Voyage du Condottière/XIV

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Édouard Cornély & Cie (p. 83-89).


XIV

LÉONARD À MILAN


La Cène, à Sainte-Marie-Des-Grâces.



Qui n’a point grandi dans le culte de Léonard, n’a pas subi la séduction de l’intelligence. Mais qui s’en contente, n’eut pas la force d’aller au-delà. Plus d’un s’arrête sur la route, et ne finit pas sa croissance.

L’intelligence est la passion des jeunes gens. Mais la vie est la passion de l’homme. C’est le cœur seul qui fait vivre. Trois fois, j’ai rendu visite à Léonard : où j’avais cru, d’abord, trouver un dieu, je ne vois plus qu’un prince des esprits ; c’est à lui désormais que je fais des questions, et ce n’est pas à lui que je dois toutes les réponses.

Je fus à Sainte-Marie des Grâces, que je ne me souciais pas encore d’être à Milan, tant j’étais porté par le désir. J’y volais, au printemps. Le soleil de Pâques riait comme une petite fille, sur la douce église qui a la couleur de la chair, et dont les pâles briques ressemblent aux pétales des roses, plus qu’aux carreaux de l’argile. La piété me conduit. Un grave couloir à la porte d’une sacristie ; un cloître aux arcades longues ; enfin le réfectoire où un tel aliment est servi pour les siècles : sur le mur du fond, bas et large, la fresque. Une lumière bleue flotte sous la voûte, et la muraille peinte n’en paraît que plus sombre et plus lointaine. Mais chacun y retrouve ce qu’il connaît déjà, et l’image la plus illustre de l’Italie.

Que d’autres se plaignent de n’y plus rien voir. La beauté de cette fresque est surtout qu’elle s’efface. Elle n’est point sur le mur ; elle est un rêve de l’ombre sur ma propre muraille : une tapisserie que le songe intérieur a tissée. Quand un nuage voile la lumière du jour, la Cène de Léonard n’est plus elle-même qu’un voile, tendu par le crépuscule, sur le fond de la nuit. Tout ce qu’on montre dans cette salle, les cartons du Vinci, les copies anciennes, tout ce qui prétend aider l’esprit à ressusciter l’œuvre à demi-morte, m’indispose et me blesse. Mais quoi ? les maîtres de la pensée ne sont plus faits, dorénavant, que pour enseigner les passants et leur servir d’école. Voici l’un des lieux du monde où l’on apprend le dégoût de la gloire. On est puni de l’avoir obtenue, voyant à qui elle vous livre en proie. Presque toujours, on reçoit de ceux à qui l’on plaît le juste châtiment d’avoir pu leur plaire. L’admiration de cette foule me pèse. Bavards, et faisant voile de gestes vers le port de l’enthousiasme, ils s’extasient à ce qu’ils déplorent de ne point voir. J’aime pourtant cette salle étroite et longue, sa voûte aiguë garde bien l’ombre. Je chasse enfin de ma pensée, je chasse de mes yeux la cohue qui l’importune. Je me rends sourd à ce guilleri de moineaux voyageurs : et je prête l’oreille à la confidence mystérieuse du Vinci.

Heureuse donc, la fresque où Léonard donnait chaque jour un coup de pinceau médité pendant une semaine, heureuse de s’être sitôt évanouie et, peu à peu, de disparaître avec pudeur. La couleur, pour nous, n’en eût pas été belle ; toutes les œuvres de Léonard ont perdu à ce qu’il les achève : elles sont noires, et le noir est le deuil de la vie. Il y a mis trop de science : c’était y insinuer la mort. Si elle ne dure, qu’est-ce que la lumière ? Plus que personne, en Italie, Léonard a poursuivi la lumière ; plus que personne, il a cru la saisir ; et pensant l’avoir prise entre ses mains, elle s’est évanouie.

Léonard a voulu peindre la scène suprême, et capitale, en vérité, dans la tragédie d’un dieu. Il fallait qu’une telle heure vînt pour le Sauveur du monde ; et il fallait que la pleine intelligence d’un homme choisît cette heure, entre toutes les autres, afin de s’y mesurer. Mais l’intelligence tente en vain une action divine ; elle fait la preuve de sa force en y échouant, sans doute : car jamais elle n’y suffit.

Autour de la table, le grand Léonard a donc assis Jésus et les apôtres. Pour la dernière fois. Celui qui s’offre en sacrifice à tous les hommes rompt le pain avec ses disciples : ils sont tous les Douze, ceux qui l’ont aimé, et l’autre qui n’a point de nom, puisqu’on veut qu’un peuple entier le nomme, et qui n’a point désobéi à son Maître en le trahissant, puisqu’il fallait enfin qu’il le trahît. Or Jésus vient de leur révéler l’horrible secret de sa mort, qui est le prix de leur vie. « En vérité, l’un de vous va me trahir. » Et c’est comme si Jésus disait qu’« il le doit ». Tous alors, qui ne doivent leur salut qu’à ce crime des crimes, s’agitent devant Jésus. Ils s’indignent : tous, ils font des gestes ; ils lèvent tous la main, parfois les deux ; ils montrent, chacun, son âme du doigt, et chacun y met son honnête rhétorique. Mais pas un d’eux n’a peur. Pas un n’a seulement l’air de se douter que Jésus connaît leur innocence, mieux qu’ils ne la connaissent ; et que leur Dieu, l’ayant faite, n’a pas besoin d’en être averti par ceux qu’il en a doués. À pas un de ces heureux le soupçon ne semble poindre que le bonheur de leur innocence a pour rançon la misère inexprimable du crime. Et lui-même, l’épouvantable Judas, n’a que le geste de l’avare démasqué ; le recul ignoble du scélérat pris la main sur le sac. Pas un, pas même lui, ne montre la stupeur du précipice : ils ne connaissent pas le vertige ni même la séduction de l’abîme ; pas un d’eux ne s’étonne de n’avoir pas été choisi pour victime ; ils n’ont pas l’épouvante du danger éternel où ils échappent ; et chacun d’eux, ne pensant qu’à soi, ne désigne pauvrement que soi.

Je vois pourquoi Léonard de Vinci, pendant des journées entières, et des années durant, épiait les coquins et les fourbes aux carrefours, je dis aussi les honnêtes gens : il y cherchait Judas et les apôtres. Mais il ne les y a pas plus trouvés que le Christ : c’était en lui qu’il fallait les prendre ; et ils n’y étaient pas. Aux faubourgs, il ne rencontrait que des hommes, et médiocres, même les scélérats. Tous les hommes ne sont point propres à une pièce divine. C’est pourquoi Léonard a forcé le trait, pour qu’ils eussent du style. Ils jouent ce qu’ils doivent être : ils ne le sont pas.

Ils gesticulent ; ils n’ont d’âme que le mouvement que le peintre leur donne. Un jeu de deux fois douze mains supplée à la grande tragédie. On dirait de muets assemblés, qui parlent avec leurs doigts et qui grimacent : la caricature perce sous les visages. L’admirable intelligence de Léonard n’a pas su le défendre d’outrer son propre sentiment ; il cède au goût de sa nation pour le spectacle. La ravissante qualité de son jugement le garde des fausses notes, mais non d’enfler la note juste. Non, ces gens-ci ne sont point les simples héros d’une tragédie divine ; ils y figurent en comparses ; et si beaux soient-ils quelques-uns, ils font du bruit ; ils n’ont pas le frémissement silencieux de la passion et de la vie. La scène exigeait un calme sublime, que cette œuvre n’a pas. Elle n’a que des sens, et manque la profondeur, n’ayant pas le silence. La seule œuvre où Léonard ait mis beaucoup d’action, est la seule dont le drame intérieur répugnait à tous les gestes. Ainsi le plus intelligent des artistes ne touche pas le point suprême ni la suprême convenance de l’esprit.

Tout est possible à Léonard, hormis de faire croire qu’il croit. L’amour qui a la force de créer, lui seul en accepte la peine. Le goût, la pensée, la science du Vinci vont parfois au-delà de ce que l’art réclame ; mais l’amoureuse énergie qui donne l’être, à l’instar de la nature et des mères, dans la douleur et la simplicité, Léonard ne l’a pas. Toujours maître de ce qu’il médite, Léonard se regarde faire ; il calcule tout ; il a tout essayé. Il assiste au spectacle du monde ; je crains qu’il ne s’y joue. Serait-ce qu’il le domine ? On ne domine sur l’univers qu’en s’y confondant. C’est plutôt que ce grand curieux jouit royalement de ce que la vie lui donne ; mais il n’y ajoute pas ; il ne la soulève point ; il ne la sauve pas. Il contemple l’univers ; il y fait ses choix, il l’orne et le dispose suivant un ordre raffiné ; il s’y promène, comme un prince exquis au milieu de sa cour. Mais la vie languit sous son règne ; et dans le néant qu’il y découvre peut-être, son souffle ne ranime pas ces fleurs suaves du feu, les plus belles, que la nuit éteint et couche. La puissance des puissances fait défaut à ce puissant. C’est le Goethe de Florence, et d’un goût infini ; mais Gœthe savait lui-même sa distance à Shakspeare.

Que ce Christ est pauvre ! Que sa beauté est nulle, doucereuse et vraiment faite pour enlever tous les suffrages ! Ni homme ni dieu, il n’est que fade. Léonard de Vinci y fait la confession d’une grandeur et d’une défaite égales : un amour de la perfection beau comme elle ; mais il reste en deçà de la victoire : et c’est, non pas qu’il faut être parfait, mais qu’il faut atteindre la vie.

Léonard était doux, généreux et si noble ! Il se retirait de toutes luttes. Le brutal Michel-Ange, son cadet de vingt ans, l’a fait fuir de Rome. Le combat contre la passion lui répugnait ; et sa raison était assez fine pour qu’il ne se souciât pas de l’imposer : c’est bien assez d’avoir raison. Il faisait fi même du succès ; il n’y goûtait sans doute que les moyens d’une vie voluptueuse. On ne lui sait point de femme : il écarte de lui toutes les occasions de trouble ; il n’est à l’aise, en prince, qu’à la cour des princes. En vrai dédaigneux, il était pacifique. La paix du monde et de la ville est nécessaire à ceux qui s’entretiennent avec la nature et qui pensent. Il avait l’indulgence silencieuse, qui est parfois la forme souveraine de l’intelligence, et parfois le manteau impérial du mépris. Mais le Vinci, je le sais, méprisait peu : il y a trop de passion encore dans le mépris. Il ne vivait qu’avec ses amis qui, tous beaucoup plus jeunes, furent plutôt les fils soumis d’un père si magnanime et si admirable. Un grand homme vaut toujours mieux que ce qu’il fait ; mais comme Léonard, je n’en sais pas un autre : je l’aime infiniment plus que son œuvre.

Nul en son temps ne s’est rendu plus libre. Nul ne fut plus exempt de tout zèle fanatique. Rien ne lui était donc moins aisé que la passion d’un dieu. Il lui était plus naturel de la concevoir que d’y entrer, et d’y penser que d’y croire. Supérieur ou égal à tout ce qui s’analyse, il ne l’était pas à une telle action : là, comprendre c’est prendre sa part, et vouloir c’est déjà entreprendre. Mais il devait manquer le cœur de l’entreprise, parce qu’il ne devait seulement pas sentir la nécessité de le chercher. La Cène de Léonard a peu de vie intérieure ; tous y ont trop d’esprit ; ils se donnent trop de mal ; ils parlent à l’intelligence, comme les témoins d’une histoire qui n’a plus rien d’obscur. L’action est dans les gestes, et n’est pas dans les cœurs. De là, l’apprêt de cette œuvre illustre. De là aussi, qu’entre toutes les figures, celle de Jésus est la moins belle. Quant à Judas, c’est une idée commune d’en avoir fait, par la laideur, l’étalon invariable de la scélératesse. Mais cette idée n’est pas digne d’un grand cœur, ni d’une telle tragédie, ni d’un tel poète.

La seule passion trouve les mots que tout l’art de penser ne trouve pas. Plus les passions sont puissantes, et moins, en un certain degré, elles sont accessibles au seul esprit. La peinture, qui ne connaît que les formes, n’en rend presque jamais que l’apparence. Est-ce donc que la peinture ne peut produire au jour les profondeurs de l’âme ? Elle y a pourtant réussi une fois, dans un homme unique à qui nul autre ne se compare. Et Rembrandt[1], ayant fait un dessin, d’après une gravure de la Cène, en quelques coups de plume, y a mis plus de vie et plus de vérité que le grand Léonard en dix ans d’études. La vérité profonde, c’est l’émotion.



  1. Le dessin à la plume de Berlin, et la sanguine du prince George de Saxe.