Voyage de La Pérouse autour du monde/Tome 1/Projet d’Expériences à faire pour préserver de corruption l’eau qu’on embarque

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PROJET

D’expériences à faire, pour préserver de corruption l’eau qu’on embarque, communiqué à M. de la Pérouse, Capitaine de vaisseau, allant faire le tour du monde ; par M. l’abbé Tessier, de l’Académie des Sciences, et de la Société de Médecine.

Un des plus grands désagrémens de la navigation, est la corruption de l’eau douce qu’on est obligé de boire, dans les voyages de long cours. Différens moyens ont été proposés pour y remédier : les uns avaient pour but de rendre potable l’eau de mer, ce qui serait sans doute avantageux dans beaucoup de circonstances, mais les procédés ont paru dispendieux et embarrassans : les autres consistaient dans des préparations qui tendaient à empêcher l’eau douce qu’on embarque, de se corrompre ; ces derniers seraient les plus simples, puisqu’ils n’exigeraient ni soins pendant la navigation, ni transport de matière combustible.

Je n’examine point si beaucoup d’expériences proposées jusqu’ici relativement à cet utile objet, ont été faites avec cette attention scrupuleuse que prescrivent le désintéressement et le désir sincère de découvrir une vérité précieuse pour les hommes. Le voyage de M. de la Pérouse autour du monde, offre l’occasion la plus favorable de faire des tentatives en ce genre ; il doit aller sous toutes sortes de latitudes ; l’amour du bien et du vrai l’anime ; il joindra ses lumières à celles des physiciens qui l’accompagnent : on peut donc compter sur les résultats qu’il présentera à son retour.

C’est dans cette vue que je trace ici un projet d’expériences, en indiquant des moyens isolés et des moyens combinés, parmi lesquels il y en a qui n’ont pas encore été employés, à ce qu’il me semble.

D’après ce que j’ai lu dans les écrits des navigateurs, d’après les conversations de plusieurs officiers de marine, l’eau embarquée ne se corrompt que parce qu’il s’y forme des insectes qui, à certains degrés de latitude où la température est très-chaude, éclosent, meurent et se putréfient. Ces insectes doivent leur naissance à des œufs, déposés, ou dans l’eau avant qu’on l’embarque, ou dans les futailles qui la contiennent, soit avant, soit pendant la traversée. L’eau qu’on embarque en hiver, celle qu’on puise à des sources, est moins susceptible de corruption que l’eau qu’on embarque en été, et que celle des rivières ; ces différences dépendent des insectes, qui déposent plutôt leurs œufs dans certaines eaux que dans d’autres, et toujours en été : on sait aussi que le bois sert souvent d’asile aux œufs de ces animaux ; il est donc possible qu’il s’en trouve dans celui qui compose les futailles. Je regarde comme important de s’assurer jusqu’à quel point.

En conséquence, je suis d’avis qu’on fasse subir à l’eau seule quelque préparation, qu’on en fasse subir aussi aux futailles seules, et qu’enfin on en fasse subir et à l’eau et aux futailles, d’une manière combinée. On reconnaîtra par-là, ou que les œufs des insectes sont tous dans l’eau, ou tous dans les futailles : peut-être ne pénètrent-ils dans ces dernières que pendant la traversée ; les expériences suivantes l’apprendront encore, et indiqueront le meilleur préservatif. Le premier soin est de constater l’état de l’eau douce qu’on embarque, en examinant sa pesanteur au pèse-liqueur, sa température au thermomètre, sa pureté ou divisibilité, par la facilité avec laquelle elle cuit les légumes secs, et dissout le savon : on notera la source, la rivière où on l’aura prise, l’heure du jour, et l’époque de l’année. Le pèse-liqueur et le thermomètre qui auront servi pour l’épreuve, seront ceux qu’on destinera à l’embarquement ; on emportera aussi des mêmes légumes secs et du même savon, pour d’autres épreuves. En route, on choisira vingt barriques, chacune d’une capacité égale, et semblables à celles qui contiendront le reste de l’eau douce : ce nombre de barriques d’expériences n’effraiera pas, quand on réfléchira que l’eau qu’on y conservera, sera toute bue dans la traversée ; que dans aucun cas elle ne sera inférieure en qualité à l’eau ordinaire d’embarquement, et qu’elle peut entrer en déduction sur la quantité de barriques qu’on se propose d’emporter. Les barriques d’expériences seront faites du même bois, et cerclées de même ; on les placera dans la partie des vaisseaux où on place les autres, et sans précautions particulières.

PREMIÈRE EXPÉRIENCE.

L’eau dont on remplira deux des barriques, sera auparavant exposée sur le feu, où on lui fera éprouver, pendant une demi-heure, le degré d’ébullition ; il n’y a point d’œufs d’insectes qui, sans périr, puissent soutenir cette chaleur. Ce moyen, tout simple qu’il est, n’a pas été mis en usage, à ce que je crois : les marins sont sur la voie, puisqu’ils jettent quelquefois des boulets rouges dans l’eau qu’ils prennent à certaines aiguades. On mettra sur l’une des barriques, N.° 1, e. b., et sur l’autre, N.° 2, e. b., c’est-à-dire, eau bouillie.

SECONDE EXPÉRIENCE.

On imbibera, à deux ou trois fois, l’intérieur de deux barriques, avec de la chaux vive fondue dans l’eau bouillante ; pour cet effet, on se servira d’un pinceau, qu’on appuiera fortement contre les parois, afin que l’eau de chaux s’y insinue plus avant : on sent bien que cette imbibition ne peut se faire qu’autant que les barriques n’auront pas les deux fonds, et qu’il faut imbiber le côté intérieur des douves qui formeront le second fond, avant de le placer : ce sera de l’eau qui n’aura pas bouilli, qu’on introduira dans ces barriques. On mettra sur l’une, N.° 1, e. c. s., et sur l’autre, N.° 2, e. c. s., c’est-à-dire, eau chaulée simplement.

TROISIÈME EXPÉRIENCE.

Il ne s’agit, dans celle-ci, que de combiner les deux premières : on remplira d’eau bouillie deux barriques, intérieurement imbibées de chaux comme dans le cas précédent. Sur l’une, on mettra N.° 1, e. b. c., et sur l’autre, N.° 2, e. b. c., c’est-à-dire, eau bouillie, chaulée.

QUATRIÈME EXPÉRIENCE.

Deux autres barriques, étant également imbibées de chaux intérieurement, seront remplies d’eau bouillie, à laquelle on ajoutera quatre onces d’esprit de vitriol par deux cent cinquante pintes d’eau, mesure de Paris. On mettra sur l’une, N.° 1, e. b. c. v., et sur l’autre, N.° 2, e. b. c. v., c’est-à-dire, eau bouillie, chaulée, vitriolisée.

CINQUIÈME EXPÉRIENCE.

On se contentera de mettre dans deux autres barriques, de l’eau douce, sans la faire bouillir, et d’y mêler quatre onces d’esprit de vitriol par deux cent cinquante pintes d’eau ; on n’imbibera pas non plus ces barriques, de chaux. Sur l’une, on mettra N.° 1, e. s. v., et sur l’autre, N.° 2, e. s. v., c’est-à-dire, eau simple, vitriolisée.

SIXIÈME EXPÉRIENCE.

Deux barriques contiendront de l’eau bouillie, à laquelle on joindra quatre onces d’esprit de vitriol, sans autre préparation. Sur l’une, on mettra N.° i, e. b. v., et sur l’autre, N.° 2, e. b. v., c’est-à-dire, eau bouillie, vitriolisée.

SEPTIÈME EXPÉRIENCE.

On enduira extérieurement de goudron deux barriques, qu’on remplira d’eau bouillie, sans les imbiber intérieurement. Sur l’une, on mettra N.° 1, e. b. g. e., et sur l’autre, N.° 2, e. b. g. e., c’est-à-dire, eau bouillie, goudronnée extérieurement.

HUITIÈME EXPÉRIENCE.

On imbibera de chaux intérieurement, comme dans les deuxième, troisième et quatrième expériences, deux barriques, qu’on remplira d’eau bouillie, et qu’on goudronnera aussi extérieurement. Sur l’une, on mettra N.° 1, e. b. c. g., et sur l’autre, N.° 2, e. b. c. g., c’est-à-dire eau bouillie, chaulée, goudronnée.

NEUVIÈME EXPÉRIENCE.

On goudronnera seulement extérieurement deux barriques, qui seront remplies d’eau simple qui n’aura pas bouilli. Sur l’une, on mettra, N.° 1, e. s. g. e., et sur l’autre, N.° 2, e. s. g. e., c’est-à-dire, eau simple, goudronnée extérieurement.

DIXIÈME EXPÉRIENCE.

On remplira deux barriques d’eau simple, sans faire subir ni à l’eau, ni aux barriques, aucune préparation, soit extérieurement, soit intérieurement. Cette expérience est un objet de comparaison pour toutes les autres.


C’est à M. de la Peyre, chirurgien de vaisseau, qu’appartient l’idée d’imbiber l’intérieur des futailles d’une eau de chaux vive. J’ai pris de lui le fond de son procédé, que j’ai varié et corrigé, autant que je l’ai cru nécessaire. L’addition de l’esprit de vitriol dans l’eau, est connue depuis long-temps.

Il faut avoir l’attention de ne faire bouillir l’eau que quand les barriques qui doivent la recevoir seront prêtes, et les remplir aussitôt. Si on attendait long-temps, d’autres insectes pourraient y déposer leurs œufs.

On sent bien qu’il est nécessaire que toutes les barriques d’expériences soient exactement bouchées.

Au degré de latitude et de chaleur où le reste de l’eau d’embarquement se corrompra, on examinera en même temps celle de chacune des barriques d’expériences : on les goûtera toutes ; on verra si elles ont de l’odeur ; on en observera la transparence ; on les pèsera au pèse-liqueur ; on y introduira un thermomètre pour connaître leur température ; on fera cuire, dans une égale quantité de chacune, un poids égal de légume sec qui aura servi pour le même usage, avant le départ, et qu’on aura réservé pour cet effet ; enfin, on fera dissoudre aussi dans une quantité égale de chacune, un poids égal du savon déjà employé.

Il faudra bien remarquer, s’il s’y forme des insectes, quelles espèces d’insectes ; suivre leurs métamorphoses, et les nuances de corruption et de putréfaction de l’eau : il serait bon même de conserver dans de l’eau-de-vie quelques-uns de ces insectes pour les rapporter en France.

Si les besoins des navigateurs le permettent, il ne faudra toucher aux autres barriques restantes de chacune des dix expériences, que quand on se retrouvera sous un autre ciel, et encore dans une latitude où l’eau ordinaire se corrompra ; dans ce second cas, on les examinera comme dans le premier.

Il sera tenu un état exact, en forme de procès-verbal, de tout ce qui se fera et se remarquera dans les expériences. Ce procès-verbal sera signé de M. de la Pérouse, de ses officiers, et des physiciens qu’il aura à son bord.

Si ce projet d’expériences est jugé intéressant, on sentira combien il serait à désirer que chacun des deux bâtimens que commandera M. de la Pérouse, les répétât dans le même temps ; ils peuvent se séparer et parcourir des pays différens ; deux observations se confirmeront réciproquement, et porteront la chose à la démonstration : on doit s’y refuser d’autant moins, que l’eau des expériences sera aussi bonne que l’autre, et qu’elle n’occupera pas dans les vaisseaux une place inutile, puisqu’on pourra la boire.

Je demande que M. de la Pérouse veuille bien signer deux copies de ce projet, qui seront aussi signées de moi ; il en gardera une et moi l’autre : ce sera une preuve de l’engagement, qu’il contractera envers le public, de se charger des expériences qui peuvent tourner à l’avantage de la navigation ; du moins elles sont proposées dans cette intention.

À Rambouillet, ce 19 mai 1785. Signé Tessier et la Pérouse.