Voyage en Amérique/01

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VOYAGE


À TERRE-NEUVE.

Départ de Brest. — Montagnes de glaces. — Arrivée à Saint-Pierre. — Description des îles Saint-Pierre et Miquelon. — Langlade ou petite Miquelon. — Erreur des géographes. — Poudrerie. — Moyen qu’emploient les Indiens pour se garantir de la poudrerie. — Précis historique sur Terre-Neuve. — Excursion au Croc. — Effets de mirage en mer. — Tombeau de deux jeunes aspirans anglais. — Moustiques. — Pêcheries. — Préparation de la Morue. — Société Béotique. — Indiens rouges. — Excursion à Grois. — Chasse au loup marin et à l’ours blanc. — Les courlieus. — Leurs évolutions aériennes. — Roches chatouilleuses. — Chasse au caribou. — Brumes épaisses. — Bivouac dans l’eau. — Départ de Grois — Nuit en mer. — Terre-Neuve bouleversée par une grande révolution. — Beauté de ses rades et de ses ports. — Baccalao. — Oiseaux de Baccalao, utiles pilotes. — Sain-Jean. — Terres de la désolation. — Consommation extraordinaire de gibier. — Observations sur la température de Terre-Neuve et de l’Amérique du Nord. — Départ.


J’allais partir pour les États-Unis, lorsque M. Brue, qui venait d’être nommé gouverneur des îles Saint-Pierre et Miquelon, me proposa de me mener à sa nouvelle résidence. Je m’y décidai, quoiqu’on me peignît Terre-Neuve et ses dépendances comme un triste pays ; mais je ne pouvais faire ce voyage dans une compagnie plus agréable que la sienne et celle de M. Brou, commandant la corvette qui devait nous y conduire.

Je partis de Brest le 28 avril 1828, sur la Cérès, corvette de 18, commandant la station de Terre-Neuve, avec la gabarre le Chameau et deux goëlettes de 8 la Béarnaise et la Mésange.

Le 17 mai, étant par 52° 21′ longitude et 45° 32′ latitude, on vint me réveiller pour me faire voir une montagne de glace, qui se trouvait par notre travers à tribord. Nous en étions à un demi-mille de distance, et le vent qui soufflait de ce côté nous glaçait à bord : sa hauteur pouvait être de 350 à 400 pieds, et sa largeur d’une lieue. C’était pour tout l’équipage, qui n’avait pas encore navigué dans ces parages, un spectacle aussi nouveau que pour moi. Nous en vîmes encore les jours suivans, et une, entre autres, de quatre lieues de large et de douze cents pieds de haut ; on dirait de grandes îles sortant de la mer, et le matin et le soir c’est un spectacle magnifique que de voir ces masses éclatantes dorées par les feux du soleil.

Nous vîmes des marsouins, des souffleurs, des baleines ; et après avoir pris quelques morues sur le Grand Blanc, et tiré quelques coups de canon à poudre sur d’inoffensifs bâtimens dont tout le tort était de ne pas nous hisser leurs couleurs, nous arrivâmes le 27 mai à quatre heures du soir à l’île de Saint-Pierre, et jetâmes l’ancre près du Cap à l’Aigle.

Il y faisait très-froid, et par la neige qui restait dans les crevasses des rochers, on pouvait juger que l’hiver y avait été rigoureux. Nous avions tourné autour de ces îles pendant trois jours, sans oser nous en approcher, à cause d’une brume constante, qui ne laissait voir d’un bout du bâtiment à l’autre ; mais le 27, vers deux heures, le ciel s’éclaircit, et à environ une demi-lieue, nous vîmes sur notre droite les côtes de Saint-Pierre couvertes de neige. Comptant sur la durée du beau temps, nous avançâmes hardiment près des rochers ; mais la brume nous enveloppa tout à coup, et nous laissa dans une position très-difficile. Nous diminuâmes de voiles, et avançâmes en cherchant à découvrir le Grand-Colombier, haute masse de rochers formant une île, qui devait se trouver devant nous. En effet, nous aperçûmes l’écume blanche des brisans, et tournâmes à droite en passant entre ces rochers et l’île de Saint-Pierre, détroit assez dangereux, surtout quand on n’y voit pas. Toutes les cinq minutes, nous tirions un coup de canon pour appeler le capitaine du port et le pilote à notre aide ; mais le plus difficile était fait. Tout à coup, comme un changement à vue à l’opéra, le vent dissipa la brume, et nous nous trouvâmes suivant bonne route, entre deux côtes escarpées et rocailleuses. Nous étions entourés d’une grande quantité de canots à rames et à voiles, entre autres celui du pilote qui monta à bord, et nous conduisit heureusement, à travers plusieurs passes dangereuses, en rade de Saint-Pierre.

Nos regards se portèrent de suite vers la ville, dont nous étions à peu près à un mille ; mais ce qu’on en voyait de dessus le pont n’offrait pas un spectacle bien riant. Au pied de montagnes couvertes de rochers s’élevaient une centaine de maisons de bois, sombres, basses, et d’un triste aspect. Un petit clocher se distinguait sur l’église, à côté d’une maison d’assez bonne apparence, qui, nous dit-on, était le palais du gouverneur ; mais pas le moindre mouvement dans la rue, personne dehors, et on ne voyait dans le port que cinq ou six bricks. Quelle que fût cependant la terre où j’abordais, j’étais fort impatient d’y descendre.

L’installation de M. Brue, le nouveau gouverneur, eut lieu le lendemain ; il partit à midi de la corvette avec le commandant, et cinq coups de canon, tirés de la ville, y annoncèrent son arrivée. La Cérès y répondit aussitôt. Il fut reçu avec toute la pompe qu’on pouvait attendre à Saint-Pierre, et le pavillon fut hissé au gouvernement et sur tous les bâtimens du port.

Voici comment Cassini décrivait en 1778 les îles de Saint-Pierre et Miquelon, lorsqu’il détermina la latitude du bourg de Saint-Pierre : « Saint-Pierre est une petite île, sa plus grande longueur peut être de deux lieues ; Miquelon est un peu plus grande. Saint-Pierre cependant est le chef-lieu de la colonie. La sûreté de son port y attire un grand nombre de bâtimens, et c’est probablement la seule raison qui a décidé le gouverneur français à y fixer sa résidence, car j’ai entendu dire que Miquelon était plus agréable. Je me suis quelquefois promené dans l’intérieur pour étudier le pays, et en observer les productions. Tout ce que j’y trouvai, ce furent des montagnes, que l’on ne gravissait pas sans danger. Les petites vallées qui les séparaient n’étaient pas plus praticables ; les unes, pleines d’eau, formaient une longue suite d’étangs ; les autres étaient encombrées de petits sapins et de quelques chétifs bouleaux, seuls arbres que j’aie vu pousser dans le pays. Je n’en ai pas vu s’élever à plus de douze pieds de hauteur. Miquelon est mieux partagée pour le bois. — La plante la plus agréable que je trouvai dans l’île est une espèce de thé, ainsi appelé par les habitans ; il ressemble beaucoup à notre romarin, tant par la feuille que par la tige. Il y a aussi une autre plante appelée anis, qui se prend également infusée dans l’eau bouillante. On peut juger combien les habitans de cette île sont privés des premières nécessités de la vie, là où le blé ne pousse pas, et où tout entièrement, jusqu’aux moindres objets, doit venir de France. Les maisons sont bâties dans une petite plaine le long de la mer. Il y a de petits jardins où poussent avec peine quelques laitues, qui sont mangées avec avidité lorsqu’elles sont encore vertes. Le manque de pâturages empêche d’avoir beaucoup de bestiaux, et en fait de viande fraîche, on en est réduit aux volailles. On fait de la soupe avec des têtes de morues. Notre arrivée à Saint-Pierre fut célébrée par la mort d’un bœuf, c’était la plus belle réception que les habitans de cet endroit pouvaient nous faire.

» De cette description on peut conclure que Saint-Pierre doit être considéré uniquement comme un abri ouvert aux pêcheurs en détresse. Nous y avons cependant fondé une colonie. ».

Depuis le temps où Cassini quitta ces îles, elles se sont beaucoup améliorées, surtout quant aux pâturages, qui sont abondans dans la petite Miquelon, et qui donnent de nombreux bestiaux. Il y a maintenant, en 1831, huit établissemens ruraux, 8 chevaux, 380 bœufs ou vaches, et 400 moutons et chèvres. Quant à la population de la ville, elle est de 800 âmes pour la sédentaire, et de 225 pour les marins hivernant, en tout 1025.

L’île de Saint-Pierre est située par 58° 35′ de longitude ouest, et 46° 46′ 30″ de latitude. Pendant cinq mois de l’année on y est enveloppé de brumes épaisses qui laissent rarement voir le soleil, et pendant cinq autres mois la neige couvre presque toujours la terre : septembre et octobre, quelquefois novembre, sont très-clairs. Dans les beaux jours, on voit parfaitement les côtes de Terre-Neuve, qui sont à huit lieues de distance, et la montagne du Chapeau rouge, qui en est à seize. Pour toute défense, la ville a cinq gendarmes, et trente hommes embarqués sur le Stationnaire ; en outre, il y a une petite pointe de terre, nommée Pointe aux canons, entourée de fagots et de gazon, d’où percent trois canons servant à rendre les saluts aux bâtimens étrangers qui entrent ; les Anglais dans leurs traités, nous défendirent d’en avoir plus. Les maisons, bâties toutes en bois, sont pour la plupart faites à Brest. Celle du gouverneur est la plus belle ; elle a un étage et des mansardes ; on y arrive par un tapis de gazon entouré d’une palissade à hauteur d’appui, et traversée par une allée qui conduit au perron : quatre pierriers en défendent l’entrée. Les armes de France sont peintes sur la porte, et entourées de tonneaux, d’ancres, etc., ce qui lui dorme assez l’apparence d’une enseigne de bureau de tabac. Il y a une église et un hôpital, où les malades sont soignés par des sœurs de Saint-Joseph ; quelques boutiques, trois billards, et un café, où se tiennent ordinairement les officiers de marine.

C’est un triste séjour pendant l’hiver. Toutes communications sont interceptées, non-seulement avec l’Europe, l’Amérique et Terre-Neuve, mais encore avec Miquelon et Langlade (petite Miquelon). La chasse est la seule distraction qu’on puisse se procurer alors ; mais vers la fin d’avril arrivent les bâtimens de pêche : les Basques sont généralement les premiers arrivés. La division de guerre y vient vers la moitié de mai, commandée par une corvette. On y envoyait anciennement une frégate, mais on y a renoncé, les petits bâtimens étant plus commodes dans ces parages. Le commandant de la division est aussi inspecteur des îles, et il expédie ses bâtimens sur différens points de Terre-Neuve, pour protéger nos pêcheurs contre les Anglais s’il y avait lieu ; il s’y transporte aussi, et retourne en France vers la fin d’octobre, laissant une goëlette qui ne peut en partir qu’après les derniers bâtimens de pêche, vers la fin de novembre. Depuis le mois de mai jusqu’à celui d’octobre, Saint-Pierre est très-vivant. Un grand nombre de bâtimens nommés banquiers, parce qu’ils font la pêche sur le Grand-Banc, viennent y sécher leurs morues. Ceux de guerre, soit français, soit anglais, y viennent plusieurs fois, et le gouverneur a toujours des officiers à sa table, qui lui font oublier l’ennui de l’hiver. Les bâtimens de la station de la Havane quittent cette ville pendant l’hivernage, et remontent jusqu’à Saint-Pierre, où les morues et l’oseille rétablissent en peu de temps les équipages qui y arrivent presque toujours malades. Cette colonie a sur toutes les autres, telles que le Sénégal, la Guyane et les Antilles, l’avantage d’être parfaitement saine. Quant à la société de la ville, elle se compose de quelques négocians et de quelques employés du gouvernement.

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Comme je l’ai dit, Saint-Pierre est un pays fort giboyeux ; pour ma part, je tuai plusieurs renards argentés que j’envoyai en France, où ils sont maintenant sous forme de palatines et de manchons. Mais une chasse que je fis sur le Grand-Colombier avec le commandant et plusieurs officiers, fut surtout abondante.

Le Colombier a près de quatre cents pieds de haut, et il est dangereux à gravir, à cause de la terre, de la mousse et des pierres qui y manquent sous les pieds. Dans cette position, n’ayant rien où l’on puisse s’accrocher, plusieurs personnes ont été entraînées jusque dans la mer. Avant d’y débarquer, nous étions déjà éblouis par les milliers d’oiseaux qui tourbillonnaient autour de nous, tels que canards blancs gaudes, gaudaillons, moyaques, becs-scie, merles jaunes, crevaces, cannes de roches, marchands mais principalement calculots. Rien de plus singulier et de plus comique que la physionomie de ces calculots. Ils vous regardent en passant d’un air si sérieux ! déjà loin de vous, ils retournent la tête en volant pour vous voir encore plus long-temps, et reviennent souvent se mettre sous le rocher qui vous porte. On les prend à la main quand ils sont dans leurs nids, et ils ne s’envolent pas, mais se défendent à coups de bec ; ceux qui sont logés au-dessus avancent la tête dehors, et regardent avec beaucoup de gravité ce qui se passe, jusqu’à ce que leur tour arrive. Leurs œufs sont très-bons à manger, et nos matelots en faisaient de très-belles omelettes. La tête du calculot est rouge et très-grosse en comparaison du corps ; l’œil est très-grand et noir, et le bec s’ouvre de côté, au lieu de s’ouvrir de haut en bas. Le corps est blanc et noir, les ailes rouges et noires et très-courtes.

Après nous être dispersés sur le Colombier, je restai isolé avec deux canotiers pour ramasser mon gibier, chose peu facile, car il tombait quelquefois à cent pieds au-dessous de moi. Les calculots me venaient vingt et trente ensemble en tête et très-vite, et étant peu d’aplomb, il n’était pas aisé de les tirer. En une heure, je tuai quarante-trois oiseaux, et j’en perdis beaucoup. En tout, nous rapportâmes cent dix-huit pièces, mais elles n’étaient malheureusement pas bonnes à manger.

À deux lieues de Saint-Pierre est Langlade, ou la petite Miquelon ; il s’y trouve plusieurs sites pittoresques, entre autres la Belle Rivière, remplie de saumons, et sur les bords de laquelle le nouveau gouverneur a fait bâtir une ferme. La végétation de cette île est surprenante : on y élève maintenant beaucoup de bestiaux, et des agriculteurs venus de France savent tirer parti de cette terre, qu’on avait regardée long-temps comme incapable d’être cultivée.

Les cartes marquent encore Langlade comme séparée de Miquelon par un détroit où l’eau aurait trois ou quatre brasses de profondeur, mais c’est une erreur ; elles ont été séparées, et ne le sont plus : la preuve en est que j’ai passé de l’une à l’autre à pied sec sur de petites collines de quinze à vingt pieds au-dessus de la mer et couvertes de la plus belle verdure du monde. Un bâtiment anglais, qui allait de Québec en Irlande, se fiant à ses cartes, voulut passer dans ce détroit, s’y perdit, et la côte est encore jonchée de ses débris.

Nous allâmes un jour à Miquelon présenter le nouveau gouverneur aux habitans. Je tuai un loup marin en chemin, et manquai quelques outardes. Les autorités, au nombre de trois, vinrent sur la plage au-devant du gouverneur ; un coup de canon le salua à son débarquement, et le commissaire s’excusa d’avoir été si parcimonieux, sur ce qu’il n’y avait plus de poudre dans la colonie. Le bourg de Miquelon consiste en une cinquantaine de maisons alignées sur la plage, toutes en bois comme celles de Saint-Pierre.

C’est la plus grande des trois îles, et elle est, dit-on, plus froide en hiver et plus exposée que les autres à la poudrerie.

La poudrerie est un météore peu connu en d’autres climats ; c’est une sorte de neige d’une extrême subtilité, qui s’insinue dans les lieux dont la clôture est la plus exacte ; elle s’y introduit par les moindres interstices que laisse le mastic dont les vitrages sont enduits ; elle est emportée horizontalement par l’impétuosité du vent, qui en accumule quelquefois des monceaux auprès des murailles et des éminences, et comme elle ne permet ni de distinguer dans les rues les objets les plus voisins, ni même d’ouvrir les yeux, qui en seraient blessés, on peut à peine s’y conduire, et on perd même la respiration. Plusieurs personnes, surprises par ces tempêtes, se sont égarées, et ont été trouvées plus tard ensevelies sous la neige.

L’année dernière, un pêcheur dont la mère mourait, voulut aller chercher le chirurgien qui demeurait à quelque distance de la ville. On tâcha en vain de l’en dissuader. Il faisait nuit, un froid glacial, et la neige tourbillonnait avec fureur. Il se décida à suivre le bord de la mer, craignant de s’égarer, s’il prenait à travers la plaine, et la nuit se passa ; le jour vint, mais pas de nouvelles du pêcheur : le chirurgien lui-même ne l’avait pas vu. À la fonte des neiges, une vieille femme heurta du pied quelque chose qui lui fit baisser les yeux ; elle regarda et vit une tête dont les yeux et la bouche étaient remplis de sable… C’était sans doute celle du pêcheur.

Le meilleur parti, lorsqu’on est surpris par la poudrerie, est celui employé par les Indiens : ils s’asseyent et se laissent couvrir par la neige, qu’ils secouent de temps en temps par le haut. De cette manière on a beaucoup moins froid que si l’on restait exposé au vent ; et quand la tourmente a cessé, on sort de sa retraite.

Nous revînmes de Miquelon à cheval ; nous trouvions de temps en temps un sentier à peu près frayé, mais nous suivions le plus souvent sur les dunes, où la mer venait baigner les pieds de nos chevaux, ou dans des marais et des mousses où ils enfonçaient jusqu’au poitrail. Après avoir passé la langue de terre qui réunit les deux îles, nous arrivâmes près du Cap percé, à Langlade, où nous attendaient nos embarcations, et, malgré une brume très-épaisse, nous arrivâmes au port sans accident. Nous y trouvâmes le brick de guerre anglais le Manly. Pendant cette saison, les bâtimens de guerre de cette nation viennent de temps en temps, soit de Saint-Jean, soit d’Halifax ; il entre aussi quelques goëlettes marchandes de Boston, et des sloops anglais de Terre-Neuve, portant du bois et quelques objets de commerce.

Terre-Neuve, dit-on, est la première partie connue de l’Amérique du Nord. En 874, des Norwégiens découvrirent l’Islande, et y fondèrent une colonie. En 982, ils découvrirent de même le Groënland, et s’y établirent aussi. De là, plusieurs d’entre eux se dirigèrent au sud-ouest, et trouvèrent un pays où poussaient des vignes chargées de raisins, et ils l’appelèrent Winland. Le docteur Morse prétend que ce Winland est Terre-Neuve, que sa découverte remonte à 1001, et que le Norwégien Biorn[1] fut le premier qui y descendit. Des relations furent entretenues entre ce pays et le Groënland ; et, en 1121, Éric, évêque de cette colonie, alla à Winland pour tâcher de ramener ses habitans à des mœurs civilisées, ceux-ci étant presque à l’état de sauvages. Ce prélat ne revint plus au Groënland, et pendant plusieurs siècles Winland tomba dans l’oubli. Il est très-vrai que la vigne se trouve à Terre-Neuve, et en grande quantité, à peu près dans les mêmes latitudes que dans l’Amérique du Nord, la Nouvelle-Angleterre et le Canada. L’île d’Orléans, dans le Saint-Laurent, avait été nommée par Jacques Cartier île de Bacchus, à cause de la grande quantité de vignes qui s’y trouvaient. Un voyageur français écrivait, en 1748, de Terre-Neuve : « Les cantons que les Français possèdent ici produisent des vignes en abondance. » D’après un grand nombre d’ouvrages écrits par les Norwégiens depuis plusieurs siècles, on ne peut douter que ce Winland n’ait été Terre-Neuve.

Angrim Jonas, qui a écrit une histoire d’Islande, raconte qu’en 1001 un Islandais, nommé Biorn, dans un voyage d’Europe au Groënland, ayant été poussé par une tempête bien loin au sud-ouest, découvrit un pays plat couvert d’épaisses forêts, et vit bientôt après une île. Il ne s’y arrêta cependant pas, et avec des vents de nord-ouest il remonta au Groënland, où il voulait rejoindre son père Herljof ; il lui fit part de sa découverte. Lief, fils d’Éric, s’embarqua aussitôt avec trente-cinq hommes, prit Biorn avec lui, et se dirigea sur ce nouveau pays. Les premières terres qu’ils virent étaient rocailleuses et stériles ; ils l’appelèrent Helleland, ou pays de rochers. Ils découvrirent après un pays plus bas, sablonneux et couvert de bois qu’ils nommèrent Markland, ou pays boisé. Deux jours après, ils virent encore terre, avec une île au nord de la côte : une rivière la parcourait ; ils y entrèrent et la trouvèrent pleine de poissons, et principalement de beaux saumons. Les buissons qui la bordaient étaient couverts de baies douces ; l’air y était doux et le sol fertile. Ils arrivèrent à un lac où cette rivière prenait sa source, et se déterminèrent à hiverner sur ses bords. Dans les jours les plus courts, ils y voyaient le soleil huit heures au-dessus de l’horizon, ce qui fait supposer que le jour le plus long, sans compter le crépuscule, devait y être de seize heures. Il suit de là, dit Angrim Jonas, que cet endroit, qui se trouvait par les 49° de latitude nord dans le sud-ouest du Groënland, doit être ou la rivière de Gander, ou la baie des Exploits dans l’île de Terre-Neuve. Lief goûta les raisins, en fit du vin, et il appela ce pays Windland dot Gade, ou le pays au bon vin.

De nombreux armemens se firent au Groënland, et vinrent explorer de nouveau Winland. Le troisième été qu’il fut visité, les Islandais furent attaqués par un grand nombre de petits hommes armés d’arcs et de flèches, qu’ils mirent en fuite. Ils les appelèrent Skroëllingers, ou conducteurs de traîneaux.

L’été suivant, un Islandais nommé Thorfin vint s’établir dans ce pays et y fonder une colonie. Il y apporta des meubles et des bestiaux, et y amena soixante-dix personnes des deux sexes. Les Skroëllingers vinrent les visiter, et un commerce de pelleteries très-avantageux pour les Islandais s’établit aussitôt. Mais depuis 1121, d’après le docteur Foster, on ne sait rien de Winland. Il est probable que la race d’hommes qui existe encore dans l’intérieur de l’île, et qui diffère d’une manière remarquable des autres tribus sauvages de l’Amérique du Nord, qui sont en guerre continuelle avec les Skroëllingers ou Esquimaux vivant sur la côte opposée, descend des anciens Norwégiens.

Pinkerton, dans une géographie moderne, dit que le Groënland faisant partie de l’Amérique, la découverte de ce continent doit donc remonter à l’époque où les Norwégiens, en 982, trouvèrent le Groënland, découverte suivie en 1003 de celle de Winland. Il ajoute aussi que les colonies continuèrent à fleurir, jusqu’à ce que les communications entre elles furent interrompues par les glaces accumulées du pôle. Winland tomba alors dans l’oubli jusqu’en 1497, où Jean Cabot la découvrit.

En 1721, un prêtre norwégien, tourmenté de l’idée de la triste situation où devait se trouver la colonie du Groënland, si toutefois elle existait encore, prit la courageuse résolution de s’y rendre. Il aborda à la côte ouest, et y trouva quelques ruines d’églises, seuls débris de la colonie chrétienne. Il y prêcha l’Évangile aux indigènes, et y resta jusqu’en 1725.

C’est un fait reconnu, que des variations considérables se sont fait remarquer à différentes périodes dans les glaces du pôle arctique. On ne sait quelles en sont les raisons certaines. Doit-on les attribuer à des tremblemens de terre, ou à des tempêtes, ou à de violens mouvemens des mers qui les entourent, ou à l’accumulation continuelle des neiges, par lesquelles l’équilibre venant enfin à être rompu, elles produisent à peu près le même phénomène que les avalanches des Alpes ? Les docteurs Morse, Foster, et beaucoup d’autres s’accordent à croire qu’un changement considérable dans le climat du Groënland a eu lieu vers le commencement du xve siècle.

En examinant l’île de Terre-Neuve et les îles adjacentes jusqu’à l’acore du Bonnet flamand, on trouve seize degrés de longitude et dix degrés de latitude où la profondeur de la mer varie entre soixante, trente, et quelquefois même dix brasses dans des endroits à une distance considérable, soit des côtes de Terre-Neuve, soit du continent américain. On serait donc porté à en conclure que ce sont les restes d’une vaste île, qui, à une époque reculée, éprouva une révolution semblable à celle qui, en 1663, ébranla le Canada et les pays environnans jusqu’à New-York, et qu’affaiblis par cette commotion les fondemens qui supportaient cette île, excepté les parties qui constituent actuellement Terre-Neuve, auraient été précipités dans les profondeurs de l’océan, proportionnellement à leurs hauteurs primitives, et aux différens degrés de solidité des surfaces qu’ils rencontrèrent dans leurs chutes. Peut-être aussi était-ce une partie du continent américain, car le détroit de Belle-Île, qui sépare Terre-Neuve des côtes du Labrador, n’a guère plus de trois lieues de large, dans une longueur de quinze lieues marines.

En 1500, les bancs qui entourent Terre-Neuve étaient déjà fréquentés par les Européens, qui venaient y pêcher la morue. Un voyageur français écrivait alors : « Avant d’arriver au Grand-Banc, les marins en sont avertis par une multitude d’oiseaux dont les plus connus sont les gaudes, les fouquets et les happefoies, appelés ainsi pour leur empressement à dévorer le foie des morues qu’on jette à la mer en ouvrant le poisson. Ces bancs, disait-il, sont des montagnes qui s’élèvent du fond de la mer à une distance de trente, trente-six et quarante brasses de la surface. La longueur du Grand-Banc est de deux cents lieues, et de dix-huit, vingt et vingt-quatre de large. » Ceci s’accorde à peu près avec nos cartes modernes.

Jean Cabot, Vénitien, sous les auspices du roi Henri vii et avec l’appui des négocians de Londres, partit d’Angleterre en 1497 ; le 24 juin, il découvrit terre et donna au premier cap qu’il vit le nom de Bonavista. Il est sur la côte est de l’île de Terre-Neuve, et le nom lui en est resté. Il entra dans la baie qui en a gardé aussi le nom, et vit plusieurs indigènes couverts de peaux, beaucoup de cerfs, d’ours, de perdrix et d’aigles. Il prit alors possession de cette île pour le roi d’Angleterre, et l’appela Baccalao, nom que donnaient les indigènes aux morues. Il retourna bientôt à Londres, où il mena trois sauvages avec lui.

En 1501, Gaspar de Corte Real, d’une grande famille de Portugal, partit de Lisbonne et arriva à Terre-Neuve, où il aborda dans une large et profonde baie, qu’il nomma Baie de la Conception. Il visita toute la côte est, fit le tour par le sud, et donna le nom de terre de Labrador ou terre de Laboureur à celle qui se trouve à l’ouest de l’île, parce qu’étant située par 50° de latitude, il pensait qu’elle pouvait être cultivée.

En 1504, Bergeron, en 1506, Jean Denis, de Honfleur, tous deux Français, et en 1508, Thomas Hubert, de Dieppe, allèrent à Terre-Neuve. Hubert en ramena deux sauvages. En 1534, Jacques Cartier partit le 20 avril, de Saint-Malo, par les ordres de François Ier, avec deux navires et cent vingt-deux hommes, et arriva le 10 mai à Bonavista. La terre était encore couverte de neige, et les côtes environnées de glaces. Il fit le tour de l’île, et trouva beaucoup de beaux ports ; mais le froid y était si fort, qu’il se rembarqua presque aussitôt.

En 1525, Jean Verrazini prit possession de l’île de Terre-Neuve pour François Ier, et lui donna le nom qu’elle a porté depuis.

En 1549, un négociant de Londres, nommé Hoare, alla s’y établir avec un grand nombre d’aventuriers anglais. Ils y furent exposés dans les premiers temps à toute espèce de privations, mais ils finirent par y prospérer.

D’accord avec l’Angleterre, la France envoyait déjà en 1634 des pêcheurs à Terre-Neuve, et du temps de la reine Anne, ces pêcheries avaient tellement augmenté ses richesses et ses forces navales, qu’elle était devenue formidable à toute l’Europe. « C’est à ces expéditions lointaines, dit un Anglais, que la France doit le développement de ses forces sur mer ; on peut s’en convaincre en jetant un coup-d’œil sur l’état de sa marine avant qu’elle envoyât des bâtimens à Terre-Neuve. Elle n’en avait alors qu’un petit nombre, de tonnages et de forces médiocres ; mais depuis, elle a combattu les forces combinées de la Hollande et de l’Angleterre, et elle a armé de grands corsaires qui ont infesté nos côtes et ruiné nos négocians. »

À la fin du xviie siècle, la France employait dans ce commerce près de cinq cents bâtimens, dont un grand nombre étaient d’un fort tonnage et portaient de 16 à 40 canons, pour lesquels il fallait près de seize mille hommes. — « Les Français, dit toujours l’auteur anglais, par leur frugalité, par le prix du sel qu’ils avaient à meilleur marché que nous, possédant les endroits les plus commodes pour pêcher, nous ont complètement battus dans ce commerce. La partie du sud-ouest où ils s’établissent, et particulièrement dans le voisinage du cap Ray, est la meilleure, et ils y sont rarement gênés par les glaces, tandis que la petite partie des pêcheries anglaises, étant plus au nord-est, est encore obstruée de glaces, souvent même au commencement de mai. Elles empêchent les bâtimens d’entrer dans les ports, et le poisson ne se prend que lorsqu’elles se sont éloignées des côtes. »

Terre-Neuve changea souvent de maîtres. Après l’avénement de la reine Anne au trône d’Angleterre, la guerre fut déclarée contre la France, en 1702. Une escadre commandée par le capitaine Leake arriva au mois d’août à Terre-Neuve, détruisit les établissemens français, prit l’île de Saint-Pierre, et rasa un petit fort armé de six canons ; vingt-neuf bâtimens tombèrent entre ses mains, et deux furent brûlés.

En 1708, Saint-Ovide, commandant français à Plaisance, prit et détruisit complètement à son tour la ville de Saint-Jean, et jusqu’au traité d’Utrecht, en 1713, la France posséda paisiblement cette île. Ce traité la remit entre les mains des Anglais. Il était pourtant permis aux Français de pêcher et de sécher leur poisson à terre dans la partie qui s’étend du cap de Bonavista jusqu’à la pointe nord de l’île, et au-delà en descendant le long de la côte ouest, jusqu’à la Pointe riche ; mais il leur était défendu de fortifier aucun point, ou d’y bâtir des maisons, excepté les cabanes et les échafauds nécessaires à la pêche. Ils n’avaient pas non plus le droit d’y séjourner, passé le temps nécessaire pour sécher le poisson.

En 1745, la France vit ce commerce si important pour elle suspendu de nouveau, et perdit sa part de Terre-Neuve, perte suivie bientôt de celle du cap Breton.

En 1762, une escadre française entra dans Bull Boy, et les troupes marchant sur Saint-Jean, cette ville se rendit pour la seconde fois.

En 1763, par un nouveau traité, la France rentra dans ses droits, et eut en outre le droit de pêche dans le golfe Saint-Laurent, mais seulement à trois lieues des côtes appartenant à l’Angleterre. Les îles Saint-Pierre et Miquelon furent cédées à la France pour servir d’asile aux pêcheurs, le roi s’engageant à ne pas les fortifier, et ne pouvant y entretenir une garde de plus de cinquante hommes pour faire la police.

Les hostilités recommencèrent de nouveau en 1779, et les îles Saint-Pierre et Miquelon, toujours premières victimes, furent prises, et les habitans, au nombre de dix-neuf cent trente-deux, envoyés en France. Nous en reprîmes possession en 1783 ; les Anglais s’en emparèrent en 1793 ; nous les reprîmes en 1801, les perdîmes encore, et par le traité du 17 juin 1814, le droit de pêche pour les Français sur le Grand-Banc de Terre-Neuve fut remis sur le même pied qu’en 1792. Mais la saison avancée et le retour de l’empereur de l’île d’Elbe ne nous permirent d’en tirer aucun avantage avant 1816, où le gouverneur français alla s’installer aux îles Saint-Pierre et Miquelon.

Depuis cette époque, la pêche augmente chaque année, et chaque nouvelle saison voit de nouveaux armemens pour Terre-Neuve partir de Bretagne et de Normandie. En 1830, la pêche y occupait quatorze mille marins et c’est une bonne école, car la navigation y est difficile et pénible.

On peut considérer trois sortes de pêches :

Celle dite sédentaire, que font les colons établis sur les côtes, et dont le produit est échangé contre des marchandises d’Europe, ou acheté par des navires qui n’ont pu compléter leur chargement par leur propre pêche ;

Celle sur le Grand-Banc, faite par les bâtimens venus de France, qu’on nomme banquiers, et dont le poisson, salé immédiatement après avoir été pris, est connu sous le nom de morue verte ;

Celle enfin qui se fait par des chaloupes et des pirogues, en pleine mer et sur les côtes, et dont le poisson est préparé et séché dans les hâvres, où les navires d’Europe viennent mouiller.

Les plus grandes morues sont celles prises sur le Grand-Banc. J’en ai vu de cinq pieds de long, mais leur grandeur ordinaire est de deux et trois pieds. La mer ne produit pas de poisson plus vorace, et dont la bouche soit plus grande, proportionnellement à sa taille. On trouve souvent dans son ventre de gros coquillages, des morceaux de faïence, du fer, du verre, etc. Son estomac certainement ne digère pas ces dures substances ; mais, par un certain pouvoir de se retourner comme une poche, il peut en rejeter ce qui s’y trouve. La fécondité de ce poisson est remarquable : un naturaliste célèbre, qui a eu la patience de compter les œufs d’une seule morue, en a trouvé neuf millions trois cent quarante-quatre mille ! Le phosphore semble un élément essentiel de sa composition, car la lumière que donne une tête de morue dans l’obscurité est très considérable.

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Le 5 juin 1828, je partis de Saint-Pierre pour le Croc, au nord-est de Terre-Neuve, port où le bâtiment commandant la station avait eu jusqu’alors l’habitude de mouiller. Le temps était serein, et nous vîmes les côtes de la grande terre toute la journée jusqu’au Chapeau rouge, de là au cap Raze que nous doublâmes, et ainsi de suite jusqu’à Saint-Jean, devant lequel nous étions le lendemain à midi, vingt-quatre heures après notre départ, ayant fait ainsi quatre-vingt-quatre lieues. Nous nous tînmes constamment à quatre et six milles des côtes, et je pus les dessiner presque toutes depuis le Chapeau rouge. Nous vîmes alors distinctement les maisons blanches de la ville au fond du port, et le fort Amherst sur la montagne. Le soir, nous étions par le travers de l’île Baccalao ; le lendemain, nous eûmes de la brume et peu de vent. La nuit, il vint à fraîchir, et nous fûmes obligés de capéer à cause des montagnes de glace. Le jour suivant calme, et multitude de glaces en vue de tous côtés. On en estima plusieurs à quatre et cinq lieues de long sur huit et douze cents pieds de haut. Nous crûmes voir quelque chose remuer sur une d’elle, mais, malgré nos longues vues, nous ne pûmes nous assurer quel objet c’était : peut-être un ours blanc. C’est ainsi qu’ils arrivent à Terre-Neuve, entraînés du pôle par les courans ; ils viennent échouer sur les côtes après un ou deux mois de jeûne, n’ayant pour toute nourriture que leurs pattes à lécher. Quoiqu’à travers la brume, et à cause de ces montagnes, la navigation soit dangereuse, on peut cependant s’apercevoir facilement de leur voisinage avec un thermomètre qu’on présente aux côtés du bâtiment, et même en regardant dans la brume, on voit toujours plus de clarté au-dessus de l’endroit où elles sont que partout ailleurs.

Dans la matinée du 9 juillet, étant venus trop au nord, nous vîmes le cap Charles au Labrador, et une longue suite de côtes élevées s’étendant au nord-est. Nous passâmes la nuit sous l’île de Grois, en vue de vingt-cinq montagnes de glace, et entourés de baleines qui tournaient autour de notre corvette en soufflant et faisant entendre leurs grognemens. Une d’elles passa sous le beaupré, et inonda deux hommes qui se trouvaient en vigie sur le gaillard d’avant. Le 10, nous eûmes beau temps, et la mer nous offrit des effets de mirage singuliers, parmi lesquels nous remarquâmes un brick qui semblait entièrement renversé, c’est-à-dire que son corps était en l’air, et les mâts touchaient la mer. Vers midi, voyant que la brise ne se faisait pas, le commandant fit armer les avirons de la Cérès : il y en avait huit avec huit hommes sur chaque ; mais comme nous ne faisions pas plus d’un mille à l’heure de cette manière, on mit toutes les embarcations à la mer, et nous nous fîmes remorquer. Près des terres cependant la brise nous adonna, et, après avoir parcouru les sinuosités de l’entrée, nous mouillâmes dans le port du Croc, près de deux bricks désarmés, abandonnés, dégréés, et dont les propriétaires, occupés à la pêche, ne se servaient que pour leur traversée. Ce port est situé au nord-est de l’île par 58° 10′ de longitude ouest, et 58° 3′ 17″ de latitude.

Il est presque circulaire, et on y est parfaitement à l’abri. L’entrée en serait assez difficile à distinguer, même de près, s’il n’y avait un gros cap nommé Cap-de-Vent, à babord en entrant, sur lequel est un mât surmonté d’un ballon.

Au fond du port, à gauche, est l’embouchure d’une jolie rivière de trois cents pieds de large environ, longée de collines couvertes de sapins, de rochers, et faisant plusieurs détours qui la rendent très-pittoresque : c’est l’Épine Cadoret. À droite, en remontant sur une éminence couverte de verdure, où s’élève un bouleau solitaire, est situé le cimetière. Il y a trois croix, et deux bornes sur lesquelles sont les noms de deux jeunes aspirans anglais, âgés, l’un de vingt-un ans, l’autre de dix-neuf, qui ont péri dans un snow-storm, ou tempête de neige.

Ce que je vis au premier abord de ce pays me parut charmant, pittoresque et sauvage ; tout y était très-vert, et les bois, composés presque uniquement de bouleaux et de sapins, couvraient une gradation de collines entassées les unes sur les autres. La végétation y était très active, les plantes très-parfumées, et l’angélique surtout, qui s’y trouve en grande quantité, et dont l’odeur embaume les forêts.

Dès son arrivée, le commandant établit sur les bords de cette rivière quatre matelots jardiniers pour avoir quelques légumes. Nous allâmes les voir le lendemain de leur translation à terre ; nous les trouvâmes la tête et les yeux horriblement enflés, ne pouvant soulever leurs paupières, et éprouvant de vives souffrances. Les moustiques les avaient mis dans ce triste état. Avec le temps cependant, leurs têtes reprirent leur volume ordinaire, leurs yeux se rouvrirent au jour, et ils en furent quittes pour la piqûre habituelle de ces insectes, qui occasionne une grande démangeaison. Quand le ciel est calme, et même par toute espèce de temps, les moustiques sont en possession de l’air depuis la moitié de juin jusqu’à la moitié d’août, et souvent, dans les bois, ils sont par bandes si épaisses, qu’ils interceptent la lumière ; mais ils disparaissent quand il pleut, et quand le vent souffle du nord-ouest.

Peu de jours après mon arrivée, le commandant me mena voir deux établissemens de pêche dans le port même, l’un dans une anse, nommée Anse du sud-ouest, et l’autre, dans une anse en face, nommée la Genille.

Les bateaux dont on se sert pour la pêche de la morue sont de différentes grandeurs. Les uns ne contiennent que deux hommes, d’autres trois et quatre, et dans les pêcheries anglaises, lorsque le poisson est abondant, il y a souvent en outre des enfans et des femmes. Les pêcheurs tiennent à babord et à tribord deux lignes terminées chacune par deux hameçons, de sorte qu’étant quatre, il y a seize hameçons employés. L’appât ou boëte varie avec la saison. On emploie ordinairement le hareng, le maquereau, le lançon, le capelan, l’encornet, la jeune morue, et à défaut de ces poissons, la chair de l’oiseau de mer. Les embarcations partent ordinairement avant le jour, et vont à quelques milles sur une basse ou un banc peu profond, et y mouillent leur grapin. Chaque ligne étant bien attachée dans l’intérieur, et les hameçons étant prêts, le pêcheur se place à égale distance de ses deux lignes qu’il remue de temps en temps. Dès qu’il croit observer la moindre tension dans sa ligne, il la hâle aussi promptement que possible, jette le poisson dans le bateau, et lui ôte l’hameçon de la bouche. Si la morue est grande il l’accroche avec une gaffe dès qu’elle atteint la surface de l’eau, ou avec un gros hameçon attaché au bout d’un bâton pour empêcher, ce qui arrive très-souvent, que par l’excessive vivacité de ses mouvemens et la grandeur de sa bouche, elle ne parvienne à s’échapper.

Quand le chargement est complet, les pêcheurs le portent à terre pour le préparer ; mais s’il n’y a pas assez de poisson, et qu’ils soient trop loin de terre, ils passent la nuit en mer, dans leurs mauvaises embarcations non pontées, mouillés, exposés au froid et aux vagues, ayant pour tous vivres un peu de biscuit et quelques verres d’eau-de-vie.

L’endroit où se prépare la morue s’appelle échafaud. C’est une plate-forme couverte, ou un grand hangard élevé sur le rivage, dont un côté, se projetant sur la mer, est fortement étayé et défendu par de gros arbres qui le garantissent du choc des bateaux et des bâtimens. On y monte du côté de la mer au moyen d’arbres placés horizontalement de distance en distance en guise de marches. Sur le devant de la plate-forme est une table ; d’un côté est placé le décolleur, qui prend le poisson, lui coupe le cou jusqu’à la nuque avec un couteau, et le pousse après à l’étêteur, qui est à sa droite. Celui-ci le prend de sa main gauche, et avec l’autre sort le foie qu’il jette dans un tonneau sous la table, ainsi que les entrailles, qui tombent dans la mer par un trou du plancher. Il place ensuite le cou du poisson sur le bord de la table ronde et coupante, placée devant lui, appuie dessus avec la main gauche, et donnant au corps avec la droite un coup violent, il le pousse au trancheur en face, et la tête séparée du corps tombe dans la mer. Le trancheur prend alors le poisson de la main gauche et commençant depuis la nuque, en ayant soin de tourner le couteau en dedans pour suivre toujours la grande arête, il tranche jusqu’à l’extrémité de la queue. Relevant alors l’arête avec son couteau, il pousse le poisson ainsi fendu dans une brouette, et l’arête brisée tombe dans la mer par une ouverture pratiquée près de lui dans le plancher.

Quand la brouette est pleine, on l’amène de suite au saleur, et on en met une autre à la place. Toutes ces préparations se font avec la plus grande rapidité, quoique avec beaucoup de soin, parce que la valeur du poisson dépend surtout de ce qu’il n’y manque rien. Quelquefois on conserve les langues. Dans ce cas, on jette de côté le nombre de têtes dont on a besoin, et pour ne pas retarder le travail de la table, d’autres personnes les ramassent.

Le saleur est à l’autre bout de l’échafaud. Dès que la brouette est devant lui, il prend le poisson un à un, et le plaçant par couches, il jette dessus une certaine quantité de sel avec la main, ayant soin de proportionner cette quantité à la taille de la morue et au degré d’épaisseur de ses différentes parties. C’est du saleur que dépend la réussite de tout le voyage. S’il n’y a pas assez de sel sur le poisson, il ne se conserve pas ; s’il y en a trop, la place où il y a excès devient noire et humide. S’il est exposé au soleil, il se grille ; si on le retourne, il redevient humide et est sujet à se briser quand on le manie, tandis que salé et séché comme il faut, il devient blanc, ferme et compacte. La quantité de sel à donner dépend beaucoup aussi de sa qualité. Aux environs des échafauds, la terre est couverte de têtes de morues dont se régalent les chiens, qui, dans ce pays, ne veulent manger que du poisson.

Les foies de morue sont placés dans de grands cajots, assez ouverts pour faciliter, par la putréfaction l’écoulement de l’huile, qui est recueillie avec grand soin. L’homme chargé d’y entrer jusqu’aux genoux pour y travailler s’appelle perroquet, et reçoit un verre d’eau-de-vie pour sa peine.

Année commune, il n’y a pas d’établissement qui ne prenne au moins huit cent mille morues.

Le poisson doit rester cinq ou six jours en pile, jusqu’à ce qu’il soit suffisamment chargé de sel. Ce temps écoulé, il doit être lavé aussitôt que possible. On le met alors dans des cuves de bois remplies d’eau, ou dans des espèces de cages à jour dans la mer. On l’en retire un à un, on le frotte sur le ventre et sur le dos avec un drap de laine, et on le met égoutter sur le plancher. On continue ainsi jusqu’à ce qu’on en ait une quantité susceptible d’être travaillée le lendemain. La morue peut rester ainsi deux jours, mais pas plus, parce qu’elle perdrait de son poids et le sel n’y tenant plus elle ne supporterait pas si bien les changemens de temps.

Le lendemain, on étend le poisson à l’air pour le faire sécher, le côté ouvert exposé au soleil, et le soir on en place deux ou trois l’un sur l’autre, tête sur queue, le dos en l’air pour empêcher que le côté ouvert ne souffre d’humidité. On l’étend de nouveau le lendemain matin, et le soir on en met cinq ou six les uns sur les autres, et on augmente toujours le nombre jusqu’à ce que le quatrième jour il y en ait dix-huit ou vingt, toujours le dos en l’air et un peu inclinés de manière à laisser écouler l’eau, s’il vient à pleuvoir pendant la nuit.

Le cinquième soir, le poisson est regardé comme sauvé, et reste dans cet état pendant huit jours et même quinze, si le temps est mauvais. On en fait alors de grosses piles, semblables à des meules de foin, le dos en l’air et le tout recouvert de paillassons retenus par de grosses pierres pour les abriter des rosées abondantes qui tombent pendant les nuits d’été. On doit les étendre encore une fois avant de les emmagasiner, ou de les mettre à bord des bâtimens qui les emportent à la Guadeloupe, à la Martinique, en France, en Espagne, en Italie, en Grèce, etc.

Comme une seule goutte d’eau peut non-seulement gâter un poisson, mais encore communiquer l’infection à toute la pile et à toute la cargaison, on examine avec soin l’état du ciel, pendant qu’il est à sécher, et à la moindre apparence de pluie il est immédiatement retourné. Il y a encore beaucoup de précautions à prendre, qui rendent cette pêche très-difficile et fatigante. Les endroits pour sécher la morue s’appellent vignots et rames. Ce sont des lits de branches de sapin, sur lesquels on place le poisson : les premiers diffèrent des seconds en ce qu’ils sont élevés de terre sur des piquets, pour laisser l’air circuler autour. Il y a ensuite les galets, les graves, etc.

Le gouvernement a voulu jusqu’à présent que chaque bâtiment de pêche eût un chirurgien à bord, et les capitaines voulant les employer, leur font décoller les morues…

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Nous allions lever tous les jours un filet que nous tendions en travers de la rivière, et nous pêchions chaque fois cinq à six beaux saumons ; mais on se lasse vite de ce poisson. La manière dont ils se laissent prendre prouve leur peu d’intelligence. Lorsque la marée remontait, ils suivaient avec elle, et s’arrêtaient au filet qui leur barrait l’entrée de la rivière. Au lieu de revenir, ils y restaient le nez contre, et nous les avions presque tous vivans. Nous en prenions une telle quantité, car on en pêchait de tous côtés, que tous les étais de notre corvette en étaient garnis. Parmi les poissons de Terre-Neuve, le capelan est sans contredit le meilleur de tous. Son nom technique, je crois, est salmo arcticus. Sa grandeur est celle du goujon, et on le prend par milliers à la fin de juin, où il vient servir d’appât à la morue. Il m’est arrivé d’un seul coup de filet d’en remplir exactement le canot du commandant, si bien que nous étions obligés de creuser dedans pour y placer nos jambes. Il est nacré et très-brillant. Les capelans nagent par bandes d’une épaisseur de huit et dix pieds. En temps de calme, c’est à qui viendra à la surface de l’eau, et on les aperçoit de loin, au frémissement de la mer. Quand on les traverse en canot, on fend leurs bancs, et avec les avirons on les jette au loin hors de l’eau ; enfin ils sont si aisés à prendre, que j’ai vu des chiens s’avancer dans la mer et en rapporter plusieurs dans leur gueule.

Nous donnions souvent aussi des coups de senne dans la rivière, et nous y trouvions des plies, des truites saumonées, des crapauds, des marmottes, des oursins et une grande quantité d’anchois et de homards. Nous prenions aussi quelques anguilles. L’œil au guet, les pieds dans l’eau, et une petite fourche à la main, je me tenais prêt, tandis que deux matelots soulevaient une pierre sous laquelle nous soupçonnions que l’anguille était cachée. Elle sortait rapidement, et il ne fallait pas manquer d’adresse pour la piquer. Cette pêche est assez dangereuse, en ce qu’on peut facilement se percer les pieds, ou ceux des personnes qui vous secondent. Les anguilles se tiennent en général dans les lieux où l’eau est peu profonde et coule avec rapidité…

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Un soir, au milieu d’un orage effrayant, pendant que le tonnerre tombait et résonnait dans les montagnes, nous reçûmes à bord la visite de deux Indiens, porteurs d’une lettre d’un M. Cradock, président de la société Béotique de Saint-Jean-de-Terre-Neuve, adressée au commandant. Le but de cette société est de connaître la retraite et le nombre des Indiens rouges qui habitent cette île, pour établir avec eux des relations amicales. On croit qu’en 1826 il en restait environ une centaine, répandus dans l’intérieur qui est encore inconnu.

Ces deux Indiens, dont un, élevé à Québec, parlait français, étaient chargés, par cette société d’aller à leur recherche, et une gratification de cent cinquante dollars leur était promise en cas de réussite. Ils voyageaient depuis le mois de février, à travers les forêts, se faisant des pirogues en peau, quand il y avait quelques lacs à traverser, et vivant des castors et des caribous qu’ils tuaient.

Les côtes françaises étant les seules qu’ils n’eussent pas visitées, la société les renvoya de nouveau, et leur donna une lettre pour le commandant de la station, en le priant de leur accorder aide et protection.

Ils étaient très-cuivrés et sans barbe ; leurs culottes étaient de peau, et ils portaient des mocassins pour chaussure. Leurs cheveux étaient noirs, lisses et très-longs, et ils avaient chacun un fusil de fabrique anglaise.

Jusqu’alors leurs recherches avaient été infructueuses, et ils supposaient qu’il n’existait plus d’Indiens rouges dans l’île. Cependant ils étaient dans l’erreur, car à notre retour à Saint-Pierre on nous raconta qu’une petite fille de Saint-Jean, étant hors de la ville à cueillir un fruit nommé plates-bières, fut tout à coup effrayée en voyant un Indien arrêté devant elle à quelque distance. Elle poussa un cri, et à l’instant même une flèche vint s’enfoncer avec force à ses pieds. Elle cria au secours, on accourut ; le sauvage fut poursuivi, on envoya des soldats faire des battues dans les environs, mais on ne put le retrouver. La pointe de la flèche était faite avec un gros hameçon redressé. Le peu de ces Indiens qui étaient dans l’île ont été en grande partie détruits, comme des bêtes fauves, par les Anglais qui habitent les côtes. Pressés par la faim et le besoin, ces malheureux, pendant l’hiver, s’approchaient des habitations et du rivage, et les Anglais chargés de garder les cabanes des pêcheurs français les tuaient à coups de fusil.

À diverses époques, des tentatives furent faites par le gouvernement anglais pour ouvrir des communications avec les sauvages de Terre-Neuve, mais elles furent long-temps sans succès.

En 1703, un nommé Scott s’étant engagé sans armes parmi eux avec plusieurs de ses compagnons, ils furent lâchement assassinés. Le capitaine Thompson, la même année, fut plus heureux avec une autre tribu. Il croisait le long de la côte sud-ouest de l’île, lorsqu’il vit un grand nombre d’Indiens Micmacs campés sur le rivage. Ayant eu une conférence avec les chefs, il réussit à conclure avec eux, au nom de toute la tribu, un traité qui les engageait à vivre en bonne intelligence avec les sujets de l’Angleterre partout où ils les rencontreraient, et de leur prêter secours contre leurs ennemis aussi long-temps que le soleil et la lune dureraient.

En 1803, le lieutenant Spratt entra avec une goëlette de guerre dans la baie des Exploits, pour tenter quelques arrangemens avec les indigènes. Il prit avec lui un grand nombre d’objets dont il comptait leur faire présent ; mais, malgré son zèle et son activité, il ne put en découvrir un seul, et le temps de sa station étant écoulé, il retourna à Saint-Jean.

En 1810, une autre goëlette fut envoyée par l’amiral Duckworth, avec des présens, à la baie des Exploits, et on fut assez heureux pour trouver cette fois un camp ou une réunion de wigwams épars le long de la rivière. L’officier qui commandait réussit à entrer en communication avec les Indiens ; la confiance sembla s’établir de part et d’autre, et ils s’avancèrent ensemble à une certaine distance dans l’intérieur ; mais lorsqu’ils revinrent au lieu de leur rencontre, les premiers objets qui frappèrent leur vue furent les corps inanimés de deux de leurs matelots assassinés, qu’ils avaient laissés sur le rivage à attendre leur retour. Aussitôt les Indiens prirent la fuite, et toute tentative pour les ramener fut vaine. Depuis ce temps, on n’en vit pas un seul. En 1811, un autre bâtiment fut envoyé dans cette baie, mais toutes recherches y furent infructueuses…

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Jusqu’au 23 juillet, nous partageâmes notre temps entre la pêche, la promenade et la chasse, le long de la rivière, où nous trouvions quelques canards.

Le 23, à trois heures du matin, l’enseigne Masson, le commissaire, le premier chirurgien et moi, nous nous embarquâmes dans la chaloupe avec le capitaine d’armes, huit de nos plus forts matelots et treize chaloupiers. Nous allions à l’île de Grois ; il faisait calme, et nous n’arrivâmes qu’à huit heures dans le sud, à une anse assez facile à aborder.

Grois est une île déserte, sauvage, de cinq cents pieds de haut, presque partout à pic, et couverte de bois et d’étangs. Elle est située à trois lieues de la grande terre, et à deux milles environ de Belle-Île qui est plus grande. Elle est renommée pour la quantité de gibier qui s’y trouve, et chaque année le commandant ne manque pas d’y envoyer chasser…

Nos provisions et ustensiles furent débarqués sur les rochers ; nous déjeunâmes, et je tuai un loup marin qui sortit de l’eau à quelques pas de nous. Chacun prit le fardeau qui lui était échu en partage, et on commença à gravir. C’était une entreprise difficile : à chaque instant, on se trouvait au pied de hauts rochers perpendiculaires, qu’on ne savait de quel côté prendre ; mais en s’aidant mutuellement, se poussant, se faisant la courte échelle, on finissait par réussir. Quelquefois nous trouvions des mousses perfides, présentant l’aspect de la plus grande solidité, dans lesquelles nous enfoncions presque en entier ; d’autres fois c’étaient de petits sapins de deux pieds de haut, si fourrés, si forts, qui nous enlaçaient tellement, qu’il était très-difficile d’en sortir une fois qu’on y était. Nous trouvâmes sur une plate-forme deux immenses bois de caribous qui nous donnèrent bon espoir ; et, après avoir monté et erré pendant encore une heure, nous choisîmes, près d’un ruisseau coulant à travers des sapins, une assez jolie place pour construire notre cabane. Les chaloupiers repartirent, et nous ne restâmes que dix. Une cheminée fut bientôt élevée ; les haches abattirent le bois de construction et celui de chauffage ; on alluma du feu, on plaça la marmite dessus avec une morue dedans pour la soupe. La cabane avait vingt pieds de long, six de large et cinq de haut. Une lanterne était pendue au milieu pour la nuit ; la cambuse était dans un coin avec les provisions, la soute aux poudres derrière, sous une pierre ; la mèche à feu toujours allumée, et une toile étendue par terre nous servait de lit.

En coupant du bois, trois perdrix partirent sous nos pieds, et nos matelots en prirent deux avec leurs casquettes. Étant venus à Grois, principalement pour tuer des caribous, nous fîmes tous le serment de ne tirer aucun autre gibier pendant un jour entier, car, effrayés de nos coups de fusil, ces animaux se seraient cachés, et n’ayant pas de chiens, nous ne pouvions espérer les prendre que par surprise. Le caribou est une espèce de daim, qui, de même que l’orignal, a la tête garnie d’un bois plus long que celui du cerf, et dont les branches sont presque plates ; ses jambes sont épaisses, et son pied est comme celui de la vache. Les Indiens l’appellent Bucca-rebou ; il se trouve en grand nombre dans les forêts de Terre-Neuve dans le Canada, plus au nord que Québec, et le long de la baie d’Hudson.

Le soir même de notre arrivée, nous partîmes deux par deux, nous répandant dans les plaines rocailleuses, dans les marais et près des étangs. Dix outardes plus grandes que de grandes oies, nageaient paisiblement tout près de moi, sans aucune crainte ; mais mon serment me retint. La nuit vint, nous rentrâmes, et c’est alors que commença notre supplice : les moustiques nous attaquèrent.

On ne peut se figurer dans quel état vous mettent ces insectes ; il y a de quoi devenir fou. C’étaient par milliers qu’ils fondaient sur nous. Ayant eu la précaution de me munir d’un voile épais de gaze, qui me recouvrait entièrement la figure ; ayant des gants et de fortes guêtres de cuir, je fus moins malheureux, au commencement, que mes compagnons : ils avaient les jambes et les pieds tellement gonflés, qu’ils furent obligés d’ôter leurs chaussures, et leurs visages faisaient peine à voir. Nous nous couchâmes côte à côte, et, recouvert de ma pelisse, je partageai mon sac de nuit, qui me servait d’oreiller, avec l’enseigne Masson. Mais le moyen de fermer l’œil en pareille situation ! Tous les moustiques de l’île s’étaient donné rendez-vous sous notre tente : quel repas pour eux que ces nouveaux débarqués ! À la fin, mes gants furent percés de part en part, et mes mains dans un état si pitoyable, qu’elles pouvaient à peine me servir pour veiller à la sûreté des autres parties menacées. Ce n’étaient que plaintes et gémissemens sous notre grande toile. Pendant ce temps, chaque matelot montait la garde une heure à tour de rôle, et alimentait le feu pour éloigner les ours qui auraient voulu faire diversion aux moustiques.

À quatre heures du matin, la sentinelle nous éveilla, et ce fut une agréable surprise pour des chasseurs que la vue de cinq caribous arrêtés sur une colline en face de nous. Trois d’entre eux prirent le galop et disparurent, les deux autres restèrent encore quelque temps, et les suivirent bientôt au pas. Nous nous dispersâmes dans la plaine, laissant dans notre cabane trois invalides avec la fièvre, et dans l’impossibilité de faire un pas ; mais nous ne revîmes plus les caribous. L’île entière est coupée de tous côtés par leurs sentiers, qui sont aussi bien tracés que s’ils avaient été faits par des hommes ; ils viennent des bois et conduisent presque tous à des marais, à des étangs ou à des ruisseaux. La seule pièce que je tuai fut une outarde ; je la tirai à balle, à grande distance, posée : quelques plumes furent arrachées ; elle s’envola assez haut, mais tout à coup elle tomba comme une masse dans un précipice qui descendait jusqu’à la mer, se frappant de roche en roche, et je ne fus pas tenté d’aller la chercher. En regardant en bas, les embarcations des pêcheurs paraissaient de petits points noirs.

Nous fûmes pendant trois tours en proie aux moustiques : quand je voulais manger, je me mettais dans la fumée de notre grand feu, je relevais un coin de mon voile, et passais dessous ma cuillère, qui en général était déjà à moitié remplie de ces infâmes bêtes. Enfin, à neuf heures du matin, le quatrième jour, nous vîmes arriver, à travers la brume, les chaloupiers qui venaient nous chercher. Nos mines et nos tournures excitèrent d’abord leur gaîté, mais au bout de quelques minutes, les moustiques leur donnèrent assez d’occupation pour leur ôter l’envie de rire de notre misère. Nous mîmes le feu au bois, à la cabane, à tout ce qui voulut brûler, et nous partîmes. Notre retraite fut difficile, mais s’effectua sans accident à travers les cascades, les mousses profondes, les rochers qui roulaient à nos pieds et sur nos têtes. La chaloupe poussa au large au milieu d’une troupe de loups marins qui, plongeant aussitôt qu’ils aperçoivent le feu, sont assez difficiles à tuer.

L’abbé Raynal dit qu’en 1763 les pêcheurs se rendaient dans certains endroits de l’île, pendant l’hiver, pour la pêche des loups marins : on la fait encore aujourd’hui à Terre-Neuve et sur les côtes du Labrador. Les pêcheurs qui y vont vers l’automne placent leurs filets entre la côte et les îles ou rochers qui en sont à peu de distance : les loups marins, qui en général arrivent en masse de l’est, se prennent en tentant de passer ces défilés, et on les porte sur le rivage, où on les laisse gelés jusqu’à la fin d’avril, époque à laquelle on en tire l’huile.

Le moment fixé pour la pêche des loups marins, ne devant pas faire tort à celle de la morue, ne permet pas un moment de retard ; autrement le voyage serait perdu, et ce sont les glaces d’ailleurs qui les amènent près des côtes.

Pendant les mois de février, mars et avril, et une partie de mai, les côtes de Terre-Neuve sont entourées de glaces à une distance de plusieurs lieues. Les tempêtes et les coups de vent y sont terribles ; cependant c’est le temps que choisissent les chasseurs de loups marins. Des goëlettes de quarante à soixante-dix tonneaux, et de grands bateaux de vingt-cinq à trente, fortement construits, sont les embarcations dont ils se servent, et les plus grands équipages sont de quinze à dix-huit hommes.

Le 17 mars est l’époque où ils partent pour cette chasse, principalement de Saint-Jean. Les équipages réunis à tout ce qu’on peut se procurer d’hommes à terre, se mettent sur la glace sur deux rangs, les uns avec des haches ou de grandes scies, et les autres avec de grandes perches à la main. Après avoir marqué deux lignes séparées d’une grandeur suffisante pour que les bâtimens puissent y passer, ils coupent tout le long de la ligne, la glace en carrés, poussent ces carrés sous la glace solide avec leurs perches, ou les conduisent jusqu’à l’entrée, si elle n’est pas éloignée. Ce travail, qui est très-fatigant, se continue jusqu’à ce que le chemin soit ouvert jusqu’à la mer, et alors est formé un joli canal, qui semble noir foncé, par le contraste des glaces blanches qui l’environnent. On ne peut concevoir un plus grand degré de persévérance et d’intrépidité que n’en montrent, principalement dans cette occasion, les pêcheurs de la baie de la Conception. Après avoir surmonté les difficultés qui les empêchaient de sortir, et s’être élevés à la hauteur de l’île Baccalao, leur premier soin est d’atteindre une prairie de loups marins, en naviguant ou se coupant un canal à travers la glace. Une prairie est une longue étendue de glaces flottantes, qui a quelquefois plusieurs lieues de long. Les loups marins vont s’y reposer de temps en temps : quelquefois même ils viennent à terre. On les voit souvent rassemblés, surtout au moment où ils nourrissent leurs petits, en quantité innombrable, sur ces glaces flottantes et sur les rochers isolés. Le bâtiment étant entré au milieu des glaces, les équipages se dispersent ; et tandis que les uns tirent les plus gros, les autres tuent le reste avec un coup de bâton sur le nez. Les plus forts se défendent quelquefois, et ce ne sont pas des antagonistes à mépriser ; ceux qui ont des fusils s’en chargent alors. Quoique leurs pieds de derrière soient faits de manière à les aider peu dans leur marche, cependant ceux de devant leur servent à se tenir et à se cramponner avec assez de force pour gravir avec facilité les côtes, les rochers, et même les champs de glaces, quelque glissans qu’ils soient ; quoique blessés, ils courent souvent plus vite que le chasseur, et sils peuvent arriver au bord de l’eau avant lui, ils s’y précipitent et lui échappent. Ils dorment principalement le jour, au soleil, sur les champs de glace. C’est surtout dans ce moment que les chasseurs les attaquent avec leurs bâtons, dont un coup léger sur le nez suffit pour leur donner la mort. Lorsqu’ils arrivent sur eux sans avoir été aperçus, la destruction est rapide ; mais on les tire le moins qu’on peut, parce que le plomb gâte les peaux. Lorsqu’on a fini sur une prairie, ou que le froid force d’interrompre la chasse, les morts sont traînés sur la glace et mis à bord mais on leur fait subir auparavant une opération, qui consiste à séparer la peau et la graisse qui y adhère de la carcasse, qu’on jette à la mer, excepté ce qu’il en faut pour la nourriture des équipages.

Le voyage se continue alors à travers les glaces ou en pleine mer, si les circonstances le permettent, à la recherche d’autres prairies, jusqu’à ce que les bâtimens soient chargés, ou que quelques avaries les forcent à se diriger sur un port. Un voyage est achevé en général en six semaines, et si la glace et les loups marins sont abondans sur les côtes, on peut en faire deux avant la fin de mai, chaque homme rapportant de 250 à 300 francs.

Cette chasse cependant n’est pas toujours heureuse, et souvent les bâtimens sont écrasés par les glaces qui les resserrent : en 1811, plus de la moitié des pêcheurs y périrent. La graisse est plus tard séparée et fondue par différens procédés et on l’embarque. Cette huile devient alors une cargaison des plus précieuses ; un bâtiment chargé de sel, faisant une voie d’eau, courra le plus grand danger, tandis qu’un bâtiment chargé d’huile, quelle que soit la voie d’eau qu’il fasse, ne coulera pas ; l’huile le tiendra à flot.

La pêche de la baleine se faisait aussi anciennement à Terre-Neuve, mais on y a renoncé. En 1594, elles étaient beaucoup plus nombreuses dans ces latitudes et d’une taille plus grande que celles qu’on y trouve actuellement ; en 1782 encore, la pêche de la baleine était considérable à Nantucket, dans la Nouvelle-Angleterre, où on en connaissait onze espèces.

Plusieurs Français échouèrent en voulant essayer cette pêche et la dernière tentative fut faite, il y a quelques années, par un pêcheur de la baie de la Conception. Il arma une embarcation exprès, et partit sans avoir aucune idée de l’adresse et de l’habitude que demande cette pêche. On sait que la corde au bout de laquelle le harpon est attaché à l’autre extrémité est fixée avec le plus grand soin au milieu et au fond du bateau. Dès que la baleine est frappée, elle plonge ou fuit comme si elle n’était pas blessée ; mais elle tire la corde avec une telle vitesse que, par le frottement, le feu prend au bord du bateau. Pour prévenir cet accident, un homme tient un seau d’eau qu’il vide dessus peu à peu. Bientôt la baleine a usé toute la longueur de sa chaîne, et emporte l’embarcation avec une rapidité inconcevable ; elle a l’air de voler sur la mer. Le harponneur, la hache à la main, est prêt : s’il voit que les bords du bateau sont trop baissés, et qu’il risque d’être coulé, il coupe le câble. Le bateau reprend son équilibre, et continue à glisser encore long-temps par l’impulsion reçue. Si la baleine reparaît avant d’avoir usé toute la corde, c’est une proie certaine ; le sang qu’elle a perdu en fuyant l’affaiblit tellement, que si elle plonge ce n’est que pour peu de temps. Le bateau la suit de toute sa vitesse : elle reparaît enfin, meurt et flotte à la surface.

Il est à remarquer que l’on doit surtout éviter dans cette pêche la corde qui porte le harpon : cette précaution ayant été négligée, fut cause de la perte d’un des nouveaux pêcheurs. Sa jambe y fut prise, et il fut à l’instant lancé par-dessus le bord ; on ne le revit plus. Ce malheur mit fin à toute nouvelle tentative de cette espèce, et depuis ce temps les cétacées ne courent plus aucun danger dans les parages de Terre-Neuve.

À notre retour de Grois, nous trouvâmes la baie et le port du Croc remplis de hautes montagnes de glace, et nos matelots occupés à les remorquer le plus près possible de terre. Nous tirâmes quelques coups de canon dessus : dans certains endroits, le boulet n’y faisait qu’un simple trou et y restait, dans d’autres il faisait voler la glace en éclats et la jetait au loin sur la mer. Pendant deux jours, le port en fut encombré, et nous étions obligés constamment de filer sur nos câbles pour éviter d’être choqués par elles.

Vers la fin de juillet, j’allai avec le commandant et l’enseigne Swentson, en canot, aux Saints-Julien, établissement de pêche à trois lieues nord du Croc. Jusque-là les côtes ne sont qu’une suite de hauts rochers noirs à pic, contre lesquels vient briser une mer qui n’a pas rencontré d’obstacles pendant douze cents lieues. Nous traversâmes, au milieu de la brume, une centaine de bateaux mouillés à une encâblure du rivage, et déjeunâmes aux Saints-Juliens ; de là, nous allâmes à deux lieues aux îles Fichot, où sont employés plus de trois mille pêcheurs. Le doyen des capitaines nous invita à dîner, et ce fut dans la cuisine, car dans ce pays cet appartement sert également de salle à manger et de chambre à coucher. Les maisons sont faites de troncs d’arbres superposés, avec de la mousse dans les fissures et du goudron par-dessus ; une lampe à deux ou trois becs, remplie d’huile de morue, suspendue au plafond, sert à éclairer la pièce le soir. Le dîner fut long et copieux ; nous y eûmes une vingtaine de capitaines pour convives. La morue s’y reproduisit sous plusieurs formes différentes, et fut le sujet constant de la conversation, comme on peut bien le penser.

Le commandant devant rester trois jours aux îles Fichot, je repassai la mer, et allai à la grande terre, en face de la baie aux lièvres. Le doyen, M. C., y avait envoyé des hommes pour faire du bois, et un soir que je rentrais souper, je vis arriver un des ouvriers pâle et essoufflé. Il venait de voir un ours blanc à cinquante pas de nous, et il accourait nous en prévenir. Nous n’étions que trois armés, et les ouvriers n’auraient su comment se défendre d’un ennemi si redoutable, s’ils avaient été attaqués. Nous nous décidâmes donc à aller à sa rencontre. Cet animal est très-difficile à tuer ; à Saint-Pierre, on m’en avait montré un qui avait reçu trente-deux balles, et n’était mort qu’après avoir eu la tête fendue à coups de hache.

À peine étions-nous placés à quinze pas les uns des autres derrière le bois où nous devions l’attendre, qu’un bruit sourd se fit entendre. Il me sembla voir passer quelque chose, mais dans le doute je n’osai faire feu. Mon voisin, le capitaine O., lâcha ses deux coups de suite. Je l’ai tiré, me cria-t-il ; il a fait une fort belle pirouette, et je n’ai plus rien revu. Le patron de la chaloupe accourut de notre côté, en criant que l’animal venait à nous ; mais nous n’aperçûmes plus rien, et nous fîmes retraite. Arrivés près du feu où se trouvaient les charpentiers, il fut tenu un conseil : la plupart opinèrent pour mettre en mer, et partir de suite, alléguant que n’ayant pas d’armes, ils ne pourraient ni attaquer ni se défendre. Mais comme la mer était grosse, et que le capitaine ne consentit pas à partir, il fallut rester, et nous fûmes sur pied toute la nuit autour d’un feu de vingt pieds de haut.

Vers quatre heures du matin, le commandant arriva à l’improviste avec son canot et l’enseigne Swentson. C’étaient deux personnes armées de plus : on reprit la route du bois, à la recherche de l’animal. Nous avancions avec précaution à dix pas les uns des autres, quand tout à coup j’entendis crier : Le voilà ! Il est blessé ! J’accourus, et au fond d’une espèce de bassin desséché, d’environ trente pieds de profondeur, je vis un ours énorme, dont la gueule tournée vers nous montrait ses dents redoutables ; il remuait la tête et les jambes de devant, mais sous lui il y avait du sang, et je remarquai que celles de derrière étaient sans mouvement. Nous le visâmes tous ensemble, et lui tirâmes nos douze coups de fusil ; sa tête retomba, et une longue langue sanglante sortit de sa gueule entr’ouverte. Un joyeux hurra se fit entendre, et on essaya de le tirer de sa fosse, ce qui ne se fit qu’avec beaucoup de peine et de fatigue. Il mesurait six pieds juste, et ayant eu la veille les deux jambes de derrière cassées, il n’avait pu sortir de ce trou dont la pente était assez rapide. Notre canot était trop petit pour que nous puissions l’emporter ; le capitaine O. fut chargé d’en faire hommage de notre part à M. C., qui nous avait reçus aux îles Fichot.

On était encore occupé avec les montagnes de glace quand nous revînmes au Croc. On peut à peine concevoir que ces énormes masses puissent fondre, mais les vagues les coupent au niveau de la mer, elles se divisent, et elles finissent par disparaître dans des latitudes plus méridionales, ou bien elles viennent se briser contre les rochers où les portent les courans.

Le séjour du Croc, pendant l’hiver, ne m’aurait nullement effrayé, et j’aurais assez aimé y être enfermé par les glaces, comme le fut l’amiral Saunders dans un port de l’ouest, qui prit son nom depuis cette époque. En faisant un toit sur le bâtiment, on pourrait s’y tenir très-chaudement, et mouillés dans la rivière, nous y aurions été parfaitement à l’abri. Avec des livres, des armes et des munitions, on pourrait y passer très-bien son temps. Le gibier abonde à cette époque, et pressé par la faim, rien ne l’intimide ; il se fait tuer à vos pieds. Un Anglais, qui passe tous les hivers au Croc à garder nos cabanes, envoie au printemps de nombreuses fourrures à Saint-Jean. La mer est prise jusqu’à Grois, et les caribous viennent à pied sec de cette île à la grande terre ; les loups marins aussi sont très-aisés à approcher, et pour avoir des gelinottes et des perdrix, cet Anglais n’a qu’à nettoyer une place sur la neige devant sa maison et y mettre de la graine, et aussitôt de tous les environs arrivent se faire tuer ces pauvres oiseaux.

On va en hiver, soit avec des raquettes aux pieds, soit dans un traîneau tiré par des chiens…

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Vers le 1er août arrivèrent les courlieus. Le courlieu est un oiseau gros comme une bécasse ; son bec est un peu plus long et recourbé, et son ventre tire sur le rose ; son plumage est brun et noir : il vient, dit-on, d’Afrique. Pour moi, je sais que ces oiseaux venaient du nord. Ainsi on les voit d’abord au Quirpon, dernier port au nord de l’île : ils s’y arrêtent quelques jours et descendent au sud. Vers le commencement d’août, ils arrivent par petites compagnies, mais le 15 ou le 20 c’est par volées de quatre ou cinq mille. C’est un spectacle des plus curieux que de les voir s’aligner, et faire leurs évolutions aériennes ; s’allonger en triangle, se courber en demi-cercle, s’abattre spontanément tous ensemble, et se relever tout à coup aussi rapides que le vent. Ils se nourrissent d’une petite graine noire, dont le goût ressemble assez à celui du raisin, et que l’on nomme graine à courlieu ; elle leur donne un parfum délicieux, et c’est un manger exquis ; ils s’en enivrent, et pour se remettre, et activer, dit-on, leur digestion, ils viennent sur le bord de la mer se frotter le bec sur le sable, où il est très-facile de les prendre. On a vu de petits mousses en tuer jusqu’à cent avec un bâton. Ils ne s’envolent pas, et les coups de fusil ne les effraient nullement.

Pendant que le commandant expédiait au Quirpon un lieutenant avec la chaloupe pour aller inspecter les registres de pêche, il me mena avec lui dans quelques excursions maritimes au sud du Croc, entre autres à Carrouge. C’est le plus beau port de l’île, situé à quatre lieues du Croc ; il y a quatorze échafauds, et c’est le plus grand de nos établissemens. De là, j’allai aussi à la Conche, à quelques lieues plus loin, et nous revînmes après huit jours d’absence. En sortant du port de Carrouge, on me montra un endroit en mer où quelques années auparavant s’était perdu un canot d’une frégate française, avec un enseigne et dix hommes. Il passa sans le savoir au-dessus de roches nommées à Terre-Neuve roches chatouilleuses, et qui s’y trouvent en assez grand nombre. Lorsqu’il fait calme, on ne peut savoir où elles se trouvent, à moins que quelque bouée ne l’indique ; quand il y a un peu de mer, cela se voit aisément, car elle y brise alors avec force. En temps de calme, une pierre, une planche qu’on y jette, un coup de rame suffit pour y faire lever en un instant plusieurs lames énormes qui déferlent avec un bruit de tonnerre ; mais quelques minutes après les vagues s’abaissent, et la mer est unie de nouveau Les avirons des canotiers suffirent pour y soulever d’énormes lames qui les engloutirent en un instant, et on ne retrouva le lendemain que quelques planches éparses de l’embarcation.

À la Conche, on nous fit manger d’un ours noir qui avait été tué peu de jours auparavant. Cet ours, affamé sans doute, était venu arracher des mains d’un mousse sa galette de biscuit, et s’était enfui à toutes jambes ; mais il fut poursuivi et tué.

Notre première excursion à l’Île de Grois avait échoué ; mais le 16 août, dans la soirée, le ciel étant clair et parsemé d’étoiles, la chaloupe eut ordre de se tenir prête pour deux heures du matin. Avec une jolie brise de nord-ouest, nous fûmes à Grois en deux heures ; nous doublâmes la première pointe sud, et nous nous arrêtâmes au pied d’une gorge à pic, ancien lit sans doute de quelque cascade, encombré de débris de rochers, mais où ne se voyaient pas ces bois fourrés qui avaient tant arrêté notre marche la première fois.

Nous descendîmes dans une petite anse, au pied de ce ravin, mesurant de l’œil la hauteur que nous avions à gravir, en ne sachant trop ce qui nous attendait au sommet. Nous n’étions que neuf, avec quatorze chaloupiers qui devaient nous aider à porter nos vivres, biscuit, vin, eau-de-vie, voiles, marmites, etc. Deux éclaireurs que nous avions envoyés au haut du ravin nous firent signe de monter, et nous nous mîmes en route ; mais ce ne fut qu’après des difficultés inouies que nous arrivâmes au sommet de la montagne, en nous traînant sur les genoux et les mains : quelquefois nous roulions de haut en bas avec les pierres qui manquaient sous nos pieds, sans avoir un arbrisseau, une branche où s’accrocher et se retenir. Nous eûmes ensuite à descendre le revers de la montagne, à passer un torrent qui, à cent pas sur notre droite, tombait en cascade dans la mer avec un bruit étourdissant, après quoi il fallait gravir encore à travers bois et rochers ! Nous franchîmes le cours d’eau, et nous nous arrêtâmes dans une petite plaine émaillée de plates-bières, et entourée d’un marais. Par précaution contre les moustiques, nous traçâmes le plan de notre cabane sur cette petite plate-forme élevée, qui était exposée à tous les vents. Nous étions adossés à un petit bois, d’où nous planions sur toute la mer étendue devant nous. Quand il faisait clair, on voyait à plus de douze lieues.

Les haches furent distribuées. Les pins les plus élevés furent bientôt attaqués, apportés et dressés ; deux cheminées en peu d’instans furent construites et trois heures après notre arrivée tout était terminé. La tente était cette fois plus grande que la première, et très-solidement construite.

Le lendemain, dès trois heures du matin, nous étions sur pied. Il faisait encore nuit et froid ; cependant nous partîmes pour nous mettre à l’affût des caribous.

J’allai me cacher dans un bois près d’un ruisseau coulant entre deux montagnes à pic, le même que nous avions traversé en venant, et auquel aboutissaient plusieurs chemins d’animaux fraîchement tracés. J’y étais depuis une heure, percé par la brume, et ennuyé de ne rien voir paraître ; le soleil venait de se lever, et le ciel était déjà clair, quand tout à coup le long de la montagne devant moi s’alonge une grande ombre : c’était un caribou, il tournait sa tête chargée de ses énormes bois à droite et à gauche, et semblait hésiter s’il devait rester ou descendre. Cependant à la fin il s’avança vers moi, mordant de temps en temps les branches qui se trouvaient sur son passage. Je l’avais déjà depuis long-temps au bout de mon fusil, et à trente pas je le tirai et le vis tomber à genoux. Comme il se traînait sous bois, je m’avançai près de l’eau, et l’achevai du second coup. J’appelai, mais le bruit de la cascade couvrit ma voix. Je fis des brisées aux arbres le long de la vallée, et repris le chemin de la cabane, d’où je revins bientôt avec quelques-uns des nôtres qui emportèrent l’animal sur un brancard. Je tuai ce jour-là neuf courlieus, sept gelinottes, et deux grands oiseaux d’eau. Les gelinottes y sont aussi grosses que de gros coqs de perdrix rouge et nullement farouches. Je les ai toutes tirées posées ; on dirait qu’elles savent à peine voler, et cela leur arrive très-rarement. En effet, elles n’ont aucun ennemi à fuir, si ce n’est l’aigle, et alors ce n’est qu’en se cachant qu’elles peuvent l’éviter. La brume grossit les objets d’une manière incroyable ; ainsi, après avoir tiré un courlieu que je crus voir tomber, je courus pour le ramasser : c’était la bourre de mon fusil.

Le lendemain matin, ma chasse ne fut pas moins heureuse que la veille ; près d’un précipice immense, le long duquel courait un sentier très-frayé, j’avais, comme font les sauvages, barré avec des cordes et des branches plusieurs chemins qui conduisaient au mien. Lorsqu’un caribou rencontre un obstacle, au lieu de se détourner, il tâche de se frayer un passage avec ses bois, et prévient ainsi le chasseur par le bruit qu’il fait. Il en vint un. Je tirai au jugé, et en débarrassant les branches je le trouvai étendu par terre, sans vie. C’était un jeune caribou dont les bois étaient encore très-courts.

La brume devint très épaisse vers une heure ; tout changea alors d’aspect : les cailloux me semblaient des collines, et je croyais voir la mer partout. La tristesse dans le cœur, j’errais depuis long-temps à l’aventure, et comme perdu dans le brouillard, quand tout à coup le ciel s’éclaircit, et j’aperçus l’étang noir que je cherchais, et qui nous servait à reconnaître le chemin de notre tente. Il se distinguait des quarante autres qui couvrent Grois par un petit îlot qui s’élevait au milieu. De là on montait sur une éminence d’où l’on voyait la fumée de notre feu.

Vers onze heures commencèrent nos infortunes. Nous tuâmes beaucoup de courlieus, il est vrai, nous en avions des chapelets pendus tout autour de nous ; mais la brume revint, et avec elle, en terme marin, une brise carabinée qui nous glaçait. J’étais d’avis de retourner à notre gite, mes compagnons s’y refusèrent, et nous continuâmes à chasser dans l’eau jusqu’aux genoux, car Grois n’est que bois, marais, étangs et rochers ; on ne peut se tenir sur les rochers, on y serait enlevé par le vent comme une feuille morte, et bien moins encore dans les bois, puisqu’ils sont si épais qu’on n’y peut remuer.

Nous voulûmes rentrer à deux heures, glacés par la brume et par le vent, qui nous poussait les uns sur les autres ; mais nous ne pûmes trouver notre chemin, nous cherchâmes vainement à reconnaître les lieux où nous nous trouvions : force nous fut d’attendre. Nous avions devant nous un ou deux étangs dont les bords opposés disparaissaient sous un nuage de brumes grises que le vent faisait glisser sur leur sombre surface ; autour et derrière s’allongeaient des marais entourés de mousses vertes et profondes, puis des broussailles et des étangs noirs. On n’entendait que le bruit du vent et celui des volées de courlieus qui passaient près de nous, sans que nous puissions les voir, en poussant leur petit cri aigu.

Il faisait nuit depuis long-temps ; nous errions encore, lorsqu’en réponse à nos cris de détresse nous entendîmes deux coups de fusil : c’étaient nos compagnons qui venaient nous chercher. Avec quelle joie je retrouvai notre modeste tente ! Mais quel temps et quels coups de vent toute la nuit ! Nous nous attendions à être enlevés à chaque instant, et à rouler au fond du précipice qui n’était qu’à vingt pieds de distance ; l’eau entrait par vagues, et nous étions couchés dedans. Hélas ! le lendemain et surlendemain même temps. Notre mèche à feu était éteinte, impossible de rien allumer. Nous avions compté ne rester que trois jours, et nous n’avions eu le quatrième qu’un verre de vin et une galette de biscuit chacun. Il est vrai que devant nous étaient pompeusement suspendus gelinottes, perdrix, et gibier de toute espèce ; mais nous ne pouvions le manger cru. Le ruisseau près duquel était située notre tente était devenu un véritable torrent, et il y avait à craindre qu’il ne vînt nous balayer en passant, car il approchait de plus en plus.

Après être restés ainsi deux jours et deux nuits de suite assis sur des pierres sous notre tente, car nous ne pouvions nous coucher, l’eau s’élevant à deux ou trois pouces de hauteur, le temps devint passable ; mais la mer semblait encore très-forte, et nous n’osions espérer qu’il fût possible de nous venir chercher. On put faire du feu, se sécher, cuire des perdrix, rôtir un quartier de caribou, et se remettre à la chasse presque toujours dans l’eau, car l’île était convertie en lac. Le lendemain, nous nous disposions à partir, quand les chaloupiers arrivèrent chargés de vivres. J’étais très-fatigué, je revins me coucher près du feu où je m’endormis, pendant que notre cuisinier Botte apprêtait notre repas. Mais Botte me réveilla bientôt en me montrant une nuée épaisse de courlieus, qui planaient au-dessus de nous de manière à intercepter la vue du ciel. Je déchargeai mon fusil, ils tombèrent par douzaine sur Botte, sur moi, dans la marmite, dans le feu, ils pleuvaient ! Tout disparut alors, et je ne vis plus que le ciel bleu. Je me rendormis. Quelques minutes après, Botte me réveilla encore ; c’étaient toujours les courlieus, qui allaient se poser sur un morne à cent pas de moi. Je me glissai de ce côté, et, caché derrière un rocher, je les vis venir à moi, becquetant à droite et à gauche, faisant un bruit étourdissant, amusant, qui ne peut être apprécié que par un véritable chasseur. J’en fis un grand carnage, et ils ne revinrent plus.

Vers trois heures tout le monde était de retour, et à six tout étant prêt, on se mit en route pour regagner l’embarcation. La mer semblait s’être un peu calmée, et nous nous décidâmes à partir. Des hauteurs où nous étions, on voyait un énorme feu allumé près de la chaloupe par les marins qui étaient chargés de la garder. Il faisait presque nuit, et, à la lueur de ce feu, réfléchi par la mer, à côté de ces hautes murailles de rochers, avec ces paquets et ces armes pêle-mêle, on eût dit une bande de pirates.

La mer brisait avec force, il faisait froid, et il commençait un peu à venter ; pour ne pas être mise en pièces par le choc, la chaloupe était obligée de se tenir au large. Quels que fussent les dangers que nous présageât l’état de la mer, nous nous embarquâmes. Nous étions vingt-six sur cette frêle embarcation, entassés les uns sur les autres avec les armes, le gibier etc. La lame était très-longue ; cependant tant que nous suivîmes la côte, nous fîmes assez de progrès. La nuit fut bientôt profonde : heureusement la lune jetait de temps en temps, à travers les nuages, sa lumière sur la cime des vagues, et doublant le cap, nous les vîmes venir à nous, grosses et menaçantes, roulant avec fracs. Présente le bout à la lame ! Mais nous n’avancions pas. Rentrez vos avirons ! Mâtez votre mât de misaine et votre grand mât ! Larguez votre misaine, votre taillevent ! Mais il n’y avait presque pas de vent et une mer terrible. Démâtez ! Armez vos avirons ! Avant partout !… Le courant et les lames nous drossaient, et nous étions toujours à même distance de terre. Grois s’élevait noir et perpendiculaire à notre droite. Nous tournions sur nous-mêmes, et le vent de nord-ouest commençant à se lever, la mer devint encore plus forte ; la chaloupe était pleine d’eau. Trempés et transis de froid, nous regardions d’un œil cette bruyante lame, si immense, si puissante, auprès de nous, si petits, perdus au milieu de ce chaos de l’océan. Si nous avions été pris de côté, c’était fait de nous. Adieu Paris !

À minuit la lune se coucha, et nous laissa dans d’épaisses ténèbres. Le vent augmenta encore, et du nord-ouest, complètement debout ! Tout en essayant de me tenir en équilibre, il me passa bien des idées en tête ; je chantais l’air des cloches de la Somnanbule. Cela me reportait si loin de ce noir Grois ! Du reste, sans nous le dire, nous pensions bien tous que le sol de la patrie ne s’engraisserait jamais de nos dépouilles ! À une heure, il y eut aurore boréale. Les pêcheurs de Terre-Neuve donnent le nom de marionnettes à ce phénomène. On voit au nord des fusées monter et descendre, des bombes éclater, paraître et disparaître, tout le ciel briller, puis retomber dans l’obscurité. Tout s’évanouit bientôt ; le scillage seul de notre chaloupe nous éclairait, et il était curieux de voir le feu courir sur le dos des vagues bien loin derrière nous.

Nous luttions péniblement contre les lames, quand tout à coup, à dix pas à tribord, nous entendîmes une baleine souffler avec grand bruit ; elle plongeait et s’élançait tour à tour de l’eau, et nous suivit ainsi pendant un quart d’heure à même distance. Malgré la prière de Botte, qui était plus mort que vif, et la tête dans son manteau comme César, je l’ajustai et lui tirai un coup de fusil que le sifflement du vent m’empêcha d’entendre. Je ne lui fis, je pense, aucun mal, car j’étais chargé avec du plomb à bécassine ; mais mon intention était de lui rendre la peur qu’elle nous faisait, car, si elle en avait eu la fantaisie, il lui était facile de nous chavirer. Elle se retira, effrayée sans doute du feu du fusil ; mais deux heures après, lorsqu’il commençait à faire jour, nous la revîmes avec une compagne nous suivant à quelque distance. Avec le soleil augmenta le vent, qui grossit encore la mer, s’il était possible. Cependant vers six heures, elle se calma ; et approchant de terre, que nous ne découvrîmes qu’à un mille de distance à cause des vagues qui étaient encore très-hautes, nous vîmes que nous avions bien gouverné par le plus grand hasard, et nous eûmes connaissance du Cap-Vent. À huit heures enfin, nous entrâmes dans la baie du Croc, ayant été treize heures à faire trois lieues.

En arrivant, je vis nos mâts de perroquet présentés, et je pensai avec raison que notre départ était prochain. En effet, le lendemain matin à huit heures, nous quittâmes le Croc, traversant des millions de courlieus qui venaient au Cap-Vent, et nous revîmes encore Grois, de sinistre souvenir. Si vous voulez vous faire une idée de cette île, vous n’avez qu’à fermer les yeux à demi, regarder un papier noir, et mettre vos pieds dans de l’eau froide, en vous faisant souffler dans les oreilles avec de gros soufflets pour imiter le vent.

L’île de Terre-Neuve porte des marques visibles le long de ses côtes, et dans la profondeur de ses larges baies, d’une grande révolution qui, à une époque reculée, changea sa forme et son étendue primitives. Elle est séparée, à l’est, du fleuve et du golfe Saint-Laurent, par un canal étroit, de trois lieues de large, appelé détroit de Belle Île ; sa forme est triangulaire ; elle a onze mille huit cent trente-trois lieues carrées. La difficulté de pénétrer dans l’intérieur, le peu de chances de succès que présente une tentative d’exploration, font qu’on en sait peu de chose, si ce n’est cependant que le sol y est rocailleux et généralement stérile, qu’il y a des montagnes à pic couvertes de bois, des vallées étroites et sablonneuses, et quelques grandes plaines de bruyères ; mais on n’y voit ni arbres ni buissons. On appelle ces plaines dans le pays, barrens ou landes. Les lacs, les étangs, y sont très-nombreux, et les sources de l’eau la plus pure abondent de tous côtés. Quelquefois le terrain est si marécageux, qu’on ne peut y aller à cheval, et on y court même des dangers à pied.

Les côtes sont généralement couvertes de petits bois suspendus qui descendent jusqu’à la mer, ou coupées à pic en précipices. Au sud-ouest de l’île s’élèvent d’assez hautes montagnes. Sur toute la côte d’ailleurs, on trouve de nombreuses rivières, de belles rades, de magnifiques ports, et de larges espaces réservés sur la plage, couverts de galets qui y semblent mis exprès pour faire sécher le poisson pris dans les environs. Il y a de vastes baies de plusieurs lieues de profondeur, où les bâtimens sont dans la plus grande sûreté, abrités par les terres élevées qui les entourent.

À trois milles environ de l’extrémité nord-est de la baie de la Conception est une petite île nommée Baccalao, qui est remarquable par le nombre extraordinaire d’oiseaux de mer qui établissent leurs nids sur ses flancs déchirés. On les appelle oiseaux de Baccalao ; ce sont d’utiles pilotes que la nature semble avoir ménagés aux marins qu’ils avertissent de l’approche des côtes, surtout pendant la brume ; aussi le gouvernement anglais leur accorde-t-il une protection spéciale, et défend-il de les tuer ou de prendre leurs œufs. Cependant, malgré la proclamation du gouverneur, qui paraît à ce sujet chaque année, séduits par le grand profit que donne la vente de ces oiseaux, de leurs plumes et de leurs œufs, des hommes hardis, méprisant les dangers qui accompagnent cette tentative, réussissent, avec des cordes et des filets, à balayer leurs œufs et à prendre les oiseaux eux-mêmes.

La baie de la Conception, qui s’enfonce à vingt-huit lieues dans les terres, contient deux villes : Harbour-Grace et Carbonier. De cette ville à Pointe-de-Grat est un espace rempli d’une population nombreuse, employée entièrement à la pêche, malgré les côtes âpres et incultes, et les nombreuses pertes qu’elle y éprouve chaque automne par les coups de vent, les tempêtes et les vagues, qui quelquefois viennent détruire les échafauds et les embarcations.

Le port Saint-Jean n’est pas loin de la baie de la Conception ; c’est un des meilleurs de l’île : il se trouve entre deux montagnes à peu de distance l’une de l’autre, dont à l’est les extrémités forment une entrée très-étroite. Ce port a deux milles de profondeur jusqu’à l’embouchure de la rivière du Petit-Castor. Au sud s’élèvent de hautes montagnes à pic, et au nord les forts William et Townsend. Derrière le premier se trouve un très-beau lac rempli d’excellentes truites, et qui communique à la mer.

La ville de Saint-Jean est le siége du gouvernement et de la cour suprême de l’amirauté de Terre-Neuve. C’est une place importante en temps de guerre, et c’est là que, pour plus grande sûreté, est déposée la majeure partie des propriétés de l’île. Tous les bâtimens des différens ports, excepté ceux allant au nord, en Écosse et à Liverpool, sont obligés de venir à Saint-Jean s’y réunir au convoi, et partent tous ensemble. Les forces de terre et de mer qui s’y trouvent donnent la vie et le mouvement à cette ville, et sont la source de sa prospérité. Le difficile accès du port, la position imposante des montagnes qui s’élèvent à ses deux côtés, des forts et les batteries nombreuses dont elle est flanquée, la rendent presque imprenable. Un bâtiment seul peut y entrer à la fois, et il serait facilement coulé, si les forts tiraient dessus.

La population de cette ville est de douze mille âmes, et celle de l’île de soixante mille. Le gouverneur y étalait, lors de notre visite, un grand luxe, et représentait en petit la cour du roi d’Angleterre. La société, dit-on, y est choisie ; les femmes y sont fraîches et jolies, et l’hiver, malgré sa grande rigueur, est la saison la plus agréable qu’on y puisse passer. On y donne des bals, on y joue la comédie en société, et les acteurs sont pris principalement parmi les officiers de deux régimens qui y sont en garnison, et ceux d’un ou de deux bâtimens de guerre qui restent dans le port.

La plus grande ville après Saint-Jean, est Plaisance, située dans la baie de ce nom, au sud de l’île, et dont le port est si grand, que cent cinquante bâtimens pourraient s’y tenir dans la plus grande sûreté. Parmi les îles et les baies de Terre-Neuve, on trouve des noms qui presque tous rappellent quelques circonstances : telles sont la baie du Désespoir, la baie des Trépassés, la baie des Fâcheux, la baie du Diable, la baie de la Rencontre, lîle des Pigeons, des Pingouins, la baie de l’Ours blanc, des Cinq Cerfs, du Grand Bruit, de la Poyle, par sa ressemblance supposée avec une poële ; celle de la Rose blanche, l’Île brûlée, la Pointe blanche, et enfin la Pointe enragée, dont la position sauvage, exposée au golfe Saint-Laurent, entourée de rochers, semble justifier ce nom, surtout quand, dans une tempête, le vent souffle du sud et du sud-ouest.

Sur la côte ouest se trouve la plus grande rivière de l’île, nommée rivière Humbert, qui a trente-huit lieues de long du sud au nord…

Les côtes opposées du Labrador sont jointes à la colonie de Terre-Neuve. Il paraît, dans les plus anciennes descriptions de ces côtes, qu’elles furent toujours remarquables par la multitude de poissons, principalement de morues et de saumons qu’on y trouve, ainsi que dans les rivières. Ces côtes, les plus élevées du monde, se voient à quarante lieues en mer ; elles ont de près l’aspect le plus sauvage et le plus terrible. Le gibier y est on ne peut plus abondant, et on y trouve une grande quantité de cerfs, renards, castors, martres, etc. Cinq espèces de loups marins aussi fréquentent ces parages, entre autres une nommée par les lapons fatuc vindac, dont la tête est ronde, et dont le long groin pend comme la proboscide d’un éléphant. Les chiens, à peu près semblables à ceux du Groënland, ont assez l’apparence et la taille du loup. Abandonnés à eux-mêmes, ils chassent en meutes le gibier, et en font leur pâture.

John Davis, en 1585, descendit le long de ces côtes. Le 19 juillet, étant très au nord, un bruit terrible se fit entendre à travers une brume très-épaisse, et il ne pouvait en deviner la cause, ne trouvant pas fond à trois cents brasses. Il s’aperçut bientôt que ce bruit était causé par les vagues qui se précipitaient contre d’immenses masses de glace, qu’il évita avec un rare bonheur. Le lendemain, sa vue fut frappée par des montagnes déchirées, et en pain de sucre, dont les sommets, bien au-dessus des nuages, étaient couverts de neiges. Il donna à ces terres le nom de Terres de la Désolation ; et, effrayé de l’aspect de ces côtes et des dangers que présentait la navigation dans ces parages, il redescendit, par le détroit qui porte son nom, dans la vaste mer nommée baie d’Hudson, et arriva jusqu’à Terre-Neuve… Il est singulier que dans ce pays, qui, pendant huit mois de l’année, ne produit rien, le gibier soit si abondant. Lorsque la baie d’Hudson était au pouvoir des Français, de 1697 à 1714, un gouverneur du fort Bourbon, avec sa garnison, composée de vingt hommes, mangea, dit-on, pendant un hiver, 90,000 gelinottes et 25,000 lièvres.

Par sa latitude, Terre-Neuve devrait jouir de la même température que les autres pays placés comme elle ; mais une des particularités qui distinguent l’Amérique du Nord des autres parties du globe, est son climat. Terre-Neuve, une partie de la Nouvelle-Écosse et le Canada se trouvent dans la même latitude que la France, et partout, dans ces trois pays, les rivières sont gelées pendant l’hiver à plusieurs pieds d’épaisseur. La terre y est constamment couverte de neige, et tous les oiseaux émigrent.

Le Labrador et les pays au sud de la baie d’Hudson sont dans la même latitude que la Grande-Bretagne, et cependant le froid y est si grand, près de la baie d’Hudson, par exemple, que le mercure gèle souvent.

Le docteur Mitchell, qui a fait de longues observations à cet égard, a calculé que cette différence de température est égale à quatorze ou quinze degrés de latitude ; ainsi, un endroit placé par le 40e de latitude en Amérique aura la température de celui qui se trouve par le 55e dans l’ancien continent.

Il est à remarquer aussi que le froid, pendant l’hiver, y étant plus rigoureux, la chaleur y est aussi plus forte que dans les pays correspondans d’Europe. Le mercure gèle en janvier près de la baie d’Hudson, et l’été le thermomètre y monte à 25°. Tous les navigateurs qui ont visité les pays compris entre le 70e et le 80e degré de latitude nord rapportent que la chaleur y est telle, qu’elle faisait fondre le goudron de leur bâtiment ; ce qui n’arrive pas dans l’Amérique du Sud. Il y a une plus grande quantité de terres élevées au-dessus du niveau de la mer au pôle nord que dans les régions opposées du pôle sud, qui n’ont montré à tous ceux qui les ont visitées qu’une vaste étendue de mer. Cette mer absorbe les rayons du soleil, tandis qu’au nord, au contraire, la terre les reflète en toutes directions, et produit ainsi un degré de chaleur plus considérable.

L’Amérique est plus près du pôle que toute autre partie du monde, et elle s’étend prodigieusement à l’ouest. Son extrémité nord n’est qu’un groupe de montagnes élevées, couvertes de neige toute l’année. À l’ouest, dans la partie russe, il y a aussi d’énormes montagnes couvertes également de glaces au cœur de l’été. Le vent qui passe sur ces hautes régions est tellement saturé d’élément glacé, qu’il le garde même en traversant des climats plus chauds, et souvent il n’est nullement adouci en arrivant au golfe du Mexique. Un vent froid perdra d’abord évidemment de sa température, parce que dans son passage il enlèvera un peu de son calorique à la surface de la terre ; mais cette surface, une fois refroidie, s’il continue à souffler dans la même direction, il ne perdra rien de son intensité. Sur tout le continent américain, vent de nord-ouest et très-grand froid sont synonymes ; ce vent, est le plus commun, et il y est d’une force dont aucun autre n’approche. Les grands lacs du Canada, ces mers intérieures qui s’étendent au loin dans le nord-ouest, renforcent et dirigent ces vents qui viennent porter au sud du continent le climat de la baie d’Hudson. En Europe, les vents qui apportent les frimas viennent du nord à l’est ; en Amérique, au contraire, c’est du nord à l’ouest. Alors le ciel est pur, d’un beau bleu, et les nuits sont superbes. Les astres sont plus brillans que de l’autre côté de l’Atlantique, et les aurores boréales y sont très-fréquentes.

Les hivers précoces sont généralement longs et rigoureux à Terre-Neuve. Un hiver doux donne un été pluvieux, tandis qu’un véritable hiver amène un été sec. On sait à peu près quand il commence, mais on ne peut jamais prévoir l’époque où il finira. L’arrivée périodique sur ces côtes des îles flottantes et des champs de glace du nord en est la cause ; leur effet tend à continuer ses rigueurs, ou plutôt à en amener un second qui dure jusqu’à ce que la glace soit chassée par des vents d’ouest ou de nord-ouest, assez forts pour détacher et mouvoir ces masses énormes.

Le ciel, au nord et à l’ouest de l’île, est généralement clair et serein, tandis que l’est et le sud sur la côte sont plus sujets aux pluies et aux brumes à cause de leur voisinage des bancs. Les brumes épaisses et humides sont très-fréquentes au printemps et en automne, et rendent la navigation près des côtes très-dangereuse.

Le froid qu’apportent en hiver les vents d’ouest et de nord-ouest est rigoureux, mais sec ; celui du nord et du nord-est est pénétrant, accompagné de tourbillons de neige qui couvrent le sol à quatre et cinq pieds, et quelquefois six et sept. Des tempêtes soudaines s’élèvent ; le vent souffle de toutes parts et chasse la neige avec furie ; les maisons craquent et vacillent, et l’eau de la mer est éparpillée au loin sur la terre comme de la poussière de neige.

Le printemps est accompagné de brumes et de pluies ; mais vers le commencement de juin, le changement est sensible, et depuis la moitié de juillet jusqu’à la fin d’août, les chaleurs sont généralement assez fortes pour qu’on prenne des habillemens d’été. Les nuits y sont superbes ; la clarté du ciel, l’air pur et serein, l’éclat de la lune, celui des étoiles, surtout celles à l’horizon, qui brillent comme des phares éloignés, forment un tableau difficile à décrire.

On ne peut se figurer une de ces superbes baies dans une de ces nuits si brillantes. Leur vaste surface est couverte alors de myriades de poissons de formes et de grandeurs différentes, tous occupés entre eux, les uns à poursuivre, les autres à fuir ; les noires et lisses baleines sortent de l’eau et replongent et leurs jets d’eau élevés retombent en étincelles phosphoriques ; les morues bondissent au-dessus des vagues, et réfléchissent l’éclat de la lune sur leur surface argentée ; les capelans fuient par bancs immenses vers le rivage, où ils vont chercher un refuge, et chaque vague qui se retire en laisse une multitude innombrable sautant sur le sable. C’est alors une proie facile pour les femmes et les enfans, qui recueillent avec des seaux ce précieux butin ; les pêcheurs en remplissent leurs bateaux pour l’appât des morues.

Le mois de septembre est le plus tempéré. Vers la moitié d’octobre, le temps devient frais et variable, et à la fin de ce mois, les pluies et les brumes ont déjà commencé à altérer l’état de l’atmosphère. Vers la moitié de décembre, la neige, la glace, les vents froids et perçans annoncent l’approche de l’hiver. Alors une mer houleuse, qui semble prendre une couleur plus sombre, bondit sur les côtes en rugissant, secoue, arrache souvent les échafauds et les cabanes élevées pour la pêche, que les tempêtes de l’équinoxe avaient épargnés. Le vent tourne du sud-est au nord-est et au nord, chassant devant lui des nuages de neige, jusqu’à ce qu’à la fin le nord-ouest ayant acquis plus de force, l’atmosphère s’éclaircit, la gelée augmente, et le ciel n’est troublé parfois que par des tempêtes de neiges fondues et glaciales du nord-est et de l’est.

Quant aux animaux qui peuplent les forêts de Terre-Neuve, le cerf et le caribou sont au premier rang. Les ours, les castors, les loutres, le renard rouge et argenté, les lièvres et les martres y sont aussi en grand nombre. C’est surtout dans les grands froids qu’on les chasse, car c’est à cette époque que les peaux ont le plus de prix. Tout ce qui est animé ou inanimé porte alors la livrée de l’hiver. Les différentes couleurs qui distinguaient les animaux se changent en un blanc uniforme, et tous jusqu’aux chiens et aux chats, quand même nouveaux venus et d’un climat plus chaud, prennent une robe plus douce et plus épaisse de longs poils blancs lustrés, qui tombent au printemps par touffes, et qu’ils s’arrachent avec les dents, comme s’il leur tardait de s’en débarrasser. Ce changement remarquable a lieu aussi chez les oiseaux, dont plusieurs, entre autres la perdrix, deviennent entièrement blancs, pour reprendre au printemps leur plumage habituel.

Le quadrupède le plus précieux de cette île est le chien, formant une espèce à part, et nommé chien de Terre-Neuve. La race véritable et pure n’y est pas aussi commune qu’on pourrait le croire, et ce n’est guère que dans les baies de Plaisance, de Fortune et de la Conception qu’on peut la trouver. Docile et susceptible d’un grand attachement, il est facile à contenter pour sa nourriture ; il vivra de poisson frais, cru ou bouilli, de pommes de terre ou de choux ; quant à sa boisson, ce qui semble lui plaire davantage est le sang de mouton. Il aboie rarement, et seulement quand il est fortement provoqué. Il ne donne alors que deux coups de voix, qui semblent pour lui un effort pénible et peu naturel. C’est un bruit qui tient le milieu entre l’aboiement et le hurlement, et alors se joignent à lui toutes les voix des chiens à portée de l’entendre. Son amour pour l’eau, fraîche ou salée, chaude ou glaciale, la grande profondeur à laquelle il peut plonger (j’en ai vu descendre jusqu’à vingt-deux pieds), le temps considérable qu’il peut rester sous l’eau, et enfin, ses pattes palmées semblent le rapprocher de la classe des animaux amphibies. De même que les chiens du Labrador et du Groënland, ceux de Terre-Neuve ressemblent beaucoup au loup. Ils chassent en meutes, et dévorent leur proie…

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Je laissai dans le port, en partant du Croc, la Béarnaise, qui venait nous remplacer. Nous mîmes onze jours à retourner à Saint-Pierre, par un temps détestable et une brume épaisse, accompagnement ordinaire des navigateurs dans ces parages. Nous courûmes même quelques dangers dans la baie du Désespoir, où les courans nous entraînaient fortement ; mais la brise s’étant heureusement levée de terre, nous y échappâmes, et le 6 août, vers midi, nous découvrîmes Saint-Pierre tout embrumé, à deux lieues de distance. Nous arrivâmes vent arrière, avec nos bonnettes et toutes voiles dehors ; nous mîmes en panne à une demi-lieue de terre n’osant avancer sans le pilote, à cause de la basse de l’Enfant perdu, et bientôt nous fûmes mouillés sous le Cap à l’Aigle.

Vers le commencement de septembre, le brick de guerre anglais le Manly entra dans la rade ; et le capitaine nous ayant donné à dîner à son bord, le gouverneur lui en rendit un, suivi d’un bal. Nous avions en tout quarante personnes, trois demoiselles et quatre dames dansantes ; notre orchestre se composait d’un vieux marin qui jouait du violon.

Le Manly devait quitter Terre-Neuve le 28 septembre pour aller à Halifax, rendre compte de la pêche anglaise qui finit à cette époque. Le capitaine Field me proposa de m’y conduire avec lui : j’acceptai volontiers ; le lendemain avant le jour, j’étais en canot avec mes deux amis B. et B., qui venaient m’accompagner jusqu’au Manly, mouillé très au large pour pouvoir appareiller plus aisément. À peine nous aperçut-on de loin à travers le crépuscule, que j’entendis les sifflets, et vis hisser les voiles les unes après les autres. Je montai à bord, fis mes adieux, et bientôt loin de moi disparurent les côtes de Saint-Pierre.

Eugène Ney.


  1. D’autres écrivent Biurn.