Voyage du Condottière/XI

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Édouard Cornély & Cie (p. 67-70).


xi

POUR LA MUSIQUE


À Crémone.



Ô musique qu’on ne peut trop aimer ! Je suis venu à Crémone pour la musique. La Crémone des basses et des archets, des violons et des violes est un lieu unique au monde.

Musique, qu’on ne peut trop aimer ! Amour, le premier et le dernier ! Charme du cœur, aile de la chair, sensualité qui se dépouille ; vraie province de l’âme, quand elle s’abandonne à son propre mouvement et cherche la pure volupté.

Ici est né, voilà trois siècles et demi, le plus grand musicien de l’Italie, le seul Pier Luigi excepté. Monteverde a été nourri dans la vieille Crémone, où rien ne le rappelle[1]. Il l’aimait pourtant, et fut empêché d’y vivre, étant musicien des Gonzague, à Mantoue.

Un malheureux homme de génie, s’il en fut. Plein d’amour et de souffrance ; passionné pour la vie, et toujours frappé par elle ; violent et doux, sans repos, sans loisir ; longtemps méconnu, tantôt dédaigné, tantôt haï ; et à la fin glorieux, mais non compris. Il a le sentiment de sa force, et son art le console. Mais le malheur redouble ses coups. À quarante ans, il perd une femme chérie : malade et dévoré par la fièvre, il rentre dans sa chère Crémone, avec deux petits enfants sur les bras. Il s’épuise de travail et de tristesse. Il connaît même, tout comme nous, le plus noir tourment : il est toujours contrarié dans ses goûts. Né pour la tragédie lyrique, il lui faut contenter ses princes, perdre son temps et sa verve à écrire de la musique pour les fêtes de cour. Cependant, dans Orphée, dans Ariane, dans Poppée, il a laissé le chant de son âme ardente, voluptueuse, agitée de passion brève et de longue mélancolie. Son harmonie a découvert un monde. Tous les musiciens de son temps lui ont rendu les armes ; il n’y a guère eu que les critiques pour lui disputer son rang. En tout siècle, les sourds sont les juges rigoureux de la musique, de celle qui est légale et de celle qui ne l’est pas.

Lui aussi, Monteverde, a souffert, toute sa vie, de la gêne et des sots. Lui aussi, une religion profonde l’a seule soutenu : il était catholique à la façon de ce siècle fort, où les voluptueux ont un pied à la Trappe. D’ailleurs, un bon Italien sans morgue et sans vanité, tendrement attaché à sa famille, capable d’endurer beaucoup pour son vieux père et ses petits. L’amour de la musique lui rend encore des forces, quand il croit n’en avoir plus à perdre. Sa vie intérieure n’est jamais tarie. Son œuvre la plus originale, peut-être, est la dernière d’une vie longue ; il l’achève à soixante-quinze ans. Et ce n’est pas à dire qu’il n’y ait en lui que la puissance de l’instinct : tout au contraire, avec plus de don naturel, pas un artiste n’a eu plus conscience de son art que Monteverde. En vérité, Monteverde est l’un des plus nobles fils que la vieille Italie ait donnés au monde. Et plus je le connais, plus je l’admire. Dans une médiocre estampe, sans goût et sans accent, on le voit qui médite, vers la cinquantaine : il ressemble à Saint Vincent de Paul et au bon marquis de Peiresc, ce vaste esprit. Qu’il est triste et pensif ! Certes, il a le front brûlant. Une lueur de fièvre modèle ses traits, et les lime. Il a l’air égaré et calme ; sa rêverie tient du délire.

À Saint-Augustin ou à San Pietro, il ne me souvient plus, dans la ruelle chaude et noire où je cherche en vain un peu d’ombre, j’entends le sanglot de Poppée. La mélopée chante à mon oreille : elle est suave, elle est cruelle.

Il fait un ciel de plomb et de cuivre. Le soleil brûle sous la cendre. Les dômes et les clochers cuisent au four de la méridienne. Les rues et les toits sont des pains qui charbonnent.

Ha ! derrière cette porte et ces murailles denses, que des feuilles caressent, un jardin, une salle fraîche devant un jet d’eau étincelant et silencieux, un orchestre caché dans les arbres, des voix sans clavecin, et l’amoureuse douleur de Poppée qui chante ! C’est ici que je voudrais l’entendre, ou la plainte d’Orphée. Mais non, plutôt encore l’adieu de Poppée, d’une langueur si voluptueuse, d’une grâce si séduisante. Elle s’attarde, cette mélodie ; elle tourne la tête, elle tend les bras. Elle est prête à pâmer d’amour, pour peu qu’on la retienne, ou qu’un seul soupir la rappelle. Quelle caresse elle aura dans les larmes. L’âme des amants se révèle à leurs pleurs.

Ici, pour la première fois, peut-être, la force de l’amour et sa volupté même se reconnaissent plus ardentes et plus intenses dans la douleur. L’amour n’est plus dans le seul plaisir qu’on prend et que l’on donne. Il est enfin plus profond que sa propre joie. Il est fait d’une vie qui ne se sent jamais si pleine, que lorsqu’elle s’abandonne, ni si comblée que d’ardemment souffrir.

Les yeux dans les yeux, et la promesse des lèvres aux lèvres : voilà la lumière de cette mélodie et son contour. La nudité qui contemple le mortel désir. Et le désir qui contemple la nudité. Un baiser trempé d’angoisse monte doucement vers le ciel, qui brûle au crépuscule. Telle est la mélancolie amoureuse de Monteverde, et jusqu’où elle me touche. Sa lassitude est un constant aveu d’amour. Et par delà les grâces de la volupté, quel parti de fuir, dans le seul amour, toute la vanité du monde. Monteverde est l’Italien le moins superficiel qu’il y ait eu depuis Michel Ange.

C’est pour avoir fait de si beaux instruments, à Crémone, qu’ils ont eu Monteverde. Le Crémonois a renouvelé la musique, comme après tout devait le lui permettre le parfait quatuor des cordes. Il a fait chanter la voix sur la ligne de la passion humaine. Et, au bel arbre d’harmonie, il a cueilli la fleur d’un nouvel accord. Déjà, il tente la féerie des timbres.

Sort de la musique ! Elle m’a longtemps été toute Crémone, et à Crémone, elle n’est plus rien. Ni les luthiers, ni Monteverde n’y vivent plus.

Chaque grand musicien passe pour le dernier. Et l’art, dit-on, ne peut aller au delà. Monteverde fut le Wagner de son temps ; il a été le magicien de la tendre septième, cette fée. Mais toute musique est pauvre d’émotion, et paraît vide après quelque cent ans. Pourtant, l’idée n’est qu’endormie sous la poussière. Car enfin tout art, quel qu’il soit, n’est qu’un moyen pour l’homme d’exprimer sa pensée et sa passion. Où sont-elles, si l’expression ne nous en émeut plus ? Et ne cesse-t-on pas d’y être sensible ? Trop de chair en cet art : il périt avec la chair. Tant de passion s’épuise et se refroidit avec ceux que passionna la même idole. Rien ne demeure qu’un accord, une note, un souvenir. Ce qui fut une conquête enivrante, devient une habitude. Les musiciens s’en vont, et la musique reste.

  1. Monteverde est né en mai 1567, à Crémone et mort à Venise en 1643.