Voyage en Asie (Duret 1871)/Inde/03

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Michel Lévy (p. 248-255).


III

MADURA


La ville de Madura. — Les Tamouls. — Les castes. — Les signes religieux. — Les femmes surchargées de bijoux. — Monuments de Madura.
Septembre 1872.


Trois jours de route à travers un pays assez aride nous mènent de Ramnad à Madura. En approchant de Madura, la campagne devient plus verte et prend un aspect plus riant. Nous faisons les derniers milles de la route sous le feuillage d’arbres magnifiques. Madura passe pour une des plus jolies villes de l’Inde. A. la suite d’un incendie, il y a quelques années, le collecteur anglais à ce moment en place entreprit de retracer les rues de la ville d’après des alignements réguliers, et de planter des arbres ; il en est résulté une ville propre et coquette, noyée dans une ceinture de verdure.

Depuis que nous avons quitté Kandy, Madura est a première ville réellement importante et animée que nous rencontrions. Les Tamouls, avec lesquels nous avons fait connaissance à Ceylan en qualité de coulies, nous apparaissent ici sous un aspect beaucoup plus brillant. Nous sommes en effet au cœur de leur pays. Prenez une carte : partant du cap Comorin à l’extrémité sud de l’Inde, remontez sur la côte de Coromandel jusqu’à Palicut au nord de Madras, et sur la côte de Malabar jusqu’au nord de Mahé, tirez ensuite une ligne de l’un à l’autre de ces points à travers la péninsule, et vous aurez une sorte de triangle. Dans ce triangle on parle une seule et même langue, le tamoul. C’est une des langues du sud de l’Inde, qui n’a rien à démêler dans ses origines avec le sanscrit. On s’accorde à voir dans les Tamouls une partie des populations qui occupaient l’Inde avant l’arrivée des aryens. Ce qu’il y a de certain, c’est que les hommes au milieu desquels nous nous trouvons sont d’une tout autre race que les Hindous de la vallée du Gange. Ils sont beaucoup plus noirs de peau. On ne voit pas non plus parmi eux de profil grec ni de nez aquilin. Leur visage a quelque chose d’épaté. En revanche, ce sont pour la plupart de beaux hommes, bien membrés.

S’ils ne sont ni de race ni de langue aryenne, les Tamouls ne s’en sont pas moins laissé complètement pénétrer par les idées religieuses des aryens. Il n’y a pas de sectateurs plus zélés qu’eux de la religion brahmanique. On voit partout dans leur pays de grands temples, et des chapelles à tous les carrefours avec quelque image de divinité. De plus, tout ce qui a rapport aux divisions de la population par castes est ici la loi des moindres actes de la vie. Depuis que nous avons mis le pied sur le sol de l’Inde il n’y a point d’instant où le fait ne se révèle à nous. Nous entendons dire sans cesse : Il n’est pas de ma caste, je perdrais ma caste, quelle est sa caste ? Ce sont à tout moment gens qui ne veulent point se toucher ni communiquer ensemble, comme étant de castes différentes. C’est ainsi que l’ustensile le plus indispensable à un homme de religion brahmanique, et que nous voyons tous nos Tamouls porter constamment avec eux, est un petit vase en cuivre destiné à puiser et à contenir l’eau à boire. Boire ailleurs que dans son propre vase, et s’exposer par conséquent à se servir d’un ustensile qui aura peut-être été souillé par les lèvres d’un homme de basse caste, est la chose dont un homme de haute caste se gardera avec le plus grand soin.

De même pour le manger. Pour rien au monde les gens de certaines castes ne mangeraient avec ceux de certaines autres, et surtout avec nous. Nos charretiers, quand nous faisons halte au milieu du jour, à l’ombre de grands arbres, selon la coutume hindoue, font généralement cuire leur riz le plus loin possible de nous. Nous avions cru d’abord que c’était par respect ; nous nous sommes enfin aperçus que c’était pour éviter notre contact. Un jour que nous leur avons envoyé de notre meilleur carry, ils l’ont absolument repoussé pour ne point se souiller en portant les lèvres à un riz préparé par nous.

Aucune différence ne s’accuse à première vue entre les hommes des diverses castes. Tout le monde va aussi peu couvert que possible. Le seul vêtement obligé est pour chacun une pièce d’étoffe blanche qui se noue autour des reins et qui, pour les plus pauvres, ne dépasse guère les dimensions de la feuille de vigne. Les brahmanes ne sont pas autrement vêtus que les autres. On finit cependant par les distinguer assez bien à leur peau généralement plus blanche et surtout à une petite corde qu’ils portent passée en sautoir sur la poitrine.

Rien n’est facile, par exemple, comme de reconnaître la secte religieuse à laquelle un homme appartient. Chacun porte ici sa religion écrite sur son front. Selon les sectes, ce sera soit un cercle rouge, ou noir, ou jaune, de la dimension d’un grand pain à cacheter, soit des lignes horizontales, soit une simple ligne perpendiculaire qui descend du sommet du front à la racine du nez.

De beaucoup les plus communes sont les deux espèces de signe qui désignent les sectateurs de Vichnou et de Siva. Les vichnouistes se tracent sur le front, avec un composé liquide, une figure en forme de trident ; la ligne du milieu du trident est généralement jaune, les lignes latérales, blanches. Quelques-uns font prendre à cette figure des dimensions telles qu’elle occupe une grande partie du front et quelle donne alors à celui qui la porte un air étrange et même quelque peu féroce. Les sivaïtes, eux, se servent exclusivement de cendre de bouse de vache pour se marquer. On voit ici sur les murs des gâteaux de fiente de vache qui sèchent au soleil ; avec la cendre obtenue en les brûlant, les sivaïtes se tracent des lignes ou des barres horizontales, et non plus seulement sur le front, mais encore sur les bras, la poitrine, l’estomac. La première chose que fait le Tamoul après ses ablutions, c’est donc de se marquer le front ou de se barbouiller le corps, et on ne rencontre guère de gens qui, avant de sortir de chez eux, n’aient procédé à cette sorte de toilette.

Les femmes ont d’autres habitudes. Sauf le petit cercle rouge ou jaune qu’elles portent quelquefois, on ne les voit point s’orner des signes religieux, mais elles se dédommagent du côté des bijoux. Elles s’en mettent partout. Elles portent des bagues aux doigts des pieds et des mains ; elles ont des bracelets et des anneaux aux chevilles, aux poignets, aux bras ; elles se percent la cloison du nez et les narines pour y passer des anneaux. Les oreilles sont arrangées pour porter tout un écrin ; le lobe inférieur, déchiqueté et tombant, recevra un bijou rond spécial ; le pavillon, percé dans tout son contour, prendra des bijoux accessoires de forme variée. Le plus souvent, la femme a ainsi sur elle toute la fortune de la famille. Le Tamoul qui thésaurise et qui petit à petit accumule du métal, au lieu de l’enfouir, le convertit en bijoux et le donne à porter à sa femme.

Chez les Tamouls, la coutume que les musulmans ont introduite dans l’Inde de tenir les femmes à la maison est moins observée qu’ailleurs, et les femmes, dans les rues de Madura, forment une portion notable de la foule qui circule. Les femmes ici vont généralement vêtues d’étoffes rouges ou bleues, pendant que les hommes portent tous des cotonnades blanches. Ce mélange de vêtements à couleurs tranchées, avec les corps peints et marqués des hommes, les têtes et les membres tout ehargés de bijoux des femmes, donnent à la population tamoule un aspect vraiment pittoresque.

La ville de Madura possède quelques-uns des monuments les plus intéressants du sud de l’Inde : le temple de Minaski, le choultry et l’étang de Trimal-Naïak, l’ancien palais du même roi, transformé par les Anglais en cour de justice. Le temple de Minaski, avec ses portes surmontées de hautes pyramides et l’ensemble de ses vastes constructions, est un des meilleurs spécimens du style d’architecture qui a prédominé dans cette partie de l’Inde. Le temple est précédé, du côté de sa grande entrée, par le choultry de Trimal-Naïak, un édifice en forme de portique, à rangées de colonnes, quelque chose comme des propylées. Les colonnes, au nombre de cent vingt-huit, sont en granit, ornementées, de la base au sommet, de sculptures en bas-relief ou en ronde bosse. Cet édifice est dû à Trimal-Naïak, un grand bâtisseur qui régnait à Madura dans la première moitié du xviie siècle. Les statues du roi et de ses six femmes se voient au centre du choultry, le long des colonnes. L’étang creusé par le même roi est à un mille au sud de la ville. Il est entouré par un mur en granit, avec de grands escaliers descendant jusqu’à l’eau ; au milieu, sur un îlot, s’élève un petit temple de forme pyramidale et d’un galbe gracieux.