Voyage en Asie (Duret 1871)/Inde/05

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Michel Lévy (p. 265-270).


V

PONDICHÉRY


Karikal, possession française. — Petit nombre des Français. — Esprit de l’administration française dans l’Inde. — Pondichéry.
Octobre 1872.


Le chemin de fer qui nous a menés de Trichinopoly à Tanjore nous mène aussi de Tanjore à Négapatam, sur la côte de Coromandel. Là le chemin de fer prend fin, Negapatam étant tête de ligne, et, pour continuer notre route vers le nord le long de la mer, nous devons reprendre des charrettes et des bœufs.

A six milles de Negapatam, nous rencontrons un indigène en uniforme, qui a sur la poitrine une plaque avec une inscription en français. Nous venons de mettre le pied sur le territoire français de Karikal. Il est bien petit ce territoire. Il ne figure guère sur la carte de l’Inde que comme une tête d’épingle enchâssée au milieu des possessions britanniques ; mais il est tout entier composé de terrains d’alluvion, arrosés par des dérivations du Gauvery ; la fertilité de son sol est des plus grandes et, malgré son exiguïté, il renferme 96 000 habitants. La ville de Karikal a un air de capitale au petit pied qui n’est point messéant. Faisant face à la rue principale, s’élève la maison du gouvernement ; dans le voisinage sont des édifices publics, des écoles, des églises. La population indigène a rangé ses maisonnettes le long de rues se coupant à angle droit. Tout cela est fort propre et annonce un grand bien-être.

Le nombre des Français de France ne dépasse guère la douzaine. Il y a le chef de service, qui fait fonction de gouverneur, un chef de bureau qui prend le titre de chef des détails, un juge, un procureur de la république, un médecin de marine, un commissaire de police, un sous-lieutenant à la tête du détachement des cipayes, deux ou trois religieux qui tiennent un collège, autant de civils qui combinent tous les genres de commerce avec toutes les sortes de professions. Tous ces braves gens réalisent quelque chose comme le souhait de César : chacun, tout petit en soi qu’il est, n’en est pas moins le premier dans son emploi. On dépend de Pondichéry, qui est à trois jours de marche avec des bœufs, à travers le territoire anglais, un voyage qu’on ne fait qu’à la dernière extrémité.

Le sous-lieutenant qui commande les cipayes et le commissaire de police composent à eux deux tout le contingent militaire fourni par la race conquérante. Les cipayes du sous-lieutenant et les policiers du commissaire sont, sans exception, des indigènes. Ces bons cipayes, malgré leur pantalon à la zouave, ont un air paterne qui ôte toute idée qu’ils puissent jamais servir à autre chose qu’à monter la garde à la porte du chef de service. Voici au moins une colonie française où ne fleurit point le militarisme. Un gouvernement dans les mains d’une douzaine d’hommes de race blanche maintenant l’ordre au milieu de cent mille individus de race étrangère est certes un type de gouvernement civil. Quand M. le chef de service fait sa promenade par les rues de sa capitale et va donner au bazar et aux écoles le coup d’œil du maître, sans autre pompe que le parapluie qu’il ouvre contre le soleil, les respects qui l’accueillent partout prouvent que la domination française à KarikaI s’appuie sur la sympathie des populations et non point sur la force.

Les habitants de cette partie de l’Inde n’ont eu, depuis des générations, de choix possible qu’entre deux dominations : la française ou l’anglaise. On ne saurait dire, au cas où nous nous fussions rendus maîtres de toute l’Inde à la place des Anglais, si les indigènes eussent préféré notre gouvernement au leur ; ce qui est certain, c’est que les indigènes des parcelles territoriales restées à la France préfèrent la domination française à celle que les Anglais exercent sur le reste du territoire. La raison en est simple : ils payent moins d’impôts et sont laissés plus à eux-mêmes. Les indigènes soumis à l’Angleterre font partie d’un vaste empire qui a de grandes armées, une dette publique considérable, qui entreprend de grandes transformations dont ses sujets doivent payer les frais et subir le contre-coup. Les indigènes du territoire français sont gouvernés d’une façon paternelle par des fonctionnaires modestes, qui n’ont point de grandes forces militaires à entretenir, et qui administrent à très-peu de frais. Les Hindous soumis à la France n’échangeraient donc pas volontiers notre gouvernement pour celui des Anglais, et le seul sentiment de satisfaction que le Français puisse éprouver en parcourant le lopin de terre qui lui est resté, perdu au milieu de l’empire anglais, naît de la préférence qui existe en faveur de sa domination sur celle d’à-côté.

En trois jours nous nous rendons de KarikaI à Pondichéry en visitant sur la route le grand temple de Chelambran, un de ceux du sud de l’Inde dont l’architecture est la plus soignée.

Pondichéry, la capitale des possessions françaises de l’Inde, a conservé un certain air d’ancien régime et comme de style Louis XVI qui lui donne un cachet de bon goût et de distinction. Elle a eu autrefois de grandes espérances qui ne se sont point réalisées. Aujourd’hui on y végète honorablement en souvenir du passé, mais sans aucune espèce d’avenir. Le territoire que les Anglais ont laissé à la France autour de la ville, mal délimité et découpé comme par lambeaux au milieu du leur, est trop restreint pour alimenter un grand commerce, et les affaires du territoire anglais, sauf celles du voisinage immédiat, vont à Madras, où convergent les chemins de fer.

A Pondichéry, les castes avec leurs divisions et subdivisions exercent encore tout leur empire. A la grande fontaine publique ou l’on va chercher l’eau, on se partage les côtés ; personne ne pense à prendre son eau ailleurs qu’aux robinets de sa caste. Mais il y a encore ici quelque chose de plus que la caste : on se divise en gens de la main gauche et gens de la main droite. Les gens de ces deux divisions n’habitent point indifféremment les mêmes rues ; ils se querellent à l’occasion et entrent en lutte sous les prétextes les plus futiles. Quand on pense que de pareilles pratiques existent encore dans une ville occupée depuis deux siècles par les Européens, on comprend avec quelle lenteur ont lieu les transformations qui changent les mœurs des peuples.