Voyage du capitaine Ross dans les régions arctiques/01
Près de deux ans se sont écoulés depuis le retour presque miraculeux du capitaine Ross et de son équipage, et nos lecteurs n’ont sans doute pas oublié l’effet que produisit dans le temps la nouvelle de leur arrivée en Angleterre. Le long séjour de cette expédition dans les régions arctiques, la situation particulière de son chef dont un premier voyage, malheureusement non couronné de succès, avait quelque peu compromis la réputation maritime aux yeux de certaines personnes, le long silence qu’il gardait sur ses nouvelles découvertes, tout avait contribué à exciter au plus haut point l’impatience du public anglais qui prend à ces sortes de matières un intérêt bien autrement vif et général que le nôtre. Le capitaine Ross vient enfin de publier sa relation ; elle a paru à Londres il y a quelques jours à peine, et nous avons été assez heureux pour en obtenir un exemplaire. Le luxe de typographie et de gravures qui brille dans ce magnifique volume suffirait seul pour expliquer le retard qu’a éprouvé cette publication.
D’autres raisons donnent encore à cette expédition une grande importance, si elle n’a pas résolu le problème du passage, elle a du moins éclairci un point de géographie du plus haut intérêt ; ensuite tout annonce qu’elle sera probablement la dernière dont la génération actuelle sera témoin. Le gouvernement anglais, qui, pendant quinze ans, a pris noblement à sa charge tout le fardeau de cette découverte, qui, dans cet intervalle, a expédié Parry à trois reprises différentes, Beechey, Richardson, Franklin et Ross lui-même ; le gouvernement anglais, disons-nous, s’est lassé de ces expéditions coûteuses dont aucune n’a pu atteindre complètement le but, et nul autre probablement ne prendra sa place. Depuis la dernière tentative de Parry, en 1827, pour pénétrer jusqu’au pôle boréal, il a cessé de prendre part à ces entreprises. En 1828, d’un autre côté, le parlement a retiré la prime de 20,000 livres sterling qu’il avait votée depuis 1745 en faveur de celui qui découvrirait le passage. C’est sous cette influence de découragement de la part de son gouvernement, que le capitaine Ross a conçu le plan de son dernier voyage, et c’est à un généreux citoyen de Londres, sir Félix Booth, qui a bien voulu en faire les frais, qu’il a dû de pouvoir l’exécuter, ainsi qu’on le verra plus loin. Cette question du passage a du reste complètement changé de nature dans ces derniers temps ; de commerciale qu’elle a été pendant plus de deux siècles, elle est devenue purement scientifique, et il n’est aujourd’hui personne de sensé qui s’imagine que, quand bien même il existerait une solution de continuité entre le continent américain et les terres polaires, les nations de l’Europe pourraient jamais en retirer quelque avantage immédiat. Il n’est donc pas étonnant que les gouvernemens se lassent d’une poursuite toute théorique.
Notre intention est d’offrir à nos lecteurs un résumé complet de ce voyage, abstraction faite des détails nautiques et par trop géographiques qui seraient d’un intérêt médiocre pour eux, Si tout ce qui se rattache à cette question du passage au nord-ouest leur était familier, nous nous abstiendrions de tous préliminaires et nous entrerions tout de suite en matière ; mais pensant qu’il en est autrement pour la plupart d’entre eux, nous allons tracer en peu de mots l’historique de cette recherche, afin qu’ils aient une idée précise de la question avant et après l’expédition du capitaine Ross. Nous regrettons de ne pouvoir mettre sous leurs yeux une carte qui leur fasse saisir dans leur ensemble ces terres arctiques dont aucune description ne pourrait leur donner une idée satisfaisante. Ils pourront y suppléer en consultant les dernières cartes de Brué, qui sont à cet égard les plus complètes que nous ayons.
Pénétrer dans les mers de l’Inde en traversant les mers du pôle boréal, est un projet dont l’idée remonte au commencement de ce xvie siècle si fécond en merveilles de tous genres, et il a été suivi dans l’origine avec une ardeur égale au moins à celle qu’il a excitée de nos jours. On a cherché à l’exécuter par trois voies différentes, au nord-est, en faisant le tour des côtes septentrionales de l’Asie ; au nord, en suivant la direction du méridien, et passant sous le pôle arctique ; enfin, au nord-ouest, en suivant les côtes boréales de l’Amérique. Nous n’avons pas à nous occuper des tentatives de la première et de la seconde espèce, qui n’ont jamais abouti à aucun résultat satisfaisant, et qui depuis long-temps n’ont pas été renouvelées.
Quant à celles de la troisième espèce, Colomb vivait encore que déjà de hardis navigateurs exploraient au nord les côtes du continent qu’il venait de découvrir. Jean et Sébastien Cabot (1496-1498), les frères Gaspard et Michael Cortereal (1500-1502) reconnaissaient les côtes du Labrador ; et le détroit d’Anian, découvert par les seconds, n’est probablement pas autre chose que celui qui conduisit plus tard Hudson dans la baie qui porte son nom. Entre ces voyages et ceux de Frobisher qui eurent lieu de 1576 à 1578, il en existe plusieurs autres de moindre importance, et dont des relations, plus ou moins complètes, se trouvent dans les anciennes collections de Ramusio, Hackluyt et Purchus, Aucun d’eux n’avança en rien la solution du problème. Frobisher, dont nous venons de parler ; eut le premier la gloire de faire des découvertes positives dans les régions arctiques, et l’une de ces nombreuses passes qui existent sur la côte occidentale du détroit de Davis porte encore son nom.
Davis vint ensuite, et fit trois voyages (1585-1587) dans le dernier desquels il assura s’être avancé jusque par les 73° lat. N., ce qui n’est pas absolument prouvé. Plusieurs points lui doivent les noms qu’ils portent encore aujourd’hui, et le détroit qui forme l’entrée de la mer de Baffin a immortalisé le sien. C’est de lui que date dans ces parages la pêche de la baleine, dont les mers du Groenland et du Spitzberg avaient été jusqu’alors l’unique théâtre. Nous passerons sous silence les efforts de Weymouth (1602), Hall (1605-1607), Knight (1606), qui n’ajoutèrent rien ou que peu de chose aux découvertes de leurs prédécesseurs, pour arriver au célèbre Hudson. Ce grand marin, récemment engagé au service de l’Angleterre (1608), au lieu de suivre les traces de ses devanciers en se dirigeant au nord, fit voile à l’ouest en longeant la côte du Labrador, et entrant dans un détroit jusqu’alors inaperçu, pénétra dans l’immense baie ou plutôt la mer intérieure à laquelle son nom est resté, et où il devait plus tard trouver la mort. Abandonné dans un troisième voyage (1611) à la merci des flots par son équipage révolté, Hudson ne reparut jamais.
De 1611 à 1615, Poole, Button, Hall, Gibbons, Bylot et Baffin parurent sur la scène, mais revinrent tous sans avoir accompli leur mission. Plus heureux en 1616, les deux derniers, prenant la même route que Davis, et pénétrant bien au-delà du point atteint par celui-ci, s’avancèrent jusqu’au fond de la mer qui porte le nom de Baffin, et en reconnurent les rivages dans toute leur étendue. Peu s’en fallut même qu’ils n’enlevassent à leurs successeurs la gloire que quelques-uns d’entre eux se sont acquise, car ils eurent connaissance du fameux détroit de Lancastre ; mais le prenant pour une simple baie, ou du moins n’appréciant pas son importance, ils passèrent outre, et à leur retour ils émirent l’opinion que la mer immense dont ils venaient de déterminer les contours n’était qu’un golfe sans issue. Cette idée erronée a retardé de deux siècles les découvertes que Parry a eu le bonheur de faire de nos jours. À partir de ce moment, toutes les vues se tournèrent du côté de la baie d’Hudson. La gloire même de Baffin en souffrit par la suite ; la plupart des géographes effacèrent de leurs cartes une partie de ses découvertes, et ce n’est qu’à une époque récente que justice lui a été complètement rendue.
Aux expéditions nombreuses dont nous venons de parler, et qui avaient eu lieu à de courts intervalles, succéda une longue période de repos. Depuis le dernier voyage de Baffin jusqu’en 1631, quelques-unes se présentent encore, à savoir celles de Fotherby, Munk, Fox et James, mais toutes dirigées dans la baie d’Hudson et n’offrant rien de remarquable. Près d’un siècle s’écoula pendant lequel le passage semblait être oublié, et le seul événement ayant quelque rapport avec les régions arctiques qui mérite d’être signalé dans cet intervalle, est l’établissement, en 1668, de la célèbre compagnie de la baie d’Hudson. On espérait, lors de sa création, qu’intéressée par la nature de ses entreprises et sa position géographique à la recherche du passage, elle ferait quelques efforts dans ce but ; mais elle agit comme le font en général toutes les sociétés de marchands, qui n’ont d’autre objet en vue que le lucre : entièrement absorbée par ses opérations mercantiles, elle montra la plus complète indifférence à cet égard. Plus tard, les plaintes que cette conduite suscita, l’obligèrent en quelque sorte à sortir de son rôle étroit, et elle fit un ou deux efforts, mais qui n’amenèrent aucun résultat et ne méritent point de mention particulière. On lui doit cependant le voyage de Hearne, dont il sera question plus loin.
L’histoire n’a conservé que les noms des navigateurs qui, les premiers, dans le xviiie siècle, s’aventurèrent à la recherche du passage au nord-ouest. On sait seulement que Knight, Vaughan, Barlow et Scroggs, exécutèrent leurs voyages dans ce but, mais on n’a point de détails sur leurs découvertes, et il est probable qu’ils n’en firent aucune. Midleton, en 1741, ne fut pas plus heureux. Quatre ans plus tard, le parlement anglais vota cette prime de 20,000 livres sterling dont nous avons parlé. Dès l’année suivante, en 1746, Francis et Moor répondirent à cet appel, et prirent la route accoutumée de la baie d’Hudson ; ils échouèrent comme Midleton.
La connaissance des côtes boréales de l’Amérique se lie intimement à la question qui nous occupe. Behring, en découvrant en 1722 le passage qui porte son nom, avait prouvé que le continent américain est séparé de l’Asie, chose soupçonnée long-temps avant lui ; mais jusqu’en 1770, on ignorait complètement quelles étaient les limites de ce continent au nord, et plus d’un géographe n’était pas éloigné de croire qu’il s’étendait sans interruption jusqu’au pôle. Hearne fixa toutes les incertitudes à ce sujet en découvrant la Coppermine, et en la suivant jusqu’à son embouchure dans la mer polaire occidentale, qu’il contempla le premier. La conséquence immédiate de cette découverte fut de changer le plan d’après lequel on avait procédé jusqu’alors à la recherche du passage. Le détroit de Behring parut une voie plus certaine et attira l’attention des navigateurs. En 1779, le célèbre Cook, déjà immortalisé par ses deux précédens voyages autour du monde, et exécutant alors son troisième, prit cette route ; mais arrêté par les glaces, il ne put dépasser un point situé par les 70° 29′ N. et 158° 20′ O.[2], qu’il nomma le Cap des glaces (Icy cape). Il retourna de là aux îles Sandwich, où il trouva la mort. Clerke et King, qui prirent le commandement de l’expédition, firent une seconde tentative l’année suivante et pénétrèrent à peine quelques milles plus loin. Instruite à l’avance du projet de Cook, l’amirauté envoyait en même temps à sa rencontre, dans une direction opposée, Pickersgill (1776) et Young (1777). Tous deux rencontrèrent dans la baie d’Hudson les mêmes obstacles que leurs devanciers, et revinrent sur leurs pas sans avoir pénétré plus avant que ceux-ci. Ces deux expéditions sont les dernières qui aient été entreprises jusqu’à nos jours dans cette direction.
En 1789, Mackenzie confirmait sur un autre point l’existence déjà établie par Hearne de la mer polaire occidentale, en découvrant la rivière qui a reçu son nom, et dont il suivit le cours jusque dans l’Océan boréal. Enfin, dans ce siècle, en 1816, le capitaine Kotzebue, pendant son expédition, organisée aux frais du comte Romanzoff, tenta également la fortune dans le détroit de Behring, mais sans pouvoir même atteindre le Cap des glaces de Cook.
Tel est le résumé succinct des tentatives faites à la recherche du passage nord-ouest, jusqu’à l’époque récente où le gouvernement anglais reprit, avec une nouvelle ardeur, ce projet qu’il avait abandonné depuis Cook. Nous avons dû passer sous silence les noms d’un grand nombre d’hommes qui ne paraissent pas sur le premier plan du tableau, mais qui, examinant scientifiquement la question, ne cessèrent de soutenir l’opinion publique, souvent découragée par tant d’efforts infructueux, et eurent la plus grande influence sur tout ce qui concerne ces entreprises. Tels furent récemment les Banks, les Barrow, et avant eux une foule d’autres personnages qu’il serait trop long d’énumérer. Avant de parler de ces voyages, qui ont si vivement occupé l’Europe savante dans ces quinze dernières années, jetons un coup d’œil sur les résultats géographiques qu’avaient produits trois siècles d’efforts et de travaux. Voici quel était, en 1818, l’état de nos connaissances relativement aux régions arctiques et aux limites boréales du continent américain. La mer de Baffin n’était pas mieux connue qu’au xviie siècle, et elle ne figurait plus que d’une manière douteuse sur un grand nombre de cartes ; quelques-unes même en offraient à peine des vestiges. Les contours de la baie d’Hudson étaient assez exactement déterminés, et sa côte occidentale avait été relevée jusque par les 66° 50′ lat. N. au nord de Repulse-Bay ; la passe de Chesterfield, celle du Wager, qui se trouvent au sud de cette baie, avaient été explorées d’une manière satisfaisante, et l’on avait une idée assez exacte de l’île Southampton, qui est située par leur travers. Quelques autres terres voisines étaient moins bien déterminées ; on accordait, entre autres, à l’île Mansfield, une étendue considérable que les reconnaissances récentes lui ont fait perdre. Quant au continent américain, le Cap des glaces formait à l’ouest la limite de l’exploration de ses côtes, et l’on ne connaissait, à l’est de cette limite, que les embouchures de la Mackenzie et de la Coppermine, telles que les avaient déterminées Mackenzie et Hearne. Ni l’un ni l’autre de ces deux voyageurs n’avait exploré la côte adjacente à l’ouest ou à l’est. En comparant les cartes d’alors avec celles d’aujourd’hui, on voit au premier coup d’œil combien sont considérables les acquisitions faites par la science dans ces parages.
En 1817 et dans les années précédentes, les mers polaires avaient été remarquablement dégagées de glaces ; le moment paraissait venu de résoudre enfin le problème si long-temps agité. C’est à M. Scoresby, l’un des marins les mieux au fait de tout ce qui concerne les régions arctiques, qu’est dû l’honneur d’avoir réveillé à ce sujet l’attention du gouvernement anglais. Secondé par le célèbre sir Joseph Banks, il réussit à déterminer l’amirauté à tenter de nouveau l’entreprise. Deux bâtimens, l’Isabelle et l’Alexandre, furent aussitôt armés et mis sous les ordres du capitaine Ross, l’auteur de la nouvelle relation. Le lieutenant, depuis capitaine Parry, lui fut donné pour second, et nommé commandant de l’Alexandre. L’expédition fit voile le 18 avril, entra dans le détroit de Davis et longea la côte occidentale du Groenland jusqu’au fond de la mer de Baffin, non sans avoir eu à lutter sans cesse contre les glaces et le mauvais temps. En revenant au sud, le long de la côte opposée, elle se trouva tout à coup par le travers d’une ouverture d’environ quinze lieues de large, que bordaient de chaque côté des terres élevées fuyant à l’ouest : c’était le détroit de Lancastre, déjà aperçu par Baffin, qui, ainsi que nous l’avons dit, l’avait pris pour une baie sans issue. Les navires y entrèrent le 20 août ; mais à peine avaient-ils fait dix lieues dans l’intérieur, qu’ils découvrirent, à une distance d’environ huit lieues, des glaces qui s’étendaient d’un bord du détroit à l’autre et paraissaient le barrer complètement. Rien n’est plus fréquent dans ces parages que de prendre les glaces pour des terres et réciproquement ; le capitaine Ross commit malheureusement cette erreur, et donna l’ordre de virer immédiatement de bord. Il donna, sur la carte qui accompagne la relation de ce premier voyage, le nom de Montagnes de Crooker à ces terres imaginaires. Le résultat de cette expédition excita un profond mécontentement en Angleterre. Plus d’un bruit injurieux pour la réputation maritime du capitaine courut dans le public, et il fut l’objet de vives attaques, les unes avouées, les autres anonymes. On sent qu’il ne nous appartient pas même d’émettre une opinion dans une affaire aussi délicate. Les lords de l’amirauté, juges suprêmes dans ces sortes de matières, approuvèrent d’ailleurs la conduite du capitaine, et peu de temps après son retour il fut promu à un grade plus élevé.
Une nouvelle expédition fut organisée sur-le-champ ; deux nouveaux bâtimens, l’Hécla et le Griper, furent mis sous le commandement du lieutenant Parry, qui mit à la voile le 5 mai 1819. À la fin de juillet, il arriva à l’entrée du détroit de Lancastre, qu’il avait pour mission principale d’explorer. La mer était dégagée de glaces, comme la première fois, et dès le premier jour, il dépassa le point atteint par le capitaine Ross. Sur la gauche, au sud, se présenta bientôt une ouverture de dix lieues de large, qui fut examinée pendant quelques lieues, et nommée Passe du Prince-Régent ; plus loin, sur la droite, une autre s’offrit aux regards, et reçut le nom de Canal Wellington. Continuant sa route au milieu d’une mer encombrée de glaces, l’expédition découvrit l’île Bathurst, puis l’île Melville ; et, le 4 septembre, elle dépassa de quelques milles les 113° 46′ de long. O., point le plus extrême qui ait encore été atteint dans ces parages. Forcés de s’arrêter par l’hiver qui s’approchait à grands pas, les navires gagnèrent non sans peine, et en brisant les glaces, une baie sur la côte sud-ouest de l’île Melville, et y restèrent jusqu’au mois de juillet de l’année suivante. Après de vains efforts pour s’avancer plus loin, lorsque la mer fut redevenue praticable, Parry revint sur ses pas, et arriva heureusement en Angleterre.
Dans le même intervalle de 1820 à 1821, Franklin, parti par terre des bords de la baie d’Hudson, reconnaissait la côte de l’Amérique, à l’est de la Coppermine, depuis l’embouchure de cette rivière jusqu’au cap Turnagain. Dans les deux années suivantes, 1822 et 1823, il relevait celle comprise entre la Mackenzie et le cap Back à l’ouest, tandis que son compagnon de voyage, Richardson, en faisait autant pour celle située entre cette dernière rivière et la Coppermine.
Aussitôt après le retour de Parry, le gouvernement se décida à une nouvelle expédition. L’Hécla, qui avait parfaitement soutenu la dernière campagne, fut encore choisi pour celle-ci, et on lui adjoignit le Fury, construit sur le même modèle. Les instructions données au capitaine Parry portaient qu’après avoir gagné un point faisant partie d’une manière certaine du continent américain, il longerait la côte de ce continent en se dirigeant au nord, et en examinant avec attention toutes les ouvertures qu’elle présenterait, afin de vérifier si l’une d’elles ne fournirait pas un passage dans la mer polaire occidentale. En conformité de ces instructions, l’expédition, partie le 8 mai 1821, se dirigea sur la baie d’Hudson, et atteignit, le 2 août, l’entrée du canal, (Roe’s Welcome) qui sépare l’île de Southampton du continent américain. Ce voyage fut encore plus pénible que le premier : deux ans de suite les bâtimens passèrent le long hiver de ces parages, emprisonnés dans les glaces. Cette expédition produisit la découverte de la presqu’île Melville, du Détroit de l’Hécla et du Fury, qui la sépare au nord de l’île Cokburn, sans parler de la reconnaissance de deux cents lieues de côtes en partie inconnues. Pendant trois étés de suite, Parry s’efforça de franchir le Détroit de l’Hécla et du Fury, et trois fois sa courageuse constance fut obligée de céder devant les obstacles insurmontables que lui offraient les glaces.
Repoussé de ce côté, Parry reçut le commandement d’une troisième expédition, destinée à tenter la fortune dans la passe du Prince-Régent, seul point qui laissât quelque espoir de succès. Il partit en 1824 avec les mêmes bâtimens, et après avoir hiverné dans le détroit de Lancastre et Barrow, il pénétra, au mois de juillet 1825, dans la passe en question. Parvenu par les 72° 30′ latit. N., près du cap Garry, le Fury eut le malheur de toucher sur les glaces et se perdit. Les agrès et les provisions furent sauvés et mis en sûreté à terre, où le capitaine Ross les a retrouvés à son dernier voyage. Privé de l’un de ses bâtimens et voyant venir l’hiver, Parry revint sur ses pas sans avoir fait de nouvelles découvertes importantes.
Pendant son absence, le gouvernement avait envoyé à sa rencontre, dans le détroit de Behring, le capitaine Beechey. Celui-ci, dépassant le Cap des glaces, atteignit les 71° 25′ 50″ lat. N. et 156° 21′ 50″ long. O., s’approchant ainsi à cinquante lieues environ de la limite occidentale des découvertes de Franklin.
Tels étaient les progrès que ces tentatives, coup sur coup répétées, avaient fait faire à la question du passage nord-ouest, lorsqu’en 1829, le capitaine Ross, après dix ans de repos, rentra dans la carrière. Son projet, conçu en 1827, fut, à deux reprises différentes, présenté par lui à l’amirauté, qui lui déclara que le gouvernement avait pris la résolution de ne plus se charger de pareilles entreprises. Le capitaine trouva heureusement dans son ami M. Booth, shériff de la Cité de Londres, un de ces hommes rares chez qui une immense fortune s’allie aux idées les plus élevées. M. Booth prit à sa charge tous les frais de l’expédition, qui ont dépassé 18,000 livres sterling (450,000 fr).
Le capitaine, convaincu par expérience qu’un bâtiment à vapeur était préférable à toute autre espèce de navire, en acheta un du tonnage de 150 tonneaux, qu’il nomma le Victory ; et ses préparatifs terminés, il mit à la voile, de la Tamise, le 29 mai 1829. Il devait rejoindre, dans un des ports de la côte occidentale d’Écosse, un baleinier qu’il avait également acheté, et qui était destiné à porter des approvisionnemens pendant le cours du voyage.
Les premiers momens du départ furent signalés par des accidens, tristes présages des malheurs futurs de l’expédition. La machine du Victory se trouva exécrable (ce sont les propres expressions du capitaine Ross), et refusa le service au bout de quelques heures. Après en avoir raccommodé cent fois les pièces qui se brisaient ou se dérangeaient les unes après les autres, il fallut plus tard la jeter à la mer pour débarrasser le bâtiment d’un poids inutile. Pour surcroît de contrariétés, l’équipage du baleinier se révolta au moment du départ, et refusa de sortir du port ; il fallut partir sans lui. Non découragé par ces évènemens, et une foule d’autres de même nature, le capitaine Ross poursuivit résolument son entreprise. Dans les premiers jours de juillet, il entra dans le détroit de Davis, qu’il trouva entièrement libre de glaces, et le 23 il toucha à Holsteinborg, l’un de ces petits établissemens que les Danois ont fondés sur la côte orientale du Groenland. Celui-ci est situé par les 66° 58′ lat. N. Nous nous y arrêterons un instant en laissant parler le capitaine Ross.
« L’aspect du pays était plus beau que notre expérience passée de cette côte inhospitalière ne nous permettait de l’espérer, et nous rappela les contrées plus heureuses que nous avions quittées un mois auparavant, et l’été que nous croyions avoir laissé derrière nous. Partout le sol, à moins que ce ne fussent des précipices ou des rochers à pic sur le bord de la mer, était couvert de verdure ; une multitude de plantes sauvages en fleur faisaient un parterre d’un lieu où nous ne comptions rencontrer que des amas de neige et de rochers en désordre ; nous ne nous étonnâmes plus qu’on eût donné le nom de Groenland[3] à un pays que nous et bien d’autres avaient toujours cru ainsi appelé par dérision. C’était en effet une terre verte, et nos yeux contemplaient d’autant plus avidement cette verdure, que depuis long-temps ils n’avaient vu que le ciel et l’eau, et que nous savions parfaitement qu’à peu de distance de là ils n’eussent rencontré que des scènes de désolation. Il n’y manquait pas même le fléau ordinaire des pays chauds, c’est-à-dire des légions de moustiques qui nous poursuivaient avec un acharnement tel que beaucoup d’entre nous en avaient rarement vu de pareils aux Indes occidentales.
« À peine étais-je de retour à bord, que nous fûmes surpris par l’arrivée subite d’une embarcation portant pavillon danois et accompagnée d’une foule de canots. Nous vîmes avec plaisir que dans cette foule, qui, au premier coup d’œil, ne paraissait composée que d’Esquimaux, il se trouvait deux Européens. Tous deux portaient le costume ordinaire des naturels. Ils se firent connaître l’un pour le gouverneur, l’autre pour le curé du district de Holsteinborg, en ajoutant qu’ils étaient venus s’informer qui nous étions et si nous avions besoin de quelques secours. Ils ne nous avaient pas vus entrer ; mais ayant aperçu le sommet de nos mâts, qui dominaient les rochers, ils avaient pensé que nous avions fait côte, jamais aucun navire n’ayant paru dans cette crique. Nous trouvâmes dans le gouverneur, qui se nommait Kalle, un homme de bonne mine et de manières très attrayantes. Il paraissait âgé d’environ trente ans, sur lesquels il en avait passé six dans le pays à administrer son district, sous la dépendance du gouverneur de Leifly, qui a le rang de major dans la marine danoise. L’ecclésiastique, nommé Kijer, paraissait du même âge et avait les façons et le langage d’un homme intelligent et bien élevé. Il résidait depuis le même espace de temps sur les lieux avec sa femme et une famille peu nombreuse.
« Le gouverneur m’offrit avec bienveillance le passage dans son canot, et je m’y embarquai avec le commandant Ross. Pendant la route, ces messieurs, qui parlaient anglais, nous apprirent les noms des îles, des rochers, des montagnes, des baies devant lesquels nous passions ; à ces renseignemens utiles ils ajoutèrent la plus agréable nouvelle que nous eussions reçue depuis notre départ de la Tamise, en nous confirmant ce que nous avions déjà soupçonné d’après l’absence des glaces. Ils nous assurèrent que la saison actuelle était la plus douce que de mémoire d’homme on eût jamais vue dans l’établissement, et qu’il en avait été de même de la précédente. Leur conviction était que si jamais le passage devait être découvert, ce serait pendant cet été. Dans la dernière partie de l’année précédente, le froid avait été si peu rigoureux, que la navigation du hâvre où nous nous trouvions n’avait été interrompue que trois jours pour les bateaux qui ont coutume de le traverser ; le thermomètre de Réaumur n’avait été qu’un seul jour à 18° au-dessous de zéro, et depuis cette époque il n’était jamais descendu au-dessous de 9°. Il en avait été bien autrement dans les années antérieures, pendant lesquelles il s’était maintenu, à plusieurs reprises et durant de longs intervalles, à 32° au-dessous de zéro.
« Après avoir remonté la passe pendant environ trois milles, nous aperçûmes le pavillon danois et la ville, qui est exposée au nord-ouest et située sur une petite hauteur à environ cinq cents pas du lieu où l’on débarque, au fond d’une petite crique qui, décrivant une courbe au sud-ouest, est à l’abri de la mer et forme un bassin commode pour les canots et les petits bâtimens qui y entrent sans peine à la haute mer. Au moment où nous mettions le pied sur le rivage, nous fûmes salués de plusieurs coups de canon, honneur auquel nous étions loin de nous attendre, et que nous rendîmes, cela va sans dire, à la première occasion. Nous fûmes reçus par Mme Kijer, qui nous attendait pour nous conduire dans sa demeure hospitalière. Heureusement je parlais le danois, et je pus causer avec cette dame qui ne comprenait pas l’anglais. On nous servit un dîner composé de gibier et d’autres plats, dîner qui pouvait passer pour recherché dans ce lieu, et pendant lequel nous fûmes servis par de jeunes filles esquimaux dans le costume de leur pays ; mais celles-ci étaient infiniment plus propres que celles que nous avions vues dans d’autres circonstances. Elles étaient chargées de verroteries, et coiffées de mouchoirs d’indienne.
« Au sortir de table, nous visitâmes l’établissement qui se compose des maisons du gouverneur et du curé, d’une église, de deux magasins, d’un four destiné à cuire le pain, et d’environ quarante huttes d’Esquimaux. Les deux maisons étaient construites en bois et avaient deux étages ; le rez-de-chaussée contenait une salle à manger commode, une bonne chambre à coucher, un petit parloir et une cuisine. Celle du gouverneur offrait une pièce de plus pour le logement des équipages de ses deux embarcations et de deux pilotes. L’étage supérieur était destiné aux domestiques. Les appartemens étaient bas, et les poutres, qui faisaient saillie sur le plafond, leur donnaient l’apparence de la cabine d’un vaisseau de cinquante canons. L’église est surmontée d’un petit clocher qui domine quelque peu son toit ; l’intérieur en est simple et décent ; à l’une des extrémités se trouve l’autel, et à l’autre un orgue. Elle peut contenir environ deux cents personnes, et est assiduement fréquentée. Les prières et les sermons ont lieu tous les dimanches, alternativement en danois et dans la langue des Esquimaux. Le magasin situé près du lieu de débarquement, reçoit tous les objets de poids ou de fort volume ; et l’autre, placé un peu plus haut, sert de demeure à plusieurs familles. On n’aperçoit pas la mer depuis la ville, mais seulement le hâvre : elle est protégée, à l’ouest et à l’est, par des rochers élevés, et au sud, mais à une plus grande distance, par une énorme montagne appelée le Capuchon de la vieille femme. En face le hâvre, à l’ouest, on découvre également une rangée de collines d’une grande hauteur. Sa situation la rend ainsi très intéressante et éminemment pittoresque ; néanmoins ce serait un séjour à peine supportable, quand même une grande partie de l’année y serait telle que nous la trouvâmes par hasard. Les Esquimaux nomment cette ville Tirieniak Pudlit, ce qui signifie, ainsi qu’on nous l’apprit, terriers de renards.
« 24 juillet. — Les Esquimaux, qui étaient accourus en foule autour de nous depuis le moment de notre arrivée, aidaient nos hommes aux manœuvres, ou dans leurs autres travaux, montrant en ceci leur bonne volonté, et nous étant en réalité assez utiles. Beaucoup d’entre eux apportèrent également, pour les vendre, les objets qu’ils avaient à leur disposition ; et nos hommes se fournirent ainsi de bottes et de gants, en échange de mouchoirs de coton et de vieux habits. Le plus grand nombre de ces naturels paraissaient ne pas connaître la valeur de l’argent ; l’un d’eux, qui avait offert une paire de gants à M. Thom, prit un vieux mouchoir de préférence à un schelling, puis à un souverain d’or que celui-ci lui présenta successivement.
« En soupant dans la soirée chez le gouverneur, nous apprîmes de lui et de M. Kijer la manière dont ils passaient leur temps dans cette solitude. Leur principale occupation était la chasse des animaux sauvages, ou la pêche des baleines, des phoques et du poisson, suivant que la saison le permettait. Il nous dirent qu’ils exportaient chaque année, en Danemarck, environ trois mille peaux de rennes, mais que la quantité d’huile de baleine qu’ils pouvaient se procurer variait beaucoup : dans certaines années, ils ne prenaient que deux de ces cétacés, et dans d’autres ils allaient jusqu’à douze. Les années les plus tempérées étaient à cet égard les moins favorables.
« Personne ne s’attendra à apprendre qu’il y eût des arbres dans le jardin du gouverneur, puisque les îles Shetland elles-mêmes passent pour n’en posséder qu’un seul ; mais nous y trouvâmes de la salade, des radis et des raves. L’angélique sauvage abonde ici comme en Laponie, ainsi que le cochlearia et l’oseille, plantes éminemment utiles à des hommes qui font une énorme consommation de la nourriture animale la plus grossière. L’hiver est pour eux la saison la plus saine ; et c’est pendant l’été que leurs principales maladies, qui sont en général des affections pulmonaires, ont coutume de régner. Que la médecine puisse leur être d’un grand secours, c’est une question qui regardait notre chirurgien et non pas moi ; mais les malades ne peuvent du moins avoir beaucoup à souffrir des médecins, car le plus voisin qu’ils aient à leur portée réside à deux cents milles de là sur la rivière de Baal, et sa clientelle n’est pas assez considérable pour qu’il puisse faire beaucoup de mal.
« 25 juillet. — En montant sur le pont ce matin à six heures, tandis que l’équipage dormait encore, j’aperçus un pauvre Esquimaux attendant dans son canot, le long du bord, et tenant une rame qu’un de nos bateaux avait perdue, et qu’il avait trouvée par hasard. Il va sans dire que sa probité fut généreusement récompensée, bien qu’il ne parût pas s’attendre au présent qui lui fit le plus vif plaisir. J’ignore jusqu’à quel point il faut attribuer aux efforts du digne ecclésiastique d’Holsteinborg l’action honnête de ce naturel, ainsi que la conduite régulière de tous ceux de l’établissement en général ; mais, quelle qu’en soit la cause, je ne fais que rendre justice au bon caractère de cette nation, partout où je fus à même de l’observer, en disant qu’elle est du nombre des meilleures peuplades sauvages qui aient été visitées jusqu’à ce jour par les voyageurs, sur n’importe quel point du globe.
« 26 juillet. — Le calme parfait qui régnait aujourd’hui dimanche, dans la matinée, nous ôtant l’espoir de partir avant deux heures de l’après-midi, j’accompagnai le gouverneur à l’église. J’aurais été surpris du chant des femmes esquimaux, si je n’eusse connu depuis long-temps leurs talens naturels à cet égard, et l’extrême facilité avec laquelle elles apprennent à exécuter même la musique sacrée la plus difficile de l’école allemande. Depuis que les missionnaires moraves, au Labrador, ont reconnu les mêmes dispositions dans leurs néophytes, qui apprennent rapidement, non-seulement à chanter et à s’accompagner sur le violon, mais encore à fabriquer leurs instrumens, personne ne peut mettre en doute les facultés musicales de cette race d’hommes, quoique toutes les tribus ne les possèdent peut-être pas au même degré. On sait que ces dignes missionnaires n’ont pas traité cela comme un simple objet de curiosité ou d’amusement, mais que, dans leur expérience éclairée, ils en ont tiré un parti puissant pour l’instruction religieuse et la civilisation de ces peuplades, autant toutefois qu’il est permis d’espérer cette civilisation dans les circonstances où ces peuplades sont placées.
« La brise s’étant faite, il fallut partir sans délai ; nous ne pouvions perdre un seul jour ni même une seule heure, tant la saison était avancée, et tant il nous restait de route à faire avant d’atteindre le lieu, quel qu’il pût être, où nous nous verrions contraints d’hiverner ; nos bienveillans amis nous accompagnèrent à bord, et nous levâmes l’ancre, tandis que la ville nous adressait un nouveau salut que nous rendîmes aussitôt. Nos hôtes restèrent avec nous jusqu’à l’entrée de la passe, où nous nous séparâmes après de sincères adieux. »
L’expédition continua sa route sous les auspices les plus favorables, en se tenant en vue de la côte occidentale du Groenland. Le surlendemain de son départ d’Holsteinborg, par les 73° 55′ lat. N., elle aperçut pour la première fois quelques montagnes flottantes de glace, mais en petit nombre, et dans un état de dégradation annonçant une dissolution prochaine. Cette circonstance était d’autant plus remarquable, que, dans son troisième voyage, Parry avait été arrêté un instant dans ces mêmes parages, par une barrière de glaces. La mer était généralement belle, et la température parfois si douce, que les hommes de l’équipage restaient pieds nus et sans autres vêtemens que leur pantalon et leur chemise, comme ils eussent pu le faire sous les tropiques. Le 6 août, le Victory se trouvait à l’entrée du détroit de Lancastre. Ici, le capitaine Ross se livre à quelques réflexions qui sont de nature à faire connaître les dispositions de l’opinion publique en Angleterre à son égard ; cette sorte de justification de sa conduite antérieure étant la seule qui se trouve dans sa relation, un sentiment de justice nous engage à ne pas la passer sous silence.
« En entrant dans le détroit de Lancastre, je me rappelai naturellement l’époque analogue de mon premier voyage, et me trouvant près de l’endroit où nous nous étions décidés à retourner en arrière, dans la ferme conviction qu’il était impossible de s’avancer plus à l’ouest dans cette direction, je ne pus m’empêcher d’inscrire dans mon journal les réflexions que je transcris en ce moment. — Sir Edward Parry fait observer que le détroit de Lancastre « a acquis une célébrité bien au-delà de celle qui lui eût été accordée sans les opinions contradictoires qui ont été émises à son sujet. » Ce langage est, à tout le moins, quelque peu ambigu, et, à tort ou à raison, quelques personnes, qu’intéressait mon premier voyage, en ont conclu que dans cette expédition, où nous étions employés sir Edward et moi, son opinion avait été différente de la mienne. En tirant de ce passage une telle conclusion, les mêmes personnes ont dû penser naturellement qu’il avait dû me faire part de cette opinion, puisque tel était son devoir en sa qualité d’associé dans l’entreprise, quoique sous mes ordres, d’où elles auront encore conclu qu’en agissant comme je l’ai fait, je me suis mis en opposition avec son avis ouvertement déclaré.
« S’il en est ainsi, il faut que ces personnes soient détrompées, car cet officier ne me fit connaître à cette époque aucune opinion de ce genre, et je suis obligé d’en conclure qu’il n’en avait point de semblable. Il ne pouvait croire qu’il y eût un passage dans le détroit de Lancastre sans me le déclarer aussitôt ; autrement ce serait le supposer capable de se manquer à lui-même de la manière la plus grave, comme officier, que de croire qu’il a pu cacher rien de ce qui concernait l’entreprise dont nous étions chargés tous deux, et surtout une opinion que sa haute importance l’obligeait d’autant plus impérieusement à me faire connaître. Je dis plus, il n’est pas un officier de l’expédition qui, en disant aujourd’hui que son opinion différait alors de la mienne, ne soit également coupable, car c’était leur devoir à tous de me déclarer tout ce qui pouvait concourir à la réussite du voyage.
« Il est possible que, même aujourd’hui, je ne réussisse pas à détruire les conclusions dont je viens de parler, car il est dans la nature de l’esprit humain de s’attacher aux jugemens qu’il a formés, et qui, pendant longtemps, n’ont point trouvé de contradicteurs ; mais ici, sur le lieu même où chaque souvenir se réveille comme s’il n’était que d’hier, j’affirme de nouveau, avec une assurance entière, qu’aucun officier n’exprima la plus légère croyance qu’il y eût un passage dans ce détroit, ni ne dit rien qui pût faire seulement soupçonner qu’il eût cette idée ; bien plus, je dus conclure des remarques générales qui furent faites à mon propre bord, et des expressions de ceux qui pensaient devoir plus particulièrement être consultés, que je m’étais avancé non-seulement assez loin, mais trop loin. Il est en outre vrai, et je dois le répéter ici, que, quand bien même l’opinion de mon second en commandement eût été, ainsi qu’on l’a supposé, contraire à la mienne, ce qui n’est pas, j’étais parfaitement justifié par mes instructions et les circonstances dans lesquelles se trouvait l’expédition, en agissant comme je l’ai fait. Les ordres étaient clairs et péremptoires ; la saison d’ailleurs était trop avancée pour pénétrer plus avant dans les glaces, et mon devoir le plus impérieux était de veiller au salut des navires et de leurs équipages.
« Personne ne conteste en même temps qu’à cette époque, tout l’espace à l’ouest des navires, était couvert de glaces, de sorte que nous n’eussions pu pénétrer que quelques milles plus loin si nous l’eussions essayé. Il n’est nullement probable, d’après l’aspect de ces terres éloignées que j’ai en ce moment sous les yeux, que mon jugement sur la nature de ce détroit eût été différent de celui qui me fit virer de bord, quand même je me serais approché plus près des limites de la glace. On sait combien l’apparence des terres est trompeuse dans ces régions, et si Cook lui-même a commis, dans plus d’une occasion, des erreurs à cet égard, cela suffit pour prouver que la difficulté de les juger est grande, pour ne pas dire insurmontable. Dans le fait, l’histoire de la navigation abonde en exemples d’erreurs semblables, et celui qui voudrait en prendre la peine, pourrait les rassembler par centaines ; celui-là n’a qu’une bien faible connaissance de ces sortes de matières qui ne se rappelle pas une foule de ces erreurs, sans même se donner la peine de consulter les livres.
« J’aurais pu dire cela depuis long-temps, et je l’eusse dit, si je m’étais vu appelé devant qui de droit pour défendre mes opinions et ma conduite. Convaincu de la justice de ma cause, j’ai suivi la marche la meilleure, quoique la plus difficile en pareil cas : je me suis tu ; et si je romps le silence maintenant pour revenir sur un fait déjà si loin de notre temps, c’est que l’aspect des lieux me rappelle vivement les dures épreuves dont ils ont été pour moi l’occasion, et me donne en même temps l’espoir que la tentative que je fais en ce moment sera accueillie, si jamais je reviens en Angleterre, d’une manière bien différente. »
Le Victory retardé par des calmes qui ne l’eussent pas arrêté, si sa machine eût pu lui servir, remonta lentement le détroit de Lancastre. Le 10 août, il se trouvait à l’entrée de la passe du Prince-Régent, et le 13 il jeta l’ancre au lieu même où le Fury s’était perdu quatre ans auparavant.
« Le bâtiment étant mouillé et parfaitement en sûreté à un quart de mille de l’endroit où les provisions du Fury avaient été débarquées, nous avions hâte de visiter ce lieu. Après avoir fait faire un bon repas à l’équipage, je me rendis à terre à neuf heures avec le commandant Ross[4], M. Thom et le chirurgien. Nous trouvâmes la côte jonchée de charbon de terre, et nous nous dirigeâmes, non sans une vive anxiété, vers la seule tente qui fût restée intacte. Elle avait servi aux officiers du Fury pour prendre leurs repas, mais il n’était que trop évident que les ours y avaient fait de fréquentes visites. Il y avait eu près de la porte un sac de nuit dans lequel le commandant Ross avait laissé son portefeuille et quelques oiseaux empaillés ; mais il avait été mis en pièces sans qu’il restât un fragment de ce qu’il contenait. Les côtés de la tente avaient été également arrachés du sol en plusieurs places. Du reste, elle était bien conservée. Rien n’avait été dérangé dans l’endroit où l’on avait déposé les viandes et les végétaux conservés. Les boîtes avaient été empilées de manière à former deux amas, et quoiqu’elles eussent été exposées à toutes les intempéries du climat, elles n’avaient pas souffert la plus légère altération. L’eau n’avait pu les rouiller, et la solidité de leurs jointures avait empêché les ours d’en flairer le contenu. S’ils eussent connu ce qu’elles renfermaient, il est certain que notre part de ces provisions n’eût pas été considérable, et qu’ils eussent dû plus de reconnaissance que nous aux talens de M. Donkin[5]. En les examinant, nous trouvâmes qu’elles n’étaient nullement gelées, et que la saveur des différens articles n’avait absolument rien perdu de ce qu’elle était dans l’origine. Nous n’en éprouvâmes pas une médiocre satisfaction, car cette découverte n’était pas pour nous une affaire de luxe, mais d’elle dépendaient notre existence et le succès de l’entreprise. Le vin, les liqueurs spiritueuses, le sucre, la farine et le cacao étaient également en parfait état. Le suc de limon et les articles marinés avaient souffert, mais peu, et les voiles elles-mêmes, qui avaient été rassemblées avec soin, étaient non-seulement sèches, mais paraissaient même n’avoir jamais été mouillées. Nous remarquâmes, comme une chose assez singulière, qu’en même temps que la toile avait pris une blancheur éclatante, elle avait perdu complètement l’odeur du goudron dont elle avait été imprégnée.
Nous nous rendîmes ensuite sur le point du rivage où le Fury avait été abandonné, mais nous n’aperçûmes aucun vestige de sa coque. Les opinions se partagèrent à cet égard ; chacun pouvait se livrer à mille conjectures sur le sort de ces débris. Ayant vu souvent, néanmoins, les effets que produisent dans ces mers les glaces flottantes, il n’était pas difficile de deviner le sort du bâtiment naufragé ; il avait dû être emporté d’un seul coup, ou réduit en pièces, et dans ce dernier cas ses débris avaient augmenté la masse des bois flottans que charient constamment les mers de ces parages. Ce qu’il y avait de certain, c’est qu’on ne le voyait plus. Nous n’en avions aperçu aucune trace pendant les dix milles que nous avions parcourus au sud, à portée de pistolet du rivage, et nous ne fûmes pas plus heureux en examinant la côte au nord sur un espace de deux milles.
« Nous retournâmes donc à bord, et nous préparâmes à embarquer les objets nécessaires à notre approvisionnement pendant deux ans et trois mois, ayant calculé que c’était la quantité dont nous aurions besoin pour l’avenir. Il est inutile de dire que c’était une circonstance aussi nouvelle qu’intéressante de trouver ainsi dans ces régions désolées, au milieu de la solitude, des glaces et des rochers, une sorte de marché où nous pouvions satisfaire tous nos besoins, et de voir rassemblés sur un seul point tous les objets que nous aurions cherchés à Londres dans les magasins de Wapping ou Rotherhithe ; le tout prêt à être embarqué à notre volonté et libre de tous frais. C’était sur la certitude de cette rencontre, qui se trouva, comme on voit, bien fondée, que reposait le plan de notre voyage. »
Le ravitaillement du Victory fut achevé en deux jours ; outre la tente dont il vient d’être question, il en existait, à quelque distance, une seconde où la poudre du Fury avait été déposée. Le capitaine Ross, après en avoir extrait la quantité dont il avait besoin, fit détruire le reste, afin de prévenir les accidens qu’il aurait pu causer aux Esquimaux que le hasard eût conduits sur les lieux ; cette mesure d’humanité avait été recommandée par le capitaine Parry.
Ici commence la portion la plus intéressante du voyage, mais cette partie est principalement géographique et par conséquent difficile à comprendre sans l’aide de cartes. Parry avait poussé ses découvertes jusqu’au cap Garry, par les 72° 30′ lat. N., à quelques milles au sud-ouest du point où son bâtiment s’était perdu. À partir de ce cap, la côte court à peu près au sud-sud-est, et le capitaine Ross l’a relevée avec une exactitude minutieuse jusque par les 69°. Le résultat de cette reconnaissance a été de prouver que la passe du Prince-Régent n’est que l’entrée d’une vaste baie ou d’un golfe dont le point extrême au sud n’est pas encore exactement connu, et qui a pour limites à l’est, la presqu’île Melville, découverte par Parry, et à l’ouest, une autre presqu’île que le capitaine Ross a nommée Boothia, du nom de M. Booth, l’armateur de l’expédition. Cette dernière ne tient au continent américain que par un isthme étroit, occupé en grande partie par des lacs, et que le commandant Ross a traversé par terre. Au-delà, à l’ouest, la mer paraît libre, et la côte de l’Amérique se dirige à l’ouest-sud-ouest, en rejoignant, probablement sans interruption remarquable, le cap Turnagain, limite des découvertes de Franklin. Entre ce cap et le point atteint par le commandant Ross, il n’existe qu’une faible distance de deux cent vingt-deux milles géographiques. Si cet intervalle était relevé, toute la côte boréale de l’Amérique serait connue, à l’exception des cinquante lieues encore inexplorées que nous avons dit exister à l’est et non loin du détroit de Behring.
C’est le long de la côte orientale de la presqu’île de Boothia que se dirigeait le capitaine Ross, au milieu des mille obstacles de chaque instant qui sont inhérens à la navigation de ces parages. Quoique la latitude fût plus méridionale de quelques degrés que celle du détroit de Lancastre, la température était en général plus froide que sur ce dernier point ; les enfoncemens des côtes étaient obstrués par les glaces, et d’immenses blocs, détachés des rivages, flottaient au large, changeant fréquemment de direction suivant les courans ou les marées, et mettant à chaque instant le navire dans le plus imminent danger. Le passage suivant suffira pour donner au lecteur une idée de cette alternative d’efforts, de craintes, d’espérances, de désappointemens et de périls qui, pendant cette navigation, furent le partage de l’expédition.
« Jusqu’à ce moment nous avions évité notre perte d’une manière ou d’une autre ; mais malgré cela nous sentions chaque fois autant de surprise que de reconnaissance envers la Providence de nous voir ainsi sauvés sans avaries considérables. Il est malheureux pour le lecteur qu’aucune description ne puisse donner une idée des scènes de cette nature ; quant au pinceau, il ne peut rendre ni le mouvement ni le bruit. Pour ceux qui n’ont point vu l’Océan arctique pendant l’hiver, ou, pour mieux dire, qui ne l’ont point vu pendant une tempête de l’hiver, ce mot de glace, ne réveillant d’autre souvenir que ce qu’ils ont vu sur un lac ou dans un espace limité, ne leur donne aucune notion exacte de ce qu’un navigateur dans ces parages est condamné à voir et à sentir ; mais qu’ils se rappellent que cette glace est un rocher, un rocher flottant lorsque le courant l’entraîne, et quand elle touche le fond, une île ou un promontoire aussi solide que s’il était de granit. Qu’ils se représentent ensuite, s’ils le peuvent, ces montagnes de cristal entraînées par un courant rapide dans une passe étroite, se rencontrant, comme le pourraient faire des montagnes, avec le bruit du tonnerre, détachant réciproquement des fragmens énormes de leurs masses respectives, ou se brisant en deux, de sorte que, perdant leur équilibre, elle chavirent sur elles-mêmes, font jaillir au loin les lames, et creusent des gouffres immenses où la mer se précipite en tourbillonnant. Qu’on ajoute à cela que les champs de glaces moins élevés, poussés par le vent et les courans contre ces montagnes ou les rochers, se dressent au-dessus des flots jusqu’à ce qu’ils retombent en arrière et se brisent en mille pièces, comme pour ajouter encore à cette scène inexprimable de bruit et de mouvement.
« Il n’est guère plus facile de se peindre notre impuissance absolue en pareille circonstance. Il n’est pas un seul instant où l’on puisse prévoir ce qui doit arriver dans le moment qui va suivre ; il n’en est pas un seul qui ne puisse être le dernier, et cependant l’instant d’après peut apporter le salut et la sécurité. C’est une position aussi étrange que pleine de saisissement, et si elle est terrible, elle ne donne, d’un autre côté, pas le temps de ressentir la crainte, tant les événemens sont inattendus et les transitions rapides. Si le fracas et le désordre, dans tout ce qu’on aperçoit, causent des vertiges ; si l’attention se trouble en voulant s’attacher à quelque objet au milieu d’une telle confusion, il faut en même temps qu’elle soit sans cesse éveillée, afin de saisir le seul moment de salut qui peut se présenter. Cependant, avec tout cela, et c’est la partie la plus pénible du rôle, il n’y a rien à faire, il ne faut tenter aucun effort ; et quoique la vue seule du mouvement qui l’environne suffise pour engager le marin à s’agiter, sans parler de l’instinct qui nous porte à repousser le péril, il doit prendre patience, comme s’il était simple spectateur, et attendre, du mieux qu’il peut, sa destinée, quelle qu’elle puisse être.
« Telle est la glace ; mais elle a en même temps ses compensations aux fréquens assauts qu’elle livre aux navigateurs, et aux obstacles qu’elle crée sur leurs pas. C’est un mal qui est loin d’être sans mélange ; et, tout bien calculé, je ne me tromperais pas en disant qu’elle a été plus souvent notre sauveur que notre ennemi. Nous ne pouvions, il est vrai, commander aux montagnes de glaces de nous prendre à la remorque, de s’arranger autour de nous de manière à nous former un bassin tranquille au milieu d’une mer en fureur, ni, quand nous avions besoin d’un abri, de venir à notre aide et de nous entourer de remparts de cristal ; mais elles recevaient les ordres de celui qui commande à toute la création, et elles obéissaient. »
Les mois d’août et de septembre se passèrent dans ces luttes continuelles contre les courans et les glaces dont le capitaine Ross vient de faire un tableau si animé. Jusqu’au 15 de ce dernier mois, l’air avait été assez doux ; la pluie tombait fréquemment, mais l’expédition n’avait point encore vu de neige. Ce jour-là elle parut pour la première fois ; des orages furieux en couvrirent les rivages dans toutes les directions ; le thermomètre baissa rapidement de plusieurs degrés ; tout annonçait l’hiver et la fin de la campagne. Les progrès du Victory devenaient à chaque instant plus lents. Enfin le 30 il se trouva en présence d’une barrière compacte de glace, n’offrant aucune ouverture où le navire pût pénétrer. Il fallut renoncer à aller plus loin. L’expédition se trouvait alors par les 69° 59′ N. dans un havre commode, qui fut nommé le havre Félix.
« Nulle part, dit le capitaine Ross, on n’apercevait un seul atome d’eau ; — excepté quelques pointes noirâtres de rochers, se dressant de loin en loin, rien n’apparaissait tout à l’entour de l’horizon qu’une couche uniforme et éblouissante. C’était à vrai dire, un triste tableau. Malgré l’éclat dont elle brille, cette terre, la terre des neiges et des glaces éternelles, a toujours été et sera toujours un désert morne, désolé et accablant pour l’ame ; sous son influence, la pensée elle-même est paralysée ; elle cesse d’agir, de percevoir, de se soucier même de ce qui pourrait la stimuler par sa nouveauté : partout l’uniformité, le silence et la mort. Une imagination poétique s’efforcerait en vain de trouver matière à description dans ce qui n’offre aucune variété, où rien ne se meut, rien ne change, mais où tout est à jamais le même, mort et glacé.
Les préparatifs pour l’hivernage commencèrent aussitôt ; la poudre fut débarquée et mise en sûreté dans un magasin construit sur une île voisine ; un observatoire fut élevé à peu de distance. La machine à vapeur, qui depuis long-temps n’était qu’un fardeau inutile pour le navire, fut mise à terre, et la place qu’elle occupait accrut d’autant l’espace destiné à l’équipage ; on passa ensuite une revue exacte des vivres, et il s’en trouva assez pour deux ans et dix mois, en accordant la ration entière aux matelots. Le navire se trouvant considérablement allégé, il fallut rompre la glace à l’entour, afin qu’il pût se mettre au niveau de sa ligne de flottaison. Cette opération terminée, il s’éleva de neuf pouces ; on l’entoura alors d’une muraille de glaces et de neige pour le mettre à l’abri du froid, et une sorte de toiture fut construite dans le même but.
Il n’est personne qui n’ait lu avec intérêt les précautions prises par le capitaine Parry, pour le bien-être de son équipage, pendant son hivernage à l’île Melville ; celles du capitaine Ross ne furent pas moins ingénieuses, ainsi qu’on en jugera par les détails suivans.
« Notre toiture avait été achevée dans le cours de ce mois (octobre), mais il nous restait encore à couvrir le pont de neige, et à mettre la dernière main à notre muraille. D’autres dispositions avaient été prises en même temps dans l’intérieur du navire : une chambre avait été construite sur l’avant pour recevoir les coffres de l’équipage, ainsi que la cuisine et le four ; des tuyaux en cuivre, partant de ceux-ci, circulaient autour de l’appartement pour le transport de la vapeur ; des ouvertures furent faites dans le pont au-dessus de la cuisine et du four, et nous y plaçâmes des vases en fer, ayant leurs concavités dirigées en bas ; la vapeur était reçue dans ces vases et s’y condensait aussitôt. Nous espérions dans l’origine que nous pourrions l’en retirer convertie en eau, mais nous trouvâmes bientôt qu’elle s’y gelait complètement, de sorte que nous ne pûmes en tirer aucun parti.
« Ce moyen fut un des meilleurs de ceux que nous adoptâmes ; en tenant à sec la chambre de l’équipage, il nous épargna la nécessité de forcer la température comme on l’avait fait en d’autres circonstances, afin de maintenir la vapeur à l’état gazeux jusqu’à ce qu’elle se condensât sur les parois intérieures du pont ; il en résultait en même temps une grande économie de combustible, car nous trouvâmes qu’une température de 40° à 50° (de Fahrenheit) suffisait pour rendre la chambre sèche, chaude et très confortable, tandis que, dans les bâtimens qui nous avaient précédés, il avait fallu l’élever jusqu’à 70°.
« Quant aux autres dispositions que nous adoptâmes, voici en quoi elles consistaient, et je les indique ici afin que ceux qui s’aventureront après nous dans ces régions, acquièrent sans peine l’expérience qui avait été pour nous le fruit de plusieurs voyages successifs. Les hommes couchaient dans des hamacs qui étaient enlevés à six heures du matin, et remis en place à dix heures du soir ; on les aérait deux fois par semaine. L’entrepont, qui servait de plancher, était couvert de sable chaud tous les matins, et gratté jusqu’à huit heures que déjeûnait l’équipage. Le lundi fut choisi par la suite pour laver le linge, qui se séchait près des poëles ; cette opération durait jusqu’à midi. Le pont ayant été recouvert d’une couche de neige de deux pieds et demi d’épaisseur, cette couche fut battue et foulée avec les pieds, jusqu’à ce qu’elle devînt une masse compacte de glace ; elle reçut ensuite une couche de gravier qui lui donna l’apparence d’un chemin sablé. Au-dessus se trouvait le toit mentionné plus haut, dont les bords rejoignaient le mur extérieur de neige, et s’unissaient avec lui de manière à former un abri parfait contre le vent et les impressions du froid du dehors ; sur l’arrière, le toit de la cabine était également couvert de neige ; mais nous ne fermâmes pas le passage qui de la cabine conduisait sur le pont, le froid n’étant pas assez intense pour rendre cette précaution nécessaire ; les portes extérieures furent seulement garnies de poulies et de cordes, afin qu’elles se fermassent d’elles-mêmes.
« Nous trouvâmes que pendant le jour, c’est-à-dire de six heures du matin à neuf heures du soir, la cuisine à vapeur suffisait à la fois pour cuire les alimens et maintenir une température convenable. Pendant la nuit, le four la remplaçait, et chauffait en même temps le sable pour la matinée du lendemain. Au lieu de laisser pénétrer par les portes, dans l’intérieur de la chambre, l’air nécessaire à la combustion, je fis poser un fort tuyau de cuivre communiquant avec l’extérieur, et j’obtins ainsi un double avantage, d’abord celui d’empêcher le froid de faire irruption dans l’appartement, ensuite de rendre l’air de celui-ci plus sec, le tuyau en question s’échauffant assez pour amener ce résultat.
« Au moyen de ces dispositions, la vapeur s’élevait avec plus de facilité, et se rendait dans les condensateurs, au lieu de se convertir en eau dans la chambre elle-même ; d’un autre côté, ce qui n’était pas moins important, les feux se maintenaient à un degré uniforme de combustion. Le fait suivant prouvera l’utilité des condensateurs : nous avions coutume de les nettoyer tous les samedis, et nous en retirions chaque fois une quantité de glace qui s’y était accumulée à raison d’un boisseau par jour, terme moyen ; cette glace représentait une quantité d’eau égale, qui eût été non-seulement fort incommode, mais encore réellement pernicieuse, si elle se fût répandue à l’état liquide dans la chambre.
Tout le gréement, y compris les moindres pièces, avait été démonté, nettoyé, numéroté, et mis en magasin. J’avais adopté le plan suivant pour le service et les repas de l’équipage. Il était divisé en cinq quarts ; les trois Contre-maîtres, l’ingénieur et le harponneur avaient, chacun à son tour, avec un matelot, la garde du pont, leur service consistant à veiller le feu, à signaler les animaux sauvages et les naturels, à tenir note de la direction et de la force du vent, des apparences du ciel et du temps, de la température, ainsi que des apparitions des aurores boréales. Les officiers, avec leurs domestiques, les charpentiers, les armuriers et le cuisinier, trouvaient assez d’occupations dans leurs fonctions respectives.
« Le déjeuner dont j’ai déjà indiqué l’heure, se composait de cacao et de thé, et le dîner avait lieu à midi. Quand le temps permettait de s’aventurer hors du bâtiment, les hommes travaillaient dehors, après ce repas, jusqu’à trois ou quatre heures ; si la chose était impossible, ils étaient obligés de se promener un certain nombre d’heures sur le pont à l’abri de la toiture. À cinq heures, ils prenaient le thé, et enfin à six heures ils assistaient à une école qui durait jusqu’à neuf. Celle-ci terminée, ils tendaient leurs hamacs et se couchaient à dix heures.
« Le dimanche aucun travail n’était permis. L’équipage se réunissait à dix heures, en grande tenue, et j’en passais la revue, après quoi on récitait des prières suivies d’un sermon. Pour occuper le reste du jour, il y avait une collection de traités sur divers sujets que nous avions reçue d’un ami au moment de notre départ, et dont le choix se trouva parfaitement judicieux. À six heures du soir, il y avait, comme le reste de la semaine, une école, et le jour se terminait par la lecture des psaumes et des prières indiquées dans la liturgie. Ce système de devoirs religieux et d’instruction produisit tout le bon effet que j’en attendais ; nos hommes paraissaient réellement sentir qu’ils ne formaient tous qu’une même famille, se montrant pleins d’égards les uns envers les autres, et apportant dans toute leur conduite un ordre et une régularité qu’on est loin de rencontrer toujours à bord d’un navire. »
Plus loin le capitaine Ross, revenant encore sur ce sujet après deux mois d’expérience, ajoute : « Le système d’économie et de bien-être que nous avions suivi était aussi parfait qu’on pouvait le désirer, et nos hommes se montraient complètement satisfaits de leur régime, d’eux-mêmes, et de leurs officiers. Leur éducation avait fait des progrès surprenans, et il était facile d’apercevoir en eux une amélioration sensible sous le rapport religieux et moral ; ils avaient commencé, entre autres, à perdre une habitude d’autant plus difficile à vaincre qu’elle était invétérée, celle de jurer. »
Les mois de novembre et de décembre se passèrent ainsi sans aucun événement remarquable. Le froid, jusque-là, avait été assez supportable, le thermomètre de Fahrenheit n’étant descendu qu’accidentellement à –37°, et se maintenant en général à –16°, 22°. Nos prisonniers sortaient presque chaque jour pour prendre de l’exercice à terre ou chasser ; mais le gibier était très peu abondant ; il avait émigré dans le sud pour y chercher un climat plus doux, ou se tenait caché. Un seul ours blanc se présenta et fut mis à mort. Le 25 novembre, le soleil disparut sous l’horizon, astronomiquement parlant, car la réfraction horizontale, qui est très grande dans ces régions, rendit son limbe supérieur visible encore pendant quelques jours. Quand l’astre se fut évanoui tout-à-fait, la nuit commença son règne de plusieurs mois, mais une nuit des régions polaires, illuminée par les aurores boréales, l’éclat de la neige, et plutôt semblable à un demi-jour qu’aux nuits obscures de nos climats quand la lune est absente.
Rien n’annonçait qu’il y eût des êtres humains dans le voisinage, lorsque dans les premiers jours de janvier, la sentinelle signala l’approche d’une troupe d’Esquimaux.
(La seconde partie à la prochaine livraison[6].)
- ↑ Narrative of a second Voyage in search of a north-west passage and of a residence in the Arctic Regions during the years 1829-1833, by captain John Ross : in-4o, London. — L’édition anglaise de Baudry paraîtra prochainement.
- ↑ Les latitudes mentionnées dans cet articles sont toutes prises du méridien de Greenwich.
- ↑ Groenland, dans les langues du nord, signifie terre verte.
- ↑ Le commandant Ross, neveu de l’auteur de la relation et son second, était le lieutenant du Fury, lors de la perte de ce bâtiment.
- ↑ Fabricant de préparations alimentaires pour la marine, aussi célèbre en Angleterre que MM. Appert et Colin le sont en France parmi nos marins.
- ↑ Ayant eu, la première, communication de l’important voyage du capitaine Ross, la Revue des Deux Mondes donnera la suite du récit du hardi navigateur, et nous annonçons en même temps que M. Félix Bonnaire, éditeur, rue des Beaux-Arts, en publiera prochainement une édition complète, avec la carte et les planches de l’édition originale.