Voyage de découvertes au centre de l’Afrique équatoriale

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VOYAGE DE DÉCOUVERTES
AU CENTRE DE L’AFRIQUE
ÉQUATORIALE.

Un vif intérêt s’est, dans tous les temps, attaché aux récits des voyages faits dans les contrées lointaines et inconnues. L’homme du monde, blasé sur des habitudes sociales qui, tous les jours, se reproduisent autour de lui avec une fastidieuse monotonie, écoute, avide de sensations nouvelles, ces descriptions de peuples à figure étrange, et de mœurs plus étranges encore. Le savant enregistre avec empressement les faits qui viennent remplir de regrettables lacunes, et fournir peut-être l’anneau intermédiaire qui manquait à une longue chaîne de connaissances ingénieusement systématisées.

Depuis un demi-siècle, l’Afrique intérieure a, plus que toute autre partie du globe, occupé la curieuse attention des amateurs de découvertes ; tant de contrées inconnues sont renfermées en ce continent immense, qu’il sera, pour de longs siècles encore, la mine la plus féconde à exploiter dans l’intérêt des connaissances ethnographiques et géographiques, des sciences physiques et de l’histoire naturelle.

Cette espèce de vogue des découvertes en Afrique a porté d’heureux fruits, car elle a provoqué de nouvelles explorations, et sans parler des efforts qu’elle a pu obtenir de gouvernemens amis des sciences autant que des intérêts commerciaux, nous lui devons d’avoir inspiré à des hommes courageux et désintéressés cette ardeur de gloire qui fait braver tous les périls, surmonter tous les obstacles.

C’est à elle que nous devons les mémorables voyages de Caillié et de Douville, qui, sans autre appui qu’un noble courage, ont su accomplir à eux seuls des explorations du plus haut intérêt.

Une nation voisine, notre émule sans doute plutôt que notre rivale, peut se vanter de ses constans efforts pour l’avancement des découvertes en Afrique, et citer avec orgueil les expéditions des Mungo-Park, des Clapperton et des Lander ; mais c’est à la France seule qu’il est réservé de citer des expéditions non moins remarquables exécutées par de simples citoyens, avec leurs propres ressources, et sans autre perspective que celle d’acquérir un peu de renommée.

Je n’ai point à répéter ici quels travaux et quelles fatigues ont fait de l’obscur Caillié l’un des voyageurs les plus célèbres de notre époque ; mais je viens dire quelques mots de l’exploration de Douville, non moins digne d’intérêt par son importance et ses dangers, plus remarquable par les matériaux de tout genre dont elle vient enrichir le domaine des sciences.

Déjà pendant douze années, Douville avait sillonné de ses voyages les mers et les terres d’Amérique et d’Asie : il avait, d’un côté, parcouru le Pérou, le Chili, surtout la Patagonie ; de l’autre il était allé, par la Turquie et la Syrie, visiter l’Inde. Maintenant il revient d’Afrique.

Un itinéraire de plus de deux mille lieues soigneusement tracé chaque jour sur une carte routière en douze énormes rouleaux, et décrit dans un journal continu de plus de quinze cents pages in-folio, où se trouvent consignés plus de cinq cents observations astronomiques, un millier de mesures barométriques de hauteurs, plusieurs milliers d’observations météorologiques, des centaines de relevés de population ; outre cela, une soixantaine de dessins d’histoire naturelle, et autant consacrés aux scènes de la vie domestique ou des usages publics et privés des peuples que le voyageur a visités ; enfin, plus de vingt caisses d’échantillons géologiques et zoologiques, contenant aussi quelques centaines d’objets divers choisis parmi les produits les plus intéressans de l’industrie des indigènes ; voilà les résultats matériels de la curieuse exploration de Douville. Je me trompe, j’en oubliais un encore : seize blessures, dont sa tête et son front gardent les indélébiles cicatrices, doivent compléter cette énumération générale, et joindre leur éloquent témoignage à tant de pièces justificatives de ses efforts et de ses travaux.

C’est au centre même de l’Afrique équatoriale que notre hardi voyageur a porté ses pas ; les étapes les plus éloignées qu’il parcourut au-delà n’ont laissé dans sa mémoire que d’incomplets souvenirs, car il était mourant alors, il n’avançait plus qu’étendu sur un brancard, porté sur les épaules de ses serviteurs désolés, qui s’empressèrent de lui faire reprendre la direction des côtes d’Angôla. Sans cet irrésistible obstacle, Douville eût continué sa route au nord, et sept journées de marche l’eussent conduit jusqu’aux fameuses montagnes que les peuples équatoriaux appellent, eux aussi, les Montagnes de la Lune, et au revers desquelles sont les mystérieuses sources du Nil d’Égypte. Browne avait appris dans le Dâr-Four qu’elles se trouvent au pays de Donga : il n’est pas sans intérêt de remarquer que ce nom appartient à la langue Abunda qui se parle au sud de l’Équateur, et qui signifie le Haut-Pays.

Bomba est le nom géographique qui marque le terme le plus reculé du voyage de Douville : c’est la résidence du puissant souverain qui règne chez les peuples Ninéanay avec le titre de Mouéné-Emougy ; avant d’arriver chez cette nation, il avait rencontré les Molouas sujets du Mouata Yanvo ; et lorsqu’il prit sa route de retour, le premier état qu’il traversa fut celui de Sala, dont la capitale, Missel, est la résidence d’un souverain qui porte le titre de Mikoko. C’est à dessein que je rapproche ici tous ces noms, déjà parvenus jusqu’à nous par les anciennes relations, afin de rappeler, en même temps, qu’ils nous avaient été transmis absolument isolés de toute autre lumière, et seulement sur la foi des nègres qui, après les avoir eux-mêmes entendus dans l’intérieur, les avaient rapportés aux établissemens portugais.

Parcourons, en effet, toutes ces relations depuis les notes d’Odoardo Lopez, publiées à la fin du xvie siècle par Pigafetta, jusqu’aux mémoires de Feo Cardozo, livrés à l’impression en 1825, joignons-y les indications que Bowdich a extraites de tous les documens portugais qu’il a pu consulter, et encore les vagues informations recueillies par Valentia : à travers mille contradictions, nous y découvrirons que les récits des pombeiros ou trafiquans nègres ont signalé un royaume dont les peuples se nomment Anzikos ; suivant d’autres, Anziko est le nom du souverain, et sa capitale est aussi appelée Anziko, ou bien Monsol ou Mussel ; et le souverain porte, en même temps, le nom de Makoko ou Mikoko, qui sert également à désigner ses états ; sa résidence est à trois cents lieues des côtes. Or, à cette capitale on voit arriver, de beaucoup plus loin, des commerçans qui appartiennent au royaume de Nimiémay ou Ninéanay, ou Mano-Emougy ou Mohéné-Mougy, noms qui sont aussi appliqués, les uns au peuple, les autres au souverain ; leurs limites s’étendent jusqu’aux confins de Monbaza sur la côte orientale ; ces peuples ont aussi des relations de commerce avec les Somâlys de la grande péninsule que termine le cap Gardafouy. De vagues récits mettent dans la même région une contrée de Giring-Bomba. À six cent quatre-vingts lieues de la côte d’Angôla, est le comptoir de Cassange, d’où un mulâtre s’est rendu, en 1808, après deux mois de chemin, chez les peuples Moulouas, dont le souverain est Mouata-Yamvo, époux d’une princesse qui gouverne directement une partie distincte du royaume et fait sa résidence à une quarantaine de lieues de Yamvo ; leur pouvoir s’étend sur la nation de Cazembe, laquelle leur paie un tribut en sel, qu’elle tire de la côte orientale ; leurs états offrent de grands lacs et des rivières profondes, où naviguent des peuples qui habitent au nord-est.

Voilà le résumé complet de toutes nos connaissances antérieures sur ces contrées équatoriales ; aujourd’hui nous avons, dans les journaux, les cartes et les échantillons rapportés par le courageux Douville, les élémens d’une description détaillée de ces pays, et des peuples qui les habitent, de leur constitution physique, de leur distribution statistique sur le sol, de leurs mœurs, de leurs usages, de leurs croyances, de leurs lois ; nous connaîtrons la position précise, la grandeur et la population de leurs villes ; la hauteur absolue, les formes, la constitution géognostique de leurs montagnes ; la situation de leurs lacs, le cours de leurs rivières, la température de leurs climats, leurs produits naturels et industriels : nous aurons, en un mot, de ces parties centrales dont aucun Européen ne s’était approché à moins de deux cents lieues de distance, des notions plus certaines que nous n’en possédons sur une grande partie des contrées littorales du même continent.

Esquissons à grands traits les routes que le voyageur français a parcourues[1].

Débarqué à Saint-Philippe de Benguêla en décembre 1827, il ne tarda point à se rendre à Saint-Paul de Loanda, d’où il partit pour l’intérieur en remontant le fleuve Zenza, connu des marins sous le nom de Bengo, que lui ont imposé les Portugais à son embouchure ; il traversa les pays d’Icolo et de Golungo, parcourut les provinces des Dembos et d’Encogé, et revenu dans le Haut-Golungo, il se dirigea vers les provinces d’Ambacca et de Pungo-Andongo, puis s’avança dans les pays sauvages de Haco, de Tamba et de Baïlundo, presque inconnus encore ; de là retournant à l’ouest, il vint reprendre haleine à Benguêla.

S’élançant de nouveau vers les pays sauvages, au mois d’août 1828, il se rendit à travers un désert dans les états de Nâno, puis dans ceux de Bihé, au-delà du Rio Cubango, au nord-est des peuples Moganguêlas ; ce fut le terme le plus méridional de sa course : il était alors à plus de cent cinquante lieues dans l’est de Benguêla, et par une latitude de 13°37’ sud. De là il chemina au nord pour arriver dans les états de Cunhinga, dont le nom seul était connu des Portugais, Traversant ensuite, à plus de cent quatre-vingts lieues en ligne droite de son embouchure, le fleuve Couenza, dont il apprit que la source était à une trentaine de journées de là vers le sud-est, il entra sur le territoire de Dala-Quiçua ; et dirigeant d’avance deux cent quatre-vingts nègres de sa suite vers le pays de Cassange, il revint lui-même vers l’ouest, par Libolo et Quissama, faire une nouvelle pause à Loanda.

Ce n’étaient là que des préludes à un plus grand voyage ; il repartit au mois de février 1829 : des provisions, des marchandises, des interprètes et des pombeiros avaient été dirigés sur Ambriz, où il se rendit lui-même. Prenant sa route à l’est à travers les peuples Muchicongos, les états de Holoho et de Ginga, il passa encore sur les terres de Dala-Quiçua, et tournant au nord il vint retrouver ses nègres chez le jaga de Cassange. Il espérait obtenir de ce souverain les moyens de passer le Couango ou Zaïre, mais il éprouva un refus formel ; un avis officieux lui fit prendre alors le parti d’aller, à quatorze journées plus haut, dans les états de Baka, tenter d’obtenir le passage à force de présens ; sauf, en cas de refus, à remonter encore vingt-deux journées, jusqu’à Houndé, où le fleuve serait guéable. Baka se laissa gagner, et notre voyageur traversa le Zaïre à plus de trois cents lieues au-dessus du point qu’avait pu atteindre l’infortuné Tuckey.

Laissant à l’ouest les Muchingis, il s’avança dans les états de Humé, qui s’étendent loin au sud-est, et il alla explorer le grand lac Kouffoua ou mer Morte, qui comme l’Asphaltide de Judée, est le produit évident d’une catastrophe volcanique, et se trouve entouré de roches bitumineuses distillant le naphte et exhalant une odeur insupportable, qui leur a valu le nom de Montagnes puantes. Vers l’ouest s’écoule une masse d’eau bientôt partagée en sept bras, tous plus ou moins directement tributaires du Zaïre ; à l’est s’échappe aussi une grande rivière, qui descend vers l’Océan oriental.

Le voyageur traversa ensuite les états de Ngnana-Mucângama, et dépassant le faîte qui sépare les déclivités vers l’Océan atlantique de celles qui s’abaissent vers la mer des Indes, il atteignit le pays des Molouas, chez lesquels il ne rencontra plus que des fleuves dirigés à l’est. Il vit Tandi-a-Voua, résidence de la reine, et il fit halte à Yanvo, capitale et demeure du mouata ou souverain ; ce fut le terme le plus oriental de son voyage : il était alors à 25°37′7″ à l’est du méridien de Paris, et à 17′ seulement au sud de l’équateur, là il rencontra des nègres de Cazembé et de Quilimané, tributaires des Molouas, auxquels ils apportent le sel de Mozambique.

Après un long séjour dans les états du Maouta-Yanvo, le voyageur se rendit dans le pays de Bomba, au nord-ouest, chez les peuples Ninéanay, sujets du Mouata ou Mouéné-Emougy ; il demeura long-temps dans la ville du Mouéné-Hây ou premier prince de l’état, assez éloignée encore de la capitale, à laquelle cependant notre courageux compatriote, bien qu’accablé par une dangereuse maladie, voulut tenter de se rendre ; il traversa plusieurs rivières et s’avança jusqu’à deux journées de Bomba ; mais alors il ne lui restait qu’un souffle de vie, il n’éprouvait qu’une vague sensation des sites qu’il parcourut, et il fut rapporté à Mouéné-Hây, sans avoir eu la satisfaction de déterminer par des observations précises le point extrême de son immense excursion : il avait dépassé le parallèle de 3° au nord de l’équateur.

Il reprit alors la route du sud-ouest ; du royaume de Bomba, il passa dans celui de Sala, appartenant au Mikoko, qui règne à Missel, sous l’équateur, à 19°30′ environ à l’est du méridien de Paris. Il traversa ensuite les états de Kankobella, et c’est dans la ville de ce nom qu’il repassa le Zaïre, à plus de cent cinquante lieues au-dessus du terme de l’exploration de Tuckey ; il prit alors par les terres de Holoho, des Mossossos, de Loanda, de Bamba et des Muchicongos, pour regagner Ambriz. Là il profita du départ d’un négrier pour aller refaire en Amérique sa santé délabrée.

En portant une vue d’ensemble sur les traits principaux du sol que notre voyageur a parcouru, on remarque une ascension progressive par terrasses, depuis la côte jusqu’à un faîte central dirigé nord-nord-ouest et sud-sud-est, traçant le partage des eaux entre les bassins de l’Atlantique et de l’Océan indien, et s’élevant lui-même graduellement à mesure qu’il se prolonge au midi, jusqu’à un nœud principal au pied duquel prend naissance le Zaïre. À cent cinquante lieues seulement des côtes, les plateaux intermédiaires étagés dans cette direction atteignent onze cents toises de hauteur absolue, tandis qu’on ne mesure la même hauteur sur les combes plus boréales qu’à plus de trois cent cinquante lieues du littoral : ici l’étage supérieur n’arrive qu’à treize cents toises ; et le mont Zambi, qui semble terminer comme un cap immense cette épine dorsale du plus compacte des continens terrestres, s’élance à onze cents toises encore au-dessus de la terrasse circonférente. Suivant la règle commune, de la crête principale descendent vers la mer des chaînons transversaux plus ou moins hérissés de pics ou de dômes culminans, qui dans leur correspondance mutuelle en lignes collatérales au faîte, tracent les gigantesques parapets des terrasses successives, sans embarrasser le cours des fleuves qui s’échappent par leurs vastes interstices.

La chaude température du littoral décroît à mesure que l’on monte les gradins de cet amphithéâtre ; sous l’équateur même, le thermomètre de Réaumur n’atteint, à midi, que 24° dans la saison la plus chaude de l’année ; et le voyageur eut froid sur le sommet du Zambi, à quelques milles seulement au sud de la ligne. Aussi la fraîche végétation des zones tempérées décore-t-elle les plateaux supérieurs, pendant que les premiers étages offrent les riches productions intertropicales.

Les hommes qui peuplent ces contrées sont en général fort laids, et cette laideur est surtout remarquable chez les Muchicongos et Mahungos. Au milieu d’un visage de coupe presque circulaire, se montre à peine un nez épaté ; de grosses lèvres proéminentes accusent, loin du nez, une bouche énormément large, sous laquelle le menton projette en avant le sommet d’un angle facial fort aigu ; deux petits yeux perçans animent d’une expression singulière ces figures étranges, que couronne une chevelure crépue, et qu’accompagnent de longues oreilles. Ajoutez à cela, chez les femmes, de grosses fesses, dont elles font un siége à leurs nourrissons, et de pendantes mammelles qu’elles jettent à ceux-ci par dessous leurs bras. Les Bihens et les Cassanges s’éloignent moins des types européens : leur nez est moins plat, leur visage plus ovale ; chez les Molouas, au contraire, le visage est déprimé dans sa hauteur au dépens du front et de l’écartement du nez et de la bouche ; chez les Ninéanay, le nez n’a presque aucune saillie.

La vie est, chez ces peuples, courte et rapide ; la puberté précoce ; à quatre ou cinq ans le fils quitte la maison paternelle pour se fonder lui-même une demeure ; à vingt ans la femme a cessé d’être féconde ; quarante ans est le terme ordinaire de la vie, et un homme de quarante-cinq ans est un vieillard que l’on cite pour son grand âge. C’est par lunes que, dans l’intérieur, ils mesurent le temps ; et l’âge de chaque individu est constaté par le nombre d’entailles faites de lune en lune sur l’arbre planté au jour de sa naissance : nulle part Douville n’a pu compter plus de quatre cent cinquante entailles ; un Moloua, qui avait vu passer quatre cent quatre-vingt-deux lunes, lui fut désigné comme un phénomène de longévité. Sur les côtes, la vie est moins brève d’une dizaine d’années ; mais rien n’en constate la durée, et les documens portugais fournissent seuls des lumières à ce sujet.

Cette vie si courte est cependant oisive et paresseuse : le far niente est le plus délicieux des passe-temps ; filer ou tisser quelques pagnes, c’est tout ce que peut leur nonchalance, et c’est à leurs femmes qu’ils abandonnent les travaux pénibles et le soin de pourvoir aux besoins communs. La polygamie est d’usage chez eux ; elle est même obligatoire pour les chefs, et certains princes sont tenus par les lois d’entretenir un nombre de femmes considérable ; tel est Mucangama, qui en doit avoir sept cents au moins, et Cassange, qui n’en peut avoir moins de huit cents.

Comme chez tous les peuples qui sont encore dans l’enfance de la civilisation, les superstitions exercent sur eux un grand empire, et président à toutes leurs actions, publiques ou privées. Leur culte est le fétichisme ; mais en sondant quelque peu leurs idées religieuses, on est tenté de croire que leur fétichisme n’est pas plus grossier que ne le fut celui de l’antique Égypte : des moutons, des serpens sacrés, ou quelques figurines de bois à face humaine ou réputée telle, reçoivent en effet leurs hommages ; mais ils reconnaissent un Dieu suprême, invisible, immatériel, que d’après quelqu’un de ses attributs ils appellent Lamba lianquita, le Dieu tonnant ; Lamba liangouli, le Dieu tout-puissant, ou de quelque autre nom analogue, suivant la contrée : ce n’est que par une sorte d’incarnation, déterminée par certaines cérémonies, que l’esprit divin réside dans les fétiches. Dans un pressant danger d’être lui-même la proie du serpent sacré de Mouéné-Hây, Douville eut le malheur d’être forcé à le tuer, ce qui attira sur sa tête bien d’autres périls.

Aux dieux, nommés plus haut généralement regardés comme bienfaisans, ils offrent des sacrifices, et, il faut le dire, des sacrifices humains. Chez eux comme chez les peuples de l’antiquité, les victimes servent aux festins des sacrificateurs et des assistans. Les nations de Cassange, de Humé, de Mucangama, des Muchingis, des Molouas, de Bomba, de Sala, d’Oungèno, sont toutes anthropophages. À Cassange, Douville eût risqué d’être lui-même l’hostie d’une de ces horribles solennités, s’il ne se fût tenu sur ses gardes et entouré de forces défensives respectables. La victime, assommée ou décapitée à l’improviste, est partagée en quatre portions, dont une appartient au souverain, une autre aux prêtres, la troisième aux nobles, et la dernière au peuple ; le cœur plongé dans l’eau bouillante, sert aux augures : il est réservé pour le Dieu, ainsi que la tête, qu’on place dans les temples. Il est fort remarquable que le chef portugais du comptoir de Cassange, a droit, en sa qualité, à la moitié de la portion des nobles, que cette part lui est exactement apportée, et qu’il la reçoit ; il l’abandonne ensuite au peuple.

Je borne à ces grands traits l’esquisse générale que j’ai voulu tracer des pays et des peuples qu’a visités Douville : ce sont les récits mêmes du voyageur qu’il faut interroger sur les détails de mœurs ou de topographie, d’histoire naturelle ou de statistique.

Nous citerons la partie de son voyage dans le Bihé et Cunhinga, qu’il a bien voulu nous communiquer. Les états indépendans du souverain de Bihé sont situés sur un plateau élevé au centre de l’Afrique, à plus de cent lieues de la côte occidentale, entre les 9 et 14e degrés de latitude sud, et les 16 et 20 degrés à l’est du méridien de Paris.


A…

LE BIHÉ

Le 27 août, après trois jours de fatigues employés à traverser une forêt touffue où il n’y avait pas de chemin frayé, j’arrivai sur les bords du Catumbela, dont je suivis le cours, afin d’éviter un petit désert. Le sable y est brûlant et mobile. Un vent assez fort agitait sa surface quand je le découvris. Je passai un jour à le parcourir. Je n’y aperçus d’autres végétaux que quelques arbustes épineux, dont les feuilles étaient desséchées et noires. Dans quelques endroits bas, on rencontre de l’eau à quatorze ou quinze pouces de profondeur. Quand j’en puisais dans un verre, elle faisait effervescence pendant plus d’une minute, et avait le goût d’une dissolution de chaux. Je crois que c’est celle du Catumbela qui s’infiltre à travers le sable, car partout où j’en ai vu, j’ai reconnu que le sol était plus bas que le niveau des eaux du fleuve.

En longeant le Catumbela, nous rencontrâmes, le deuxième jour, des femmes qui venaient puiser de l’eau. Elles étaient d’un village appartenant au soba Nano. Elles m’invitèrent à y aller passer la nuit, pour éviter l’attaque des panthères qui infestent les environs ; mais comme c’était trop loin de la rivière, je me déterminai à camper près du lieu où on la passe, afin de la traverser le lendemain, et d’arriver de bonne heure chez le soba. D’ailleurs j’avais à redouter la débauche à laquelle les porteurs n’auraient pas manqué de se livrer dans un lieu renommé pour la bonne qualité du oualo, suivant ce que les femmes nous apprirent[2].

On avait à peine fini d’établir le camp, lorsqu’une grande foule se montra sur la rive opposée. Un de mes interprètes, que j’envoyai accompagné de vingt hommes armés pour reconnaître ces nègres et les empêcher de débarquer sur notre rive, s’ils paraissaient avoir des intentions hostiles, revint bientôt m’apprendre que c’était le soba Nano qui venait me faire visite, et qu’il était suivi de plusieurs de ses macotas et de ses sujets.

Je le fis prier de ne passer le fleuve qu’avec quelques-uns de ses nobles, afin d’éviter les disputes qui pourraient s’élever entre son peuple et mes porteurs, parce que, n’étant campé que pour la nuit, toutes les marchandises étaient éparses, et confiées au soin de chaque homme, qui ne manquerait pas de tuer quiconque essaierait de le voler. J’ajoutai que le lendemain j’irais coucher dans sa banza.

Il vint accompagné seulement de deux macotas. Il ne montra aucune défiance, car les blancs ont la réputation de respecter ceux qui ne les attaquent pas. Il ne resta qu’un moment, et lorsqu’il partit, je lui fis donner deux bouteilles de tafia et quatre pièces d’indienne, ce qui le rendit fort gai. Il me quitta en me disant qu’il m’attendrait le lendemain. Quelque temps après il m’envoya un mouton gras, une binda (calebasse) de oualo et quatre pintades.

Les rugissemens du lion et de la panthère nous tinrent continuellement sur l’alerte. Nous dormîmes peu ; cependant la nuit se passa sans accident. Mais quand le jour parut, un nègre, s’étant écarté pour une cause quelconque dans une partie de la forêt très épaisse qui se dirigeait vers le sud, fut saisi par des panthères, qui le mirent en pièces avant qu’on eût pu le secourir.

Nous passâmes le Catumbela de bonne heure, et dans le plus grand ordre, afin d’éviter toute surprise. À midi nous arrivâmes dans les maisons que le soba m’avait fait préparer. Elles étaient bien fournies de bois, d’eau et de oualo. Les femmes étaient presque nues. Elles ornent leur chevelure de grains de verroterie et de rubans. Un morceau de pagne, attaché au sommet de la tête, leur pendait sur les épaules.

Ces nègres se frottent le corps avec la graisse des animaux qu’ils mangent. Cette coutume est nécessaire pour empêcher la peau de se gercer dans un pays où le soleil est si ardent.

Les hommes sont grands, robustes et bien faits. Ils portent autour des reins les peaux des animaux qu’ils tuent à la chasse. Ils se couvrent le dos, les épaules d’une autre peau dont ils nouent les pattes sous leur menton. Ils ont la tête rasée à l’exception d’une mèche de cheveux qu’ils laissent au-dessus de chaque oreille. Ils ont ordinairement le fusil sur l’épaule, la hache au côté droit, une giberne sur l’estomac, la tabatière à gauche ; ils s’asseyent peu, parlent debout à ceux avec qui ils ont quelque affaire à traiter, et s’occupent continuellement de la chasse.

Leur manière de chasser le lion est assez remarquable. Quand ils ont découvert les traces d’un de ces animaux, ils creusent des fosses très profondes au pied du tronc d’un arbre auquel ils attachent une chèvre ou un mouton. Ils recouvrent ensuite avec soin ces trous, et vont se cacher dans un lieu d’où ils peuvent épier le moment où le lion viendra pour enlever sa proie ; quand ils s’aperçoivent qu’il est tombé dans le piège, ils vont lui tirer quelques coups de fusil ; mais ils ne se hasardent pas à descendre dans la fosse avant de s’être assurés qu’il est mort. Cependant ils ne s’éloignent pas, de crainte que les hyènes n’accourent pour dévorer le cadavre. Il n’est pas étonnant que les nègres de cette banza (ville) aiment beaucoup la chasse au lion, car on maintient scrupuleusement une loi ancienne qui oblige le soba à donner quatre pièces d’étoffe à l’homme qui lui apporte la peau d’un de ces animaux. Celui qui en tue huit est ennobli.

Naturellement ces nègres vénèrent beaucoup le dieu de la chasse ; ils lui sacrifient toutes les semaines quelques quadrupèdes ou au moins un oiseau. Ils croient à la métempsycose et à la fatalité. Ils mangent peu et boivent beaucoup. Ils ont un grand respect pour leur chef, et lui désobéissent rarement. Du reste, ils sont très irascibles et très vindicatifs ; ce sont des brigands fieffés, qui saisissent toutes les occasions d’aller piller sur les terres de leurs voisins, qui attendent sur les routes les marchands d’esclaves pour les dépouiller.

Les nègres de Nano reconnaissent qu’il y a un dieu qui a fait le ciel et la terre, et qui crée tous les jours les enfans venant au monde, mais ils font peu de cas de lui, parce qu’il ne préside ni à la conservation, ni à la destruction des choses, qu’ils ne l’entendent jamais parler, et que de plus il paraît ne pas s’occuper d’eux. Ils respectent et vénèrent au contraire beaucoup leurs idoles qui tous les jours rendent des oracles, répondent quand on les consulte, et prédisent les maux futurs.

Gangazumba est le fétiche que ce peuple honore le plus. On le représente sous la forme d’un vieillard dans l’acte de copulation avec un jeune garçon. Le prêtre de ce dieu est un homme âgé, qui ne peut avoir de femmes, et qui vit avec un adolescent. Il rend des oracles. Le temple est petit, et ordinairement à côté de celui de Quibuco, dieu de la chasse, qui est vaste et orné. Une jeune fille qui dessert ce dernier est l’organe des décisions du dieu, qui est aussi très vénéré. Comme les prédictions des prêtres et des prêtresses sont quelquefois confirmées par l’évènement, le peuple y a une confiance si grande, qu’il croit que son bonheur dépend entièrement de sa stricte et rigoureuse obéissance aux oracles.

Il y a d’un côté de la porte d’entrée de chaque maison une petite chapelle, nommée la maison des maladies ; on y place les images des dieux qui en préservent, et de petits vases avec les médicamens employés pour guérir les malades. De l’autre côté, on fait également une petite chapelle en paille, supportée sur un bâton d’environ deux pieds et demi de haut, et renfermant deux vases avec des médicamens, ainsi que la figure du dieu qui préserve du scorbut, maladie très commune dans toutes ces contrées, et qui, je crois, est causée par l’usage de la viande sèche ou salée, qui fait la nourriture journalière de ces peuples.

Malgré la brièveté de mon séjour dans cette banza, je pus me convaincre des mauvaises qualités des habitans. Le soba quitta peu ma tente, parce qu’il profitait des momens où il ne me voyait pas occupé pour me demander à boire. Je ne voulus pas l’avertir de mon départ afin d’éviter l’ennui des adieux. Nous levâmes le camp de grand matin, et avant qu’on ouvrît les portes de la banza, nous étions déjà loin.

Le pays entre Nano et Quiaca est assez montueux, boisé et bien arrosé. Vis-à-vis de la banza de Quiaca, qui est à soixante-sept toises au-dessous de Nano, on aperçoit d’énormes blocs de granit isolés, dont l’ensemble forme des masses assez considérables. Les nègres de Quiaca l’emportent en malice sur ceux de Nano, de plus ils sont menteurs et insolens ; mais ils compensent en quelque sorte ces mauvaises qualités par leur respect pour les morts. Beaucoup de familles ont leur cimetière particulier. Une veuve reste trois mois couverte de quelques lambeaux d’étoffe bleue ; elle se montre peu pendant ce temps, et n’assiste à aucune fête. Elle doit sortir trois fois le jour, à des heures marquées, pour faire connaître à tout étranger qu’elle a perdu son mari, et qu’elle sera bientôt libre de son sort. Ce n’est qu’à l’expiration de ce terme qu’elle peut se donner à un autre homme.

De Quiaca j’allai à Quibandu, qui n’en est pas fort éloigné. Quoique indépendans pour l’administration de leurs états, les sobas de ces petits territoires doivent fournir leur contingent d’hommes pour la guerre, quand le soba du Bibé le requiert.

J’arrivai de très bonne heure chez Quibandu qui m’attendait avec impatience ; il espérait que ma présence le préserverait de la visite de l’armée de Baïlundo, qui devait passer près de la banza, en retournant dans ses foyers. Aussitôt que je fus informé de l’approche de l’armée ennemie, je dépêchai vers le général qui la commandait, un interprète et dix hommes, pour lui demander sa protection ; dès que ce chef eut reçu mon présent, il annonça à mon interprète qu’il se proposait de venir en personne me faire visite, et donna des ordres très positifs pour qu’on me respectât, ainsi que tout ce qui m’appartenait. Il m’envoya vingt de ses soldats pour accompagner et protéger ma caravane, et vingt autres pour me suivre partout et exécuter ce que je leur prescrirais. Cette précaution était d’autant plus nécessaire, que la présence de ces soldats empêcha les maraudeurs de piller.

Le corps d’armée se dirigea sur Quibera, où il ne s’arrêta que pour prendre des vivres frais, que chaque ville amie doit fournir.

Les nègres de Quibandu me parurent en général beaucoup plus grands que ceux que j’avais vus jusqu’alors ; comme ceux de Nano, ils s’entourent les reins de peaux de bêtes ; leurs cheveux sont coupés en forme de casque ; et lorsqu’ils ont le fusil sur l’épaule, ils doivent inspirer de la terreur à leurs ennemis.

J’avais observé que plus je m’avançais vers la capitale du Bihé, plus je voyais des hommes de grande taille ; bientôt aussi je m’aperçus qu’ils devenaient de plus en plus farouches, ce qui ne doit pas surprendre quand on sait qu’ils passent leur vie dans les forêts à la poursuite des bêtes féroces, ou bien à se faire continuellement la guerre de peuplade à peuplade. Ils doivent à ce genre de vie l’air belliqueux qui les distingue des autres peuples. Les femmes sont presque toujours en dispute entre elles, elles en viennent souvent aux voies de fait ; elles ont dans le regard, le maintien et le geste, la même fierté que les hommes, et certes elles ne leur cèdent pas en méchanceté. Je fus assez étonné de trouver le froment parmi les végétaux que ces nègres cultivent ; il est vrai qu’ils ne savent pas en tirer un meilleur parti que ceux de Pungo Andongo ; ils se servent d’un pilon pour l’écraser. Le travail nécessaire pour que le froment nourrisse convenablement est plus pénible que celui qu’exige le maïs. On se contente donc ici de ce dernier, quoique l’on reconnaisse que la farine du premier est plus délicate. Le produit de la petite quantité de froment récolté dans le Bihé montre quelle quantité on pourrait obtenir, si l’on en semait des champs considérables. J’ai compté plusieurs épis qui avaient de quatre-vingt à quatre-vingt-dix grains. L’on peut regarder soixante-dix comme le terme moyen. C’est à la hauteur de plus de sept cents toises au-dessus du niveau de l’océan que j’ai vu du froment pour la première fois dans ces contrées.

La banza de Quipeio, où j’allai ensuite, est à six cent cinquante-six toises au-dessus du niveau de l’océan. L’air y est frais et la chaleur toujours modérée. Dans le mois de septembre, le thermomètre y marque ordinairement 17° à huit heures de matin, 19° à midi, 20 à deux heures après midi, et 16° à huit heures du soir. Pendant la nuit, le froid y est sensible. La rosée y est si abondante, que le matin on pourrait croire qu’il est tombé de la pluie.

Je ne m’arrêtai pas long-temps chez ce soba ; pendant trois jours, je parcourus de vastes forêts très épaisses, dans lesquelles nous vîmes un assez grand nombre de zèbres et de traces d’éléphans. Nous y cheminâmes fort tranquillement, et les porteurs, malgré leur lassitude, étaient joyeux. En y pénétrant, j’observai que le terrein s’élevait sensiblement ; la rapidité de quelques ruisseaux l’annonçait. Le troisième jour de marche, la différence était d’environ trois cents toises. La végétation était plus belle que dans les cantons voisins de la côte, le sol me parut plus fertile, un gazon verdoyant et touffu le couvrait.

Quand j’arrivai dans la banza du soba du Bihé, je vis avec satisfaction qu’il m’avait fait préparer quelques maisons pour me loger. Il avait très bien reçu mes envoyés, il les avait admis à sa cour, et leur avait indiqué une demeure chez un de ses principaux nobles.

Je fis donner à ce soba un baril de tafia, dix pièces d’étoffes et quelques ornemens pour ses femmes. Il m’envoya aussitôt un de ses nobles, pour me remercier en son nom et m’annoncer sa visite.

Il ne tarda pas à venir. Il était accompagné d’une grande foule, et de presque tous ses nobles. Il m’offrit des vivres, entre autres quelques pintades et un jeune taureau. Il fit ensuite un signal aux joueurs d’instrumens, qui exécutèrent des morceaux de leur composition. Le peuple se mit à danser. Lorsque la danse finit, le soba se leva et partit fort content de moi.

Mes barils d’eau-de-vie me procuraient la visite de ce chef le matin et le soir. Il ne venait cependant jamais sans me faire demander préalablement si je pouvais le recevoir. Il choisissait de préférence l’heure de mes repas, s’asseyait à ma table, ne mangeait rien, mais buvait beaucoup. Il ne cessait de m’interroger en conversant avec moi ; il désirait surtout connaître les lois européennes ; il ne pouvait concevoir que mon pays fût assez peuplé pour qu’il fût nécessaire de cultiver toutes les terres, il s’étonnait davantage de ce que le nombre des propriétaires était moins considérable que celui des gens qui travaillaient. Il regardait cet ordre de choses comme injuste et blâmable. Il refusait de croire que les hommes se livrassent à des travaux pénibles, tandis que les femmes en étaient exemptes. Il ne pouvait non plus s’imaginer qu’un homme ne prît qu’une femme. « Pourquoi, me demandait-il, condamne-t-on une grande partie de la population à être malheureuse ? » Il resta fort surpris en apprenant que le nombre des individus dans les sexes était à-peu-près égal. Lorsque je lui eus expliqué la grandeur des états européens, il m’accabla de questions. « Pourquoi, me dit-il, vos nations sont-elles si puissantes ? Pourquoi vos rois sont-ils entourés de tant de pompe ? Pourquoi y a-t-il plus d’ordre chez vous que dans nos pays ? Pourquoi avez-vous de nombreuses manufactures ? Pourquoi, possédant tant de biens, voulez-vous encore posséder des territoires dans nos contrées ? etc., etc. » Plus je lui apprenais de choses nouvelles, plus sa curiosité redoublait. Il ne paraissait jamais satisfait. Ce vif désir de connaître nos mœurs me prouva que ce n’était pas un homme ordinaire, et j’eus lieu de me convaincre que si l’envie de boire de l’eau-de-vie entrait pour beaucoup dans les motifs qui l’amenaient près de moi, il ne souhaitait pas moins s’instruire, car il ne négligeait aucune occasion de venir causer avec moi.

La banza du Bihé est un des grands marchés aux esclaves de ces contrées ; l’autre est à Cassange. L’homme qui vient vendre des esclaves, doit s’adresser d’abord au soba pour obtenir la permission de trafiquer. Ensuite il va au marché, qui est situé en dehors de la banza, et consiste en une centaine au moins de maisons éparses à diverses distances de la palissade d’enceinte de la capitale. Ces maisons ont été bâties par les mulâtres qui viennent au Bihé faire la traite pour le compte des négocians portugais. Chacune est entourée de magasins pour recevoir les marchandises, de cabanes pour loger les esclaves, d’un jardin où des plantes potagères sont cultivées, et d’une cour où les affaires se terminent. La réunion des bâtimens et des dépendances de chaque maison porte le nom de pombo. Le prix commun du plus bel esclave est de 80 pannos, équivalant à-peu-près à 80 francs. Le panno est une mesure de longueur, qui correspond à trente pouces français ; elle varie suivant les lieux. La valeur de l’esclave au Bihé est exprimée par 80 pannos de toile de coton ; mais le paiement ne s’effectue pas seulement avec cette sorte de marchandise. L’acheteur forme un assortiment dans lequel entre ordinairement un fusil pour 10 pannos, un flacon de poudre pour 6, du tafia pour 10 à 15, suivant la volonté de l’acheteur ; de la bayette, espèce de drap léger, pour 16 ; enfin, de la toile de coton pour le reste. Toujours le vendeur reçoit en cadeau de l’acheteur une quantité d’aiguilles et de fil proportionnée au nombre des esclaves qu’il livre. Un ami de ce dernier, qui sert d’entremetteur pour conclure le marché, a pour sa peine un bonnet de laine rouge. Quelquefois du gros plomb, des couteaux, de la verroterie, plusieurs feuilles de papier, un gilet ou une casaque de bayette entrent dans le marché pour un certain nombre de pannos, qui alors sont déduits de la quantité de bayette ou de toile de coton. Cette toile est blanche, bleue, rayée, ou à carreaux de différentes couleurs. Sa largeur est de trente-six pouces ; elle vient d’Angleterre, où on la fabrique exprès, d’après un modèle que l’on suit avec une exactitude rigoureuse, car le nègre qui examine chaque pièce séparément et très attentivement, rejetterait celle qui présenterait une ligne de différence dans la laisse. Il porte toujours avec lui une mesure consistant en un bout de corde, qu’il promène tout le long de l’étoffe qu’on lui propose. Il ne manque pas de demander quelques pannos d’indienne à fleurs ou des mouchoirs : ordinairement on lui en accorde quatre. L’indienne est l’espèce de toile qu’il préfère ; cependant elle est moins large que les autres. Les bayettes sont bleues, rouges, ou jaunes, toujours unies.

Voici comment se négocie un marché d’esclave, n’importe son sexe. Le vendeur n’en offre jamais qu’un à-la-fois, à moins que ce ne soit une mère avec ses enfans en bas âge. Il arrive au pombo, accompagné de son ami ou entremetteur : l’un ou l’autre présente un captif, sans vanter sa marchandise, à moins que ce ne soit une jeune fille vierge. Dans ce cas, il fait valoir cette particularité au mulâtre, pour exiger un prix plus élevé. Celui-ci commence par verser aux deux nègres une ample rasade de son meilleur tafia ; c’est le préliminaire indispensable de la négociation ; parfois elle dure très long-temps, et même une demi-journée. Quand on est d’accord sur le prix et sur l’assortiment des objets qui le représentent et qui sont inspectés, le mulâtre scelle le marché en donnant une bouteille de tafia, qui est encore du meilleur ; elle est vidée à l’instant. Le mulâtre profite de l’ivresse des deux nègres pour glisser dans ce qu’il leur livre des marchandises de qualité inférieure ; et s’il est convenu de donner du tafia, il le mélange de moitié d’eau au moins.

Pendant que le marché est en débat, le mulâtre a la faculté d’examiner aussi minutieusement qu’il le désire, l’esclave qu’on lui offre ; mais ce n’est qu’au moment où la livraison des objets donnés en échange est achevée, que le prisonnier quitte les côtés du vendeur pour passer dans la possession de l’acheteur. Cependant celui-ci n’a pas le droit de délier la corde qui garrotte ses mains, sous peine de le voir devenir de nouveau la propriété du vendeur : c’est ce dernier qui doit faire cette opération. Alors l’esclave passe dans les magasins du mulâtre.

Le nombre de captifs amenés annuellement au marché du Bihé est d’environ six mille, dans la proportion d’une femme pour deux hommes. On y compte toujours au moins une cinquantaine de mulâtres qui restent là pour les acheter. Ils les expédient pour Angola ou Benguela, en troupes plus ou moins nombreuses, sous la conduite de pombeiros accompagnés d’une escorte de quelques nègres, qui se recrutent en chemin. On a vu des bandes de ces malheureux se révolter contre ceux qui les menaient, et recouvrer leur liberté.

Quoique les cases des mulâtres soient assez éloignées les unes des autres, le soba ne manque jamais d’aller presque tous les jours faire visite à ces marchands ; comme il perçoit un droit sur chaque tête esclave, il est bien aise de s’assurer par lui-même qu’on ne le fraude pas. Ses nobles ont aussi le plus grand soin de veiller à ce qu’on paie cet impôt, parce qu’il leur en revient une part considérable. Quiconque est surpris essayant de s’exempter du paiement de ce droit est condamné à donner la valeur de dix esclaves, payable sur-le-champ. Les marchands sont très unis entre eux : ils ne cherchent pas à se supplanter dans leurs achats ; ils se soutiennent mutuellement, et s’il s’élève quelque altercation entre eux et les habitans du Bihé, ils se réunissent pour en imposer à ceux-ci. L’un d’eux a le titre de capitaine du marché, et décide ordinairement les différends qui s’élèvent entre eux et le soba.

La manière dont les Bihens font la guerre tient à la nature du terrein. Comme on ne peut marcher qu’un à un, sur une seule ligne, dans les sentiers tortueux, les combats se livrent presque d’individu à individu. L’épaisseur des forêts et des herbes permet de se cacher en toute sûreté. Assez souvent les deux armées font simultanément cette manœuvre ; mais les attaques ordinaires, comme chez les autres nègres, se font par surprise et à la faveur de la nuit. Ils s’approchent pendant le jour d’une banza, en évitant soigneusement d’être aperçus, et au milieu des ténèbres ils escaladent les remparts et tombent à l’improviste sur l’ennemi. Ils parviennent toujours ainsi à saisir des femmes, des enfans et du bétail. Quand, en approchant des remparts, ils reconnaissent que les habitans sont sur leurs gardes, ils se préparent à livrer un assaut régulier ; ils entourent la banza et s’efforcent d’y pénétrer par la force des armes. Ces nègres combattent avec courage et ne quittent le champ de bataille qu’à la dernière extrémité. Lorsqu’ils le peuvent, ils choisissent une plaine pour livrer bataille, se forment en bataillons carrés et tirent sur l’ennemi, dont ils essuient le feu avec un sang-froid imperturbable. Ils manient le fusil avec une adresse remarquable et le chargent avec plus de promptitude que les Européens. Ils manœuvrent avec assez d’habileté, et j’avais pensé que, pour ces évolutions, ils avaient été instruits par des Européens ou des soldats déserteurs des possessions portugaises. Cette conjecture me fut confirmée ensuite par les renseignemens que j’obtins.

Les Bihens passent ordinairement plus de six mois de l’année à la guerre. Chez eux, ils vont tous les jours à la chasse. Le milieu de la journée est employé à boire avec des amis. Assis à l’ombre, ils se content les histoires et les faits les plus remarquables de leurs guerres passées. Les femmes prennent aussi part à ces copieuses libations. Les Bihens sont fort superstitieux. Le dieu Hendé (Amour) est l’objet de leur vénération particulière. Son temple est toujours placé à côté de celui du dieu de la chasse, mais il est plus grand. Un jeune garçon et une jeune fille le desservent. L’homme qui pense à prendre une femme va le consulter ; la jeune fille qui veut un mari lui fait des présens, et le supplie de la rendre féconde. Si le dieu agrée son hommage, il le déclare par la bouche de son prêtre, ou de sa prêtresse, si c’est un homme qui souhaite que son amie lui donne des enfans. La jeune fille qui vient implorer le dieu entre seule dans le temple. Elle se couche dans le lit de la fécondité. C’est là que le prêtre lui fait toutes les frictions usitées. Après quelques heures passées dans ce lieu, elle rejoint son amant, qui l’attend à la porte du temple, et qui la reçoit avec des transports de joie. Il entre ensuite, si c’est la première femme qu’il prend, dans la partie du temple où se tient la prêtresse, pour recevoir d’elle les instructions nécessaires pour rendre sa femme heureuse. Quand il a rejoint celle-ci, il entre avec elle dans le temple au son de la musique ; la porte se ferme sur eux ; ils consomment le mariage. Lorsqu’ils reviennent vers leurs parens et leurs amis qui les attendent, la musique recommence et les conduit chez eux. Le peuple les suit en dansant et en faisant les gestes les plus grotesques. La journée se passe en divertissemens. À minuit, on sacrifie une victime aux esprits malfaisans, pour prévenir les maux qu’ils pourraient causer aux nouveaux mariés. Les fêtes durent huit jours, pendant lesquels on se livre à toutes sortes de débauches. Tous les habitans du lieu où se fait le mariage y sont invités.

Comme ailleurs, les femmes se montrèrent assez curieuses de me voir, parce que ces peuples me prenaient pour un souverain très puissant. Du reste, elles sont accoutumées à la vue des mulâtres, qu’elles regardent comme blancs ; mais elles ne les estiment pas autant qu’un blanc d’outre-mer.

La capitale[3] du Bihé est sur un plateau élevé, qui semble appartenir à la chaîne des hautes montagnes que l’on voit dans l’est. J’ai déjà fait observer que depuis la côte le terrain monte continuellement. À Bihé, sa pente vers le nord est très prononcée. Les rivières coulent de ce côté avec rapidité, quoiqu’elles décrivent de nombreuses sinuosités dans un espace assez peu étendu.

Les maisons de la banza sont bâties en bois récrépi de mortier, et couvertes en paille. Leur forme est carrée ; le foyer est au centre ; la fumée s’échappe par le toit, qui est conique. Chaque femme a sa maison particulière, et chaque nègre a aussi une maison où il conserve son oualo, ses provisions et quelques bestiaux. On ne ferme ces maisons qu’avec une perche, pour empêcher les animaux d’y entrer. On ne craint pas les voleurs. Ils subissent la peine de l’esclavage, ce qui rend ce délit très rare entre les habitans du même village ; mais voler un blanc passe pour un acte méritoire et digne d’éloges.

Les forêts des environs de la banza sont remplies de panda, J’y observai aussi un autre arbre, dont le bois jaune est employé pour teindre les pailles dont les nègres font des tissus. La végétation est brillante et le sol très fertile. La farine de maïs et la chair des bêtes sauvages tuées à la chasse font le fond de la nourriture de ces nègres, quoiqu’ils aient des animaux domestiques. Bien que la chaleur ne soit pas très forte dans le Bihé, puisque ce canton est très élevé, le mouton, comme dans les pays voisins de la côte, où le climat est brûlant, est couvert de poil. La chèvre est plus petite qu’en Europe, les boucs ont des cornes très petites, mais pointues. Le bœuf et la vache sont de taille médiocre. Les nègres montent les bœufs comme les chevaux. Ces animaux marchent vite et ont le pas très sûr.

Les singes que j’ai rencontrés sont assez petits, ont le nez noir et le reste du visage bleu. Le chat sauvage est à peine de la grosseur des chats européens, mais il est extrêmement féroce. L’animal connu sous le nom de lion est de la grandeur de nos loups et n’a point de crinière. La panthère est aussi beaucoup plus petite que celle que j’ai vue dans le royaume d’Angola. Les rats seuls sont d’une grosseur prodigieuse et très nombreux ; les cochons en sont très friands. L’éléphant ne diffère pas de ceux que j’avais vus dans les pays plus au nord. Les aigles sont très grands et de couleur grise, ils ont sur la tête une touffe de plumes. L’épervier est également très gros. Les poules communes sont d’une petitesse remarquable ; les pintades sont fort grosses.

À mon arrivée au Bihé, mes porteurs étaient si las, qu’ils boitaient. Depuis quelques jours, ils avaient montré une soumission extrême à mes ordres, dans les marches forcées que j’avais ordonnées pour traverser les forêts. Je leur laissai volontiers le temps de se reposer ; et pour les récompenser, je leur donnai un demi-baril de tafia et un jeune taureau, dont le soba m’avait gratifié. Ils me témoignèrent leur reconnaissance par des acclamations. Lorsqu’ils furent remis de leurs fatigues, je pensai à les congédier selon mes engagemens. Le soba me promit de m’en choisir parmi ses sujets, dont il répondrait. La suite m’a prouvé qu’il ne s’abusait pas.

La grande quantité de ballots de marchandises que je trouvai dans la banza, où je les avais envoyés depuis six mois avant mon départ de Loanda, exigeait beaucoup de porteurs. Je n’eus pas de peine à me les procurer. Comme ceux que je renvoyais s’étaient montrés très satisfaits, ce fut à qui, parmi les habitans de la banza, entrerait à mon service. Le soba n’eut que la peine de choisir.

J’avais lieu d’être très satisfait de ce chef. À l’arrivée des nègres qui portaient mes marchandises, il leur avait indiqué des maisons pour les déposer, et il avait défendu à ses sujets de rien demander à mes pombeiros. Il avait veillé à ce que ceux que j’avais chargés du soin de cette caravane ne fissent pas des dépenses extraordinaires. Ses attentions et sa prévoyance méritaient d’être récompensées.

J’étais enchanté de la bonne mine de mes nouveaux porteurs. Grands, robustes, agiles, courageux, l’œil fier et le regard intrépide, ils auraient inspiré de la confiance au voyageur le plus timide. Quelques peaux autour de leurs reins, la giberne devant l’estomac, la massue et la hache ou l’arc à la main, le fusil sur l’épaule, ils avaient réellement l’air martial. Avec de tels hommes j’augurai favorablement de mon entreprise. Voyant l’empressement de tout mon monde pour continuer le voyage, j’annonçai ma détermination au soba. Quoiqu’il éprouvât des regrets de me voir partir, il me souhaita toute espèce de prospérités en recevant mon présent d’adieu, il m’accompagna même à-peu-près à une demi-lieue pour boire une bouteille à ma santé.

En allant du Bihé vers le nord, on traverse de nombreux villages. Le mélange de la langue bunda avec la benguela indiquait que les habitans avaient des communications avec les peuples qui habitent plus au nord. Dans le quatrième village, j’aperçus des vieillards nègres assis sous des arbres, qui ne témoignèrent aucune curiosité quand je passai. Ils avaient l’air rêveur et ne parlaient pas. Je fis arrêter ma caravane, et j’allai m’asseoir à côté d’eux. Après une courte conversation, je leur offris un verre de tafia. Ce procédé parut leur causer une surprise qu’ils ne cachèrent pas. Je leur adressai quelques questions sur leur pays, et insensiblement, sans avoir l’air de chercher des informations qu’ils auraient refusé de donner, j’appris ce que je désirais savoir. L’un d’eux me raconta qu’à l’époque de la conquête du pays d’Angola par les Portugais, le Bihé formait une partie du royaume du Humbé Iénéné, qui s’étend fort loin vers le sud-est. Le Humbé Iénéné ne vit pas sans regret son allié, le roi d’Angola, en guerre avec les Portugais, et voulut même armer tous ses sujets pour voler à sa défense. Il prévoyait que la ruine de ce prince entraînerait celle de plusieurs autres, qui seuls ne pourraient résister aux Européens ; mais il pensait que, réunis tous ensemble, ils pouvaient écraser ces étrangers. Tous les habitans des provinces du Humbé, à l’exception de ceux du Bihé, prirent les armes et se mirent en marche, mais ils furent bientôt rappelés pour combattre leurs frères. En effet le chef qui gouvernait le Bihé, avait répondu, au nom du peuple, qu’il saurait faire respecter le territoire de son souverain, si on voulait l’envahir, mais qu’il ne voulait pas s’exposer aux chances d’une guerre contre une nation qui ne les avait attaqués, ni inquiétés. D’ailleurs, ajouta-t-il, elle vaincra probablement ; alors fière de ses succès, elle fondra sur ceux qui auront provoqué les hostilités. Dans ce cas, on aura lieu de tout craindre de la part de ces hommes armés de la foudre, surtout lorsque le désir de la vengeance les animera. Ce gouverneur observa encore que les nègres auraient leurs dieux pour eux en se contentant de défendre leur pays, que s’ils s’éloignaient de ces protecteurs, ils devaient craindre d’en être abandonnés, et seraient peut-être forcés d’aller mendier sur un sol étranger un coin de terre pour y vivre, et qu’ainsi n’appartenant plus à une nation, ils seraient regardés comme des vagabonds que chacun pourrait faire prisonniers.

Cette réponse déplut naturellement au Humbé. Il voulut qu’on fît esclave quiconque refuserait de prendre les armes. Cette injonction sévère alluma la guerre civile. Les provinces du nord marchèrent contre celles du sud, qui voulaient exécuter les ordres du Humbé. Celui-ci vint même à la tête de son armée, pour encourager de sa présence ses partisans. Quoiqu’il fût bien supérieur en nombre aux révoltés, il fut défait et forcé de demander la paix. Les vainqueurs, qui se préparaient à le poursuivre et à le chasser de ses états, lui dictèrent les conditions.

Le Bihé comprenait les provinces septentrionales du royaume du Humbé ; elles n’égalaient ni par leur étendue ni par leur population celles qui étaient restées fidèles à leur souverain. Ainsi c’était par leur courage que les habitans avaient réussi à conquérir leur liberté. Ils se choisirent un chef qui, dès ce moment, fut indépendant et ne reconnut plus de supérieur ; leur pays forma un état qui prit le nom de Bihé, d’après celui du territoire principal. Le succès de cette entreprise excita chez ce peuple le désir des conquêtes, et avant de mettre bas les armes, il voulut s’agrandir. Un différend entre deux petits cantons limitrophes, qui se déclarèrent la guerre, lui donna l’occasion de les conquérir l’un après l’autre. Mais les Bihens, loin de réduire en esclavage les peuples qu’ils soumettaient, leur conservèrent leur liberté et les incorporèrent à la nation. Cette nouvelle manière de traiter les vaincus fit de nombreux amis aux Bihens. Plusieurs petits pays voisins ambitionnèrent l’honneur d’appartenir à ce nouvel état, qui devint puissant et fut universellement redouté et respecté.

Pendant quelques années, les Bihens eurent à soutenir des guerres continuelles ; cependant les hostilités eurent leur terme, et on ne prit plus les armes que pour aller à la chasse. Toutefois de temps à autre les Bihens montrent qu’ils n’ont pas oublié que leur puissance leur permet de se mesurer avec leurs ennemis ; d’ailleurs le désir de se procurer des étoffes et du tafia les excite à attaquer des pays très éloignés, pour y faire des esclaves. Aujourd’hui ils ne cherchent plus à agrandir leur territoire, puisque cela ne les rendrait pas plus formidables. La seule nouvelle de l’approche de leurs armées met en fuite les peuples les plus courageux et les plus forts qui se cachent dans les forêts.

La conversation de ces nègres me fit naître l’envie de passer le reste de la journée parmi eux. Je les encourageai à parler en leur faisant verser de temps en temps quelques verres de tafia. Mon attention à les écouter les encouragea tellement, qu’ils répondirent à toutes mes questions. La causerie ne finit que quand les vieillards, à force de boire du tafia, devinrent complètement ivres. N’ayant aucune raison de faire un plus long séjour dans ce lieu, je partis le lendemain de bonne heure, en me dirigeant vers le nord.

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Je trouvai que la pente du terrain, depuis la banza de Bihé jusqu’à Cassondé, était de deux cent quatre-vingts toises. Évidemment nous avions suivi celle des montagnes, dont le nœud est à l’est du Bihé. À peine si on rencontre quelque petit coin de terre cultivée ; cependant on ne peut juger, d’après cette circonstance, de la population de ces contrées, car le nègre consomme pour sa subsistance quatre fois moins que le blanc. Le soba Cassondé me témoigna de la bienveillance : il m’apprit qu’il dépendait du souverain Cunhinga, qu’il lui payait un tribut en vivres et en animaux féroces. Ce chef avait de grands troupeaux de chèvres, et vivait fort paisiblement.

Moins nombreux que les habitans du Bihé, ceux de ce canton ne paraissaient pas avoir l’humeur aussi martiale ; mais ils avaient l’air plus sauvage. Leur langue diffère beaucoup de celle du Bihé, et offre des expressions qui lui sont particulières. J’appris qu’elles appartenaient à la langue d’un peuple vivant plus à l’est. Toutefois je comprenais leurs discours, et mes interprètes n’éprouvaient aucune difficulté à causer avec eux, quand ils voulaient répondre, car ils sont un peu taciturnes. Leur œil est vif et menaçant. Ils ne se rasent que le haut de la tête. Ils me parurent peu adonnés à la superstition et disposés à n’écouter les ordres de leurs dieux qu’en ce qui flattait leurs passions ou leurs caprices. Ils sont très vindicatifs. Experts dans la connaissance des plantes vénéneuses, ils savent s’en servir contre leurs ennemis ; très inconstans dans leurs goûts et leurs affections, ainsi que dans leurs habitudes, ils émigrent pour de simples contrariétés d’une partie du territoire dans une autre ; adroits à attaquer les peuples voisins, ils vont souvent enlever les femmes dans leurs villages, mais ils ne les gardent pas long-temps. Dès que le charme de la nouveauté est passé, ils les renvoient chez elles, où leurs maris, peu inquiets sur leur sort, attendent avec patience leur retour, et cherchent à se consoler de leur absence, en enlevant celles des villages voisins.

Le soba Cassondé, qui s’était montré très affable, m’invita pour le lendemain à la fête du Nanqui : c’est le dieu protecteur de sa peuplade. Il vint me chercher avec beaucoup de pompe, me conduisit devant le temple du dieu, et me fit asseoir à son côté. Mon interprète seul se plaça près de moi : tous mes porteurs restèrent assez éloignés. J’étais comme eux sans défiance.

La fête commença. Deux jeunes filles assez jolies, qui étaient les prêtresses du dieu, s’assirent devant la porte du temple. Le soba leur adressa la parole, et les somma de déclarer si mon arrivée dans le pays était de bon ou de mauvais augure, si je venais pour faire du bien ou du mal, si on devait me laisser aller en avant ou me sacrifier… Je vis tout de suite le danger de ma position. Mes porteurs le comprirent également : ils étaient déjà debout et voulurent pénétrer jusqu’à moi. Tout annonçait qu’il faudrait en venir aux mains. C’était le moment de montrer de la résolution, afin de prévenir une catastrophe. Je commandai à mes porteurs de se réunir et de garder le silence.

Les jeunes filles eurent assez long-temps l’air troublé : elles ne proféraient pas une seule parole ; enfin le calme reparut sur leur visage, elles déclarèrent que l’étranger était l’ami du dieu, et que tout le mal qu’on lui ferait retomberait sur son auteur. Tous les habitans des senzalas voisines étaient venus armés à cette fête, pour exécuter sur-le-champ l’ordre du dieu, car ils avaient supposé qu’il prononcerait la mort de l’étranger. Ils furent très mécontens de l’oracle, murmurèrent tout haut ; mais ils finirent par s’apaiser, en voyant que mes porteurs étaient disposés à lui opposer une défense vigoureuse. Un heureux hasard avait amené la veille une des prêtresses près de ma tente. Selon mon usage, je lui fis un cadeau, qui consistait en verroterie et une pièce de mouchoirs et quelques aunes de rubans : ce fut probablement ce qui me sauva la vie. Depuis mon entrée dans les pays habités par les nègres indépendans, j’avais toujours eu la précaution de gagner l’amitié des ministres des dieux, sachant que leur protection me serait extrêmement utile chez des peuples plongés dans la superstition la plus grossière.

J’étais allé à la fête sans aucune défiance : je me reposais sur les témoignages d’amitié que le soba m’avait donnés. Je sus depuis qu’aussitôt qu’il avait appris mon arrivée prochaine dans sa ville, il avait tout préparé pour mon sacrifice. Les broches étaient déjà sorties du temple ; le bûcher que j’avais aperçu était destiné à me rôtir ; les coupes pour recevoir mon sang étaient placées sur les billots des sacrifices ; enfin la fête devait être d’autant plus solennelle et plus magnifique, que tous mes nègres devenaient esclaves, et que l’on partagerait toutes mes marchandises. Il est vraisemblable que toute résistance aurait été inutile au milieu d’un village très peuplé, et dont la population était grossie par celle de tous les lieux voisins, attirée par le désir de prendre part au festin qui se ferait de ma chair, et au partage de ce que je possédais.

Rentré dans ma tente, j’envoyai en secret de nouveaux présens aux prêtresses, et je fis offrir de jolies verroteries au dieu, afin d’obtenir des oracles qui me protégeassent contre les attaques que l’on voudrait diriger contre moi, quand je partirais de la résidence de ce misérable soba, qui savait si bien dissimuler.

Je me mis en route d’assez bonne heure le lendemain matin. Nous avions à peine parcouru deux lieues dans la forêt, que nous rencontrâmes une troupe de nègres en embuscade, assez loin de leurs maisons. Ils attaquèrent les gens de notre avant-garde, qui, sans se déconcerter, déposèrent leurs ballots, et répondirent par une décharge de coups de fusil ; cependant, comme ils étaient peu nombreux, ils auraient fini par succomber, si leurs camarades n’étaient arrivés à leur secours. Beaucoup de bandits furent blessés ; on fit prisonnières des femmes et des filles, qui s’étaient cachées dans la forêt. Deux de mes porteurs furent grièvement blessés par des flèches : heureusement les effets du poison furent bientôt arrêtés par l’application de plantes salutaires. Arrivés aux habitations des nègres, qui nous avaient assaillis, nous les trouvâmes entièrement abandonnées. Nous y prîmes les vivres dont nous avions besoin. Mes porteurs voulaient y mettre le feu, après avoir enlevé le bétail et la volaille ; mais je réussis à leur persuader qu’il ne faut jamais pousser son ennemi au désespoir. On lia les mains des prisonniers, on les attacha ensemble avec des cordes, et on les obligea de porter nos provisions. Ils étaient au nombre de cinquante-deux, tant hommes que femmes et enfans. Je défendis qu’on les maltraitât ; parce que je savais que le chef Cunhinga, chez qui je devais passer, ne manquerait pas d’être informé de notre aventure. Il était présumable que les circonstances seraient exagérées et défigurées ; que vraisemblablement l’on me donnerait tort, et qu’il était important que les prisonniers confirmassent la vérité. Je défendis que l’on les laissât communiquer avec personne ; je plaçai même près d’eux un de mes interprètes, qui devait me rapporter tout ce qu’ils diraient ou ce qu’ils essayeraient de faire. Ayant continué notre route nous allâmes camper près d’un village dont les habitans, peu nombreux, étaient passablement sauvages.

Le début de mon voyage dans le pays de Cunhinga n’était pas encourageant. J’avais lieu de craindre de fréquentes attaques. Je pris des informations sur l’étendue du territoire de ce chef, afin de prendre la route la plus courte et la plus facile pour en sortir. Je connus bientôt que je suivais la bonne direction, puisque ses états, qui s’étendent très loin vers l’est, se terminent vers le nord aux rives du Couenza.

Nous avions à l’est et à l’ouest des montagnes qui se dirigeaient du nord-est au sud-ouest, et au nord, celles qui depuis plusieurs jours se dessinaient à l’horizon ; elles étaient assez proches pour que nous pussions juger de leur hauteur. Nous allâmes camper à leur pied dans l’intention de les traverser le lendemain. Je reconnus qu’elles étaient des ramifications de celles dont j’avais vu les cimes dans l’est, quand j’étais dans la banza du Bihé. Elles sont de formation primitive. Les gros blocs de granit qui se montraient à découvert dans plusieurs endroits de la plaine, me parurent avoir été détachés des sommets et avoir roulé dans les lieux où je les apercevais. En gravissant ces montagnes, nous découvrîmes deux buffles, qui, étonnés de notre approche, sautèrent, en fuyant, dans un précipice. Des nègres, que nous rencontrâmes, nous apprirent que nous n’étions pas très éloignés de la banza du soba Hango, qui habitait au milieu de la forêt située de l’autre côté de la montagne. Ils s’offrirent à nous servir de guides, et me donnèrent des informations très utiles sur ce chef et sur son peuple, qu’ils me dépeignirent comme très enclins à attaquer un voyageur blanc. L’occupation ordinaire de ces nègres était d’aller attendre sur la route du Bihé les marchands portugais, pour les piller. Malgré la distance à parcourir, l’idée du danger, loin de les effrayer, redoublait leur courage. Nous arrivâmes le lendemain d’assez bonne heure près de la banza de Hango. Je ne voulus pas y faire entrer ma caravane.

Ce chef, lieutenant-général et parent de Cunhinga, jouissait de toute son amitié, et était son conseiller dans les affaires importantes. Je lui fis un cadeau assez considérable, afin d’éviter tout acte hostile, qui n’eût pas manqué de me coûter la vie. Il me reçut amicalement ; mais d’après les renseignemens que mes guides m’avaient donnés, je me tins sur mes gardes. Il me parla beaucoup de Cunhinga : il me le peignit comme un chef très puissant, et il me représenta le danger que je courais, en me dirigeant vers sa banza, sans en avoir préalablement obtenu la permission, parce qu’il pourrait me regarder comme un ennemi, surtout après ce qui s’était passé avec les habitans d’un village de ses sujets, dont plusieurs étaient allés se plaindre. Profitant de ces avis, je fis préparer un présent que j’envoyai à Cunhinga ; mes émissaires devaient lui annoncer mon arrivée sur ses terres, et mon intention de passer dans sa banza, enfin l’assurer de mon amitié. Je partis le lendemain pour la résidence de Cunhinga, sans attendre le retour de mes envoyés. À peu de distance de la banza de Hango, je les rencontrai ; ils avaient marché toute la nuit, et revenaient accompagnés de quelques nobles de Cunhinga, chargés de reconnaître la force de ma caravane, de s’informer du but de mon voyage, et de m’enjoindre d’attendre les ordres de leur maître. Je les chargeai de nouveaux présens pour lui, en leur déclarant que je venais en ami, et que je lui demandais sa protection durant mon séjour dans ses états, afin d’éviter le renouvellement des scènes violentes dont j’ai parlé. Je leur contai l’histoire du combat que nous avions soutenu. J’ajoutai que je continuerais à m’avancer vers la banza, et que je m’arrêterais avant d’arriver, parce que j’avais la certitude que leur chef ne refuserait pas de voir un ami qui lui apportait des cadeaux. Ils partirent après avoir bu une bouteille de tafia, et le lendemain je les rencontrai assez près de la banza. Ils venaient m’annoncer que leur chef me permettait de parcourir ses états, et m’assurèrent de sa protection.

C’était bien ce que je désirais, mais je n’en restai pas moins sur mes gardes. Je savais combien je devais craindre un soba puissant dont la cupidité était excitée par la vue de richesses qui lui semblaient immenses, parce qu’il ne possède rien. J’établis mon camp près de la ville, refusant les maisons que le soba m’avait fait préparer, car elles étaient si bien fortifiées, qu’elles ressemblaient à des citadelles dans lesquelles j’aurais été comme prisonnier.

Ce puissant chef, aussi curieux de me voir que de recevoir des présens, ne tarda pas à venir me faire visite. Il jugea qu’il pouvait mettre le cérémonial de côté pour arriver tout de suite au but qu’il se proposait. Comme je savais que ces sobas ne se font aucun scrupule d’emporter ce qui leur convient, je le reçus à l’entrée de ma tente, sous une autre dressée pour l’occasion afin de me garantir des rayons du soleil. Ce monarque noir me parut bouffi d’orgueil et infatué de sa petite puissance. Je lui remis les prisonniers que j’avais amenés. Il approuva ma conduite lorsque je lui eus rapporté comment ils étaient tombés en mon pouvoir ; il les déclara esclaves, et les confia aussitôt à la garde de quelques-uns des nobles qui l’entouraient. Je lui fis des présens, il en parut assez content ; cependant il promenait des regards d’envie sur les marchandises qu’il apercevait dans mon camp, et en sortant, il eut l’air de ne s’éloigner qu’à regret. Peu de temps après, il m’envoya du bétail et du oualo et me fit offrir de nouveau ses services et sa protection. Un de ses fils et son neveu vinrent ensuite, par son ordre, pour veiller à ce que chacun me traitât avec respect. La présence de ces deux personnages ôtait à quiconque aurait voulu me faire du tort l’espoir de n’être pas connu. Je fus satisfait de cette marque d’attention qui garantissait ma sûreté. Quelques présens me gagnèrent la confiance des deux jeunes gens. Ils m’avouèrent que Cunhinga était réellement irrité contre les prêtresses du dieu Nanqui, pour avoir déclaré que sa volonté était que l’on me protégeât ; cet oracle avait obligé Cunhinga de s’abstenir de tout mauvais procédé envers moi, pour éviter que le peuple pût jamais l’accuser d’être la cause des malheurs qui dans la suite pourraient affliger le pays. Ce peuple, excessivement superstitieux, est soumis aveuglément aux volontés des sorciers ; il sacrifie des victimes humaines, tantôt pour apaiser la colère des dieux, tantôt pour satisfaire ses goûts sanguinaires. Regardant les blancs comme ses ennemis, parce qu’il a entendu dire que ses pères les haïssaient, il songe à leur faire du mal, non pour venger une injure particulière, mais parce qu’ils chassèrent jadis le roi d’Angola de ses états. Il les reconnaît néanmoins comme tellement supérieurs aux nègres, que deux de ceux-ci n’oseraient pas s’avancer contre un blanc. Les nègres du Cunhinga sont plus petits et moins courageux que ceux du Bihé. Ils sont bien faits et robustes. Accoutumés à vivre au milieu des forêts, ils ne songent qu’au vol et à la rapine. Ils ne s’épargnent pas entre eux, pour s’approprier une bagatelle qui leur fait envie.

Les dieux ont des temples qui sont déserts. On les consulte plutôt par coutume que par respect. Ngnuvulu, le grand dieu de la foudre, inspire une terreur excessive à ces nègres, par les ravages qu’il cause fréquemment. Une des superstitions les plus remarquables est celle du tronc de la divination, ou vérité dévoilée, mais sur laquelle je n’ai pu recueillir que des notions très imparfaites.

Bandu est le dieu de la santé ; mais très souvent, tandis qu’on lui offre des sacrifices, le malade meurt avant qu’on ait eu le temps de lui administrer les médicamens qui auraient pu lui sauver la vie.

De même que dans le royaume d’Angola, on ne balaie pas la maison pendant la durée des fêtes funèbres. Si c’est un homme qui est décédé, sa principale femme reste dans le fond de la maison immobile, et d’heure en heure elle entonne la chanson des morts. Quand la principale femme d’un homme meurt, le mari reste assis près du corps sans proférer une parole. À minuit, on sacrifie une victime aux esprits ou Zambi ; on apporte dans une moitié de calebasse le sang fumant, et on le place à côté du défunt. On prie les esprits de ses ancêtres que l’on suppose présens, de lui être favorables, et lorsque ce sang est froid, on le fait cuire et on le donne au parent du mort, qui le mange en priant ses dieux de le faire passer dans le sien, et de le rendre heureux le reste de sa vie.

Les danses commencent autour de la maison. Tous les parens du défunt boivent et mangent en lui souhaitant une félicité éternelle. De temps en temps, on l’appelle par son nom et on le prie de se souvenir de ceux qu’il laisse sur la terre, d’intercéder pour eux, de leur préparer dans l’autre monde des maisons commodes, de jolis jardins, et surtout des habitations situées sur les bords de rivières limpides et ombragées.

Le lendemain, on pose le mort sur une natte neuve au milieu de la maison ; on range ses dieux autour de lui ; on place de la nourriture et de l’oualo sur un petit banc à côté de lui ; on l’invite à manger, et on prie les esprits de ses ancêtres d’être témoins qu’il n’a manqué de rien pendant sa vie, puisqu’il a tout en abondance après sa mort. Si c’est un homme, toutes ses femmes, excepté la première, vont s’asseoir à la porte, et chantent de temps en temps la chanson des morts.

Le second jour, à minuit, on sacrifie la seconde victime, et on jette au feu les vivres que l’on avait servis au défunt. On offre le sang de la seconde victime aux dieux protecteurs qui entourent le cadavre. Chacun boit une goutte de ce sang ; on fait rôtir la chair de l’animal, et on la mange. On laisse figer ce qui reste du sang, et on le fait sécher au soleil. Le lendemain, à midi, on éloigne les idoles ; on place devant elles le sang desséché dont on a fait une boule, et on approche le corps de la porte de la maison. L’odeur qu’il répand ne permet plus alors de rester dans son voisinage. On allume un grand feu au milieu de l’habitation, et on jette de temps en temps des herbes odoriférantes dans les flammes, pour que le parent qui est dans le fond de la maison ne soit pas incommodé. Lorsque la nuit vient, on suppose que l’esprit a entièrement abandonné le cadavre, et qu’il se prépare à partir pour l’autre monde. Les danses redoublent, les cris de joie se font entendre à tout moment. Le lendemain matin, on enveloppe le cadavre dans un linceul de toile bleue. On lui met dans les mains des haricots et du maïs. On lui plie les jambes en arrière, on lui croise les bras sur la poitrine, on pose ses idoles à côté de lui, et après lui avoir coupé tout le poil, que l’on renferme avec soin dans une feuille d’arbre et que l’on donne au plus proche parent, on noue la toile bleue ; et on place le tout dans une natte attachée à un grand bâton qui sert à le porter au lieu de sa sépulture. On égorge un animal, on le rôtit, et après s’être bien divertis pendant quelques heures, les hommes prennent le corps et le portent en terre. Au même moment, la principale amie du défunt, accompagnée des autres femmes, quitte la maison, va au plus prochain ruisseau accomplir l’étrange cérémonie de la purification. Debout au milieu de l’eau, elle se dépouille de sa tanguai (espèce de pagne), et lance les lianes dont elle est couverte dans le courant. D’autres femmes lui rasent les cheveux de la tête et le poil de toutes les parties du corps. Elle prend elle-même ces dépouilles et les jette dans l’eau en prononçant des paroles mystérieuses. De plus elle se lave la bouche avec l’eau du ruisseau, et reste au milieu du courant jusqu’à ce que les herbes dont elle a bu une infusion produisent leur effet. Elle se croit alors purifiée et redevenue ce qu’elle était avant d’avoir connu un homme ; elle se couvre d’une étoffe bleue commune, et va occuper pendant deux lunes une cabane que l’on a construite, durant les jours de fête, en face de sa première habitation ; celle-ci reste tout ce temps dans le même état qu’au moment du décès du maître, parce qu’elle est persuadée qu’il y revient toutes les fois que son amie chante la chanson des morts, ce qu’elle fait trois fois le jour.

Les hommes qui sont allés enterrer le corps de leur parent, lui élèvent un monument grossier, et passent le reste de la journée à danser et à chanter autour de la tombe. À la nuit, ils disent adieu au défunt, et retournent vers son ancienne demeure, qui, jusqu’au matin, offre une scène non interrompue de débauches et de désordres.

Pendant le temps du veuvage, la principale femme ne travaille pas ; les autres lui apportent sa nourriture. Ce n’est qu’après l’expiration de deux lunes qu’elle peut accepter un autre mari. Ce terme arrivé, les neveux du défunt se partagent ses biens : les fils n’héritent de rien. Lorsque les neveux ont enlevé ce qui leur convient, on brûle la maison, ainsi que la petite cabane qu’a occupée la principale veuve. Les parens se réunissent ; chacun apporte quelque chose pour la fête à laquelle prennent part toutes les veuves, qui peuvent alors se remarier. C’est à qui s’enivrera le mieux à cette fête, qu’on nomme pour cela la fête d’oubli. Dans les pays civilisés de l’Europe, une veuve chargée d’enfans trouve rarement à se remarier ; à Cunhinga c’est tout le contraire : elle rencontre d’autant plus facilement un mari, qu’elle a plus d’enfans, parce que ceux-ci sont obligés de travailler pour leur beau-père, et deviennent responsables de ses crimes. Dans le pays de Cunhinga, un enfant est circoncis une heure après sa naissance ; on recueille le sang qui découle de la plaie ; le père l’offre aux dieux protecteurs de sa maison. Il en verse sur le seuil de la porte et dans le feu, et en frotte la marmite qui doit servir à cuire la nourriture de son fils. Lorsque la plaie est guérie, le père porte l’enfant au temple de ngurulu ienène, et le prie de le prendre sous sa protection ; dès ce moment, il ne s’occupe plus de lui jusqu’à ce qu’il ait atteint l’âge d’aller à la chasse.

Ce peuple ne déclare jamais la guerre sans consulter d’abord son dieu. Le souverain, revêtu de ses habits de cérémonie et des marques distinctives de sa dignité, suivi de ses nobles et de toute la multitude, se rend au temple de Ngurulu ienène ; on sacrifie une victime, quelquefois même un homme, lorsque l’on croit que le dieu l’exige. Le prêtre se place sur une grande pierre qui est au milieu du temple, s’agite beaucoup pendant quelque temps ; puis prenant un air grave, il prononce quelques mots entrecoupés et insignifians, que l’on recueille avec soin. Lorsque le dieu a cessé de parler par la bouche de son ministre, celui-ci explique l’oracle. C’est d’après son discours que se décide la paix ou la guerre.

L’habitude a rendu ce peuple tellement habile à connaître les différentes heures du jour, qu’une montre très bien réglée n’indique pas mieux et plus sûrement qu’il ne fait la marche du temps. La hauteur du soleil, la direction et la longueur de l’ombre des plantes pendant le jour, la place des étoiles pendant la nuit, sont ses guides. Ces nègres regardent la lune comme l’emblème de la vie de l’homme. Il grandit, disent-ils, et prend des forces pendant quelque temps, puis dépérit et disparaît entièrement de la surface de la terre, pour reparaître ensuite dans un corps nouveau. Ils ont en conséquence un grand respect pour cette planète, qu’ils regardent comme la protectrice de la vie, et lui offrent une victime chaque fois qu’elle reparaît.

La température de ce canton est très variable et peu favorable aux Européens. La différence du jour à la nuit est si grande, que le nègre même en est incommodé[4].

La banza de Cunhinga, située par les 9°49′49″ latitude sud, et les 18°13′46″ longitude est, est au milieu d’une plaine arrosée par le ruisseau Cubango, entre deux rangées de montagnes qui se dirigent du nord-est vers le sud-ouest.

Le soba ne manqua jamais de me faire de nombreuses visites, il se montra fort empressé à me servir, et ses sujets n’essayèrent jamais de me faire des avanies. Me voyant ramasser des pierres assez ordinaires, le soba m’offrit de me faire conduire dans un lieu où j’en trouverais de plus jolies, à condition que je le paierais. J’y consentis, et il me donna un guide qui me mena dans les montagnes nord-ouest de la banza. Je parcourus pendant un jour la partie inférieure de ces hauteurs, et je trouvai une grande quantité d’améthystes, de belles agathes, de pétrifications de dendrites fort jolies.

Le soir, nous dressâmes des cabanes pour passer la nuit dans ces montagnes. Mes guides, pour gagner mon amitié, me montrèrent la plante avec laquelle ils empoisonnaient leurs flèches ; ils s’empressèrent même de m’apprendre comment ils s’en servaient. Le suc que l’on exprime des feuilles ne communique aucun goût désagréable à l’oualo ou à l’eau ; mais il cause une mort presque subite. Ce poison cause aux parties vitales un engourdissement qui paralyse leurs fonctions. À l’insu des nègres, je ramassai plusieurs feuilles de cette plante, afin de m’assurer de la propriété qu’ils lui attribuaient. De retour chez moi, j’en exprimai le suc dans un ragoût de viande que mon cuisinier m’avait préparé, et je le donnai à des chiens. Ils n’avaient pas encore fini de manger, qu’ils tombèrent sans mouvement. Le fils et le neveu du soba, qui entrèrent dans ma tente au même moment, connurent, par le genre de mort de ces animaux, qu’ils avaient été empoisonnés avec le suc du nangué. Ils devinrent furieux, et m’adressèrent des menaces terribles. Je prévis alors les conséquences que pouvait avoir pour moi cette simple expérience chez un peuple cruel, qui profiterait avec joie de cette circonstance pour m’assassiner. Il me restait un seul moyen de salut, je l’employai. Je présentai aux deux jeunes gens un verre de tafia, après en avoir bu la moitié. Je me fis apporter quelques pièces d’étoffe, et les leur offrant, je les engageai à les accepter comme une marque de souvenir des services qu’ils m’avaient rendus. Je vis leur colère diminuer, et j’ajoutai que je n’avais donné ce ragoût aux chiens que pour connaître la vertu du nangué, à laquelle je ne croyais pas. L’un d’eux se leva aussitôt, et prenant les deux chiens, il les précipita dans la rivière, pour que leurs maîtres ignorassent comment ils étaient morts, et ne pussent même pas me soupçonner. Je versai ensuite à boire à mes hôtes, et je vis qu’ils étaient très satisfaits de moi.

Je voulus ensuite connaître la vertu d’un bois appelé uka, qui a la propriété d’enivrer. Je mis une once de ce bois, coupé très menu, infuser dans une demi-pinte d’eau bouillante. Quatre heures après, cette eau avait le goût de l’esprit-de-vin très fort. Je donnai environ deux onces de cette infusion à mon cuisinier, sur qui j’avais déjà fait plusieurs essais, et qui ne s’y refusait pas. Un quart d’heure après, il chanta comme un homme qui commence à ressentir les effets du vin ou d’une liqueur spiritueuse, bientôt il fut obligé de se coucher ; il s’endormit, et son ivresse dura jusqu’au lendemain matin. Je voulus aussi faire moi-même l’épreuve. Je bus une cuillerée de l’infusion ; quelques minutes après, je ressentis un grand étourdissement, tout paraissait danser autour de moi ; j’éprouvais un malaise général, et je restai dans cet état pendant environ deux heures. Je voyais tout ce qui m’entourait avec indifférence, et je ne me serais pas défendu, si l’on était venu m’attaquer. Quand je repris mes sens, je conservai pendant plusieurs heures une pesanteur qui engourdissait mes facultés intellectuelles.

Comme je ne perdais pas de vue la continuation de mon voyage, je demandai des porteurs au soba, afin de renvoyer ceux que j’avais pris au Bihé, le souverain de ce pays ne me les ayant donnés que pour aller jusque chez Cunhinga. Ce dernier m’envoya un bon nombre d’hommes. Je fis un choix ; mais au moment de renvoyer ceux du Bihé, vingt-sept de ceux-ci me proposèrent de rester avec moi jusqu’au temps où je reviendrais dans leur pays. Cette marque d’amitié était d’un heureux présage pour le succès de mon entreprise. J’étais sûr d’avoir de zélés défenseurs en cas d’attaque, puisque le sort de ces nègres dépendait du mien. Ceux qui m’avaient suivi depuis le Haco étaient certainement satisfaits, puisqu’ils ne parlaient pas de retourner chez eux. Je renvoyai les autres nègres du Bihé sous la sauvegarde de deux nobles de Cunhinga, qui les escortèrent, et je les chargeai d’un présent pour leur souverain.

Le 1er octobre 1828, je sortis de la banza de Cunhinga. Les femmes de ce soba l’accompagnaient quand il vint me dire adieu : c’était pour avoir quelques cadeaux. Lorsque la caravane fut en marche, le soba m’exprima combien il regrettait de voir tant de richesses s’éloigner de son pays. Il suivit mes nègres des yeux, et je le vis plusieurs fois tenté de donner l’ordre de les faire rester.

Nous avions devant nous les montagnes dont j’avais visité une partie quelques jours auparavant. Après quatre heures de marche dans une épaisse forêt, nous arrivâmes près d’un petit ruisseau qui se précipite avec grand fracas d’une hauteur appartenant au chaînon que je devais traverser pour atteindre les rives du Couenza. Quand je rejoignis mes porteurs, je les trouvai couchés à terre et presque épuisés de fatigue. Ils n’avaient pas construit de cabanes pour se garantir de l’humidité de la nuit ; aucun ne voulait travailler à préparer le souper pour les autres, mais je pensai que ces nègres s’accoutumeraient insensiblement à la fatigue. J’ordonnai que le lendemain on partît de bonne heure ; nos guides étaient intelligens, ils nous assuraient que nous pourrions, avant la nuit, parvenir aux bords du Couenza. Comme il n’était pas tard, je parcourus la montagne avec mes porteurs du Bihé, sur lesquels je pouvais compter.

Le lendemain, nous arrivâmes en peu de temps sur le revers de la montagne, suivant des ravins que mes guides connaissaient bien. À dix heures, nous étions à deux lieues du Couenza. Je voulus aller coucher dans un village bien peuplé, et situé sur sa rive méridionale. Je laissai prendre le devant à la caravane qui semblait n’avancer qu’à regret, et je parcourus la pente de la montagne. Je remarquai que les vallées sont profondes et très escarpées ; leurs parois ne présentent partout que des calcaires rougeâtres. Mes porteurs étaient si épuisés de fatigue, qu’aucun ne parut prendre garde à moi quand j’arrivai au milieu d’eux. Ceux du Bihé, qui voulaient m’accompagner jusqu’à la fin de mon voyage, m’assurèrent que ceux de Cunhinga ne pourraient pas continuer de me servir, et que dans peu de jours ils ne seraient pas en état de marcher. Ils avaient eu beaucoup de peine à les faire avancer. Je résolus donc de m’en procurer d’autres, et j’envoyai deux de mes interprètes avec huit nègres chez les chefs voisins qui demeurent au nord de Couenza, et ne sont pas soumis à Cunhinga ; je ne me croyais pas en sûreté tant que mes marchandises seraient dans ses états, et le lendemain de bonne heure, nous commençâmes à passer le fleuve.

En attendant mes nouveaux porteurs, je traversai plusieurs fois le Couenza pour examiner sa rive méridionale. Les habitans du village dont j’ai parlé n’avaient point le caractère pervers des nègres de Cunhinga. Ils ne cherchèrent ni à me voler ni à me causer le moindre dommage ; ils m’accompagnèrent même dans mes excursions, et me conduisirent chez le sorcier le plus fameux de ces contrées, qui demeure à une petite distance de chez eux. C’est dans sa maison que tous les nègres du royaume d’Angola, de Benguela, des états de Humbé, Grandé, Bihé, Baïlundo, Cunhinga, Cutato, Tamba, Quigné, et autres, vont faire l’épreuve des coupes pour reconnaître la vérité. Cela s’appelle boire le balungo. La réputation de cet homme s’étend dans tout le Congo, et n’est égalée que par celle du devin de Cassange. Tous deux passent pour converser familièrement avec les dieux qui leur révèlent la vérité.

J’étais entré chez lui, mais il ne me permit pas d’y rester pour assister à l’opération qui allait commencer. Il m’appela profane et ennemi des nègres ; il conseilla même à ceux qui m’accompagnaient de m’assassiner.

Je retournai chez lui le lendemain ; mais instruit de ce que j’avais à craindre de ses insinuations perfides, je lui fis un joli présent, dans lequel entra une casaque de bayette rouge bordée de jaune. Il devint alors très complaisant. Il me permit de voir les coupes qu’il avait préparées pour deux nègres qui étaient venus le consulter. Je les goûtai. L’une contenait une décoction de l’écorce du panda sans aucun mélange ; mais quoique je reconnusse la même liqueur dans l’autre coupe, la petite quantité que j’avalai me causa dans la gorge une chaleur et une irritation qui m’occasionnèrent une toux violente pendant quelques minutes.

Cependant les nègres qui devaient subir l’épreuve arrivèrent et prirent les coupes avec beaucoup de courage ; mais ils avaient à peine bu ce qu’elles contenaient, que l’un d’eux tomba, et parut agité de convulsions terribles. Ses parens donnèrent aussitôt quelques pièces d’étoffes au magicien qui lui administra un contre-poison. Environ deux heures après, le malheureux reprit connaissance ; mais il avait l’air de souffrir beaucoup.

En retournant dans mon camp, je traversai un petit ruisseau, dans lequel je trouvai des topazes et des morceaux de cristal de roche. Les forêts étaient remplies d’herbes aromatiques.

Mon interprète arriva le troisième jour au matin, avec une troupe de porteurs. Comme je voulais retourner dans le royaume d’Angola pour en visiter les provinces méridionales, je fis partir le plus grand nombre de mes gens pour Cassange, sous la conduite d’un interprète dont j’avais reconnu l’intelligence et la fidélité. Je lui donnai mes meilleurs pombeiros et des nègres du Bihé, ne réservant pour me suivre que ceux dont j’avais un besoin indispensable.


douville.[5]
  1. Ces routes sont tracées sur la petite carte ci-jointe, qui offre un tableau résumé des conquêtes géographiques résultant de cette expédition mémorable.
  2. Le oualo est une boisson que les habitans estiment beaucoup, et qu’ils font avec la racine et la graine de deux plantes différentes.
  3. Cette banza est située par les 17°14′30″ longitude E. et les 13°27′ lat. S. La chaleur moyenne pendant les jours les plus chauds est de 16° à huit heures du matin, 23° à midi, 27° à deux heures, 21° à huit heures du soir, 18° à dix heures, 14° à quatre heures du matin. Dans les jours les plus froids, il y a environ 8 ou 10° en moins.
  4. Thermomètre à quatre heures du matin 10°, à huit heures 23°, à midi 18°, à deux heures 23°, à huit heures 19°, terme moyen les jours d’orage. À quatre heures du matin 9°, à huit heures 16°, à douze heures 24°, à deux heures 27°, terme moyen les beaux jours.
  5. Le voyage de M. Douville au centre de l’Afrique formera trois vol. in-8o qui sont sous presse, avec un atlas in-4o, composé d’une carte détaillée de l’Afrique équinoxiale et de 20 planches coloriées. On peut souscrire dès à présent chez l’auteur, rue du Bac, n. 77.

    (N. du D.)