Voyage de Paris à San-Francisco

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Voyage de Paris à San-Francisco
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 7 (p. 693-708).
VOYAGE


DE PARIS A SAN-FRANCISCO.




SCENES DE MOEURS EN CALIFORNIE.


LES AMERICAINS ET LES FRANCAIS DANS LES PLACERS.




J’ai quitté Southampton le 18 janvier 1850 sur le bateau à vapeur le Tay ; vingt-quatre heures après, nous étions en plein Océan, et le 26 nous touchions à Madère, après avoir passé des brouillards et des frimas de la Manche aux vents tièdes et à la chaude température des mers équatoriales. Chaque coup de roue semblait donner l’impulsion au mercure, qui monta progressivement, de cinq ou six degrés au-dessous de zéro, vingt-cinq ou vingt-huit au-dessus.

Les passagers qui composaient la population du bord offraient un échantillon de toutes les races européennes. Il y avait là beaucoup d’Anglais, — fonctionnaires publics, créoles ou simplement touristes ; des Espagnols qui regagnaient la Havane ou le Mexique ; des Portugais, des Allemands, des Italiens, des Russes et des Français, que la soif des aventures chassait en Amérique. Tous ces passagers, condamnés à vivre ensemble pendant de longues journées où rien ne vient distraire la pensée, semblent ne pas admirer beaucoup les beautés si souvent chantées de l’Océan, des nuits tropicales, des couchers de soleil en pleine mer, et de tous ces spectacles qui ont inspiré et qui inspireront peut-être encore tant de si longs romans maritimes. Les rêveurs rêvent en regardant la lune sortir des ondes infinies ; les fumeurs, et c’est le plus grand nombre, fument ; le reste bâille ou lit à volonté. Quand un navire passe à l’horizon, on se presse pour le voir, et l’on soupire aussitôt qu’il a disparu. Quatre ou cinq fois par jour, on se met à table, et l’on mange, non pas pour manger, mais pour se distraire : le thé, le café, les tartines de pain beurrées, les viandes froides, sont en permanence dans le réfectoire, où s’écoule un bon tiers de la journée ; le reste du temps, on se promène sur le pont, ou l’on cause avec les passagères, assis sur le seuil de leur salon. La pruderie anglaise ne veut pas que les habits pénètrent dans l’enceinte cloîtrée réservée aux robes. Quand on quitte l’Angleterre, le shocking monte à bord et s’embarque avec vous.

La première colonie anglaise que nous ayons rencontrée sur notre route est la Barbade, en anglais Barbadas (prononcez Bédédeus), où nous sommes arrivés le 8 février. C’est là qu’il m’a été donné de voir pour la première fois la population noire face à face, et je n’ai plus compris qu’on fût négrophile. Quelle laideur, quelle saleté, quelle bassesse, quelle difformité physique et morale ! Depuis lors j’ai vu Porto-Rico, Jacmel, la Jamaïque, dix autres ports des Antilles, et partout la même impression m’est restée.

Voici en quelques mots l’itinéraire que j’ai suivi depuis mon départ de la Barbade, le 9 février, à une heure de l’après-midi ; il pourra servir de guide aux voyageurs : Saint-Thomas, arrivé le 12 à huit heures du matin, parti le même jour à six heures du soir ; — Porto-Rico, arrivé le 13 à sept heures du matin, parti le même jour deux heures après ; — Jacmel (Haïti), arrivé le 14 à sept heures du matin, parti le même jour à huit heures et demie du soir ; — Jamaïque., arrivé le 15 avec le Tay, reparti le 17 à midi, sur le Téviot ; — Santa-Martha, arrivé le 20 à trois heures, parti à six ; — Carthagène arrivé le 21 à deux heures après-midi, parti à quatre heures ; — Chagres, arrivé le 22 à sept heures du matin, parti à six heures du soir ; — Gorgona sur la rivière de Chagres, arrivé le 24 à deux heures après midi, parti le 25 à dix heures du matin ; — Panama sur le Pacifique, arrivé le 25 à neuf heures du soir, parti le 5 mars à midi ; — Acapulco (Mexique), arrivé le 9 à midi, parti le 10 à sept heures du matin ; — San-Francisco, arrivé le 26 à huit heures du soir.

La ligne que j’ai suivie ; si elle est la plus curieuse, n’est pas la plus courte.. Les voyageurs qui veulent aborder à l’isthme de Panama par la vole la plus rapide doivent s’embarquer à Liverpool, toucher à New-York et New-Orléans. En vingt et un jours, ils franchiront la même distance que nous avons mis trente-quatre jours à parcourir, et ils auront la garantie du passage de Panama à San-Francisco, que la compagnie assure dès le départ de Liverpool.

Je n’ai visité qu’en courant les Antilles espagnoles, danoises, anglaises ; mais je me sais arrêté un peu plus long-temps à Jacmel, petit sort de mer dépendant de l’empire de Soulouque. Jacmel est une misérable petite ville bâtie dans une baie exposée à tous les vents et peuplée presque exclusivement, exclusivement même de noirs. Autour de la ville s’élèvent de grandes montagnes chargées de bois où n’apparaissent ni maisons ni cabanes. À quelques centaines de pas de Jacmel, on est dans la solitude la plus profonde. La première personne que nous ayons rencontrée en débarquant, c’est un commissaire de police, portant avec une gravité sans pareille un costume qui rappelait, à s’y méprendre, celui du Postillon de Longjumeau. Il ne lui manquait que le fouet et le bouquet ; mais il avait de plus un chapeau-tromblon. Ce chapeau-tromblon, je l’ai retrouvé partout, sur la tête de la population civile d’Haïti et sur la tête de l’infanterie de Soulouque ; ce qui me donne à penser que ce chapeau incommode et laid, mais universellement adopté, est moins une affaire de goût qu’une question de patriotisme nègre. Le commissaire de police qui nous avait accostés sur le port nous fit d’abord visiter une caserne où s’exerçait une compagnie de soldats haïtiens, après quoi il nous conduisit au palais du gouverneur de Jacmel. Je retrouvai là tous les types grotesques qui m’avaient paru jusqu’à ce jour des inventions du caricaturiste Cham. L’infanterie qui manoeuvrait sous mes yeux portait l’habit bleu de nos invalides et le pantalon blanc ; mais ce pantalon blanc était gris, jaune ou noir de fumée, selon que le fantassin comptait plus ou moins d’années de service sous les drapeaux. Vétérans et conscrits marchaient pieds nus, le cou libre et la tête ombragée par cet affreux chapeau-tromblon dont la forme pyramidale offusque partout les yeux. Quand les pantalons manquent, l’armée porte des caleçons, et si les caleçons manquent aussi, elle met ce qu’elle peut. Deux fantassins à peu près vêtus montaient la garde à la porte de son excellence le gouverneur, le général Toussaint, nommé duc de Léogane par sa majesté l’empereur ; mais, au moment de notre arrivée, l’un de ces guerriers jouait au bilboquet, l’autre dormait. Un coup de poing arracha le joueur à ses distractions ; un coup de pied réveilla le dormeur. Le duc de Léogane nous attendait dans une magnifique pièce tendue de velours noir, dorée du haut en bas et garnie de meubles superbes style Louis XV. Ce salon de réception est précédé d’une antichambre fort vaste où se tiennent les aides-de-camp. Leur uniforme se compose d’un habit bleu foncé tout étincelant de broderies d’or, à revers et à paremens rouges, d’un pantalon taillé sur le modèle des pantalons que portent nos facteurs de messageries et d’un chapeau-claque semblable en tout à celui de nos officiers d’état-major, et qu’ils posent fort en arrière. De cols et de chaussures, il n’en faut point parler. Le gouverneur seul, et sa haute position explique ce faste, se permet l’usage des bottes. L’habit déboutonné des aides-de-camp permettait de voir leur chemise de couleur ouverte et pendante sur la poitrine.

Le duc de Léogane ne se piquait pas de plus de tenue que ses officiers. Son habit, surchargé, écrasé de passementeries d’or, gisait sur un fauteuil ; mais, pour témoignage de sa grandeur, il avait, je l’ai dit, des bottes aux pieds, et portait en sautoir, sur sa chemise bleue et débraillée, l’ordre de Saint-Faustin tout ruisselant de verreries. À quatre pas de nous et derrière le dignitaire de Soulouque, on voyait, par une porte ouverte, un gros cochon blanc et un dindon noir rôder de compagnie autour du pot-au-feu de notre hôte, qui cuisait dans la salle voisine. Au demeurant, le duc de Léogane, malgré ses ordres et ses broderies, ne manquait pas d’un certain bon sens : il plaignait la France d’être tombée en république !

Peu de jours après cette présentation, et après avoir laissé l’empire de Soulouque préoccupé de la question des couronnes en métal que son autocrate avait commandées en Europe, le Téviot aborda à Chagres. Dès mes premiers pas sur le continent américain, je compris que tout ce qu’on disait en France de la Californie était également vrai, également faux, c’est-à-dire que, dans cette patrie de l’or, rien n’est absolument vrai ni radicalement faux. Ceux-là revenaient chargés de pépites et de poudre d’or, et leurs portefeuilles bourrés de lettres de change tirées sur les meilleures places d’Europe ; ceux-ci passaient mornes et grelottant, traînant après eux la misère et la fièvre. Tous les renseignemens étaient contradictoires, et tous étaient exacts. Des matelots partis avec leurs bras pour toute fortune retournaient dans leur pays natal avec des trésors de nabab ; des négocians qui s’étaient fait suivre de riches cargaisons rentraient chez eux pauvres et dépouillés de tout. Il me parut dès-lors démontré que le hasard régnait et gouvernait en Californie. C’est une conviction que, plus tard, l’expérience a confirmée chez moi.

Le prix du passage de Chagres à Panama par la Gorgona varie chaque semaine, on pourrait dire chaque jour. C’est un jeu de hausse ou de baisse, comme sur la rente au passage de l’Opéra un jour de séance orageuse. Un canot pouvant contenir deux ou trois personnes et quelques colis sur lesquels on dort la nuit coûte, pour transporter les voyageurs de Chagrcs à Gorgona en quarante-huit heures, la distance à parcourir étant de douze à treize lieues, de 25 à 180 piastres (125 à 180 fr.), suivant le nombre et l’empressement des émigrans. Les mules qu’on prend à la Gorgona sont tarifées ordinairement à 8 piastres par bête, j’ai payé les miennes 16 piastres, et dès le soir même les mules en valaient 20. Quelques passagers du Téviot avaient avec eux des dames, accompagnées, comme toutes les dames en voyage, de grosses caisses qu’il est impossible de transporter à dos de mulet. Des Indiens les ont chargées sur leurs épaules et les ont portées de la Gorgona à Panama, distance de sept à huit lieues, au prix moyen de 25 à 30 piastres par caisse. Les Américains du nord, qui ont l’habitude des grands voyages dans le Far-West, font la traversée de l’isthme à un prix très modéré. Ils se réunissent par bandes de quinze à vingt, n’emportant avec eux que les bagages absolument nécessaires, et, prenant un guide, font la route à pied à travers bois. Arrivés à Panama, ces émigrans, que consume la soif de l’or, s’entassent dans des hôtelleries où chaque case renferme autant de locataires que le plancher peut en supporter, se nourrissent de riz et de thé en attendant le départ d’un steamer, et naviguent vers San-Francisco, couchés sur le pont, à la belle étoile.

Quand je suis arrivé à Panama, l’or ne perdait plus au change ; mais quatre pièces de 20 sous, huit pièces de 10 ou 16 pièces de 5 valaient une piastre. Quelques spéculations en petites monnaies avaient été déjà tentées, et réussissaient à merveille. Panama était encombré d’émigrans de toutes races, Chiliens, Péruviens, Colombiens ; mais les Américains des États-Unis étaient de beaucoup les plus nombreux. Chaque semaine apportait un flot de mille à douze cents passagers, si bien que les billets de passage à bord des steamers qui desservent la ligne de Panama à San-Francisco étaient en hausse. La spéculation s’en était emparée. Grace à l’intervention obligeante du consul anglais et au capitaine Stout, agent des paquebots américains sur le Pacifique, quelques-uns de mes compagnons de voyage et moi, qui lui étions recommandés, avons pu obtenir des billets au prix moyen de 1,300 francs. Les détenteurs, pour parler le langage du commerce, les vendaient couramment 2,000 à 2,200 francs. Les émigrans qui n’ont ni le loisir d’attendre ; ni la somme nécessaire pour acheter leur passage à un si haut prix, s’embarquent sur des navires à voile ; mais si le voyage ne leur revient plus qu’à 500 ou 600 francs, il dure de cinquante à soixante-dix jours. La valeur des objets de consommation avait atteint à Panama un prix excessif. Une livre de sucre inférieur pour la qualité à la cassonade de nos épiciers coûtait ici 30 sous ; une bougie, 1 franc ; ainsi du reste. On se loge comme on peut, heureux encore de trouver une chambre, un cabinet, un trou où l’on ait la faculté de s’étendre et de dormir par terre.

Le California, sur lequel j’ai quitté Panama le 5 mars, emportait à San-Francisco cinq cents Américains couchés indifféremment sur le pont ou dans la cale, tous vêtus de vareuses rouges et coiffés de grands feutres gris. Presque tous passent leurs journées à fumer ; quelques-uns causent, — c’est le plus petit nombre ; — tous jouent. Pas un d’eux ne parle français ; quelques-uns, parlent l’espagnol, plusieurs comprennent l’allemand. Le plus grand silence règne parmi ces bandes. Nos cinq cents passagers sont pour la plupart grands, secs, vigoureux et doués d’une santé de fer ; presque tous se destinent au travail de l’extraction de l’or dans les placers ; quelques-uns vont tenter fortune à San-Francisco ; beaucoup se rendent en Californie dans la seule pensée de jouer, et on sait que ce ne sont pas les maisons de jeu qui manquent dans ce pays-là.

Le 26 mars, après avoir relâché un jour à Acapulco, notre stamer aborda à San-Francisco, et les cinq au six cents passagers du California se dispersèrent comme une volée d’oiseaux. Je venais enfin de mettre le pied sur cette terre féerique, vers laquelle tant d’hommes ont les yeux de l’esprit tournés, sur cette Californie qui est pour plusieurs la patrie des chimères réalisées, pour d’autres aussi le pays des plus amères déceptions. Au moment de l’arrivée du California, on pouvait dire de San-Francisco que c’était une ville ruinée. Point de transactions, point d’affaires ; le port, le rivage, les magasins, étaient encombrés de marchandises qui ne trouvaient point d’acheteurs. L’activité et le mouvement n’existaient plus qu’autour des cafés et des maisons de jeu ; mais là rien ne chômait. La spéculation sur les terrains, où tout le monde, manœuvres et banquiers, s’était follement jeté, avait compromis les fortunes qui semblaient le plus solidement assises. Les transactions, la vie commerciale, ne pouvaient reprendre, disait-on, qu’au retour des travailleurs que la saison des pluies chasse des placers.

La ville de San-Francisco, on le sait, s’élève en amphithéâtre, à mi-côte d’une colline très raide, au fond d’une grande baie, où meurent les flots de l’Océan Pacifique. Derrière la ville se prolongent d’autres collines entièrement pelées. Les maisons que l’incendie a dévorées plus tard étaient presque toutes bâties en boisa Les rues latérales à la baie sont très larges, droites et de niveau ; les rues perpendiculaires présentent à l’œil l’aspect d’une côte raide et difficile, où la circulation des voitures est impossible. La voirie californienne n’a pas encore eu le temps de naître. Les rues restent telles que le hasard les a faites ; la pioche et le balai n’y passent jamais ; et ces mille débris que les maisons expulsent de leur intérieur s’y entassent toujours. En été, la poussière et les émanations fétides y sont intolérables ; en hiver, quand viennent les pluies, les rues se changent en marais ; où les piétons et les mules enfoncent à chaque pas jusqu’au jarret. On a vu, dans certains quartiers, se former des fondrières où des hommes et jusqu’à des mulets ont disparu, sans qu’il fût possible de leur porter aucun secours. Il faut ajouter, pour rester fidèle à la vérité, que, dans cette population brûlée par l’amour de l’or, personne n’y pensait beaucoup. L’aspect de ces fondrières est repoussant : toutes remplies d’une eau noire et croupissante, couvertes de débris de toute espèce d’immondices, d’os à demi rongés, de linges troués et puans, elles exhalent une odeur pestilentielle. Ces fondrières se retrouvent partout, même dans le centre et le bas de la ville, qui sont presque entièrement et le mieux bâtis. Quant au climat, c’est peut-être le plus capricieux qui soit au monde. Le matin, de neuf heures à midi, la chaleur est accablante ; de midi à sept heures, un vent intolérable s’élève, et fait tourbillonner la poussière à flots ; les brouillards montent avec le soir, répandant partout l’humidité, et un froid intense s’empare de la ville avec la nuit. C’est tour à tour, et dans la même journée, le climat d’Alger, d’Avignon, de Londres et de Stockholm.

Un ordre parfait régnait dans la ville, et malgré le mélange des races et l’agglomération des émigrans ; on n’avait à redouter ni le vol ni l’assassinat. Des masses énormes de marchandises étaient entassées sur le rivage sans que personne, parmi cette foule d’aventuriers, songeât à rien détourner des richesses exposées en plein vent. Était-ce probité ? Je ne le crois pas. La justice est promptement rendue dans la capitale de la Californie, et la population sédentaire, nombreuse et aguerrie, paraît très résolue à faire respecter la propriété et à maintenir une sécurité qui, seule peut assurer la prospérité générale de San-Francisco. Un grand nombre d’aventuriers d’ailleurs touche à peine le rivage, et court aux placers chercher cet or qui est ici le mobile unique de toutes les pensées et de toutes les actions. Les plus audacieux partis, ceux qui restent ne tardent pas à trouver des occupations lucratives, ou qui tout au moins leur permettent de vivre en attendant de meilleures occasions.

Il est fort difficile, avec la meilleure volonté et la plus entière bonne foi de dire complètement la vérité sur San-Francisco. Tout change, tout est bouleversé en moins de quinze jours ; les mouvemens de baisse et de hausse atteignent des proportions effrayantes un jour, on paie l’eau-de-vie 30 piastres la bouteille ; la semaine suivante, elle tombe à 20 francs. Le frère d’un artiste de l’Opéra, M. Barroilhet, favorisé par le hasard, a gagné du soir au matin 250,000 francs sur une cargaison de planches. Il y avait, au moment de son arrivée, disette de bois ; un mois après, ces mêmes planches étaient à vil prix. Tout saisi, tout frappe, tout étonne ici. À côté de fortunes qui rappellent les contes des Mille et une Nuits,. il y a d’horribles misères ; auprès de maisons meublées en laques de Chine, comme celle du docteur d’Oliveira, il y a des huttes immondes faites de paille et de boue.

J’ai dit qu’à mon arrivée une atonie générale frappait le commerce de San-Francisco. Le premier résultat de cette atonie avait été de réduire considérablement le prix des objets de consommation, des objets de fabrication européenne surtout, tels que les tissus, les draps, les vêtemens. À la rigueur, on pouvait vivre en ne dépensant que 4 ou 5 piastres par jour. Une chambre, parfaitement vide d’ailleurs, pouvait être louée au prix moyen de 200 francs par mois. Cette même chambre valait, il y a un mois, 150 à 200 piastres. — Cependant un gigot de mouton coûtait encore 27 francs ; la livre de beurre en valait 15, le litre de lait 7, et il était impossible de se procurer des radis à moins de les payer 5 francs la demi-douzaine. Dans les conditions que je viens d’indiquer, et la crise commerciale provoquée par la fièvre des spéculations ayant paralysé toutes les affaires, les seuls émigrans qui soient assurés de faire une fortune comparative sont les ouvriers. Un charpentier, un charron, un menuisier, un forgeron, trouvent toujours et facilement à être employés à raison d’une once d’or, 80 francs par jour. Leur nourriture et leur entretien ne revenant pas à plus de 20 francs, c’est une économie quotidienne de 60 francs qu’ils peuvent sans peine réaliser. Le blanchissage est une chose à peu près inconnue à San-Francisco, et la raison en est bien simple. On paie 30 francs où à peu près le blanchissage et le repassage d’une douzaine de chemises, de mouchoirs ou de paires de chaussettes, et ces mêmes chemises achetées neuves chez le marchand ne coûtent en moyenne que 24 francs la douzaine. Il en est de même à présent de tous les objets confectionnés. Une paire de draps ne se blanchit pas à moins de 5 piastres ; aussi l’usage des draps est-il considéré comme un objet de luxe auquel un très petit nombre de personnes peut atteindre.

Pendant mon séjour à San-Francisco, on s’attendait généralement à une hausse énorme et prochaine sur les articles de Paris. On achetait à tout prix les cravates, les gants, les cols, les ceintures, les rubans, les soieries façonnées, les écharpes, les châles, les parfumeries, et déjà l’on n’en trouvait plus. Il y a bien peu de femmes à San-Francisco, et parmi elles quarante ou cinquante à peine qui soient respectables ; mais la dépense à laquelle elles se livrent est exorbitante.

Tout râcleur d’instrument, joueur de cornet à piston, chanteur de hasard, musicien quelconque et virtuose de contrebande peut débarquer à San-Francisco sans crainte. Pour si misérable que soit son ta lent, il trouvera dix cafés tous prêts à utiliser ses services au prix net de 80 francs par jour. La séance de nuit se paie aisément deux onces d’or, 160 francs. Après avoir entendu çà et là quelques-uns des artistes les plus en renom de San Francisco, il m’a semblé que les moindres ténors des cafés chantans des Champs-Élysées, le plus pauvre instrumentiste de nos petits théâtres, gagneraient des monceaux d’or. Les cafés où s’exercent ces virtuoses indescriptibles ne désemplissent pas ; il en est de même des maisons de jeu ouvertes à tous les carrefours. Tout le monde joue ici et le jeu est en permanence. Ce que les chercheurs d’or ont ramassé pendant la saison des fouilles, ils viennent le perdre pendant la saison des pluies. Quelques heureux, — les habiles si vous voulez, — ont réalisé dans ces enfers des fortunes fabuleuses. Ces maisons de jeu, toujours environnées de chalands, présentent, use physionomie animée et curieuse dont les casinos des bords du Rhin et l’ancien Frascati ne sauraient donner l’idée. Ce sont de grandes salles où fonctionnent nuit et jour des tables de roulette, de trente et quarante et de monte, qui est le jeu, le plus en vogue ici. Des monceaux d’or monnayé, en poudre et en cailloux, chargent ces tables, allant et venant. Les joueurs ont, pour la plupart, le costume pittoresque et grossier des mineurs, — des vareuses rouges et bleues, de grandes couvertures ou des capes rayées jetées sur l’épaule, de vastes chapeaux de paille ou de feutre, quelquefois des vêtemens en peaux de bêtes. Les sommes qui s’engloutissent au jeu sont incalculables. Les mineurs ruinés retournent aux placers, fouillent le sable, récoltent l’or et recommencent.

Un des côtés les plus pittoresques de San Francisco est le mélange, la confusion extrême de toutes les classes. Ici tous font tout. Il n’y a pas de métier honteux, pas d’industrie avilissante. Tout se calcule au point de vue du bénéfice. Cependant, si quelque différence pouvait être remarquée dans les rangs mêlés de la société californienne, je dirais que les émigrans appartenant aux classes pauvres affectent plus particulièrement, aussitôt qu’ils ont gagné quelque argent, les dehors du luxe, et cherchent à éclipser leurs voisins. Bien au contraire, les personnes qui, par leur naissance et leur éducation, font partie des classes lettrées de la société européenne se livrent sans relâche à un travail acharné. On a parlé d’un marquis charretier et d’un vicomte chasseur. Rien de plus exact : j’ai rencontré ici l’ancien secrétaire d’un ex-pair de France deux ou trois fois ministre, qui exerçait la profession de garçon de café ; il gagnait 80 fr. par jour à ce métier, qui lui permettait d’attendre quelqu’un de ces hasards fortunés après lesquels soupirent tous les argonautes californiens.

Après avoir passé quelque temps dans la maison du docteur d’Oliveira, médecin français, qui occupe ici la position la plus considérable, la même pensée qui m’avait fait quitter l’Europe pour San-Francisco me fit quitter San Francisco pour les placers, où la ruine de la métropole n’a as arrêté le mouvement commercial. Ma première course m’a conduit aux placers situés à l’est de San-Francisco ; un peu après, j’ai parcouru une partie de ceux qui se trouvent au sud jusqu’à une distance de 210 à 230 milles dans l’intérieur des terres. La nature n’est plus autour des placers, comme aux environs de San-Francisco, nue et desséchée : c’est un magnifique pays propre à tous les genres de culture, et qui ne demande que le travail des hommes pour se couvrir des plus riches moissons. Des prairies interminables courent le long des rivières, mais si chargées de fleurs, que le pied du voyageur en écrase des gerbes à tout pas. De grands bouquets de beaux arbres coupent ces vastes solitudes, où paissent en liberté d’innombrables troupeaux de cerfs et d’antilopes. Ces campagnes embaumées séparent San-Francisco des montagnes où sont situés les placers aujourd’hui en exploitation. Les montagnes qui s’élèvent entre Stockton et Murphy soit couvertes de pâturages et de bois de sapins et de chênes ; elles renferment toutes de l’or en assez grande quantité. Des camps d’émigrans se sont formés dans les ravins, — en espagnol cagnades, — où le métal précieux s’est rencontré avec le plus d’abondance. Parmi ces cagnades quelques-uns sont à peine occupés par une demi-douzaine de tentes ; d’autres présentent déjà au regard l’aspect d’une ville naissante ; j’en ai vu où campent trois ou quatre mille mineurs. Le camp de Sonora entre autres, qui est à deux journées de Stockton, ne comptait, il y a un an, que deux ou trois tentes ; il y a maintenant des rues, des cafés chantans, des bals publics, des hôtels garnis, des restaurans, des concerts : — des concerts au milieu des solitudes les plus profondes de l’Amérique du Nord, et à soixante-dix lieues de San-Francisco ! mais quelle population ! la pire race d’hommes qui peuple les barrières de Paris peut à peine lui être comparée.

Les endroits où l’on récolte l’or se rencontrent toujours dans des ravins, entre deux montagnes resserrées ; un ruisseau coule au fond, et c’est au bord de ce ruisseau que les mineurs dressent leurs tentes. Le terrain appartient de droit au premier occupant. Aussitôt qu’un ravin est exploité, il prend le nom du mineur qui le premier a planté sa pioche dans ce terrain vierge encore. Ainsi, par exemple, il y a la Cagnade du Dragon, la Cagnade du Lancier, celle du Soldat, celle du Muletier, celle de Mormon, celle encore de Murphy. En anglais, ces même lieux sont désignes par ces mots : Mormon’s Diggings, Murphy’s Diggings, etc., c’est-à-dire fouilles de Mormon, fouilles de Murphy. Quand un émigrant a trouvé un ravin propre aux fouilles ou une cagnade favorable au commerce qu’il veut entreprendre, il coupe dans les montagnes une ou deux douzaines de sapins, les équarrit et les porte sur son dos jusqu’au placer, où il dresse le squelette de sa tente ; huit ou dix jours lui suffisent pour achever son travail, après quoi il est libre de creuser le terrain aurifère, ou d’étaler sa marchandise. Chacun ici fait œuvre de ses mains, car l’ouvrier le plus paresseux coûte au moins une once d’or par jour. L’émigrant cuit sa viande, nettoie sa vaisselle, lave son linge à la rivière, et vit un peu comme Robinson Crusoé dans son île, à cette différence près qu’il travaille un peu plus et se promène moins. La tente bâtie et la place où l’on fouillera la terre choisie et enregistrée par l’alcade du lieu, enregistrement qui équivaut à un acte de propriété, le mineur attend que les eaux pluviales s’écoulent des trous du ravin ; si l’eau tarde trop long-temps à disparaître, ou si le placer ne donne pas un produit assez abondant, il abandonne sa tente, et va demander de l’or à un autre ravin.

Quand j arrivai au camp de Murphy, on ne trouvait plus de sapins pour les constructions qu’à deux ou trois milles dans les montagnes. Avant six semaines, il faudra peut-être aller à deux lieues. Vous comprenez bien que le comfort est banni de ces sortes de camps. Les sybarites couchent sur des planches garnies d’un lit de feuilles de sapins ; le plus grand nombre dort par terre, enveloppé d’une couverture qui sert de matelas la nuit et de manteau le jour. Grace au mouvement commercial qui s’est emparé de la Californie, rien ne manque cependant aux placers des objets nécessaires à la vie ; mais tout y coûte deux ou trois fois plus cher qu’à San-Francisco même : j’ai payé une abominable paire de bottes 90 francs, et l’on m’a félicité sur le bon marché de mon acquisition.

Bien différent du camp de Sonora, occupé par les Sonoriens du Mexique qui l’ont fondé, et des autres placers que j’ai visités, le camp de Murphy est presque exclusivement habité par des Français, tous insurgés de juin, matelots déserteurs, ou repris de justice. La physionomie que présente ce placer a quelque chose d’étrange que la description la plus minutieuse peut difficilement indiquer. Ces hommes exilés de leur patrie ont conservé dans toute leur violence sauvage les passions politiques qui les ont fait courir aux barricades en 1848. Ce ne sont partout que conversations sur les événemens qui ont amené leur émigration, discussions interminables et bruyantes sur les principes ténébreux du socialisme, souhaits et tirades en faveur de la république universelle et démocratique, dont l’avènement prochain ne paraît pas douteux à ces vaincus de la guerre civile. Le dimanche surtout et le lundi sont consacrés à la politique : de petits clubs en plein vent s’improvisent dans l’intérieur du camp, et les harangues sur les crimes de l’aristocratie ne sont interrompues que par la Marseillaise, le Chant des Girondins et le Chant -du Départ. Si j’avais pu quelque peu oublier ces hymnes révolutionnaires dont si long-temps les rues de Paris ont retenti, les échos des montagnes californiennes me les auraient bientôt rappelées. Il n’est pas un des héros en guenilles de Murphy qui ne parle des gardes municipaux qu’il a tués à la révolution de février et des gardes nationaux qu’il a descendus aux journées de juin. Plusieurs se vantent, — oui se vantent avec de grands airs superbes, — d’avoir pris part à l’assassinat du général de Bréa. Les nouvelles sont apportées à tous ces fugitifs par des numéros épars de journaux américains ; mais, si les détails et les renseignemens leur manquent sur les événemens dont la patrie commune est le théâtre, l’imagination ne leur fait jamais défaut. Que de suppositions plus moins extravagantes ne font-ils pas ! Pendant huit ou dix jours, il n’a été question à Murphy’s-Camp que de la terrible insurrection des faubourgs de Paris. À en croire les orateurs de la démocratie exilée, le président de la république était pendu ou tout au moins en fuite ; l’armée, sous le commandement du général Changarnier, avait abandonné Paris ; les campagnes s’étaient soulevées, et le socialisme triomphait dans quinze ou vingt départemens. Ces belles nouvelles, débitées de tente en tente, répandirent un moment la joie parmi les mineurs, et l’on fêta la victoire des frères et amis de la métropole par de nombreuses libations.

Eh bien ! cette race d’insurgés qui gardent encore au fond des solitudes sans limites, où le hasard les a conduits, leurs rancunes insatiables et les désirs violens de la vengeance, cette race indisciplinable et farouche vaut encore mieux que la race américaine qui peuple les placers voisins. Rien ne saurait donner une juste idée du caractère et des mœurs de ces hommes qu’on dirait choisis dans la lie des populations américaines ; l’ivrognerie est leur moindre défaut. Les placers qu’ils occupent sont le théâtre d’assassinats sans nombre qui menacent de devenir quotidiens. L’autre jour encore, à Sonora, un joueur qui avait tout perdu s’est enivré, et, montant à cheval, est entré le pistolet au poing dans un café. On a voulu l’expulser ; il a fait feu, et les balles sont allées frapper de pauvres diables qui buvaient dans un coin. Ces scènes d’ivrognerie se renouvellent presque tous les jours ; le dimanche, elles sont continuelles. Ces jours-là, les mineurs abandonnent leurs trous, et rentrent au camp chargés d’une provision d’or ; en quelques heures, le plus souvent, ils perdent ou dépensent le fruit de leur travail d’une semaine. Alors exaspérés, furieux, ivres d’eau-de-vie, les armes à la main, ils parcourent les cafés et les rues, menaçant, injuriant, frappant, et finissent par faire feu au hasard. Si quelqu’un tente de les arrêter, ils le tuent comme on tue un chien et passent. Tous Américains de naissance, ils font cause commune et se soutiennent les uns les autres. Qui résiste à l’un de ces bandits les a tous contre lui. Leur haine, qui s’adresse à tous les étrangers, s’exerce surtout contre les Mexicains, qu’ils traitent en race conquise. Quelle conquête, bon Dieu ! que celle du Nouveau-Mexique, et qu’elle serait curieuse à raconter !

La population des camps américains se compose de mineurs et de joueurs de profession ; ceux-ci, et ils sont encore assez nombreux, ne travaillent jamais et jouent toujours. Ils n’ont pas d’autre industrie, et ils l’exercent impudemment envers et contre tous. Quant aux mineurs, ils jouent aussi, mais le jour du repos seulement. Le soleil du dimanche luit à peine, que déjà les cris et les disputes retentissent ; le bruit des rixes s’y mêle bientôt, et la journée ne s’achève pas sans que l’on n’entende siffler les balles. Quand les joueurs malheureux ne tuent pas, ils rouent de coups les pauvres victimes qui leur tombent sous la main. C’est ainsi qu’ils ont déchiré à coups de talon de botte, dans un café de Sonora, un vieillard, un Français qui passait par là. Le Français est resté sur place sans qu’aucun des spectateurs de cette scène ait osé prendre sa défense. Les vainqueurs sont partis en chantant, et sont allés vider quelques bouteilles d’eau-de-vie un peu plus loin. — Mais la justice ? dira-t-on. — Et que veut-on que la justice fasse au milieu de pareils coquins dont le moindre porte à la ceinture et sur les épaules une panoplie d’armes de toute espèce ? Une scène dont j’ai été le témoin montrera ce qu’est la justice des placers. Il y a au camp de Murphy un alcade et un shérif qui représentent l’autorité, la justice, la loi. Un matin, je suis réveillé en sursaut, un grand bruit m’attire hors de ma tente ; je regarde, et j’aperçois le shérif en train de rosser un Irlandais. Notre shérif est boucher de profession ; l’Irlandais est boulanger. Le shérif était ivre, et le sang coulait déjà, lorsque l’alcade s’est interposé. Le shérif a sauté à la gorge de son supérieur et l’a terrassé, après quoi, laissant dans la poussière le corps meurtri de l’alcade, il s’est élancé ; son fusil à la main, à la poursuite du boulanger qui fuyait au loin. La population américaine regardait cette scène sans y prendre part : il s’agissait d’un Irlandais ; mais si, par hasard, en s’opposant aux actes de brutalité que l’ivresse fait commettre à tout instant aux Américains, on avait l’imprudence de tuer ou même de blesser un des leurs, la justice locale pourrait bien, malgré le cas de légitime défense, vous faire arrêter et pendre à l’arbre le plus voisin.

Ce qui a fait jusqu’à présent la sécurité des Français résidant à Murphy, c’est leur supériorité numérique. Ils sont armés tout aussi bien que les Américains, et on les sait résolus à se faire tuer jusqu’au dernier avant d’abandonner leurs trous à or ; mais aux regards farouches qu’échangent les Américains et les Français, aux propos qui circulent, aux mille bruits qui se propagent, il est évident que l’explosion éclatera tôt ou tard. Déjà la bataille a failli s’engager ; les Français, la semaine dernière, ont dormi avec leurs armes chargées auprès d’eux ; des sentinelles veillaient aux extrémités du camp, et au premier signal tous les émigrans devaient se lever en masse et courir au combat. Rien n’est venu troubler le repos du camp ; c’est une affaire ajournée, et voilà tout. La fameuse bataille qui a laissé quatre cents Américains sur le carreau du côté de Trinidad-Bay aura sa seconde édition.

La démoralisation qui s’est emparée de toutes ces populations jetées au plus profond des montagnes est arrivée à un degré qu’aucune analyse ne saurait rendre. L’or est le mobile unique de tous leurs actes ; au-delà de l’or, il n’y a rien ; en dehors de cette avidité constante, la seule passion que les émigrans éprouvent est le jeu ; toutes les forces vives de leur intelligence sont tournées vers le jeu et les chances que présentent les combinaisons nouvelles. À cette passion ils sacrifient tout. Sans communication aucune avec le monde civilisé, plongés dans de magnifiques solitudes, où l’appât de l’or seul les a attirés, sans liens de famille, abandonnés à tous les caprices d’une liberté sans limites, étrangers à toute hiérarchie, à toute règle, à tout devoir, affranchis de toute autorité, ils perdent le sentiment de la dignité humaine, et tombent progressivement au dernier degré de l’avilissement moral.

Le hasard, qui semble tout dominer en Californie, étend son empire sur les placers. Tel émigrant s’épuisera en vaines recherches, qui verra son voisin ramasser en trois coups de pioche plus d’or qu’il n’en a trouvé dans un mois de travail acharné. J’ai rencontré à Murphy deux Basques qui, dans un espace de six pieds carrés, ont recueilli jusqu’a dix à douze onces d’or par jour, alors qu’à côté d’eux on ne ramassait pas la moindre pépite. J’avais vu passer à San-Francisco deux matelots déserteurs qui avaient dans des sacs pour environ 250,000 francs chacun de poudre d’or récoltée en six semaines. D’autres, qui fouillaient le sable des rivières depuis cinq ou six mois, n’avaient pas une livre de métal.

J’ai parlé des bals publics de Sonora : des bals supposent des femmes ; il y en a effectivement dans chaque placer, mais quelles femmes ! et se peut-il que de telles créatures existent pour le malheur de l’espèce humaine ? A Paris, en France, dans le moindre hameau, on détournerait la tête sur leur passage ; ici on les entoure d’hommages, et toute la fortune des placers est à leurs pieds. Le camp de Murphy compte cinq Françaises et une Américaine, sur une population d’à peu prés cinq ou six cents hommes valides. Voilà le secret de leur empire.

Des sauvages indigènes sont établis à quelque distance du camp de Murphy. Dans les premiers jours qui suivirent la formation du camp, ces sauvages s’approchaient la nuit, à pas de loup, et furetaient autour des tentes. Bientôt après, ils ont montré plus de confiance, et sont arrivés de jour en assez grand nombre ; maintenant ils lèvent leurs camps et les rapprochent de Murphy. Ces naturels, un peu voleurs, mais assez inoffensifs en apparence, sont curieux de tous les objets qu’ils découvrent dans les tentes, et dont l’usage leur est inconnu. Ils achètent volontiers, mais ils paient difficilement, surtout il est imprudent de les laisser partir sans qu’ils aient donné le prix convenu. Cette probité patriarcale dont parlent les philosophes, si elle a jadis existé quelque part, est inconnue parmi les races autochthones de la Californie.

La familiarité de ces sauvages augmentant avec l’habitude, et les Français de Murphy, fidèles au caractère facile de leur nation, les admettant volontiers dans les tentes, où d’ailleurs les Indiens entrent sans façon, un grand nombre d’entre eux passent la journée à rôder parmi nous, regardant, cherchant, riant et s’étonnant de tout. Ils sont généralement gras et mal faits, avec le nez retroussé, une forêt de cheveux noirs, raides et pendans, la peau cuivrée, de belles dents, l’air doux, les sourcils droits et minces. Ils parlent un langage incompréhensible, ce qui force les vendeurs et les acheteurs à s’entendre par signes. Leur arc et leurs flèches ne les quittent jamais. L’arc est fait d’un nerf de bœuf adroitement ajusté à une pièce de bois ; les flèches, que renferme une peau de couyotte (espèce de loup) taillée en forme de carquois, sont armées de pointes en pierre dure. Bien que ces Indiens aient la physionomie fort douce, leur réputation n’est pas excellente, et personne ne se hasarde dans leurs camps. Les hommes comme les femmes ont toujours le plus vif désir de s’habiller à la mode des étrangers qui sont devenus leurs voisins par la grace de l’or ; mais une partie du vêtement suffit à leur vanité. Celui-là adopte le pantalon, un autre choisit l’habit ou la blouse ; quelques-uns portent pour tout costume des bottes et un énorme chapeau à la façon des fonctionnaires de l’empereur Soulouque ; le caleçon est fort en vogue parmi ces indigènes. Quant aux femmes, elles achètent assez fréquemment des jupons sur leurs économies ; mais, bien loin de les nouer autour de leur taille, elles les jettent comme un plaid sur les épaules. Tous ces Indiens n’ont pas tardé à connaître le prix de l’or, et ce métal, qu’ils dédaignaient au moment de la découverte, ils le recherchent avidement aujourd’hui. Leur rapacité est même extrême, et ils se récrient aussitôt qu’on leur demande la valeur réelle des objets qu’ils désirent avoir en leur possession. Les marchands américains et français n’ont pas hésité à tourner la difficulté ; ils ont bravement offert leurs comestibles ou leurs vêtemens à des prix très réduits ; mais, aussitôt le marché conclu, ils glissaient dans la balance destinée à peser la poudre d’or apportée en paiement des poids qui, selon la moralité du vendeur, doublaient où triplaient le prix d’achat. Le sauvage paie, et part enchanté de la bonne affaire qu’il vient de terminer.

Le nombre des cagnades ou exploitations augmente journellement l’émigration, bien loin de se ralentir, prend chaque mois des proportions nouvelles ; mais, si grande que soit déjà la population des mineurs, il y a place encore pour des milliers d’aventuriers. Quel ravin ne contient pas de l’or en plus ou moins grande quantité ? quelle rivière, quel ruisseau n’en charrie pas, mêlé au sable et au gravier de son lit ? et l’on sait quelles sont l’activité infatigable et l’avidité sans pareille de la race anglo-américaine ! Chaque jouer, les courses que j’entreprends dans les montagnes qui séparent Stockton de Sonora et de Murphy me font découvrir des tentes là où la veille il n’y avait que des sapins et des rochers. Tout ce que les États-Unis, et non-seulement les États-Unis, mais encore le Mexique, le Pérou, le Chili, la Colombie, le Canada, renferment d’esprits aventureux, d’individualités déclassées, de bandits, tous ces hommes qui ont eu par-ci par-là des démêlés avec la justice, et qui ne savent à quoi employer une existence surveillée de trop près, vont demander la fortune ou tout au moins la liberté à la Californie. Un assez long-temps se passera avant que l’action des lois régularise ce mouvement et assure la sécurité aux travailleurs. Qu’importe aux États-Unis ? Ils ont mis un droit sur la sortie de l’or ; le fisc américain est satisfait, le reste l’inquiète peu. Le gouvernement de l’Union attend que le temps fasse son œuvre, et ne se charge pas de civiliser les flibustiers des placers. Il les laisse jouer et boire. Il sait qu’un jour viendra où les chercheurs d’or auront assez fouillé les ravins, et où les moissons couvriront le territoire des placers. Alors à cette population d’aventuriers succédera une population de laboureurs pareille à cette vigoureuse race qui a jeté les premières et fortes bases de la république américaine.


ALEXANDRE ACHARD.

Murphy, 1er juin 1850.