Voyage d’un naturaliste autour du monde/Chapitre 17

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Traduction par Ed. Barbier.
C. Reinwald (p. 399-430).


CHAPITRE XVII


Tout le groupe est volcanique. — Nombre des cratères. — Buissons d’arbres dépourvus de feuilles. — Colonie dans l’île Charles. — L’île James. — Lac salé dans un cratère. — Histoire naturelle de l’archipel. — Ornithologie, moineaux curieux. — Reptiles. — Immenses tortues, leurs habitudes. — Lézard marin ; se nourrit de plantes marines. — Lézard terrestre ; creuse dans le sol ; est herbivore. — Importance des reptiles dans l’archipel. — Poissons, coquillages, insectes. — Botanique. — Type d’organisation américaine. — Différence entre les espèces ou les races sur les différentes îles. — Les oiseaux sont presque apprivoisés. — La crainte de l’homme est un instinct acquis.

Archipel des Galapagos.

15 septembre 1835. — L’archipel des Galapagos se compose de dix îles principales, dont cinq considérablement plus grandes que les autres. Cet archipel est situé sous l’équateur, à 5 ou 600 milles à l’ouest de la côte de l’Amérique. Toutes les îles se composent de roches volcaniques ; quelques fragments de granite singulièrement vitrifiés et modifiés par la chaleur constituent à peine une exception. Quelques cratères dominant les plus grandes îles ont une étendue considérable, et s’élèvent à une altitude de 3 ou 4 000 pieds. Sur leurs flancs on voit une quantité innombrable d’orifices plus petits. Je n’hésite pas à affirmer qu’il y a deux mille cratères au moins dans l’archipel entier. Ces cratères sont composés soit de laves ou de scories, soit de tufs admirablement stratifiés et ressemblant à du grès. La plupart de ces derniers ont des formes parfaitement symétriques ; ils doivent leur origine à des éruptions de boue volcanique sans éruption de lave. Circonstance remarquable, les vingt-huit cratères, composés comme je viens de le dire et qu’on a pu examiner, ont leur flanc méridional beaucoup moins élevé que les autres côtés ; quelquefois même, ce côté méridional est brisé et enlevé. Comme il paraît à peu près certain que tous ces cratères se sont formés au milieu de la mer, on peut facilement expliquer cette particularité dans les cratères composés d’une matière aussi peu résistante que le tuf, par cette raison que les vents alizés et la vague provenant du Pacifique, unissent leurs forces pour battre en brèche le côté méridional de toutes les îles.

Le climat n’est pas extrêmement chaud, si l’on se rappelle que ces îles sont situées exactement sous l’équateur. Cela provient sans aucun doute de la température singulièrement peu élevée de l’eau qui les environne et qu’amène dans leur voisinage le grand courant polaire du Sud. Il pleut rarement, sauf pendant une saison fort courte, et même pendant cette saison les pluies sont irrégulières ; mais les nuages sont toujours fort bas. Aussi les parties

inférieures des îles sont-elles fort stériles, tandis que les parties supérieures, à une hauteur de 1000 pieds et au-dessus, possèdent un climat humide et une végétation assez abondante. Il en est surtout ainsi pour les parties des îles qui se trouvent sous le vent, parce qu’elles sont les premières à recevoir et à condenser les vapeurs de l’atmosphère.

Le 17 au matin, nous débarquons à l’île Chatham. Comme toutes les autres, elle est arrondie, et n’offre d’ailleurs rien de remarquable ; çà et là on aperçoit quelques collines, restes d’anciens cratères. En un mot, rien de moins attrayant que l’aspect de cette île. Une coulée de lave basaltique noire, à la surface extrêmement rugueuse, traversée çà et là par d’immenses fissures, est partout recouverte d’arbrisseaux rabougris, brûlés par le soleil et qui semblent à peine pouvoir vivre. La surface, écailleuse à force d’être sèche, surchauffée par les rayons d’un soleil ardent, rend l’air lourd, étouffant, comme celui qu’on pourrait respirer dans un four. Nous nous imaginons même que les arbres sentent mauvais. J’essaye de recueillir autant de plantes que possible, mais je ne puis m’en procurer qu’un petit nombre ; toutes ces plantes sont d’ailleurs des herbes si petites, elles paraissent si maladives, qu’elles semblent bien plutôt appartenir à une flore arctique qu’à une flore équatoriale. Vus d’une certaine distance, les arbrisseaux me semblaient dépourvus de feuilles, tout comme le sont nos arbres pendant l’hiver ; il se passe quelque temps avant que je puisse découvrir que non-seulement tous ces arbrisseaux portent autant de feuilles qu’ils peuvent en porter, mais encore que la plupart d’entre eux sont en fleurs. L’arbrisseau le plus commun appartient à la famille des euphorbiacées. Deux arbres seulement donnent un peu d’ombre : ce sont un acacia, et un grand cactus qui affecte la forme la plus bizarre. On dit qu’après la saison des pluies les îles verdissent en partie pendant quelque temps. L’île volcanique de Fernando Noronha, située sous bien des rapports dans des conditions à peu près analogues, est le seul autre pays où j’aie vu une végétation qui puisse se comparer à celle des îles Galapagos.

Le Beagle fait le tour de l’île Chatham et jette l’ancre dans plusieurs baies. Je passe une nuit à terre, dans une partie de l’île où il y a un nombre extraordinaire de petits cônes noirs tronqués peu élevés ; j’en compte soixante, tous surmontés par des cratères plus ou moins parfaits. Presque tous consistent simplement en un anneau de scories rouges, cimentées ensemble ; ces cônes ne s’élèvent guère qu’à une hauteur de 50 à 100 pieds au-dessus de la plaine de lave ; aucun d’eux ne donne de signes d’activité récente. La surface entière de cette partie de l’île semble avoir été trouée comme une écumoire par les vapeurs souterraines ; çà et là la lave, malléable encore, s’est boursouflée en bulles immenses ; autre part, le sommet des cavernes ainsi formées s’est écroulé et on voit au milieu un puits circulaire avec des côtés perpendiculaires. La forme régulière de ces nombreux cratères donne au pays un aspect tout artificiel qui me rappelle vivement celui des parties du Staffordshire où il y a beaucoup de hauts fourneaux. Il faisait horriblement chaud. J’éprouvais une fatigue incroyable à me traîner sur cette surface rugueuse ; mais l’aspect étrange de cette scène cyclopéenne compensait, et au delà, mes fatigues. Pendant ma promenade je rencontrai deux immenses tortues, chacune d’elles devait peser au moins 200 livres ; l’une mangeait un morceau de cactus ; quand je m’approchai d’elle, elle me regarda avec attention, puis s’éloigna lentement ; l’autre poussa un coup de sifflet formidable et retira sa tête sous sa carapace. Ces immenses reptiles, entourés par des laves noires, par des arbrisseaux sans feuilles et par d’immenses cactus, me semblaient de véritables animaux antédiluviens. Les quelques oiseaux aux couleurs sombres que je rencontrai çà et là n’avaient pas plus l’air de s’occuper de moi que des grandes tortues.

23 septembre. — Le Beagle se rend à l’île Charles. Depuis longtemps cet archipel est fréquenté ; il l’a été d’abord par les boucaniers et plus récemment par les baleiniers ; mais il n’y a guère que six ans qu’il s’y est établi une petite colonie. Il y a deux ou trois cents habitants ; ce sont presque tous des hommes de couleur bannis pour crimes politiques de la république de l’Équateur, dont Quito est la capitale. La colonie est située à environ 4 milles et demi dans l’intérieur des terres, et à une altitude d’un millier de pieds. La première partie de la route qui y conduit traverse des buissons d’arbrisseaux sans feuilles, semblables à ceux que nous avions vus à l’île Chatham. Un peu plus haut, les bois deviennent plus verts, et, dès qu’on a traversé le sommet de l’île, on se trouve rafraîchi par une belle brise du sud, et les yeux se reposent sur une belle végétation verte. Les herbes grossières et les fougères abondent dans cette région supérieure ; il n’y a cependant pas de fougères arborescentes ; on n’y trouve non plus aucun membre de la famille des palmiers, ce qui est d’autant plus singulier que, 360 milles plus au nord, l’île des Cocos tire son nom du grand nombre de cocotiers qui la recouvrent. Les maisons sont bâties irrégulièrement sur un terrain plat, où l’on cultive la patate et les bananes. Il est difficile de s’imaginer avec quel plaisir nous revoyons de la boue noire, nous qui, depuis si longtemps, n’avons vu que le sol brûlé du Pérou et du Chili septentrional. Bien que les habitants se plaignent incessamment de leur pauvreté, ils se procurent sans grande peine tous les aliments qui leur sont nécessaires. On trouve, dans les bois, des quantités innombrables de cochons et de chèvres sauvages ; mais les tortues leur fournissent leur principal aliment. Le nombre de ces animaux a, bien entendu, considérablement diminué dans cette île ; cependant on compte que deux jours de chasse doivent procurer des aliments pour le reste de la semaine. On dit qu’autrefois de simples bâtiments ont emporté d’un coup jusqu’à sept cents tortues, et que l’équipage d’une frégate en apporta en un seul jour deux cents à la côte.

29 septembre. — Nous doublons l’extrémité sud-ouest de l’île Albemarle ; le lendemain le calme nous prend entre cette île et l’île Narborough. Ces deux îles sont recouvertes d’une quantité formidable de lave noire qui a déboulé au-dessus des immenses cratères, comme la poix déborde au-dessus du vase dans lequel on la fait bouillir, ou qui s’est échappée des petits orifices placés sur les flancs des cratères. Dans leur descente, ces laves ont recouvert une grande partie de la côte. On sait que des éruptions ont eu lieu dans ces deux îles ; nous avons vu dans l’île Albemarle un petit jet de fumée s’échapper du sommet de l’un des grands cratères. Le soir nous jetons l’ancre dans la baie de Bank sur les côtes de l’île Albemarle. Le lendemain matin je me rends à terre. Au sud du cratère en tuf tout brisé dans lequel le Beagle a jeté l’ancre, se trouve un autre cratère de forme elliptique et parfaitement symétrique ; son axe le plus long a un peu moins de 1 mille ; il a environ 300 pieds de profondeur. Au fond se trouve un lac au milieu duquel un tout petit cratère a formé un îlot. Il faisait horriblement chaud ; le lac à l’eau transparente et bleue m’attira insensiblement ; je me précipitai sur les cendres qui recouvrent les bords, et, à moitié étouffé par la poussière, je me hâtai de goûter l’eau ; malheureusement elle était horriblement salée.

Des lézards noirs ayant 3 ou 4 pieds de longueur abondent sur les rochers de la côte ; sur les collines on trouve, en aussi grande quantité, une autre espèce fort laide, de couleur brune-jaunâtre. Nous en avons vu beaucoup appartenant à cette dernière espèce ; les uns s’éloignent quand ils nous voient, les autres vont se cacher dans leur trou ; mais je décrirai tout à l’heure en détail les habitudes de ces deux reptiles. Toute cette partie septentrionale de l’île Albemarle est horriblement stérile.

8 octobre. — Nous arrivons à l’île James ; cette île aussi bien que l’île Charles a reçu ce nom en l’honneur des Stuarts. Je reste dans cette île pendant huit jours avec M. Binoe et nos domestiques ; on nous a laissé des provisions et une tente, et le Beagle s’est éloigné pour aller faire de l’eau. Nous trouvons dans l’île une troupe d’Espagnols qu’on avait envoyés de l’île Charles pour sécher des poissons et pour saler des tortues. À environ 6 milles dans l’intérieur, et à une altitude de près de 2 000 pieds on a bâti une hutte, dans laquelle vivent deux hommes occupés à attraper les tortues ; les autres pêchent sur la côte. J’allai visiter deux fois cette hutte, et j’y passai une nuit. Comme dans toutes les autres îles de cet archipel la région inférieure est couverte d’arbrisseaux qui n’ont presque aucune feuille ; cependant les arbres poussent mieux ici que partout ailleurs, car j’en ai vu plusieurs qui avaient 2 pieds et jusqu’à 2 pieds 9 pouces de diamètre. Les nuages entretiennent l’humidité dans la partie supérieure, aussi la végétation y est-elle fort belle. Le sol, dans ces parties supérieures, est si humide, que j’y ai trouvé des prairies considérables d’un Cyperus grossier dans lesquelles vivent un grand nombre de très-petits râles d’eau. Pendant que j’étais dans cette partie supérieure je me nourrissais entièrement de viande de tortue. La poitrine rôtie à la mode des Gauchos, carne con cuero, c’est-à-dire sans retirer la peau, est excellente ; on fait de fort bonne soupe avec les jeunes tortues ; mais je ne peux pas dire que cette viande me plaise beaucoup.

Un jour j’accompagne les Espagnols dans leur baleinière jusqu’à une saline ou lac où ils se procurent le sel. Après avoir débarqué, nous avons une course assez longue à faire sur une couche de lave récente fort rugueuse, qui a presque entouré un cratère de tuf, au fond duquel se trouve le lac d’eau salée. Il n’y a que 3 ou 4 pouces d’eau reposant sur une couche de sel blanc admirablement cristallisé. Le lac est absolument rond, bordé de magnifiques plantes vert brillant ; les parois presque perpendiculaires du cratère sont recouvertes de bois ; toute la scène, en un mot, offre l’aspect le plus pittoresque et le plus curieux. Il y a quelques années, les matelots d’un baleinier assassinèrent leur capitaine dans cet endroit retiré ; j’ai vu son crâne au milieu des buissons.

Pendant la plus grande partie de notre séjour, une semaine, le ciel resta sans nuages ; quand le vent alizé cessait de souffler pendant une heure, la chaleur devenait insupportable. Deux jours de suite, à l’intérieur de la tente, le thermomètre indiqua pendant quelques heures 93 degrés F. (48°,8 C.), mais en plein air, au soleil et au vent il n’indiquait que 85 degrés F. (42°,4 C.). Le sable était extrêmement chaud ; je plaçai un thermomètre dans du sable de couleur brune, et le mercure monta immédiatement à 137 degrés F. (85° C.) ; je ne sais pas jusqu’à quel point il aurait monté, car malheureusement l’échelle finissait là. Le sable noir était encore beaucoup plus chaud, à tel point que c’est à peine si l’on pouvait marcher dessus, même en portant des bottes fort épaisses.

L’histoire naturelle de ces îles est éminemment curieuse et mérite la plus grande attention. La plupart des productions organiques sont essentiellement indigènes et on ne les trouve nulle part ailleurs ; on remarque même des différences entre les habitants de ces diverses îles. Tous ces organismes cependant ont un degré de parenté plus ou moins marqué avec ceux de l’Amérique, bien que l’archipel soit séparé du continent par 500 ou 600 milles d’océan. Cet archipel, en un mot, forme un petit monde à lui seul, ou plutôt un satellite attaché à l’Amérique, d’où il a tiré quelques habitants, et d’où provient le caractère général de ses productions indigènes. On est encore plus étonné du nombre des êtres aborigènes que nourrissent ces îles, si l’on considère leur petite étendue. On est porté à croire, en voyant chaque colline couronnée de son cratère et les limites de chaque coulée de lave encore parfaitement distinctes, qu’à une époque géologiquement récente l’océan s’étendait là où elles se trouvent aujourd’hui. Ainsi donc, et dans le temps et dans l’espace, nous nous trouvons face à face avec ce grand fait, ce mystère des mystères, la première apparition de nouveaux êtres sur la terre.

En fait de mammifères terrestres, il n’y en a qu’un qu’on puisse considérer comme indigène, c’est une souris (Mus galapagoensis), et, autant que j’ai pu le savoir, elle se trouve confinée dans l’île Chatham, l’île la plus orientale du groupe. M. Waterhouse m’apprend qu’elle appartient à une division de la famille des souris particulière à l’Amérique. Sur l’île James on trouve un rat suffisamment distinct de l’espèce commune pour qu’il ait été nommé et décrit par M. Waterhouse. Mais, comme ce rat appartient à la branche de la famille qui habite l’ancien monde, et comme des vaisseaux ont fréquenté cette île pendant les cent cinquante dernières années, je ne puis douter que ce rat ne soit qu’une simple variété produite par un climat, une nourriture et un pays nouveau et tout particulier. Bien que personne n’ait le droit de tirer des conclusions sans les faire reposer sur des faits acquis, je dois faire remarquer ici que la souris de Chatham peut être une espèce américaine importée dans cette île. J’ai vu, en effet, dans une partie fort peu fréquentée des Pampas une souris vivant dans le toit d’une hutte nouvellement construite ; or il est probable qu’elle avait été amenée dans un bâtiment ; le docteur Richardson a observé des faits analogues dans l’Amérique septentrionale.

Je me suis procuré vingt-six espèces d’oiseaux terrestres, tous particuliers à ce groupe d’îles ; on ne les trouve nulle part ailleurs, sauf un moineau ressemblant à l’alouette de l’Amérique septentrionale (Dolichonyx oryzivorus) qui habite ce continent jusque par 34 degrés de latitude nord et qui fréquente ordinairement les marais. Les vingt-cinq autres espèces d’oiseaux consistent : 1o en un faucon qui par sa conformation forme un intermédiaire curieux entre la buse et le groupe américain des Polybores qui se nourrissent de charogne ; ce faucon se rapproche beaucoup de ces derniers oiseaux par toutes ses habitudes et même par le son de sa voix ; 2o deux hiboux qui représentent les hiboux à oreilles courtes et les hiboux blancs des granges de l’Europe ; 3o un roitelet, trois gobe-mouches (deux de ces derniers oiseaux sont des espèces de Pyrocephalus, et un ou deux ne seraient considérés que comme des variétés par quelques ornithologistes), et enfin une colombe ; tous ces oiseaux ressemblent aux espèces américaines, mais en sont parfaitement distincts ; 4o une hirondelle qui, bien que ne différant de la Progne purpurea des deux Amériques qu’en ce que son plumage est plus sombre et qu’elle est plus petite et plus mince, est considérée comme spécifiquement distincte par M. Gould ; 5o trois espèces d’oiseaux moqueurs, forme qui caractérise tout particulièrement l’Amérique. Les autres oiseaux de terre forment un groupe très-singulier de moineaux ressemblant les uns aux autres par la conformation de leur bec, par leur courte queue, par la forme de leur corps et par leur plumage. Il y en a treize espèces que M. Gould a divisées entre quatre sous-groupes. Toutes ces espèces sont particulières à cet archipel ; ainsi d’ailleurs que le groupe tout entier, à l’exception d’une espèce du sous-groupe Cactornis importée récemment de l’île Bow, île faisant partie de l’archipel Dangereux ; on peut voir souvent les deux espèces de Cactornis se poser sur les fleurs des grands cactus ; mais toutes les autres espèces de ce groupe de moineaux, mêlées ensemble et allant par bandes, habitent les terrains secs et stériles des districts inférieurs. Les mâles de toutes les espèces, ou certainement du plus grand nombre, sont noirs comme le jais ; les femelles, à une ou deux exceptions près peut-être, sont brunes. Le fait le plus curieux est la parfaite gradation de la grosseur des becs chez les différentes espèces de Geospiza ; cette grosseur varie depuis celle du bec d’un gros-bec jusqu’à celle du bec d’un pinson ; si M. Gould est fondé à comprendre dans le groupe principal le sous-groupe Certhidea on peut même dire jusqu’à la grosseur du bec d’une fauvette. La figure 1 représente le plus gros bec du genre Geospiza ; la figure 3, le plus petit ; mais au lieu d’y avoir une seule grosseur intermédiaire, comme dans la figure 2, on trouve six espèces dont les becs vont graduellement en diminuant. La figure 4 représente le bec du sous-groupe Certhidea. Le bec du Cactornis ressemble quelque

1. Geospiza magnirostris 3. Geospiza parvula.
2. Geospiza fortis. 4. Certhida olivasea.


peu à celui du sansonnet ; le bec du quatrième-sous-groupe, le Camarhyncus, affecte quelque peu la forme de celui du perroquet. Quand on considère cette gradation et cette diversité de conformation dans un petit groupe d’oiseaux très-voisins les uns des autres, on pourrait réellement se figurer qu’en vertu d’une pauvreté originelle d’oiseaux dans cet archipel, une seule espèce s’est modifiée pour atteindre des buts différents. On pourrait s’imaginer aussi de la même façon qu’un oiseau originairement voisin des buses en est arrivé à remplir le rôle que jouent les Polyborus sur le continent américain.

Je n’ai pu me procurer que onze espèces d’échassiers et d’oiseaux aquatiques, et, sur ces onze espèces, trois seulement, y compris un râle qu’on ne trouve que sur les sommets humides de l’île, sont des espèces nouvelles. Si l’on considère les habitudes errantes des goélands, on est tout surpris de voir que l’espèce qui habite ces îles leur est particulière, bien qu’elle soit alliée à une espèce qui fréquente les parties sud de l’Amérique méridionale. Le caractère propre beaucoup plus tranché que l’on remarque chez les oiseaux terrestres, c’est-à-dire que sur vingt-six d’entre eux, vingt-cinq sont des espèces nouvelles ou tout au moins des races nouvelles, comparativement aux échassiers et aux oiseaux à pieds palmés, concorde bien avec l’étendue beaucoup plus considérable de l’habitat de ces derniers ordres dans toutes les parties du monde. Nous verrons tout à l’heure que la loi en vertu de laquelle les formes aquatiques, qu’elles habitent l’eau douce ou l’eau salée, sont moins distinctes en un point quelconque de la surface de la terre que les formes terrestres appartenant aux mêmes classes, se trouve admirablement confirmée par les coquillages et à un degré un peu moindre par les insectes que l’on trouve dans cet archipel.

Deux échassiers sont un peu plus petits que les mêmes espèces importées dans ces îles ; l’hirondelle est aussi un peu plus petite, bien qu’il soit douteux qu’elle soit distincte de l’oiseau analogue. Les deux hiboux, les deux gobe-mouches (Pyrocephalus) et la colombe sont aussi plus petits que les espèces analogues, mais distinctes, dont ils sont les plus proches parents ; d’autre part, le goéland est un peu plus grand. Les deux hiboux, l’hirondelle, les trois espèces d’oiseaux moqueurs, la colombe dans ses couleurs séparées, quoique non pas dans l’ensemble de son plumage, le Totanus et le goéland portent aussi des couleurs plus sombres que les espèces analogues ; dans le cas des oiseaux moqueurs et du totanus, ces couleurs sont plus sombres que celles de toutes les autres espèces des deux genres. À l’exception d’un roitelet qui a une belle poitrine jaune et d’un gobe-mouche qui a une huppe écarlate et la poitrine de la même couleur, aucun de ces oiseaux ne porte les couleurs brillantes qu’on aurait pu s’attendre à trouver sous l’équateur. Cela semble prouver que les mêmes causes qui, par leur action, ont fait diminuer de grosseur les immigrants de quelques espèces, ont aussi agi de façon à rendre plus petites aussi bien que de couleur plus sombre la plupart des espèces qui appartiennent en propre à l’archipel des Galapagos. Toutes les plantes ont un aspect misérable et je n’ai pas rencontré une seule belle fleur. Les insectes, de leur côté, sont petits, ont des couleurs sombres et, comme me l’a dit M. Waterhouse, rien chez eux ne pourrait faire supposer qu’ils proviennent d’un pays équatorial. En un mot, les oiseaux, les plantes et les insectes ont le caractère du désert et ne portent pas de couleurs plus brillantes que ceux de la Patagonie méridionale. Nous pouvons donc en conclure que les magnifiques colorations que l’on remarque ordinairement dans les productions intertropicales ne proviennent ni de la chaleur ni de la lumière particulière à ces zones ; elles sont dues à quelque autre cause, peut-être à ce que les conditions d’existence sont plus généralement favorables à la vie.

Examinons maintenant l’ordre des reptiles qui caractérise tout particulièrement la zoologie de ces îles. Les espèces ne sont pas nombreuses, mais le nombre des individus de chaque espèce est considérable. On trouve un petit lézard appartenant à un genre de l’Amérique méridionale, et deux espèces, sinon plus, ’Amblyrhynchus, genre particulier aux îles Galapagos. Un serpent se trouve aussi en quantité considérable ; il est identique, d’après M. Bibron, au Psammophis Temminckii du Chili. Je crois qu’il y a plus d’une espèce de tortue de mer ; il y a deux ou trois espèces ou races de tortues de terre, comme je le prouverai tout à l’heure. On ne trouve ni crapauds, ni grenouilles, ce qui m’a très-fort surpris, car les forêts humides situées dans les parties tempérées de ces îles semblent parfaitement leur convenir. Cela m’a rappelé la remarque faite par Bory Saint-Vincent[1], à savoir qu’on ne trouve aucun représentant de cette famille dans les îles volcaniques des grands océans. Autant que j’ai pu en juger en consultant divers ouvrages, cette remarque semble parfaitement exacte pour tout l’océan Pacifique et même pour les grandes îles qui forment l’archipel des Sandwich. L’île Maurice semble faire exception à cette règle, car j’y ai vu des quantités considérables de Rana mascariensis ; cette grenouille habite, dit-on, aujourd’hui, les îles Seychelles, Madagascar et Bourbon. Mais, d’autre part, Du Bois affirme, dans son voyage en 1669, qu’il n’y avait à Bourbon d’autres reptiles que les tortues ; de son côté, l’Officier du Roi affirme qu’avant 1768 on a essayé, sans succès, d’introduire les grenouilles à l’île Maurice, je pense que c’était pour en faire un aliment. Ces faits nous permettent de douter que la grenouille soit un animal indigène aux îles Galapagos. L’absence de la famille des grenouilles dans les îles océaniques est d’autant plus remarquable que les lézards se trouvent en quantité considérable sur la plupart des plus petites îles. Cette différence ne proviendrait-elle pas de la facilité plus grande avec laquelle les œufs des lézards, protégés par des coquilles calcaires, peuvent être transportés à travers l’eau salée, alors que le frai des grenouilles se perdrait certainement ?

Je commencerai par décrire les habitudes de la tortue (Testudo nigra, anciennement appelée indica) à laquelle j’ai si souvent fait allusion. On trouve, je crois, ces animaux dans toutes les îles de l’archipel, mais très-certainement, dans le plus grand nombre. Ils semblent préférer les parties élevées et humides, mais on les trouve aussi dans les parties basses et arides. Le nombre de tortues capturées en un seul jour prouve combien elles sont nombreuses. Quelques-unes atteignent une taille considérable ; M. Lawson, un Anglais, vice-gouverneur de la colonie, m’a dit avoir vu des tortues si grosses, qu’il fallait six ou huit hommes pour les soulever de terre et que quelques-unes fournissent jusqu’à 200 livres de viande. Les vieux mâles sont les plus gros, les femelles atteignent rarement une taille aussi extraordinaire ; on distingue facilement le mâle de la femelle en ce qu’il a la queue plus longue. Les tortues qui habitent les îles où il n’y a pas d’eau, ou les parties basses et arides des autres îles, se nourrissent principalement de cactus. Celles qui fréquentent les régions élevées et humides mangent les feuilles de divers arbres ; elles mangent aussi une sorte de baie acide et désagréable appelée guayavita et un lichen filamenteux vert pâle (Usnera plicata) qui pend en tresses aux branches des arbres.

La tortue aime beaucoup l’eau, elle en boit des quantités considérables et elle se vautre dans la boue. Les îles un peu grandes de ce groupe possèdent seules des sources, qui sont toujours situées dans la partie centrale et à une altitude considérable. Les tortues qui habitent les régions basses sont donc obligées, quand elles ont soif, de faire de longs trajets. À force de passer par le même chemin, elles ont tracé de véritables routes qui rayonnent dans toutes les directions depuis les sources jusqu’à la côte ; c’est en suivant ces sentiers que les Espagnols ont pu découvrir les sources. Quand je débarquai à l’île Chatham, je me demandai avec étonnement quel était l’animal qui suivait si méthodiquement les sentiers tracés dans la direction la plus courte. Il est fort curieux de voir auprès des sources une grande quantité de ces immenses créatures, les unes se dirigeant rapidement vers l’eau, le cou tendu, les autres s’en allant tranquillement, leur soif étanchée. Quand la tortue arrive à la source, elle s’inquiète peu qu’on la regarde ou non, elle plonge la tête dans l’eau et avale rapidement d’immenses gorgées, environ dix par minute. Les habitants affirment que chaque tortue reste trois ou quatre jours dans le voisinage de l’eau, puis qu’elle retourne dans les parties basses du pays ; mais il est fort difficile de savoir si elle renouvelle fréquemment ses visites. L’animal se règle probablement sur la nature des aliments qu’il mange chaque jour. Quoi qu’il en soit, il est certain que les tortues peuvent vivre même dans les îles où il n’y a pas d’autre eau que celle qui tombe pendant les quelques jours pluvieux de l’année.

Il est prouvé aujourd’hui, je crois, que la vessie de la grenouille sert de réservoir à l’humidité nécessaire à son existence ; il semble en être de même pour la tortue. On remarque, en effet, qu’après leur visite aux sources, la vessie de ces animaux se distend considérablement et qu’elle est pleine d’un fluide qui diminue par degrés et qui devient de moins en moins pur. Les habitants qui voyagent dans les régions basses profitent de cette circonstance, quand ils sont pressés par la soif, et boivent le contenu de la vessie si cette dernière est pleine ; j’ai vu tuer une tortue dans ces conditions : l’eau que contenait la vessie était parfaitement limpide, quoiqu’elle eût un goût légèrement amer. Toutefois les habitants commencent par boire l’eau qui se trouve dans le péricarde, eau qui, dit-on, est beaucoup meilleure.

Quand les tortues se dirigent vers un point déterminé, elles marchent nuit et jour et arrivent au but de leur voyage beaucoup plus tôt qu’on ne penserait. Les habitants ont observé des tortues qu’ils avaient marquées ; ils sont ainsi arrivés à savoir qu’elles font environ 8 milles en deux ou trois jours. J’ai surveillé moi-même une grosse tortue ; elle faisait 60 mètres en dix minutes, ce qui fait 360 mètres à l’heure ou environ 6 kilomètres et demi par jour, y compris un peu de temps pour lui permettre de manger en chemin. Pendant la saison des amours, alors que le mâle et la femelle sont réunis, le mâle fait entendre un cri rauque, espèce de beuglement que l’on peut entendre, dit-on, à une distance de plus de 100 mètres. La femelle ne se sert jamais de sa voix, et le mâle seulement à l’époque que je viens d’indiquer ; aussi, quand on entend ce bruit, on sait que les deux animaux sont ensemble. À l’époque de ma visite (octobre) les femelles pondaient ; elles déposent leurs œufs en groupes, et, quand le sol est sablonneux, elles les recouvrent de sable ; mais, quand le sol est rocailleux, elles les déposent dans les trous ou les fissures qu’elles peuvent rencontrer ; M. Bynoe en a trouvé sept dans une seule fissure. Leur œuf est blanc et sphérique ; j’en mesurai un qui avait 7 pouces trois-huitièmes de circonférence et qui était par conséquent plus gros qu’un œuf de poule. Les buses font une chasse acharnée aux jeunes tortues quand elles sortent de l’œuf. Les vieilles tortues ne semblent guère mourir que par accident, en tombant, par exemple, du haut d’un précipice ; tout au moins les habitants m’ont affirmé qu’ils n’ont jamais vu une tortue mourir de mort naturelle.

Les habitants croient que ces animaux sont absolument sourds ; il est certain qu’ils n’entendent pas une personne qui marche immédiatement derrière eux. Rien d’amusant comme de dépasser un de ces gros monstres qui chemine tranquillement ; dès qu’il vous aperçoit, il siffle avec force, retire ses jambes et sa tête sous sa carapace et se laisse tomber lourdement sur le sol comme s’il était frappé à mort. Je montais souvent sur leur dos ; si l’on frappe alors sur la partie postérieure de leur écaille, la tortue se relève et s’éloigne ; mais il est très-difficile de se tenir debout sur elle pendant qu’elle marche. On consomme des quantités considérables de la chair de cet animal et comme viande fraîche et comme viande salée ; les parties grasses fournissent une huile admirablement limpide. Quand on attrape une tortue, on commence ordinairement par faire une ouverture dans la peau, auprès de la queue, pour voir si le gras, sous la carapace, remplit tout l’espace vide. Si la tortue n’est pas assez grasse, on la laisse aller et on dit qu’elle ne se porte pas plus mal après cette étrange opération. Il n’est pas suffisant, pour s’emparer d’une tortue de terre, de la tourner les pattes en l’air, comme on fait pour la tortue de mer, car elle arrive presque toujours à se retourner.

Il est à peu près certain que cette tortue est un habitant indigène de l’archipel des Galapagos ; on la trouve en effet sur toutes, ou sur presque toutes les îles de ce groupe, même sur les plus petites où il n’y a pas d’eau ; si cette espèce avait été importée, il est probable qu’il n’en serait pas ainsi dans un archipel si peu fréquenté. En outre, les vieux boucaniers l’ont trouvée en quantité plus considérable qu’on ne la trouve à présent ; MM. Wood et Rogers disent aussi, en 1708, que, d’après les Espagnols, on ne la trouve dans aucune autre partie du monde. Cette tortue se trouve aujourd’hui dans bien des endroits, mais on peut se demander si elle est indigène dans aucun autre lieu. Les ossements d’une tortue, trouvés à l’île Maurice, en même temps que ceux d’un Dodo éteint, ont été généralement considérés comme appartenant à cette espèce ; s’il en est ainsi, elle devait être indigène dans cette île, mais M. Bibron est persuadé que c’est une espèce distincte, tout comme l’espèce qui habite aujourd’hui l’île Maurice.

L’Amblyrhynchus, genre remarquable de lézards, est particulier à cet archipel ; il y en a deux espèces qui se ressemblent beaucoup, mais l’une est terrestre et l’autre aquatique. Cette dernière espèce (Amblyrhynchus cristatus) a été décrite pour la première fois par M. Bell, qui, en voyant sa tête large et courte et ses fortes griffes d’égale longueur, a prédit que ses habitudes devaient être toutes particulières et devaient différer beaucoup de celles de son parent le plus rapproché, l’iguane. Ce lézard est extrêmement commun sur toutes les îles de l’archipel. Il habite exclusivement les rochers de la côte ; on ne le trouve jamais à 10 mètres du bord de la mer. C’est un animal hideux, de couleur noir sale ; il semble stupide

Amblyrhynchus cristatus.
a. Dent de grandeur naturelle ; la même grossie au microscope.

et ses mouvements sont très-lents. La longueur ordinaire d’un individu ayant atteint toute sa croissance est d’environ 1 mètre ; mais on en trouve qui ont jusqu’à 4 pieds de long ; j’en ai vu un qui pesait 20 livres ; il semble se développer plus parfaitement sur l’île Albemarle. Leur queue est aplatie des deux côtés ; leurs pieds palmés en partie. On les rencontre quelquefois nageant à quelques centaines de mètres de la côte. Le capitaine Collnett dit dans la relation de son voyage : « Ces lézards s’en vont par troupes pêcher en mer, ou bien se reposent au soleil sur les rochers ; on peut, en somme, les appeler des alligators en miniature. » Il ne faut pas penser, cependant, qu’ils se nourrissent de poissons. Ce lézard nage avec la plus grande facilité et avec beaucoup de rapidité ; il s’avance en imprimant à son corps et à sa queue aplatie une espèce de mouvement ondulatoire ; pendant qu’il nage, les pattes restent immobiles et étendues sur les côtés. Un matelot attacha un gros poids à un de ces animaux pour le faire couler, pensant ainsi le tuer immédiatement ; mais quand, une heure après, il le retira de l’eau, le lézard était aussi actif que jamais. Leurs membres et leurs fortes griffes sont admirablement adaptés pour leur permettre de se traîner sur les masses de lave rugueuse et pleine de fissures qui forment toutes ces côtes. À chaque pas, on rencontre un groupe de six ou sept de ces hideux reptiles, étendus au soleil sur les rochers noirs, à quelques pieds au-dessus de l’eau.

J’ai ouvert plusieurs de ces lézards ; leur estomac est presque toujours considérablement distendu par une plante marine broyée (Ulvæ) qui pousse sous forme de feuilles minces vert brillant ou rouge sombre. Je ne me rappelle pas avoir vu cette plante marine en quantité quelque peu considérable sur les rocs alternativement découverts ou recouverts par la marée ; j’ai plusieurs raisons de croire qu’elle pousse au fond de la mer à une certaine distance de la côte. S’il en est ainsi, on s’explique facilement que ces animaux aillent en mer. L’estomac ne contenait que cette plante marine. Cependant M. Bynoe a trouvé un morceau de crabe dans l’estomac d’un autre de ces lézards, mais il a pu se trouver là par accident, de même qu’une chenille trouvée par moi au milieu de quelques lichens dans l’estomac d’une tortue. Les intestins sont grands comme chez les autres animaux herbivores. La nature des aliments de ce lézard, la conformation de sa queue et de ses pattes, le fait qu’on l’a vu volontairement se mettre à l’eau, prouvent absolument ses habitudes aquatiques ; il présente cependant sous ce rapport une étrange anomalie : quand il est effrayé, il ne va pas se jeter à l’eau. Aussi est-il très-facile de chasser ces lézards jusque sur un endroit surplombant la mer, où ils se laissent prendre par la queue plutôt que de sauter dans la mer. Ils ne semblent même pas avoir l’idée de mordre ; mais quand ils sont très-effrayés, ils lancent de chaque narine une goutte d’un fluide quelconque. J’en jetai un plusieurs fois de suite, aussi loin que je le pus, dans un étang profond qu’avait laissé la mer en se retirant ; il revint invariablement en ligne droite à l’endroit où je me tenais. Il nageait près du fond, ses mouvements étaient gracieux et rapides ; quelquefois il s’aidait de ses pattes sur le fond de l’étang. Dès qu’il arrivait près du bord, et pendant qu’il était encore dans l’eau, il essayait de se cacher sous les touffes de plantes marines ou en entrant dans quelque crevasse. Dès qu’il pensait que le danger était passé, il sortait de son trou pour venir s’étendre au soleil en se secouant aussi fort qu’il le pouvait. Je saisis plusieurs fois ce même lézard en le pourchassant jusqu’à un endroit où il aurait pu entrer dans l’eau, mais rien ne pouvait le décider à le faire ; aussi souvent que je rejetai, il revint de la façon que je viens d’expliquer. On peut peut-être expliquer cette stupidité apparente par ce fait que ce reptile n’a aucun ennemi à redouter sur la côte, alors que, quand il est en mer, il doit souvent devenir la proie des nombreux requins qui fréquentent ces parages. Aussi y a-t-il probablement chez lui un instinct fixe et héréditaire qui le pousse à regarder la côte comme un lieu de sûreté et à s’y réfugier dans quelque circonstance que ce soit.

Pendant notre séjour, en octobre, je vis extrêmement peu de petits individus de cette espèce ; tous avaient au moins un an. Il est donc probable que la saison de reproduction n’avait pas encore commencé. Je demandai à plusieurs personnes si on pouvait me dire où ce lézard dépose ses œufs, on me répondit invariablement qu’on ne savait seulement pas comment il se propage, bien que chacun connût parfaitement les œufs de l’espèce terrestre ; c’est là un fait extraordinaire quand on pense combien ce lézard est commun.

Examinons actuellement l’espèce terrestre (Amblyrhynchus Demarlii) ; cette espèce a la queue ronde et ses pieds ne sont pas palmés. Au lieu de se trouver comme l’espèce aquatique sur toutes les îles, cette espèce n’habite que les parties centrales de l’archipel, c’est-à-dire les îles Albemarle, James, Barrington et Indefatigable. Dans les îles Charles, Hood et Chatham situées plus au sud et dans les îles Towers, Bindloes et Abingdon situées plus au nord, je n’en ai jamais vu ni entendu parler. On dirait réellement que cet animal a été créé au centre de l’archipel et qu’il ne s’est propagé de là que jusqu’à une certaine distance. On trouve quelques-uns de ces lézards dans les parties élevées et humides des îles, mais ils sont beaucoup plus nombreux dans les régions basses et stériles auprès de la côte. Je ne peux donner une meilleure idée de leur nombre considérable qu’en disant que, lors de notre séjour à l’île James, nous eûmes la plus grande peine à trouver, pour y planter notre tente, un endroit où ils n’eussent pas creusé leurs trous. Comme leurs cousins de l’espèce marine, ce sont des animaux fort laids ; le dessous de leur ventre est jaune orangé, leur dos rouge brunâtre ; leur angle facial, extrêmement petit, leur donne un aspect particulièrement stupide. Ils sont peut-être un peu moins grands que les individus de l’espèce marine ; cependant j’en ai trouvé plusieurs pesant de 10 à 15 livres. Leurs mouvements sont lents et ils semblent presque toujours plongés dans une demi-torpeur. Quand ils ne sont pas effrayés, ils rampent lentement, leur queue et leur ventre traînant sur le sol. Ils s’arrêtent souvent et semblent s’endormir pendant une minute ou deux, les yeux fermés et les pattes de derrière étendues sur le sol brûlant.

Ils habitent des terriers qu’ils creusent quelquefois entre des fragments de lave, mais le plus souvent sur les parties plates de tuf tendre qui ressemble au grès. Leurs terriers ne paraissent pas très-profonds ; ils pénètrent sous le sol en faisant un angle fort petit avec la surface, de telle sorte que, quand on marche sur un endroit habité par ces lézards, on enfonce constamment. Quand il creuse son terrier, cet animal travaille alternativement avec les côtés opposés de son corps. Une de ses pattes de devant gratte le sol pendant quelque temps, en rejetant la terre qu’il extrait vers sa patte de derrière qu’il a placée de façon à rejeter la terre hors du trou. Quand ce côté du corps est fatigué, les pattes situées de l’autre côté reprennent le travail, et ainsi de suite alternativement. J’en ai examiné un pendant longtemps, jusqu’à ce que la moitié de son corps ait disparu dans le trou ; je m’approchai alors de lui et le tirai par la queue. Il sembla fort étonné de ce procédé et sortit du trou pour voir ce qu’il y avait ; il me regarda alors bien en face comme s’il voulait me dire : Pourquoi diable me tirez-vous la queue ?

Ces animaux mangent pendant la journée et ne s’éloignent guère de leurs terriers ; s’ils sont effrayés, ils y courent de la façon la plus comique. Ils ne peuvent courir très-vite, sauf quand ils descendent un terrain en pente ; cela tient évidemment à la position latérale de leurs pattes. Ils ne sont pas craintifs ; quand ils regardent quelqu’un attentivement, ils relèvent leur queue, et, se soulevant sur leurs pattes de devant, ils agitent continuellement leur tête verticalement et essayent de se donner un air aussi méchant que possible. Mais au fond, ils ne sont pas méchants ; si on frappe du pied, leur queue s’abaisse immédiatement et ils s’éloignent aussi vite que possible. J’ai fréquemment remarqué que les petits lézards qui mangent les mouches impriment exactement à leur tête ce même mouvement de haut en bas quand ils observent quelque chose ; mais je ne saurais donner aucune explication de ce fait. Si on tourmente ce lézard avec un bâton, il le saisit et le mord vigoureusement ; mais j’en ai pris beaucoup par la queue et aucun n’a jamais essayé de me mordre. Si on en met deux sur le sol et qu’on les tienne l’un près de l’autre, ils se mettent à se battre et se mordent jusqu’au sang.

Les individus qui habitent les régions basses du pays, et c’est de beaucoup le plus grand nombre, trouvent à peine une goutte d’eau pendant toute l’année. Mais ils mangent beaucoup de cactus, tout au moins les branches qui sont fréquemment brisées par le vent. Je m’amusais souvent quand j’en voyais deux ou trois ensemble à leur jeter un morceau de cactus ; rien n’était comique comme de voir l’un d’eux se saisir du morceau, et essayer de l’emporter dans sa gueule, tout comme un chien affamé essaye de soustraire un os à ses camarades. Ils mangent très-lentement, cependant ils ne mâchent pas leurs aliments. Les petits oiseaux savent parfaitement que ces animaux sont inoffensifs ; j’ai vu des moineaux aller becqueter une extrémité d’un morceau de cactus, plante qu’aiment beaucoup tous les animaux de la région inférieure, pendant qu’un lézard mord l’autre extrémité ; il n’est pas rare de voir ensuite le petit oiseau aller se percher sur le dos du reptile.

J’ai ouvert plusieurs de ces animaux ; leur estomac est toujours plein de fibres végétales et de feuilles de différents arbres surtout celles d’un acacia. Dans la région supérieure, ils mangent principalement les baies acides et astringentes du guayavita ; j’ai vu ces lézards et de grosses tortues, les uns auprès des autres, sous ces arbres. Pour se procurer les feuilles d’acacia, ils grimpent sur les arbres rabougris ; il n’est pas rare d’en voir un couple brouter, tranquillement perchés sur une branche à plusieurs pieds au-dessus du sol. Ces lézards cuits ont la chair très-blanche ; c’est un mets fort apprécié de ceux dont l’estomac plane au-dessus de tous les préjugés. Humboldt a fait remarquer que, dans toutes les parties intertropicales de l’Amérique méridionale, on estime comme chose fort délicate la chair de tous les lézards qui habitent les régions sèches. Les habitants affirment que les lézards qui habitent les régions humides de l’île boivent de l’eau, mais que les autres, à l’encontre des tortues, ne font jamais le voyage pour venir se désaltérer. À l’époque de notre visite, les femelles portaient dans leur corps de nombreux œufs gros et allongés ; elles pondent dans leurs terriers ; les habitants recherchent beaucoup ces œufs pour les manger.

Ces deux espèces d’Amblyrhyncus se ressemblent, comme je l’ai déjà dit, par leur conformation générale et par la plupart de leurs habitudes. Ni l’une ni l’autre de ces deux espèces ne possède ces mouvements rapides qui caractérisent les genres Lacerta et Iguana ; toutes deux sont herbivores, bien que leurs aliments soient si différents. M. Bell a nommé ainsi ce genre en raison de son court museau ; la forme de la gueule peut, en effet, se comparer à celle de la tortue ; on peut supposer, d’ailleurs, que c’est une conséquence de leurs habitudes herbivores. Il est fort intéressant, en somme, de trouver un genre bien caractérisé possédant une espèce marine et une espèce terrestre, et confinée dans une si petite partie du monde. L’espèce aquatique est de beaucoup la plus remarquable, en ce sens que c’est le seul lézard connu qui se nourrisse de plantes marines. Comme je l’ai déjà fait observer, ces îles ne sont pas aussi remarquables par le nombre des espèces de reptiles que par celui des individus que ces espèces contiennent ; quand on se rappelle les sentiers bien battus tracés par des milliers d’immenses tortues terrestres, les nombreuses tortues marines, les véritables fourmilières d’amblyrhynques terrestres, l’innombrable quantité de représentants de l’espèce marine qu’on rencontre à chaque instant sur les côtes rocailleuses de toutes les îles de l’archipel, il faut bien admettre que, dans aucune autre partie du monde, cet ordre ne remplace les mammifères herbivores d’une façon aussi extraordinaire. Le géologue, en considérant ce qui se passe dans l’archipel des Galapagos, se trouvera probablement malgré lui reporté à l’époque secondaire, alors que des lézards, les uns herbivores, les autres carnivores, dont les dimensions ne peuvent se comparer qu’à celles de nos baleines actuelles, habitaient en quantité innombrable et la terre et la mer. Il est donc un point qu’on ne saurait trop remarquer, c’est que cet archipel, au lieu de posséder un climat humide, une végétation exubérante, est en somme extrêmement aride et, pour un pays équatorial, a un climat extrêmement tempéré.

Les quinze espèces de poissons de mer que j’ai pu me procurer ici, appartiennent toutes à de nouvelles espèces. Ces espèces se répartissent dans douze genres, tous fort étendus, à l’exception du Prionotus dont les quatre espèces connues habitent les mers situées à l’orient de l’Amérique. J’ai recueilli seize espèces de coquillages terrestres, et deux variétés bien distinctes qui sont toutes particulières à cet archipel, à l’exception d’une Helix qu’on trouve à Taïti ; un seul coquillage d’eau douce, une Paludina, se trouve aussi à Taïti et à la terre Van-Diemen. M. Cuming, avant notre voyage, s’était procuré ici quatre-vingt-dix espèces de coquillages marins ; or, ce nombre ne comprend pas plusieurs espèces de Trochus, de Turbo, de Monodonta et de Nasa, qui n’ont pas encore été spécifiquement étudiées. M. Cuming a été assez bon pour me communiquer les intéressants résultats suivants auxquels il a été amené : sur ces 90 coquillages, 49 sont inconnus partout ailleurs, fait étonnant si l’on considère que les coquillages marins ont un habitat extrêmement étendu. Sur les 43 coquillages trouvés dans d’autres parties du monde, 25 habitent la côte occidentale de l’Amérique, et, sur ce nombre, 8 ne sont que des variétés ; les 18 autres, y compris une variété, ont été retrouvés par M. Cuming dans l’archipel Dangereux, et quelques-uns aussi aux Philippines. Il est bon de remarquer que des coquillages provenant d’îles situées au centre du Pacifique se retrouvent ici ; aucun coquillage marin, en effet, n’est commun aux îles de cet océan et à la côte occidentale de l’Amérique. L’océan baignant la côte occidentale de l’Amérique dans la direction du nord et du sud est séparé en deux provinces conchyliologiques absolument distinctes ; l’archipel des Galapagos semble former un véritable rendez-vous où beaucoup de nouvelles formes se sont produites, et où chacune de ces deux grandes provinces conchyliologiques a envoyé plusieurs colons. La province américaine y a aussi envoyé des représentants de ses espèces ; car on trouve aux îles Galapagos une espèce de Monoceros, genre que l’on ne trouve que sur la côte occidentale de l’Amérique ; on y rencontre aussi des espèces de Fissurella ou de Cancellaria, genre commun sur la côte occidentale, mais que, d’après M. Cuming, on ne trouve pas dans les îles centrales du Pacifique. D’autre part, on rencontre aux îles Galapagos des espèces d’Oniscia et de Stylifer, genre commun dans les Indes occidentales, et dans les mers de la Chine et de l’Inde, mais que l’on ne rencontre ni sur la côte occidentale de l’Amérique, ni dans le Pacifique central. Je puis ajouter que MM. Cuming et Hinds ont comparé environ 2 000 coquillages trouvés sur les côtes occidentales et orientales de l’Amérique, et qu’il n’y en a qu’un seul, le Purpura patula, qui habite à la fois les Indes occidentales, la côte de Panama et les îles Galapagos. Nous trouvons donc, dans cette partie du monde, trois grandes provinces maritimes conchyliologiques absolument distinctes, quoique fort rapprochées les unes des autres, car elles ne sont séparées que par de longs intervalles de terre ou de mer s’étendant du nord au sud.

J’ai recueilli avec soin tous les insectes que j’ai pu trouver, mais, sauf la Terre de Feu, je n’ai jamais vu de pays si pauvre sous ce rapport. Il y a fort peu d’insectes même dans les régions humides supérieures, et je n’y ai guère vu que quelques petits diptères et quelques petits hyménoptères de forme très-commune. Comme je l’ai déjà fait remarquer, les insectes sont très-petits, et ont des couleurs fort sombres si l’on considère que l’on est dans un pays tropical. J’ai recueilli 25 espèces de scarabées, non compris un Dermeste et un Corynetes, importés partout où touche un vaisseau ; sur ces 25 espèces, 2 appartiennent aux harpalides, 2 aux hydrophilides, 9 à trois familles d’hétéromères, et les 12 autres à autant de familles différentes ; le fait que les insectes, et je puis ajouter les végétaux, quand ils sont en petit nombre, appartiennent à beaucoup de familles différentes est, je crois, très-général. M. Waterhouse, qui a publié[2] une description des insectes de cet archipel, et à qui je dois les détails que je viens de donner, m’informe qu’on trouve là quelques genres nouveaux ; parmi les genres non nouveaux un ou deux sont américains, et les autres se trouvent dans le monde entier. À l’exception de l’Apate, qui se nourrit de bois, et d’un ou probablement de deux scarabées aquatiques, provenant du continent américain, toutes les espèces paraissent nouvelles.

Cet archipel présente tout autant d’intérêt au point de vue botanique qu’au point de vue zoologique. Le docteur Hooker publiera bientôt dans les Linnean Transactions une étude détaillée sur cette flore, et il a bien voulu me communiquer les particularités suivantes. On y connaît jusqu’à présent, 185 espèces de plantes portant des fleurs, et 40 espèces cryptogames, ce qui fait en somme 225 espèces ; or j’ai été assez heureux pour en rapporter 193. Sur ces 225 espèces, 100 sont des espèces nouvelles limitées probablement à cet archipel. Le docteur Hooker croit que sur les plantes qui ne sont pas particulières à cet archipel, 10 espèces au moins, trouvées auprès des terrains cultivés dans l’île Charles, ont été importées. Il est, je crois, fort surprenant qu’un plus grand nombre d’espèces américaines n’aient pas été introduites naturellement dans cet archipel si l’on considère qu’il n’est éloigne du continent que par une distance de 5 ou 600 milles ; en outre, selon Collnett (p. 58), des bambous, des cannes à sucre, des noix de palmier, en un mot des bois de toute espèce, sont souvent amenés par les courants sur les côtes sud-est de ces îles. Cent plantes à fleurs sur 185, ou sur 175 si l’on ne tient pas compte des plantes importées, étant des espèces nouvelles, c’est là, je crois, plus qu’il n’en faut pour que l’archipel des Galapagos constitue une région botanique distincte ; cependant cette flore est loin d’être aussi remarquable que celle de Sainte-Hélène, ou, si je dois en croire le docteur Hooker, que celle de Juan Fernandez. La singularité de la flore de l’archipel des Galapagos se remarque surtout dans certaines familles ; ainsi, on y trouve 21 espèces de composées, dont 20 sont particulières à cet archipel ; ces 20 espèces appartiennent à douze genres, et, sur ces genres, dix ne se trouvent que dans les îles Galapagos. Le docteur Hooker m’apprend que cette flore a très-certainement un caractère américain, et qu’il ne peut trouver chez elle aucune affinité avec celle du Pacifique. Si nous en exceptons donc dix-huit coquillages marins, un coquillage d’eau douce et un coquillage terrestre, qui semble être venu ici comme colon des îles centrales du Pacifique ; si nous en exceptons aussi l’espèce distincte de moineaux appartenant au Pacifique, nous voyons que cet archipel, bien que situé dans l’océan Pacifique, fait zoologiquement partie de l’Amérique.

Si ce caractère provenait uniquement d’une immigration américaine, il n’y aurait rien de bien remarquable dans ce fait ; mais nous avons vu que la grande majorité de tous les animaux terrestres et que plus de la moitié des plantes sont des productions indigènes. Rien de frappant comme de se voir entouré par de nouveaux oiseaux, de nouveaux reptiles, de nouveaux coquillages, de nouveaux insectes, de nouvelles plantes, et cependant de se sentir transporté, pour ainsi dire, dans les plaines tempérées de la Patagonie ou dans les déserts si chauds du Chili septentrional, par d’innombrables détails insignifiants de conformation, et même par le ton de la voix et le plumage des oiseaux. Comment se fait-il que, sur ces petits îlots, qui tout dernièrement encore, géologiquement parlant, devaient être recouverts par les eaux de l’Océan, îlots formés de laves basaltiques, et qui diffèrent par conséquent du caractère géologique du continent américain, outre qu’ils sont situés sous un climat particulier ; comment se fait-il, dis-je, que sur ces petits îlots les habitants indigènes différant et par le nombre et par l’espèce de ceux du continent, et réagissant par conséquent l’un sur l’autre de façon différente, aient été créés sur le type américain ? Il est probable que les îles du Cap-Vert ressemblent par toutes leurs conditions physiques aux îles Galapagos beaucoup plus que ces dernières ne ressemblent physiquement à la côte de l’Amérique ; cependant les habitants indigènes des deux groupes sont absolument dissemblables ; ceux des îles du Cap-Vert portent la marque de l’Afrique, de même que ceux de l’archipel des Galapagos portent celle de l’Amérique.

Je n’ai pas encore parlé du caractère de beaucoup le plus remarquable de l’histoire naturelle de cet archipel, c’est-à-dire que les différentes îles sont, dans une grande mesure, habitées par des animaux ayant un caractère différent. C’est le vice-gouverneur, M. Lawson, qui a appelé mon attention sur ce fait ; il m’a affirmé que les tortues différaient sur les différentes îles et qu’il pouvait dire avec certitude de quelle île provenait telle tortue qu’on lui apportait. Malheureusement je négligeai trop cette affirmation dans le principe et je mélangeai les collections provenant de deux des îles. Je n’aurais jamais pu m’imaginer que des îles situées à environ 50 ou 60 milles de distance, presque toutes en vue les unes des autres, formées exactement des mêmes rochers, situées sous un climat absolument semblable, s’élevant presque toutes à la même hauteur, aient eu des animaux différents ; mais nous verrons bientôt que ce fait est exact. Il arrive malheureusement à la plupart des voyageurs qu’ils sont obligés de s’éloigner dès qu’ils ont découvert ce qu’il y a de plus intéressant dans une localité ; j’ai été assez heureux toutefois pour me procurer des matériaux en quantité suffisante pour établir ce fait extrêmement remarquable de la distribution des animaux.

Les habitants, comme je l’ai dit, affirment qu’ils peuvent reconnaître les unes des autres les tortues provenant des différentes îles ; ils affirment, en outre, que ces tortues ne sont pas de la même grosseur et qu’elles possèdent des caractères distincts. Le capitaine Porter a décrit[3] les tortues provenant de l’île Charles et de l’île Hood, située tout à côté de la première ; leur carapace, selon lui, est épaisse par devant et affecte un peu la forme d’une selle espagnole ; les tortues de l’île James, au contraire, sont plus rondes, plus noires et ont un meilleur goût quand elles sont cuites. M. Bibron m’affirme aussi qu’il a trouvé deux espèces distinctes de tortues dans l’archipel Galapagos, mais il ne sait pas de quelles îles elles proviennent. Les spécimens que j’ai rapportés provenaient de trois îles ; c’étaient de jeunes individus et c’est probablement pour cette raison que ni M. Gray, ni moi, n’avons pu découvrir chez eux aucune différence spécifique. J’ai remarqué que l’Amblyrhynchus marin était plus grand à l’île Albemarle que partout ailleurs ; M. Bibron, de son côté, m’informe qu’il a vu deux espèces aquatiques distinctes de ce genre ; il est donc probable que les différentes îles possèdent leurs races et leurs espèces particulières d’amblyrhynchus aussi bien que de tortues. Mais ce qui éveilla complètement mon attention, ce fut la comparaison des nombreux spécimens d’oiseaux moqueurs tués par moi ou par les officiers du bord. À mon grand étonnement, je m’aperçus que tous ceux qui provenaient de l’île Charles appartenaient à l’espèce Mimus trifasciatus ; tous ceux qui provenaient de l’île Albemarle appartenaient à l’espèce Mimus parvulus ; tous ceux qui provenaient des îles James et Chatham, entre lesquelles sont situées deux autres îles formant une espèce de lien, appartenaient à l’espèce Mimus melanotis. Ces deux dernières espèces sont très-voisines et quelques ornithologistes ne les considéreraient que comme des races ou des variétés bien déterminées. Mais l’espèce Mimus trifasciatus est absolument distincte. Malheureusement, la plupart des spécimens de moineaux se sont trouvés mêlés ensemble, mais j’ai de fortes raisons pour croire que quelques espèces du sous-groupe geospiza ne se trouvent que sur certaines îles. Si les différentes îles possèdent leurs espèces particulières de geospiza, cela peut expliquer le nombre considérable d’espèces de ce sous-groupe dans ce petit archipel ; on peut attribuer aussi au nombre considérable de ces espèces la série parfaitement graduée dans la grosseur de leur bec. Deux espèces du sous-groupe cactornis et deux espèces de camarhynchus proviennent de ces archipels ; or les nombreux spécimens tués par quatre chasseurs dans l’île James, appartiennent tous à une espèce de chaque groupe ; tandis que les nombreux spécimens tués soit dans l’île Chatham, soit dans l’île Charles, car les deux lots ont été mélangés, appartiennent tous aux deux autres espèces. Nous pouvons donc en conclure que ces îles possèdent leurs espèces particulières de ces deux sous-groupes. Cette loi de distribution ne paraît pas s’appliquer aux coquillages terrestres. M. Waterhouse, en examinant ma petite collection d’insectes, a remarqué qu’aucun d’eux n’est commun à deux îles ; mais il n’a pu, bien entendu, faire cette remarque que pour ceux auxquels j’avais attaché le nom de l’endroit où je les avais trouvés.

Si actuellement nous examinons la flore, nous trouverons aussi que les plantes indigènes des différentes îles présentent, tout comme la faune, des caractères très-distincts. J’emprunte les résultats suivants à mon ami le docteur J. Hooker, qui a une autorité indiscutable sur ce sujet. Je dois commencer par dire que j’ai recueilli toutes les plantes en fleur dans les différentes îles sans songer à les séparer ; heureusement, cependant, la collection recueillie dans chaque île a été placée dans une enveloppe séparée. Toutefois il ne faudrait pas avoir une confiance trop absolue dans les résultats que je vais indiquer, parce que les petites collections faites par quelques autres naturalistes, bien que confirmant en partie ces résultats, prouvent absolument d’autre part qu’il faut encore faire de nombreuses études sur la botanique de cet archipel ; en outre, je ne donne que des chiffres approximatifs pour les légumineuses :

Nom de l’île. Nombre total des espèces. Nombre des espèces trouvées dans les autres parties du monde. Nombre des espèces particulières à l’archipel des Galapagos. Nombre des espèces particulières à une seule île. Nombre des espèces particulières à l’archipel des Galapagos, mais qui se trouvent dans plus d’une île du groupe.
Île James 71 33 38 30 8
Île Albemarle 46 18 26 22 4
Île Chatham 32 16 16 12 4
Île Charles 68 39* 29 21 8

* Ou 29, si l’on retranche les plantes qui ont été probablement importées.

Il appert de ce tableau un fait véritablement étonnant, c’est-à-dire que, dans l’île James, sur les trente-huit plantes de cette île appartenant en propre à l’archipel des Galapagos ou qui, en d’autres termes, ne se trouvent dans aucune autre partie du monde, trente se trouvent exclusivement dans cette île. Sur les vingt-six plantes de l’île Albemarle particulières aux îles Galapagos, vingt-deux ne se trouvent que dans cette île, c’est-à-dire que quatre seulement croissent dans les autres îles de l’archipel, autant toutefois que les recherches effectuées jusqu’à prescrit peuvent le prouver. Le tableau ci-dessus prouve qu’il en est de même pour les plantes de l’île Charles et pour celles de l’île Chatham. Quelques exemples rendront peut-être ce fait plus frappant encore : ainsi le remarquable genre arborescent des Scalesia, appartenant à la famille des composées, ne se trouve que dans cet archipel ; il comprend six espèces, l’une se trouve dans l’île Chatham, la seconde dans l’île Albemarle, la troisième dans l’île Charles, deux autres dans l’île James, et enfin la sixième dans une de ces trois dernières îles, sans que je puisse dire exactement laquelle ; mais, et c’est là ce qui est extrêmement remarquable, aucune de ces six espèces ne se trouve dans deux îles à la fois. Autre exemple : le genre Euphorbia, qu’on trouve dans le monde entier, est représenté ici par huit espèces, dont sept sont particulières à cet archipel et dont aucune ne se trouve sur deux îles à la fois ; les deux genres Acalypha et Borreria, qui se trouvent dans le monde entier, sont respectivement représentés ici par six et par sept espèces, mais la même espèce ne se trouve jamais dans deux îles à l’exception d’un Borreria. Les espèces de composées sont tout particulièrement locales. Le docteur Hooker m’a indiqué plusieurs autres exemples frappants des différences des espèces dans ces diverses îles. Il a remarqué que cette loi de distribution s’applique, et aux genres particuliers à l’archipel, et à ceux qui sont répandus dans les autres parties du monde. Or nous avons déjà vu que les différentes îles possèdent leurs espèces particulières du genre si répandu des tortues ; qu’elles possèdent aussi leurs espèces particulières du genre si répandu en Amérique des oiseaux moqueurs, aussi bien que de deux sous-groupes des moineaux particuliers à l’archipel des Galapagos et presque certainement du genre amblyrhynchus.

La distribution des habitants de cet archipel serait loin d’être aussi étonnante si une île, par exemple, possédait un oiseau moqueur et une autre île un oiseau appartenant à un genre tout à fait distinct ; — si une île possédait un genre de lézard et une seconde île un autre genre distinct, ou n’en possédait pas du tout ; — ou bien, si les différentes îles étaient habitées, non pas par des espèces représentatives des mêmes genres de plantes, mais par des genres totalement différents, comme cela arrive dans une certaine mesure. Ainsi, pour ne donner qu’un seul exemple de ce dernier cas, un grand arbre, portant des baies, qui se trouve dans l’île James, ne se trouve pas représenté dans l’île Charles. Mais ce qui me frappe, c’est au contraire ce fait que plusieurs îles possèdent leurs espèces particulières de tortues, d’oiseaux moqueurs, de moineaux et de plantes, et que ces espèces ont les mêmes habitudes, occupent des situations analogues et remplissent évidemment les mêmes fonctions dans l’économie naturelle de cet archipel. Il se peut sans doute que quelques-unes de ces espèces représentatives, tout au moins en ce qui concerne les tortues et quelques oiseaux, ne soient après tout que des races bien définies ; mais, en admettant qu’il en soit ainsi, ce fait n’en aurait pas moins d’intérêt pour le naturaliste.

J’ai dit que la plupart de ces îles sont en vue les unes des autres ; il est bon peut-être que j’entre dans quelques détails sur ce point : l’île Charles est située à 50 milles (80 kilomètres) de la partie la plus rapprochée de l’île Chatham et à 33 milles (53 kilomètres) de la partie la plus rapprochée de l’île Albemarle. L’île Chatham est située à 60 milles (96 kilomètres) de la partie la plus rapprochée de l’île James, mais il y a deux îles intermédiaires que je n’ai pas visitées. L’île James n’est située qu’à 10 milles (16 kilomètres) de la partie la plus rapprochée de l’île Albemarle, mais les deux coins où les collections ont été faites sont à 32 milles (52 kilomètres) l’un de l’autre. Il est peut-être bon que je répète aussi que, ni la nature du sol, ni l’altitude des terres, ni le climat, ni le caractère général des individus et par conséquent leur action l’un sur l’autre, ne diffèrent beaucoup dans les différentes îles. S’il y a une différence sensible de climat, ce doit être entre le groupe d’îles qui se trouve sous le vent, c’est-à-dire les îles Charles et Chatham et celui qui se trouve au vent ; mais il ne semble pas y avoir de différence correspondante dans les productions de ces deux moitiés de l’archipel.

La seule explication que je puisse donner des remarquables différences qui existent entre les habitants de ces diverses îles est que des courants très-forts, coulant dans la direction de l’ouest et de l’ouest nord-ouest, doivent séparer, quant à ce qui concerne le transport par eau, les îles méridionales des îles septentrionales ; on a trouvé, en outre, entre ces îles septentrionales, un fort courant du nord-ouest qui sépare l’île Albemarle de l’île James. Les tempêtes de vent sont fort rares dans cet archipel, par conséquent ni les oiseaux, ni les insectes, ni les graines ne peuvent être transportés par le vent d’une île à l’autre. Enfin, la grande profondeur de l’Océan entre les îles, leur origine volcanique évidemment récente, géologiquement parlant bien entendu, semble prouver que ces îles n’ont jamais été unies l’une à l’autre ; c’est là, probablement, une considération de la plus haute importance relativement à la distribution géographique de leurs habitants. Si l’on se rappelle les faits que je viens d’indiquer on reste étonné de l’énergie de la force créatrice, si on peut employer une telle expression, qui s’est manifestée sur ces petites îles stériles et rocailleuses ; on est encore plus étonné de l’action différente, tout en étant cependant analogue, de cette force créatrice sur des points si rapprochés les uns des autres. J’ai dit qu’on pourrait considérer l’archipel des Galapagos comme un satellite attaché à l’Amérique ; mais il vaudrait mieux l’appeler un groupe de satellites, semblables au point de vue physique, distincts au point de vue des organismes, et cependant intimement reliés les uns aux autres et tous reliés au grand continent de l’Amérique, de façon très-marquée, quoique beaucoup moins en somme qu’ils ne le sont l’un avec l’autre.

Pour terminer la description de l’histoire naturelle de ces îles, je dirai quelques mots sur le défaut de timidité des oiseaux.

Ce caractère est commun à toutes les espèces terrestres, c’est-à-dire aux oiseaux moqueurs, aux moineaux, aux roitelets, aux gobe-mouches, aux colombes et à la buse. Tous s’approchent de vous d’assez près pour qu’on puisse les tuer à coups de baguette ; on peut même les prendre, comme j’ai essayé de le faire moi-même, avec un chapeau ou une casquette. Le fusil vous est presque une arme inutile dans ces îles ; il m’est arrivé de pousser un faucon avec le canon de ma carabine. Un jour que j’étais assis à terre, un oiseau moqueur vint se poser sur le bord d’un vase fait d’une écaille de tortue que je tenais à la main et il se mit tranquillement à boire ; pendant qu’il était posé sur le bord du vase, je le soulevai de terre sans qu’il bougeât ; j’ai souvent essayé, et souvent aussi j’ai réussi, à prendre ces oiseaux par les pattes. Les oiseaux de ces îles paraissent avoir été encore plus hardis qu’ils ne le sont à présent. Cowley (il a visité cet archipel en 1684) dit : « Les tourterelles étaient si parfaitement apprivoisées, qu’elles venaient se percher sur nos chapeaux et sur nos bras, de telle sorte que nous pouvions les prendre vivantes ; elles devinrent un peu plus timides quand quelques-uns de nos camarades eurent tiré sur elles. » Dampier écrit aussi, dans la même année, qu’un homme pouvait facilement tuer pendant sa promenade du matin six ou sept douzaines de tourterelles. Bien qu’elles soient encore aujourd’hui extrêmement apprivoisées, les tourterelles ne viennent plus se percher sur les bras des voyageurs ; elles ne se laissent pas non plus tuer en nombre si considérable. Il est même surprenant que ces oiseaux ne soient pas devenus plus sauvages, car, pendant les cent cinquante dernières années, des boucaniers et des baleiniers ont fréquemment visité ces îles, et les matelots, errant dans les bois à la recherche des tortues, semblent se faire une fête de tuer les petits oiseaux.

Bien que plus pourchassés encore aujourd’hui, ces oiseaux ne deviennent pas facilement sauvages. À l’île Charles, colonisée depuis six ans environ, j’ai vu un gamin assis auprès d’un puits une badine à la main, avec laquelle il tuait les tourterelles et les moineaux qui venaient boire. Il en avait déjà un petit tas auprès de lui pour son dîner ; il me dit qu’il avait l’habitude de venir se poster auprès de ce puits dans le but d’en tuer tous les jours. Il semble réellement que les oiseaux de cet archipel n’aient pas encore compris que l’homme est un animal plus dangereux que la tortue ou l’Amblyrhynchus ; ils n’y font donc pas plus d’attention que les oiseaux sauvages anglais, les pies, par exemple, ne font attention aux vaches et aux chevaux qui broutent dans les champs.

Aux îles Falkland on trouve aussi des oiseaux qui ont exactement le même caractère. Pernety, Lesson, et d’autres voyageurs ont remarqué le défaut de timidité du petit Opetiorhynchus. Ce caractère cependant n’est pas particulier à cet oiseau : le Polyborus, la bécasse, l’oie des basses terres ou des hautes terres, la grive, le bruant et même quelques faucons sont presque tous aussi peu timides. Ce manque de timidité, dans ce pays où l’on trouve des renards, des faucons et des hiboux prouve que nous ne pouvons pas attribuer à l’absence d’animaux carnivores dans les îles Galapagos le manque de timidité qu’on remarque chez les oiseaux de ces dernières îles. Les oies des hautes terres aux îles Falkland, en prenant la précaution de bâtir leurs nids sur les îlots qui avoisinent la côte, prouvent qu’elles redoutent le voisinage des renards, mais cela ne les a pas rendues sauvages vis-à-vis de l’homme. Ce défaut de timidité des oiseaux, et particulièrement des oiseaux aquatiques, contraste singulièrement avec les habitudes de la même espèce à la Terre de Feu, où, depuis des siècles, les sauvages les pourchassent. Aux îles Falkland, un chasseur peut arriver à tuer en un jour plus d’oies des hautes terres qu’il n’en peut porter ; à la Terre de Feu, au contraire, il est aussi difficile d’en tuer une qu’il est difficile de tuer une oie sauvage en Angleterre.

À l’époque de Pernety (1763), les oiseaux des îles Falkland semblaient être beaucoup moins timides qu’ils ne le sont aujourd’hui ; ce voyageur affirme que l’Opetiorhynchus venait presque se percher sur ses doigts et qu’un jour il en tua dix en une demi-heure avec une badine. À cette époque les oiseaux devaient donc être aussi peu timides qu’ils le sont actuellement dans l’archipel des Galapagos. Dans ces dernières îles, ils paraissent avoir profité beaucoup plus lentement des leçons de l’expérience que dans les îles Falkland ; il est vrai que là les moyens d’acquérir cette expérience ont été nombreux, car, outre les visites fréquentes de bâtiments marchands, les îles Falkland ont été, à diverses reprises, colonisées pendant des périodes plus ou moins longues. À l’époque même où tous les oiseaux étaient si peu timides, il était fort difficile, s’il faut en croire Pernety, de tuer le cygne à cou noir ; cet oiseau de passage avait probablement appris la sagesse dans les pays étrangers.

Je puis ajouter que, selon Du Bois, tous les oiseaux de l’île Bourbon en 1571-1572, à l’exception du flamant et des oies, étaient si peu timides, qu’on pouvait les prendre à la main ou les tuer avec un bâton. Carmichael[4] affirme qu’à Tristan d’Acunha, dans l’Atlantique, les deux seuls oiseaux terrestres qui s’y trouvent, une grive et un bruant, sont « si peu sauvages, qu’on peut les prendre avec un filet à papillon. » Ces différents faits nous permettent, je crois, de conclure : 1o que la sauvagerie des oiseaux vis-à-vis de l’homme est un instinct particulier dirigé contre lui, instinct qui ne dépend en aucune façon de l’expérience qu’ils ont pu acquérir contre d’autres sources de dangers ; 2o que les oiseaux n’acquièrent pas individuellement cet instinct en peu de temps, même quand on les pourchasse beaucoup, mais que, dans le cours des générations successives, il devient héréditaire. Nous sommes accoutumés à voir, chez les animaux domestiques, de nouvelles habitudes mentales ou des instincts acquis et devenus héréditaires ; chez les animaux sauvages, au contraire, il doit toujours être très-difficile de découvrir une science acquise héréditairement. Il n’y a qu’un moyen d’expliquer la sauvagerie des oiseaux envers l’homme, c’est par l’habitude héréditaire ; fort peu de jeunes oiseaux, comparativement, sont pourchassés par l’homme dans une année quelconque en Angleterre, par exemple, et cependant, presque tous, même les jeunes encore au nid, redoutent l’homme ; d’autre part, beaucoup d’individus, et aux îles Galapagos, et aux îles Falkland, ont eu à souffrir des attaques de l’homme, et cependant ils n’ont pas encore appris à le craindre. Nous pouvons conclure de ces faits que l’introduction d’une nouvelle bête de proie dans un pays doit causer des désastres terribles avant que les instincts des habitants indigènes se soient adaptés à la ruse ou à la force de l’étranger.





  1. Voyage aux quatre îles d’Afrique. Pour les îles Sandwich, voir Journal de Tyerman et Bennett, vol. I, p. 434. Pour l’île Maurice, voir Voyage par un officier, etc., partie I, p. 170. Il n’y a pas de grenouilles aux îles Canaries (Webb et Berthelot, Hist. nat. des îles Canaries). Je n’en ai pas vu non plus à San Iago, ou aux îles du Cap-Vert. Il n’y en a pas à Sainte-Hélène.
  2. Ann. and Magaz. of Nat Hist., vol. XVI, p, 19.
  3. Voyage in the U. S. ship Essex, vol. I, p. 215.
  4. Linn. Trans., vol. XII, p. 490. Le fait le plus extraordinaire, à ce sujet, dont j’aie jamais entendu parler, est la sauvagerie des petits oiseaux dans les parties arctiques de l’Amérique septentrionale, où, dit-on, on ne les chasse jamais (voir Richardson, Fauna Bor., vol. II, p. 332). Ce fait est d’autant plus étrange, qu’on affirme que les mêmes espèces, dans leurs quartiers d’hiver, aux États-Unis, ne sont pas sauvages du tout. Comme l’a si bien remarqué le docteur Richardson, il y a des points absolument inexplicables relativement aux différents degrés de timidité et de soin avec lesquels les oiseaux cachent leurs nids. N’est-il pas étrange, par exemple, que le pigeon ramier, oiseau ordinairement si sauvage, vienne, en Angleterre, fréquemment faire son nid dans les bosquets situés tout près des maisons ?