nous causâmes avec Son Altesse jusqu’à l’heure du déjeuner. C’est un excellent homme, et de tous les dignitaires du pays celui qui témoigne le moins de hauteur et de réserve aux Européens. Pour la culture de l’esprit, ce prince et ses frères, les deux souverains, sont très-avancés, surtout si l’on considère l’état de barbarie dans lequel ce pays a été tenu depuis si longtemps ; mais quant aux manières, ils ne diffèrent que peu de la « vile multitude ».

Je fis chez lui la connaissance d’un noble et savant Siamois, Kum-Mote, qui n’est inférieur à aucun homme de sa nation par l’esprit d’érudition et le caractère.

Notre première promenade fut pour le mont le plus rapproché de la ville, et au sommet duquel se trouve le palais du roi. De loin, l’apparence de cette construction, d’architecture européenne, est charmante, et sa situation sur la hauteur est des mieux choisies. Une magnifique chaussée y conduit depuis le fleuve, et le sentier sinueux qui mène à l’édifice ; a été parfaitement ménagé au milieu des roches volcaniques : basaltes, scories qui couvrent toute la surface de cet ancien cratère.

Du sud au nord s’étend, à vingt-cinq milles seulement, une chaîne de montagnes nommée Deng, habitée par les tribus indépendantes des primitifs Karens, et dominée par des pics plus élevés encore. Aux pieds de ces montagnes se déroule la plaine avec ses forêts, ses nombreux palmiers, ses beaux champs de riz ; puis viennent des monts détachés, aux formes pittoresques, aux tons riches et variés, quoique sombres. Enfin, à l’est et au sud, et au-delà d’une autre plaine, s’étend le golfe, dont la teinte vaporeuse se confond avec celle de l’horizon, et que croisent quelques navires à peine perceptibles.

C’est un de ces paysages qu’on ne peut oublier, et le roi a fait preuve de goût en y faisant construire un palais. Rien n’est moins poétique que l’imagination des Indo-Chinois ; leur cœur ne se ressent nullement des rayons brûlants de leur soleil ; cependant cette sublime nature ne les trouve pas tout à fait insensibles, puisqu’ils profitent des sites les mieux doués, et des plus belles perspectives, pour y élever des châteaux et des pagodes.

En quittant le sommet de ce mont, nous descendîmes dans les profondeurs d’un antre à trois milles de distance, et qui est également un volcan éteint ou un cratère de soulèvement. Ici se trouvent quatre ou cinq grottes, dont deux surtout sont d’une largeur et d’une profondeur surprenantes, et surtout d’un pittoresque extrême. À la vue d’un décor qui les représenterait avec fidélité, on les croirait l’œuvre d’une riche imagination, et on nierait qu’il soit possible de rien voir d’aussi beau dans la nature. Ces roches, tenues longtemps en fusion, ont pris par le refroidissement ces formes curieuses particulières aux scories et au basalte, puis plus tard la mer se retirant, car tous ces monts ont surgi du sein des eaux, et l’humidité, de la terre continuant à suinter, ces mêmes rochers se sont teints de couleurs si riches, si harmonieuses ; ils se sont ornés de si imposantes, si gracieuses stalactites, dont les hautes et blanches colonnades semblent soutenir les voûtes de ces souterrains, que l’on croit assister à une de ces belles scènes féeriques qui font la fortune des théâtres de Londres et de Paris.

Si le goût de l’architecte qui a construit le palais du roi en ville a échoué à l’intérieur, ici du moins il a tiré le meilleur parti possible de tous les avantages qu’offrait la nature, et heureusement sans leur nuire en rien. Pour peu que le marteau eût touché aux roches, il les eût défigurées ; on n’a donc eu simplement qu’à niveler le sol, et à pratiquer quelques beaux escaliers pour aider à descendre dans l’intérieur des grottes et les faire paraître dans toute leur beauté.

Caverne près de Petchabury.
Caverne près de Petchabury.
Caverne près de Petchabury.

La plus vaste et la plus pittoresque des deux cavernes a été convertie en temple ; elle est bordée sur toute son étendue d’une rangée d’idoles, dont la plus grande, représentant Bouddha dans le sommeil, est toute dorée. Nous descendions de la montagne juste au moment de l’arrivée du roi, qui commençait à la gravir. Quoique venu dans ce palais de plaisance pour deux jours seulement, des centaines d’esclaves le devançaient, portant une quantité innombrable de coffrets, de boîtes, de paniers, etc. Un troupeau de soldats en désordre précédaient et suivaient Sa Majesté, affublés des plus singuliers et des plus ridicules costumes qu’il soit possible d’imaginer. L’empereur Soulouque lui-même en eût probablement ri, car à coup sûr sa vieille garde devait avoir un air plus glorieux que celle de son confrère des Indes orientales : c’était un assortiment de déguenillés incroyable, dont rien ne peut donner une idée meilleure que les singes habillés qu’on voit si souvent danser sur les orgues des Savoyards. Ils étaient vêtus d’habits d’un grossier drap rouge, imitant la coupe de l’armée anglaise, toujours trop larges ou trop étroits, trop longs ou trop courts, mais laissant voir une partie du corps nu, et ils portaient, en outre, des shakos blancs et des pantalons omnicolores. Quant à des souliers, c’est un luxe dont peu usaient ; jamais suite de prince ne mérita mieux la qualification de va-nu-pieds.

Quelques chefs, d’une tenue en rapport avec celle de leurs hommes, étaient à cheval, conduisant cette bande de guerriers, tandis que le roi avançait lentement dans une petite calèche attelée d’un poney, mais soulevée et portée en même temps par des esclaves bipèdes.

J’ai visité plusieurs des monts détachés de la grande chaîne Khao-Deng, qui n’est qu’à quelques lieues, et ces courses ont été effectuées sous des torrents de pluie. Depuis mon arrivée ici, il pleut presque continuellement ; mais j’ai à lutter constamment contre un plus cruel et plus odieux ennemi, qui ne m’a jamais tant fait souffrir qu’ici ; rien ne peut contre lui : coups d’éventail, coups de poing, coups de fusil ; il se fait tuer avec un courage digne d’un être plus noble. Je veux parler des moustiques. Des milliers de ces cruelles bêtes sont occupés jour et nuit à me sucer le sang ; mon corps, ma figure et mes mains ne sont que plaies et qu’ampoules.

Je préfère de beaucoup avoir affaire aux animaux sauvages des bois ; par moments, c’est à hurler de douleur et d’exaspération ; on ne peut s’imaginer quel fléau épouvantable sont ces affreux démons auxquels le Dante a oublié de donner un rôle dans son enfer. C’est avec peine que je puis me baigner, car, avant d’avoir puisé un seau d’eau, le corps en est couvert. Le naturaliste philosophe, qui nous montre ces petits vampires comme engendrés par la nature pour servir d’exemple de prévoyance et d’amour paternel à l’humanité, n’était sans doute pas couvert de piqûres et de sang au point d’en être presque aveuglé comme je le suis, lorsqu’il écrivait ces charmantes remarques ; et, quant à moi, je ne cesse d’envoyer au diable l’amour paternel de ces êtres intéressants. Dans les environs de Petchabury, je trouvai, à une distance d’une dizaine de milles a peu près, plusieurs villages habités par des Laotiens qui, établis là depuis deux ou trois générations, sont venus du nord-est du grand lac Sap et des bords du Mékong.

Leur costume consiste en une longue chemise et en pantalons noirs semblables à ceux des Cochinchinois. Leur coiffure, du moins celle des femmes, est également la même que celle des femmes de ce pays ; les hommes portent le toupet siamois. Leurs chants et leur manière de boire à l’aide de tuyaux de bambous, dans de grandes jarres, une liqueur fermentée faite de riz et de différentes plantes me rappelaient ce que j’avais vu chez les sauvages Stiêngs ; je retrouvai également chez eux les hottes et quelques petits instruments pareils il ceux de ces sauvages.

Les jeunes filles ont la peau blanche, comparativement aux Siamois, et des traits très-agréables, mais qui de bonne heure grossissent et perdent beaucoup de leur charme. Isolés dans leurs villages, ces Laotiens ont conservé leur langue et leurs usages, et ils ne se mêlent jamais aux Siamois.