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Voyage de MM. Mage et Quintin dans l’intérieur de l’Afrique ; nouvelles du Soudan ; progrès des Pouls

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CHRONIQUE


MARITIME ET COLONIALE.


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Voyage de MM. Mage et Quintin dans l’intérieur de l’Afrique ; nouvelles du Soudan ; progrès des Pouls, par M. le général Faidherhe. — Expériences de tir contre des plaques de cuirasse à Shœburyness. — Pénétration des boulets et résistance des plaques de cuirasse. — La Birmanie anglaise. — Prise de possession par les Anglais de plusieurs îles à guano, situées sur la côte occidentale de la colonie du Cap. — Les capsules électriques de M. E. Duchemin. — Stations de canots de sauvetage et postes de flèches porte-amarres sur les côtes de France. — Statistique des naufrages sur les côtes de la Grande-Bretagne en 1865. — Expériences de porte-amarres à grande portée.


Voyage de MM. Mage et Quintin dans l’intérieur de l’Afrique. — Nouvelles du Soudan. — Progrès des Pouls. — Le retour des deux voyageurs français, M. Mage, lieutenant de vaisseau, et M. Quintin, chirurgien de marine, après un voyage de trois ans dans le Soudan occidental, nous a valu des renseignements certains sur les événements qui se passent aujourd’hui dans le bassin du haut Niger, et qui se résument dans les progrès déjà constatés et remarqués des Pouls dans cette partie du monde.

Mais d’abord, qu’est-ce que cette race de Pouls, qui est en voie d’asservir tout le centre de l’Afrique, au nom du Coran ? — On a déjà fait sur son origine quelques hypothèses plus ou moins raisonnables ; l’opinion de Barth, qui est un des hommes les plus compétents quand il s’agit des choses du Soudan, peut se résumer ainsi : « On a dit que les Pouls étaient venus de l’Orient ; toutes les données historiques que j’ai recueillies me les montrent au contraire venant du Soudan occidental, du Sénégal ; et cependant je dois avouer qu’ils ont des points de ressemblance avec des populations de l’Asie et qu’ils n’en ont pas avec les races de la Sénégambie. » Barth se demande enfin si les Pouls n’auraient pas formé autrefois la masse de la population de l'empire de Ghana, d’où ils auraient été repoussés vers le Sud, jusqu’au Sénégal, par les Berbers, pour s’élancer de là, plus tard, vers l’Est, à la conquête du Soudan. La seule raison qu’il donne, du reste, à l’appui de son hypothèse, c’est le nom du premier roi de Ghana, qui aurait été Ouakadja-Manga, Manga voulant dire grand chef, en langue poule.

Cet empire de Ghana était un grand État soudanien, situé sur l’emplacement actuel de Tombouctou et des provinces voisines, c’est-à-dire vers le grand coude septentrional du Niger, à la lisière du Sahara. Ce fut le premier État que rencontrèrent les Berbers, lorsqu’ils eurent franchi les solitudes du grand désert. L’existence de cet empire nous est signalée historiquement à partir du quatrième siècle de notre ère, par un ouvrage de Ahmed Baba, historien indigène de Tombouctou, qui vivait dans le seizième siècle. M. William Desborough Cooley a donné sur Ghana, dans son ouvrage intitulé The Negro-land of the Arabs, de nombreux détails puisés dans El-Bekri, Ibn-Khaldoun et Léon l’Africain.

Nous avons nous-même autrefois émis cette opinion, que les gens de Ghana étaient peut-être des Pouls ; mais c’était uniquement par induction. En effet, la race poule s’éloignant moins de la race blanche que les nègres, il était assez naturel, ne connaissant pas son berceau, de le chercher à la frontière du pays des nègres la plus rapprochée du pays des blancs ; mais des recherches ultérieures et des considérations sérieuses nous ont fait depuis rejeter cette hypothèse.

Si les Pouls avaient été le peuple de Ghana, il serait difficile d’expliquer comment, après avoir dominé il y a quatorze siècles le Soudan occidental, ils seraient redevenus ensuite de simples bandes de bergers errant comme tributaires sur les territoires des différents rois nègres. Or c'est ainsi que nous les montrent les renseignements historiques et les légendes qui les concernent ; car, bien que ces documents nous apprennent que des fractions de cette race jouèrent quelquefois un certain rôle dans les guerres de religion qui bouleversèrent continuellement ces contrées depuis le onzième siècle, il est certain qu’ils ne conquirent que plus tard leur indépendance, sous forme d’agglomération nombreuse, sur les bords du Sénégal, dans le seizième siècle, et qu’ils ne fondèrent d’États puissants que dans la seconde moitié du siècle dernier.

Les gens de Ghana n’étaient pas des Pouls, comme le suppose Barth ; c’étaient des Soninké, race tout à fait noire et aborigène, et nous croyons avoir retrouvé et suivi les traces de ce peuple dans sa retraite vers le Sud, d’abord devant les Berbers, et plus tard devant les musulmans de toute race, lors de l’invasion de l’islam dans le Sahara. Cette retraite eut lieu surtout à la formation de la congrégation des marabouts (morabites, morabtins, almoravides), née sur les bords du Sénégal, au onzième siècle, chez les Lemtouna, tribus des Berbers Zenaga, qui imprima une énergie nouvelle à la fureur du prosélytisme des Berbers, chez lesquels, il faut le dire, le fanatisme servait bien souvent de masque à l’avidité et au désir de faire des esclaves noirs pour en alimenter les marchés du Nord.

Finissons-en avec cette question de Ghana, puisqu’elle s’est présentée à nous. Nous disons donc que les Soninké formaient le peuple dominant de Ghana ; ils eurent, à partir du quatrième siècle de notre ère, une longue série de rois nationaux. Dans le onzième siècle, ils furent refoulés par les tribus berbères Zenata, qui étaient alors maîtresses de Sidjilmessa (Tafilelt), métropole des colonies berbères du Sahara. Le siège du gouvernement de Ghana fut alors transféré à Aoukar (Oualata, Birou), à une centaine de lieues à l’Ouest de Tombouctou. Là les Soninké se trouvèrent en présence des Berbers-Zenaga, les Molaththemin, les voilés, du mot litham, voile qui couvre la figure et que portent encore les Touaregs, qui sont de race zenaga.

Dans le treizième siècle, ces Soninké furent dépossédés par le conquérant Mali, chef de la puissante nation noire, analogue aux Soninké, que nous appelons Malinké on Mandingue, dont le berceau est le versant Nord des montagnes de Kong et du Fouta-Dialon, et dont le nom dans les anciens documents arabes est Ouangara.

Les Pouls sont une race de pasteurs, d’une grande finesse de formes, d’une agilité prodigieuse, d’un caractère ordinairement doux, mais passionné, et d’une imagination exaltée. Nous pensons qu’ils sont venus au moins des parties orientales de l’Afrique, de la haute Égypte, peut-être de plus loin. Ils se répandirent jusqu’au Soudan occidental, où ils importèrent avec eux le grand bœuf à bosse et une espèce remarquable de moutons à poils ; animaux qui ne sont pas originaires de cette partie de l’Afrique.

Ils s’établirent victorieusement dans le Fouta-Toro, sur les bords du Sénégal, au seizième siècle, et là se passa un phénomène physiologique remarquable. Les Pouls, qui, purs, avaient semblé ne pas avoir les facultés nécessaires pour fonder de grandes sociétés politiques, les Pouls se croisèrent (Toucouleurs) avec les nègres Ouolofs et Mandingues, qu’ils avaient vaincus, et le nouvel élément apporta à la race mélangée des idées plus positives et plus pratiques, plus d’esprit de subordination, un plus grand développement musculaire, et l’amour du sol et de l’agriculture. Cette modification sembla rendre les Toucouleurs du Fouta-Toro capables de créer de puissants empires, dès que, convertis à l’islamisme au dix-huitième siècle, l’enthousiasme religieux leur eut donné la force d’impulsion, l’élan nécessaire pour conquérir de vastes territoires.

Passons rapidement en revue leurs succès et leurs luttes, dont Barth a beaucoup parlé dans sa relation, et dont MM. Mage et Quintin nous apportent les nouvelles les plus récentes.

Les Torodo du Sénégal, c’est-à-dire l’aristocratie religieuse des Toucouleurs ou Pouls mêlée de noirs, se constituèrent au dix-huitième siècle, sous Abdou-el-Kader du Fouta-Toro, eu une puissante théocratie qui domina tout le bassin du Sénégal. La facilité qu’ils eurent à se procurer, dans les comptoirs français voisins, des armes à feu et des munitions de guerre, leur assura une grande supériorité sur les nations noires de l’intérieur et leur permit de jouer dès lors, dans cette partie de l’Afrique, un rôle prépondérant.

En effet, après Abdou-el-Kader, c’est-à-dire à la fin du dix-huitième siècle, un autre marabout, aussi originaire du Fouta sénégalais, le célèbre Othman dan Fodie, fondait entre le Niger et le lac Tchad le grand empire Poul de l’Est, sur les ruines de Haoussa et des pays voisins. Son fils et successeur, Mohammed Bello, recevait en 1825 les voyageurs anglais Denham et Clapperton, qui firent connaître les premiers en Europe l’histoire de la fondation de ce nouvel empire.

De nos jours, cet empire Poul oriental peut être regardé comme définitivement assis, quoiqu’il ait encore à repousser de temps en temps, surtout sur ses frontières, des soulèvements des anciennes populations dominantes. C’est donc dans de bonnes conditions et dans une période de tranquillité relative, succédant à la grande révolution qui a intronisé définitivement l’islamisme dans le Soudan central, que Barth put le parcourir pendant cinq ans, de 1850 à 1855. Il fut accueilli par Allou, deuxième successeur de Bello ; il put visiter une grande partie du pays et rapporter une énorme quantité de documents.

MM. Mage et Quintin, dans leur voyage au Soudan occidental, n’ont malheureusement pas eu les mêmes facilités que leur illustre devancier ; ils sont tombés au fort d’une lutte formidable entre deux partis qui se disputent encore la domination de cette partie de l’Afrique, lutte que nous allons faire connaître.

Après la mort d’Abdou-el-Kader, en 1770, les marabouts du Fouta sénégalais, satisfaits de voir leurs missionnaires guerriers fonder partout des empires puissants en Afrique, celui du Haoussa, dont nous venons de parler, celui du Macina, sous cheikh Ahmadou Labbo, sur le Niger, entre Ségou et Tombouctou, et celui du Fouta-Dialon, dominant la côte occidentale d’Afrique entre la Casamance et Sierra-Leone, étaient restés assez calmes chez eux jusque dans ces derniers temps. Ils se contentaient de nous faire payer tribut et d’avoir, chaque année, des démêlés peu sérieux avec les gouverneurs du Sénégal. Mais en 1854 un réveil du fanatisme, une recrudescence de l’esprit de prosélytisme les jeta dans de nouvelles et vastes entreprises. El Hadj Omar, torodo des environs de Podor, prêcha une guerre sainte, et après avoir été repoussé par nous de la partie navigable du Sénégal, entreprit la fondation d’un vaste empire Poul musulman occidental sur le haut Niger et le haut Sénégal, pour faire le pendant de l’empire Poul oriental fondé par Othman dans Fodie.

M. Mage, attaché à la station locale du Sénégal, eut occasion de prendre part à la fin de nos luttes contre ce terrible marabout et ses adhérents.

En 1862, El Hadj Omar avait conquis une étendue de pays de 80,000 lieues carrées, et il avait fait reconnaître son autorité jusque dans Tombouctou, après avoir conquis le Macina, dont cette ville reconnaissait la suzeraineté. C’est surtout sur les ruines des deux derniers États idolâtres de cette partie du Soudan qu’il avait fondé le nouvel empire, savoir : le Kaarta, sur la rive droite du haut Sénégal, et le Ségou, sur le haut Niger.

Ces deux pays étaient dominés par les Bambara (ou plutôt Bamana, comme ils s’appellent eux-mêmes), appartenant à cette grande et vigoureuse race mandingue ou Malinké, dont il a déjà été question dans l’histoire de Ghana. Parfaitement nègres quant à la couleur de le peau et à la nature des cheveux, ils ne ressemblent cependant pas aux races nègres inférieures de certaines parties de l’Afrique ; ainsi ils ont le nez osseux et bien développé. Il y a de même une énorme distance morale entre eux et ces nègres sauvages de la côte de Guinée, qui sont encore anthropophages.

Sous le rapport des institutions, ils étaient aussi beaucoup au-dessus de ces rois des Achantis et de Dahomey, qui, encore aujourd’hui, font horreur au monde entier avec leurs cruelles superstitions accompagnées d’hécatombes humaines. 11 est bien vrai que l’histoire de Kaarta et de Ségou relate dans le passé des faits analogues à ces sacrifices ; car les enceintes de certains de leurs villages fortifiés auraient eu pour fondements les cadavres de nombreux esclaves massacrés ad hoc par suite d’une idée superstitieuse ; mais cela date de loin.

Quoi qu’il en soit, ces deux États étaient, de nos jours, deux monarchies absolues, guerrières, ayant une organisation matérielle assez puissante, et même une espèce d’armée permanente.

Malheureusement tout ce système était basé sur l’esclavage ; l’armée ne se composait que d’esclaves, chefs compris. On comprend de suite que de pareils esclaves, les chefs surtout, ne peuvent être assimilés à l’esclave travailleur, courbé sur son sillon, sous le fouet d’un surveillant ; ces esclaves guerriers ont eux-mêmes des esclaves travailleurs.

Dans les États constitués de cette façon les révoltes de l’armée devaient être la pierre d’achoppement, et elles y avaient ce singulier résultat, quand elles réussissaient, d’intervertir les rôles ; les esclaves devenaient les maîtres, et vice versa. C’est ce qui arriva à Ségou dans le dix-huitième siècle.

La plupart des chefs de ces États, fondés sur la seule force brutale, étaient profondément vicieux, et il suffit pour s’en convaincre de lire la relation du voyage de Raffenel dans le Kaarta, en 1847.

Ces empires redoutés au loin, devaient, au grand étonnement des peuples habitués à trembler devant eux, s’évanouir, disparaître en un rien de temps devant une idée : l’idée musulmane, c’est-à-dire l’idée de la justice, de l’égalité devant la loi, qui, pour les croyants, est la loi de Dieu lui-même.

Les instruments de cette exécution furent les enthousiastes disciples d’un simple paysan de Podor, El Hadj Omar, qui était allé se préparer à la Mecque à jouer le rôle d’exterminateur des despotes infidèles du Soudan. On s’est souvent demandé si l’adoption de l’islamisme était un progrès pour les noirs. On ne peut guère nier que l’islamisme, quoique ses imperfections deviennent si flagrantes au contact d’une société plus éclairée, ne soit un progrès sur un état social où le caprice souvent extravagant du maître est à peu près la seule loi. On pourrait citer mille faits atroces à l’appui de ce que nous avançons ; contentons-nous de celui-ci, qui n’est que comique. Daou Demba, roi du Cayor, en 1640, défendit à ses sujets de saler leurs aliments, parce qu’il n’était pas convenable que de simples sujets se servissent d’un condiment dont le roi faisait usage.

D’un autre côté, sous le rapport de l’administration de la justice, si les cadis musulmans laissent quelquefois à désirer, on ne peut pas non plus nier qu’ils ne soient un progrès réel sur les grands féticheurs, ministres-sorciers-empoisonneurs officiels des rois nègres idolâtres, pour lesquels le poison est, comme on le sait, le seul mode de gouvernement et le seul procédé judiciaire.

El Hadj Omar et ses fils ou neveux fondèrent donc dans ces dernières années l’empire Poul d’occident. Son point de contact avec nos possessions est à Médine, à 250 lieues en remontant le Sénégal ; il a besoin de nous, surtout pour avoir des armes, de la poudre, des balles et des pierres à fusil. Nous sommes plus à portée de lui procurer tout cela que les comptoirs anglais de la Gambie, où il en achète cependant aussi.

C’est comme ambassadeurs pacifiques auprès de cette nouvelle puissance que MM. Mage et Quintin furent envoyés en 1863 pour activer nos relations commerciales avec elle et voir s’il n’y aurait pas avantage pour nous à créer de nouveaux comptoirs encore plus dans l’intérieur que Médine ; mais de grandes difficultés attendaient nos envoyés, car la lutte dure encore sur ce point. Les populations réfractaires au Coran n’ont pas encore déposé les armes, et les musulmans y font un effort suprême pour consolider l’œuvre d’El Hadj Omar, et devenir maîtres incontestés de ces belles, riches et populeuses contrées, et alors sans doute chercher à balancer les progrès de la France.

Le vieux monde africain, régénéré par la demi-civilisation musulmane, galvanisé par le fanatisme, pressent que c’est par cette brèche de la vallée du Sénégal que la race européenne, et son cortège d’idées et d’institutions, pénétrera avant peu jusqu’au cœur de ce continent arriéré, et, par l’instinct de conservation naturel à toute chose, il cherche à se défendre de cette invasion. MM. Mage et Quintin, arrivés à Ségou le 28 février 1864, après avoir passé par Bafoulabé, Koundian, le Diangounté et Niamina, furent très-bien reçus par Ahmédou-el-Mekki, roi de Ségou, fils d’El Hadj Omar. La mère d’Ahmédou est la sœur du roi Aliou. Il y a donc aujourd’hui proche parenté entre les chefs des deux grands empire Pouls. El Hadj Omar venait d’être pris et tué dans Hamdou Allah, capitale du Macina, ce que son fils niait et ce que (chose plus extraordinaire) il nie encore aujourd’hui, tant il comprend que la croyance à l’existence de son père est nécessaire pour maintenir dans l’obéissance les peuples soumis par lui, ou du moins pour diminuer l’audace des révoltés contre l’empire qu’il a fondé.

À la fin de 1864, nos voyageurs avaient envoyé deux courriers à Saint-Louis. Ils furent réexpédiés aussitôt pour Ségou, avec des lettres et des présents adressés à Ahmédou pour qu’il assurât le retour de ces messieurs. Mais les courriers furent obligés de s’arrêter à Nioro, ancienne capitale du Kaarta et chef-lieu de province du nouvel empire ; il était impossible de communiquer de ce point avec Ségou par suite de la révolte de la province du Bakhounou, alliée à la puissante tribu arabe des Ouled Embarek. M. le lieutenant de spahis Perraud retrouva encore ces courriers à Nioro, le 10 février 1865.

Autour même de Ségou, les Bambaras venaient alors de se révolter sous les ordres de Mari, dernier fils ou neveu de Mansong, ce roi qui régnait à Ségou lorsqu’y passa Mungo Park, et qui mourut en 1800. Depuis lors, neuf ou dix de ses fils ou neveux avaient régné à Ségou jusqu’au moment où El Hadj Omar prit cette ville en 1861.

En février 1865, Mari vint avec douze mille hommes s’établir dans un village à huit lieues de Ségou ; Ahmédou se mit lui-même a la tète de ces forces et alla livrer bataille à l’ennemi qu’il vainquit. M. Mage prit part au combat avec sa petite troupe, dont un homme fut tué. S’il agit ainsi, c’est qu’il y avait autour du roi un parti hostile aux Français, dont il était nécessaire de déjouer les mauvais desseins. Trois mille cinq cents hommes Bambaras furent tués, et environ trois mille femmes prises. L’armée d’Ahmédou perdit très-peu de monde. La conduite de nos gens, qu’on voulait faire passer pour des espions et des traîtres, commença à ramener à eux les esprits.

À ce moment, l’état seul des routes de l’Ouest, qui étaient au pouvoir des révoltés, empêchait nos officiers de revenir.

En avril 1865, le roi Ahmédou alla attaquer le village de Dina, en face de Koulikoro, village situé sur le Niger, en amont de Ségou, entre Bammakou et Niamina. M. Mage entra un des premiers dans l’enceinte et fut légèrement blessé. Ahmadou, en le remerciant et le félicitant, le supplia de ne plus s’exposer ainsi.

De juin en septembre 1865, Ahmédou et toutes ses forces assiégèrent le grand village de Sansandig sur le Niger, en aval de Tombouctou. On y resta soixante-douze jours en plein hivernage et soumis à bien des privations. Nos Français souffrirent surtout de la privation du lait ; c’était l’aliment qui les soutenait le mieux.

Après de nombreuses sorties repoussées et de non moins nombreux assauts infructueux, le village se trouvait réduit à une horrible famine, lorsqu’une armée de secours de dix mille hommes vint livrer bataille aux assiégeants. La victoire fut indécise ; le terrain resta à Ahmédou, mais l’armée ennemie parvint à se jeter dans la place le surlendemain ; puis il y eut une sortie générale qui fut vigoureusement repoussée. On croyait déjà la ville prise, lorsque, pendant la nuit, le siège fut précipitamment levé, et l’armée décampa en désordre sur le bruit que Mari menaçait Ségou.

Les blessés furent transportés de Sansandig à Ségou par des embarcations sur le Niger avec M. Quintin. M. Mage se trouva séparé du roi qu’il ne retrouva que le lendemain. Il rentra à Ségou malade et découragé ; c'est sans doute alors que prirent naissance les bruits de sa mort, qui parvinrent jusqu’en France. Mais bientôt il apprend que ses envoyés, de retour de Saint-Louis, ne sont plus qu’à huit jours de marche de Niamina, et cela lui rend aussitôt l’espoir et la santé.

Malheureusement alors, l’armée d’Ahmédou était encore en campagne, et ne rentra qu’un mois après. A son retour, sur la demande de M. Mage, et d’après la lettre qu’il avait reçue du gouverneur du Sénégal, le roi promit que, deux mois après, il enverrait une force suffisante dans le Kaarta, pour servir d’escorte à nos deux officiers. Il tint sa parole, et le 7 juin 1866, MM. Mage et Quintin se mettaient en route pour effectuer leur voyage de retour avec un cousin germain d’Ahmédou et quatre cents cavaliers d’escorte. Ce parent du roi venait faire un recrutement dans le Kaarta.

Après vingt et un jours de marche, nos voyageurs arrivaient à Médine et trouvaient auprès de leurs camarades du Sénégal le chaleureux accueil que méritaient tant de courage et de souffrances. L’opinion publique ne saurait trop rendre justice à ces jeunes officiers qui, habitués au bien-être de la vie civilisée, ayant déjà une position, un avenir acquis dans nos écoles savantes, font le sacrifice de leur santé et de leur vie, en se soumettant à plusieurs années de privations, de dangers, au milieu de populations barbares, sous un climat terrible, sans relations avec leur pays, leurs amis, leurs familles, ayant sous les yeux l’exemple de tant de leurs devanciers qui ont péri sur cette terre inhospitalière, tout cela par amour de la gloire, par intérêt pour les sciences, par le désir d’illustrer dans leur personne le nom français, de ne pas laisser aux seuls Anglais et Allemands le soin d’explorer les quelques contrées du globe qui restent encore inconnues.

Il reste à attendre la relation que publieront sans doute ces messieurs, lorsqu’ils auront rétabli leur santé délabrée. Cette relation ne peut manquer d’être très-intéressante, nous parlant d’un monde encore si peu connu. Rien que d’avoir pu observer pendant plusieurs années le régime d’un fleuve comme le Niger, à près de mille lieues de son embouchure, c’est déjà un résultat précieux.

Quant aux arrangements commerciaux qui étaient un des objets du voyage, Ahmédou a dit qu’il garantirait la sécurité de nos nationaux et de leurs marchandises moyennant un droit unique de dix pour cent. Cela représente chez nous les droits de douane et de patente.

C’est à nos traitants à voir s’il y a avantage pour eux à porter, dans ces conditions des marchandises dans le Kaarta et le Ségou, au lieu d’attendre à Médine, sous la protection du pavillon français, que les gens de ces pays viennent les leur acheter, comme cela se fait aujourd’hui. Du reste, par le traité d’août 1860, la frontière entre les États d’El Hadj Omar et les possessions françaises ayant été à dessein placée à Bafoulabé, à 40 lieues en amont de Médine, c’est-à-dire à près de 800 lieues de l’embouchure du Sénégal, nous aurons toujours le pouvoir d’occuper ce point si important et si intéressant, quand la colonie jugera le moment opportun.

Le poste de Bafoulabé vivrait en bonne intelligence avec la place forte voisine de Koundian, comme Médine le fait avec celle de Koniakari.

M. Mage croit que la position actuelle d’Ahmédou n’est pas très-brillante. Il a sous ses ordres directs à Ségou quinze mille guerriers armés ; là-dessus dix mille au moins sont esclaves, et la plupart, fils des esclaves de la couronne de Ségou, ont vu leurs pères tués par El Hadj Omar lorsqu’il a fait la conquête du pays. Trois mille au moins n’ont que seize ou dix-sept ans.

Ahmédou a beaucoup d’énergie, et il en a besoin ; il est obligé à chaque instant de réprimer des révoltes et de lutter contre les débris des anciens États que son père a détruits. Il aurait bien besoin de recevoir de grands renforts de Toucouleurs du Fouta, mais ceux-ci ne vont le rejoindre qu’en petit nombre, et seulement dans l’espoir d’être nommés chefs. On ne peut savoir ce que tout cela deviendra. Une seule chose nous paraît impossible, c’est la restauration du passé, car ce serait contre la loi du progrès.

Quant à la partie du Niger en aval de Ségou jusqu’à Tombouctou, voici les nouvelles que nous en recevons par M. Mage : Un neveu d’El Hadj Omar serait encore à lutter dans le Macina avec Ba-Labbo, héritier du cheikh Ahmadou-Labbo, et celui-ci serait en même temps en guerre avec Sidi, successeur d’Ahmed-Bekkay à Tombouctou. Il est probable que les Tombouctiens, appuyés sur les nomades sahariens, et principalement sur les Touaregs Aouellimmiden, cherchent à recouvrer leur indépendance complète vis-à-vis des Pouls, en profitant de ce que ceux-ci se battent entre eux, les uns pour la famille régnante du Macina, les autres pour le parti d’El Hadj Omar.

L’heureux retour de MM. Mage et Quintin clôt d’une manière brillante la série des voyages d’exploration entrepris par des Français, en partant du Sénégal, depuis 1859, savoir : MM. Vincent, capitaine d’état-major ; Bourrel, officier de marine ; Bou el Moghdad, assesseur du cadi de Saint-Louis ; Mage, officier de marine (1er voyage au Tagant), Lambert, officier d’infanterie de marine ; Braouézec, officier de marine ; Pascal, officier d’infanterie de marine ; Alioun Sal, officier indigène de spahis, et enfin MM. Mage et Quintin.

Tous sont heureusement revenus apportant leur contingent de renseignements nouveaux au faisceau de nos connaissances sur le Soudan. Le succès de leurs voyages dans les contrées d’où auparavant il ne revenait pas un voyageur sur dix, prouve en même temps combien l’influence de la France s’est sérieusement établie dans cette partie de l’Afrique.

Alger, le 1er septembre 1866.

Général Faidherbe.

(Moniteur de l’Algérie.)